-------
| bookZ.ru collection
|-------
|  Arthur Rimbaud
|
|  Poésies
 -------


   Arthur Rimbaud
   POÉSIES


   LE DORMEUR DU VAL


     C’est un trou de verdure où chante une rivière
     Accrochant follement aux herbes des haillons
     D’argent; où le soleil, de la montagne fière,
     Luit: c’est un petit val qui mousse de rayons.


     Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
     Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
     Dort; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
     Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.


     Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
     Sourirait un enfant malade, il fait un somme:
     Nature, berce-le chaudement: il a froid.
     Les parfums ne font pas frissonner sa narine;
     Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
     Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

   Octobre 1870


   LE BATEAU IVRE


     Comme je descendais des Fleuves impassibles,
     Je ne me sentis plus guidé par les haleurs:
     Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles
     Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.


     J’étais insoucieux de tous les équipages,
     Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
     Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages
     Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.


     Dans les clapotements furieux des marées,
     Moi, l’autre hiver plus sourd que les cerveaux d’enfants,
     Je courus! Et les Péninsules démarrées
     N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.


     La tempête a béni mes éveils maritimes.
     Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
     Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
     Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots!


     Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,
     L’eau verte pénétra ma coque de sapin
     Et des taches de vins bleus et des vomissures
     Me lava, dispersant gouvernail et grappin.


     Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
     De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
     Dévorant les azurs verts; où, flottaison blême
     Et ravie, un noyé pensif parfois descend;


     Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
     Et rythmes lents sous les rutilements du jour
     Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
     Fermentent les rousseurs amères de l’amour!


     Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
     Et les ressacs et les courants: je sais le soir,
     L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
     Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir!
     J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
     Illuminant de longs figements violets,


     Pareils à des acteurs de drames très-antiques
     Les flots roulant au loin leurs frissons de volets!
     J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
     Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
     La circulation des sèves inouïes
     Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs!


     J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
     Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,
     Sans songer que les pieds lumineux des Maries
     Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs!


     J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides
     Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
     D’hommes! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
     Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux!


     J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses
     Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan!
     Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,
     Et les lointains vers les gouffres cataractant!


     Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises!
     Échouages hideux au fond des golfes bruns
     Où les serpents géants dévorés des punaises
     Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums!


     J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
     Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.
     – Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
     Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.


     Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
     La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
     Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes
     Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…
     Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
     Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
     Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles
     Des noyés descendaient dormir à reculons!


     Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
     Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
     Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
     N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau;


     Libre, fumant, monté de brumes violettes,
     Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
     Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
     Des lichens de soleil et des morves d’azur;


     Qui courais, taché de lunules électriques,
     Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
     Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
     Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs;


     Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
     Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
     Fileur éternel des immobilités bleues,
     Je regrette l’Europe aux anciens parapets!


     J’ai vu des archipels sidéraux! et des îles
     Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur:
     – Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles,
     Million d’oiseaux d’or à future Vigueur? —


     Mais, vrai, j’ai trop pleuré! Les Aubes sont navrantes.
     Toute lune est atroce et tout soleil amer:
     L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
     ô que ma quille éclate! ô que j’aille à la mer!


     Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
     Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
     Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche
     Un bateau frêle comme un papillon de mai.
     Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, à lames,
     Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
     Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
     Ni nager sous les yeux horribles des pontons.



   LES ETRENNES DES ORPHELINS

 //-- I --// 

     La chambre est pleine d’ombre; on entend vaguement
     De deux enfants le triste et doux chuchotement.
     Leur front se penche, encore alourdi par le rêve,
     Sous le long rideau blanc qui tremble et se soulève…
     – Au dehors les oiseaux se rapprochent frileux;
     Leur aile s’engourdit sous le ton gris des cieux;
     Et la nouvelle Année, à la suite brumeuse,
     Laissant traîner les plis de sa robe neigeuse,
     Sourit avec des pleurs, et chante en grelottant…


 //-- II --// 

     Or les petits enfants, sous le rideau flottant,
     Parlent bas comme on fait dans une nuit obscure.
     Ils écoutent, pensifs, comme un lointain murmure…
     Ils tressaillent souvent à la claire voix d’or
     Du timbre matinal, qui frappe et frappe encor
     Son refrain métallique en son globe de verre…


     – Puis, la chambre est glacée… on voit traîner à terre
     Épars autour des lits, des vêtements de deuil:
     L’âpre bise d’hiver qui se lamente au seuil
     Souffle dans le logis son haleine morose!
     On sent, dans tout cela, qu’il manque quelque chose…
     – Il n’est donc point de mère à ces petits enfants,
     De mère au frais sourire, aux regards triomphants?
     Elle a donc oublié, le soir seule et penchée,
     D’exciter une flamme à la cendre arrachée,
     D’amonceler sur eux la laine et l’édredon
     Avant de les quitter en leur criant: pardon.
     Elle n’a point prévu la froideur matinale,
     Ni bien fermé le seuil à la bise hivernale?..
     – Le rêve maternel, c’est le tiède tapis,
     C’est le nid cotonneux où les enfants tapis,
     Comme de beaux oiseaux que balancent les branches,
     Dorment leur doux sommeil plein de visions blanches!..
     – Et là, – c’est comme un nid sans plumes, sans chaleur
     Où les petits ont froid, ne dorment pas, ont peur;
     Un nid que doit avoir glacé la bise amère…


 //-- III --// 

     Votre cœur l’a compris: – ces enfants sont sans mère.
     Plus de mère au logis! – et le père est bien loin!..
     – Une vieille servante, alors, en a pris soin.
     Les petits sont tout seuls en la maison glacée;
     Orphelins de quatre ans, voilà qu’en leur pensée
     S’éveille, par degrés, un souvenir riant…
     C’est comme un chapelet qu’on égrène en priant:
     – Ah! quel beau matin, que ce matin des étrennes!
     Chacun, pendant la nuit, avait rêvé des siennes
     Dans quelque songe étrange où l’on voyait joujoux,
     Bonbons habillés d’or étincelants bijoux,
     Tourbillonner danser une danse sonore,
     Puis fuir sous les rideaux, puis reparaître encore!
     On s’éveillait matin, on se levait joyeux,
     La lèvre affriandée, en se frottant les yeux…
     On allait, les cheveux emmêlés sur la tête,
     Les yeux tout rayonnants, comme aux grands jours de fête,
     Et les petits pieds nus effleurant le plancher
     Aux portes des parents tout doucement toucher. .
     On entrait!.. Puis alors les souhaits… en chemise,
     Les baisers répétés, et la gaîté permise.


 //-- IV --// 

     Ah! c’était si charmant, ces mots dits tant de fois!
     – Mais comme il est changé, le logis d’autrefois:
     Un grand feu pétillait, clair, dans la cheminée,
     Toute la vieille chambre était illuminée;
     Et les reflets vermeils, sortis du grand foyer,
     Sur les meubles vernis aimaient à tournoyer…
     – L’armoire était sans clefs!.. sans clefs, la grande armoire!
     On regardait souvent sa porte brune et noire…
     Sans clefs!.. c’était étrange!., on rêvait bien des fois
     Aux mystères dormant entre ses flancs de bois,
     Et l’on croyait ouïr au fond de la serrure
     Béante, un bruit lointain, vague et joyeux murmure…
     – La chambre des parents est bien vide, aujourd’hui:
     Aucun reflet vermeil sous la porte n’a lui;
     Il n’est point de parents, de foyer, de clefs prises:
     Partant, point de baisers, point de douces surprises!
     Oh! que le jour de l’an sera triste pour eux!
     – Et, tout pensifs, tandis que de leurs grands yeux bleus
     Silencieusement tombe une larme amère,
     Ils murmurent: «Quand donc reviendra notre mère?»


 //-- V --// 

     Maintenant, les petits sommeillent tristement:
     Vous diriez, à les voir, qu’ils pleurent en dormant,
     Tant leurs yeux sont gonflés et leur souffle pénible!
     Les tout petits enfants ont le cœur si sensible!
     – Mais l’ange des berceaux vient essuyer leurs yeux,
     Et dans ce lourd sommeil met un rêve joyeux,
     Un rêve si joyeux, que leur lèvre mi-close,
     Souriante, semblait murmurer quelque chose…
     – Ils rêvent que, penchés sur leur petit bras rond,
     Doux geste du réveil, ils avancent le front,
     Et leur vague regard tout autour d’eux se pose…
     Ils se croient endormis dans un paradis rose…
     Au foyer plein d’éclairs chante gaîment le feu…
     Par la fenêtre on voit là-bas un beau ciel bleu;
     La nature s’éveille et de rayons s’enivre…
     La terre, demi-nue, heureuse de revivre,
     A des frissons de joie aux baisers du soleil…
     Et dans le vieux logis tout est tiède et vermeil:
     Les sombres vêtements ne jonchent plus la terre,
     La bise sous le seuil a fini par se taire…
     On dirait qu’une fée a passé dans cela!..
     – Les enfants, tout joyeux, ont jeté deux cris…
     Là, Près du lit maternel, sous un beau rayon rose,
     Là, sur le grand tapis, resplendit quelque chose…
     Ce sont des médaillons argentés, noirs et blancs,
     De la nacre et du jais aux reflets scintillants;
     Des petits cadres noirs, des couronnes de verre,
     Ayant trois mots gravés en or: «À NOTRE MERE!»



   SENSATION


     Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
     Picoté par les blés, fouler l’herbe menue:
     Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
     Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
     Je ne parlerai pas, je ne penserai rien:
     Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
     Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
     Par la Nature, – heureux comme avec une femme.

   Mars 1870


   SOLEIL ET CHAIR

 //-- I --// 

     Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie,
     verse l’amour brûlant à la terre ravie,
     Et, quand on est couché sur la vallée, on sent
     Que la terre est nubile et déborde de sang;
     Que son immense sein, soulevé par une âme,
     Est d’amour comme dieu, de chair comme la femme,
     Et qu’il renferme, gros de sève et de rayons,
     Le grand fourmillement de tous les embryons!


     Et tout croît, et tout monte!


     – ô Vénus, à Déesse!
     Je regrette les temps de l’antique jeunesse,
     Des satyres lascifs, des faunes animaux,
     Dieux qui mordaient d’amour l’écorce des rameaux
     Et dans les nénuphar baisaient la Nymphe blonde!
     Je regrette les temps où la sève du monde,
     L’eau du fleuve, le sang rose des arbres verts
     Dans les veines de Pan mettaient un univers!
     Où le sol palpitait, vert, sous ses pieds de chèvre;
     Où, baisant mollement le clair syrinx, sa lèvre
     Modulait sous le ciel le grand hymne d’amour;
     Où, debout sur la plaine, il entendait autour
     Répondre à son appel la Nature vivante;
     Où les arbres muets, berçant l’oiseau qui chante,
     La terre berçant l’homme, et tout l’Océan bleu
     Et tous les animaux aimaient, aimaient en Dieu!
     Je regrette les temps de la grande Cybèle
     Qu’on disait parcourir gigantesquement belle,
     Sur un grand char d’airain, les splendides cités;
     Son double sein versait dans les immensités
     Le pur ruissellement de la vie infinie.
     L’Homme suçait, heureux, sa mamelle bénie,
     Comme un petit enfant, jouant sur ses genoux.
     – Parce qu’il était fort, l’Homme était chaste et doux.
     Misère! Maintenant il dit: Je sais les choses,
     Et va, les yeux fermés et les oreilles closes.
     – Et pourtant, plus de dieux! plus de dieux!
     L’Homme est Roi, L’Homme est Dieu!
     Mais l’Amour voilà la grande Foi!
     Oh! si l’homme puisait encore à ta mamelle,
     Grande mère des dieux et des hommes,
     Cybèle; S’il n’avait pas laissé l’immortelle
     Astarté Qui jadis, émergeant dans l’immense clarté
     Des flots bleus, fleur de chair que la vague parfume,
     Montra son nombril rose où vint neiger l’écume,
     Et fit chanter Déesse aux grands yeux noirs vainqueurs,
     Le rossignol aux bois et l’amour dans les cœurs!


 //-- II --// 

     Je crois en toi! je crois en toi! Divine mère,
     Aphrodité marine! – Oh! la route est amère
     Depuis que l’autre Dieu nous attelle à sa croix;
     Chair, Marbre, Fleur Vénus, c’est en toi que je crois!
     – Oui, l’Homme est triste et laid, triste sous le ciel vaste,
     Il a des vêtements, parce qu’il n’est plus chaste,
     Parce qu’il a sali son fier buste de dieu,
     Et qu’il a rabougri, comme une idole au feu,
     Son corps Olympien aux servitudes sales!
     Oui, même après la mort, dans les squelettes pâles
     Il veut vivre, insultant la première beauté!
     – Et l’Idole où tu mis tant de virginité,
     Où tu divinisas notre argile, la Femme,
     Afin que l’Homme pût éclairer sa pauvre âme.
     Et monter lentement, dans un immense amour
     De la prison terrestre à la beauté du jour,
     La Femme ne sait plus même être Courtisane!
     – C’est une bonne farce! et le monde ricane
     Au nom doux et sacré de la grande Vénus!


 //-- III --// 

     Si les temps revenaient, les temps qui sont venus!
     – Car l’Homme a fini! l’Homme a joué tous les rôles!
     Au grand jour fatigué de briser des idoles
     Il ressuscitera, libre de tous ses Dieux,
     Et, comme il est du ciel, il scrutera les cieux!
     L’Idéal, la pensée invincible, éternelle,
     Tout le dieu qui vit, sous son argile charnelle,
     Montera, montera, brûlera sous son front!
     Et quand tu le verras sonder tout l’horizon,
     Contempteur des vieux jougs, libre de toute crainte,
     Tu viendras lui donner la Rédemption sainte!
     – Splendide, radieuse, au sein des grandes mers
     Tu surgiras, jetant sur le vaste Univers
     L’Amour infini dans un infini sourire!
     Le Monde vibrera comme une immense lyre
     Dans le frémissement d’un immense baiser!
     – Le Monde a soif d’amour: tu viendras l’apaiser.
     ô! L’Homme a relevé sa tête libre et fière!
     Et le rayon soudain de la beauté première
     Fait palpiter le dieu dans l’autel de la chair!
     Heureux du bien présent, pâle du mal souffert,
     L’Homme veut tout sonder – et savoir! La Pensée,
     La cavale longtemps, si longtemps oppressée
     S’élance de son front! Elle saura Pourquoi!..
     Qu’elle bondisse libre, et l’Homme aura la Foi!
     – Pourquoi l’azur muet et l’espace insondable?
     Pourquoi les astres d’or fourmillant comme un sable?
     Si l’on montait toujours, que verrait-on là-haut?
     Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau
     De mondes cheminant dans l’horreur de l’espace?
     Et tous ces mondes-là, que l’éther vaste embrasse,
     vibrent-ils aux accents d’une éternelle voix?
     – Et l’Homme, peut-il voir? peut-il dire: Je crois?
     La voix de la pensée est-elle plus qu’un rêve?
     Si l’homme naît si tôt, si la vie est si brève,
     D’où vient-il? Sombre-t-il dans l’Océan profond
     Des Germes, des Fœtus, des Embryons, au fond
     De l’immense Creuset d’où la Mère-Nature
     Le ressuscitera, vivante créature,
     Pour aimer dans la rose, et croître dans les blés?..
     Nous ne pouvons savoir!
     – Nous sommes accablés
     D’un manteau d’ignorance et d’étroites chimères!
     Singes d’hommes tombés de la vulve des mères,
     Notre pâle raison nous cache l’infini!
     Nous voulons regarder: – le Doute nous punit!
     Le doute, morne oiseau, nous frappe de son aile…
     – Et l’horizon s’enfuit d’une fuite éternelle!..
     Le grand ciel est ouvert! les mystères sont morts
     Devant l’Homme, debout, qui croise ses bras forts
     Dans l’immense splendeur de la riche nature!
     Il chante… et le bois chante, et le fleuve murmure
     Un chant plein de bonheur qui monte vers le jour!..
     – C’est la Rédemption! c’est l’amour! c’est l’amour!..


 //-- IV --// 

     ô splendeur de la chair! ô splendeur idéale!
     ô renouveau d’amour aurore triomphale
     Où, courbant à leurs pieds les Dieux et les Héros,
     Kallipige la blanche et le petit Éros
     Effleureront, couverts de la neige des roses,
     Les femmes et les fleurs sous leurs beaux pieds écloses!
     ô grande Ariadné, qui jettes tes sanglots
     Sur la rive, en voyant fuir là-bas sur les flots,
     Blanche sous le soleil, la voile de Thésée,
     ô douce vierge enfant qu’une nuit a brisée,
     Tais-toi! Sur son char d’or brodé de noirs raisins,
     Lysios, promené dans les champs Phrygiens
     Par les tigres lascifs et les panthères rousses,
     Le long des fleuves bleus rougit les sombres mousses.
     Zeus, Taureau, sur son cou berce comme une enfant
     Le corps nu d’Europé, qui jette son bras blanc
     Au cou nerveux du Dieu frissonnant dans la vague,
     Il tourne lentement vers elle son œil vague;
     Elle, laisse traîner sa pâle joue en fleur
     Au front de Zeus; ses yeux sont fermés;
     elle meurt Dans un divin baiser et le flot qui murmure
     De son écume d’or fleurit sa chevelure.
     – Entre le laurier-rose et le lotus jaseur
     Glisse amoureusement le grand Cygne rêveur
     Embrassant la Léda des blancheurs de son aile;
     – Et tandis que Cypris passe, étrangement belle,
     Et, cambrant les rondeurs splendides de ses reins,
     Étale fièrement l’or de ses larges seins
     Et son ventre neigeux brodé de mousse noire,
     – Héraclès, le Dompteur qui, comme d’une gloire,
     Fort, ceint son vaste corps de la peau du lion,
     S’avance, front terrible et doux, à l’horizon!
     Par la lune d’été vaguement éclairée,
     Debout, nue, et rêvant dans sa pâleur dorée
     Que tache le flot lourd de ses longs cheveux bleus,
     Dans la clairière sombre où la mousse s’étoile,
     La Dryade regarde au ciel silencieux…
     – La blanche Séléné laisse flotter son voile,
     Craintive, sur les pieds du bel Endymion,
     Et lui jette un baiser dans un pâle rayon…
     – La Source pleure au loin dans une longue extase…
     C’est la Nymphe qui rêve, un coude sur son vase,
     Au beau jeune homme blanc que son onde a pressé.
     – Une brise d’amour dans la nuit a passé,
     Et, dans les bois sacrés, dans l’horreur des grands arbres,
     Majestueusement debout, les sombres Marbres,
     Les Dieux, au front desquels le Bouvreuil fait son nid,
     – Les Dieux écoutent l’Homme et le Monde infini!

   Mai 1870


   OPHELIE

 //-- I --// 

     Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
     La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
     Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
     – On entend dans les bois lointains des hallalis.
     voici plus de mille ans que la triste Ophélie
     Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir;
     Voici plus de mille ans que sa douce folie
     Murmure sa romance à la brise du soir.
     Le vent baise ses seins et déploie en corolle
     Ses grands voiles bercés mollement par les eaux;
     Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
     Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.
     Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle;
     Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
     Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile:
     – Un chant mystérieux tombe des astres d’or.


 //-- II --// 

     ô pâle Ophélia! belle comme la neige!
     Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté!
     – C’est que les vents tombant des grands monts de Norwège
     T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté;
     C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure,
     À ton esprit rêveur portait d’étranges bruits;
     Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
     Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits;
     C’est que la voix des mers folles, immense râle,
     Bisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux;
     C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle,
     Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux!
     Ciel! Amour! Liberté! Quel rêve, à pauvre Folle!
     Tu te fondais à lui comme une neige au feu:
     Tes grandes visions étranglaient ta parole
     – Et l’Infini terrible effara ton œil bleu!


 //-- III --// 

     – Et le Poète dit qu’aux rayons des étoiles
     Tu viens chercher la nuit, les fleurs que tu cueillis,
     Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,
     La blanche Ophélia flotter comme un grand lys.



   BAL DES PENDUS


     Au gibet noir manchot aimable,
     Dansent, dansent les paladins,
     Les maigres paladins du diable,
     Les squelettes de Saladins.
     Messire Belzébuth tire par la cravate
     Ses petits pantins noirs grimaçant sur le ciel,
     Et, leur claquant au front un revers de savate,
     Les fait danser danser aux sons d’un vieux Noël!
     Et les pantins choqués enlacent leurs bras grêles:
     Comme des orgues noirs, les poitrines à jour
     Que serraient autrefois les gentes damoiselles,
     Se heurtent longuement dans un hideux amour
     Hurrah! Les gais danseurs, qui n’avez plus de panse!
     On peut cabrioler les tréteaux sont si longs!
     Hop! qu’on ne sache plus si c’est bataille ou danse!
     Belzébuth enragé racle ses violons!
     ô durs talons, jamais on n’use sa sandale!
     Presque tous ont quitté la chemise de peau:
     Le reste est peu gênant et se voit sans scandale.
     Sur les crânes, la neige applique un blanc chapeau:
     Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées,
     Un morceau de chair tremble à leur maigre menton:
     On dirait, tournoyant dans les sombres mêlées,
     Des preux, raides, heurtant armures de carton.


     Hurrah! La bise siffle au grand bal des squelettes!
     Le gibet noir mugit comme un orgue de fer!
     Les loups vont répondant des forêts violettes:
     À l’horizon, le ciel est d’un rouge d’enfer. .


     Holà, secouez-moi ces capitans funèbres
     Qui défilent, sournois, de leurs gros doigts cassés
     Un chapelet d’amour sur leurs pâles vertèbres:
     Ce n’est pas un moustier ici, les trépassés!


     Oh! voilà qu’au milieu de la danse macabre
     Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou
     Emporté par l’élan, comme un cheval se cabre:
     Et, se sentant encor la corde raide au cou,


     Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craque
     Avec des cris pareils à des ricanements,
     Et, comme un baladin rentre dans la baraque,
     Rebondit dans le bal au chant des ossements.


     Au gibet noir manchot aimable,
     Dansent, dansent les paladins,
     Les maigres paladins du diable,
     Les squelettes de Saladins.



   LE CHATIMENT DE TARTUFE


     Tisonnant, tisonnant son cœur amoureux sous
     Sa chaste robe noire, heureux, la main gantée,
     Un jour qu’il s’en allait, effroyablement doux,
     Jaune, bavant la foi de sa bouche édentée,
     Un jour qu’il s’en allait, «Oremus,»
     – un Méchant Le prit rudement par son oreille benoîte
     Et lui jeta des mots affreux, en arrachant
     Sa chaste robe noire autour de sa peau moite!


     Châtiment!.. Ses habits étaient déboutonnés,
     Et le long chapelet des péchés pardonnés
     S’égrenant dans son cœur, Saint Tartufe était pâle!..
     Donc, il se confessait, priait, avec un râle!
     L’homme se contenta d’emporter ses rabats…
     – Peuh! Tartufe était nu du haut jusques en bas!



   LE FORGERON

   Palais des Tuileries, vers le 10 août 1792


     Le bras sur un marteau gigantesque, effrayant
     D’ivresse et de grandeur, le front vaste, riant
     Comme un clairon d’airain, avec toute sa bouche,
     Et prenant ce gros-là dans son regard farouche,
     Le Forgeron parlait à Louis Seize, un jour
     Que le Peuple était là, se tordant tout autour,
     Et sur les lambris d’or traînant sa veste sale.
     Or le bon roi, debout sur son ventre, était pâle,
     Pâle comme un vaincu qu’on prend pour le gibet,
     Et, soumis comme un chien, jamais ne regimbait,
     Car ce maraud de forge aux énormes épaules
     Lui disait de vieux mots et des choses si drôles,
     Que cela l’empoignait au front, comme cela!
     «Or tu sais bien, Monsieur, nous chantions tra la la
     Et nous piquions les bœufs vers les sillons des autres:
     Le Chanoine au soleil filait des patenôtres
     Sur des chapelets clairs grenés de pièces d’or
     Le Seigneur, à cheval, passait, sonnant du cor
     Et l’un avec la hart, l’autre avec la cravache
     Nous fouaillaient. – Hébétés comme des yeux de vache,
     Nos yeux ne pleuraient plus; nous allions, nous allions,
     Et quand nous avions mis le pays en sillons,
     Quand nous avions laissé dans cette terre noire
     Un peu de notre chair. . , nous avions un pourboire:
     On nous faisait flamber nos taudis dans la nuit;
     Nos petits y faisaient un gâteau fort bien cuit.
     … «Oh! je ne me plains pas. Je te dis mes bêtises,
     C’est entre nous. J’admets que tu me contredises.
     Or n’est-ce pas joyeux de voir au mois de juin
     Dans les granges entrer des voitures de foin
     Énormes? De sentir l’odeur de ce qui pousse,
     Des vergers quand il pleut un peu, de l’herbe rousse?
     De voir des blés, des blés, des épis pleins de grain,
     De penser que cela prépare bien du pain?..
     Oh! plus fort, on irait, au fourneau qui s’allume,
     Chanter joyeusement en martelant l’enclume,
     Si l’on était certain de pouvoir prendre un peu,
     Étant homme, à la fin! de ce que donne Dieu!
     – Mais voilà, c’est toujours la même vieille histoire!


     «Mais je sais, maintenant! Moi, je ne peux plus croire,
     Quand j’ai deux bonnes mains, mon front et mon marteau,
     Qu’un homme vienne là, dague sur le manteau,
     Et me dise: Mon gars, ensemence ma terre;
     Que l’on arrive encor quand ce serait la guerre,
     Me prendre mon garçon comme cela, chez moi!
     – Moi, je serais un homme, et toi, tu serais roi,
     Tu me dirais: Je veux!.. – Tu vois bien, c’est stupide.
     Tu crois que j’aime voir ta baraque splendide,
     Tes officiers dorés, tes mille chenapans,
     Tes palsembleu bâtards tournant comme des paons:
     Ils ont rempli ton nid de l’odeur de nos filles
     Et de petits billets pour nous mettre aux Bastilles,
     Et nous dirons: C’est bien: les pauvres à genoux!
     Nous dorerons ton Louvre en donnant nos gros sous!
     Et tu te soûleras, tu feras belle fête.
     – Et ces Messieurs riront, les reins sur notre tête!


     «Non. Ces saletés-là datent de nos papas!
     Oh! Le Peuple n’est plus une putain. Trois pas
     Et, tous, nous avons mis ta Bastille en poussière.
     Cette bête suait du sang à chaque pierre
     Et c’était dégoûtant, la Bastille debout
     Avec ses murs lépreux qui nous racontaient tout
     Et, toujours, nous tenaient enfermés dans leur ombre!


     – Citoyen! citoyen! c’était le passé sombre
     Qui croulait, qui râlait, quand nous prîmes la tour!
     Nous avions quelque chose au cœur comme l’amour.
     Nous avions embrassé nos fils sur nos poitrines.
     Et, comme des chevaux, en soufflant des narines
     Nous allions, fiers et forts, et ça nous battait là…
     Nous marchions au soleil, front haut, – comme cela, —
     Dans Paris! On venait devant nos vestes sales.
     Enfin! Nous nous sentions Hommes! Nous étions pâles,
     Sire, nous étions soûls de terribles espoirs:
     Et quand nous fûmes là, devant les donjons noirs,
     Agitant nos clairons et nos feuilles de chêne,
     Les piques à la main; nous n’eûmes pas de haine,
     – Nous nous sentions si forts, nous voulions être doux!


     «Et depuis ce jour-là, nous sommes comme fous!
     Le tas des ouvriers a monté dans la rue,
     Et ces maudits s’en vont, foule toujours accrue
     De sombres revenants, aux portes des richards.
     Moi, je cours avec eux assommer les mouchards:
     Et je vais dans Paris, noir marteau sur l’épaule,
     Farouche, à chaque coin balayant quelque drôle,
     Et, si tu me riais au nez, je te tuerais!
     – Puis, tu peux y compter tu te feras des frais
     Avec tes hommes noirs, qui prennent nos requêtes
     Pour se les renvoyer comme sur des raquettes
     Et, tout bas, les malins! se disent: «Qu’ils sont sots!»
     Pour mitonner des lois, coller de petits pots
     Pleins de jolis décrets roses et de droguailles,
     S’amuser à couper proprement quelques tailles.
     Puis se boucher le nez quand nous marchons près d’eux,
     – Nos doux représentants qui nous trouvent crasseux! —
     Pour ne rien redouter, rien, que les baïonnettes…,
     C’est très bien. Foin de leur tabatière à sornettes!
     Nous en avons assez, là, de ces cerveaux plats
     Et de ces ventres-dieux. Ah! ce sont là les plats
     Que tu nous sers, bourgeois, quand nous sommes féroces,
     Quand nous brisons déjà les sceptres et les crosses!..»
     Il le prend par le bras, arrache le velours
     Des rideaux, et lui montre en bas les larges cours
     Où fourmille, où fourmille, où se lève la foule,
     La foule épouvantable avec des bruits de houle,
     Hurlant comme une chienne, hurlant comme une mer,
     Avec ses bâtons forts et ses piques de fer
     Ses tambours, ses grands cris de halles et de bouges,
     Tas sombre de haillons saignant de bonnets rouges:
     L’Homme, par la fenêtre ouverte, montre tout
     Au roi pâle et suant qui chancelle debout,
     Malade à regarder cela!
     «C’est la Crapule,
     Sire. Ça bave aux murs, ça monte, ça pullule:
     – Puisqu’ils ne mangent pas, Sire, ce sont des gueux!
     Je suis un forgeron: ma femme est avec eux,
     Folle! Elle croit trouver du pain aux Tuileries!
     – On ne veut pas de nous dans les boulangeries.
     J’ai trois petits. Je suis crapule. – Je connais
     Des vieilles qui s’en vont pleurant sous leurs bonnets
     Parce qu’on leur a pris leur garçon ou leur fille:
     C’est la crapule. – Un homme était à la Bastille,
     Un autre était forçat: et tous deux, citoyens
     Honnêtes. Libérés, ils sont comme des chiens:
     On les insulte! Alors, ils ont là quelque chose
     Qui leur l’ait mal, allez! C’est terrible, et c’est cause
     Que se sentant brisés, que, se sentant damnés,
     Ils sont là, maintenant, hurlant sous votre nez!
     Crapule. – Là-dedans sont des filles, infâmes,
     Parce que, – vous saviez que c’est faible, les femmes, —
     Messeigneurs de la cour, – que ça veut toujours bien, —
     Vous avez craché sur l’âme, comme rien!
     vos belles, aujourd’hui, sont là. C’est la crapule.


     «Oh! tous les Malheureux, tous ceux dont le dos brûle
     Sous le soleil féroce, et qui vont, et qui vont,
     Qui dans ce travail-là sentent crever leur front…
     Chapeau bas, mes bourgeois! Oh! ceux-là, sont les Hommes!
     Nous sommes Ouvriers, Sire! Ouvriers! Nous sommes
     Pour les grands temps nouveaux où l’on voudra savoir,
     Où l’Homme forgera du matin jusqu’au soir
     Chasseur des grands effets, chasseur des grandes causes,
     Où, lentement vainqueur il domptera les choses
     Et montera sur Tout, comme sur un cheval!
     Oh! splendides lueurs des forges! Plus de mal,
     Plus! – Ce qu’on ne sait pas, c’est peut-être terrible:
     Nous saurons! – Nos marteaux en main, passons au crible
     Tout ce que nous savons: puis, Frères, en avant!
     Nous faisons quelquefois ce grand rêve émouvant
     De vivre simplement, ardemment, sans rien dire
     De mauvais, travaillant sous l’auguste sourire
     D’une femme qu’on aime avec un noble amour:
     Et l’on travaillerait fièrement tout le jour
     Écoutant le devoir comme un clairon qui sonne:
     Et l’on se sentirait très heureux; et personne,
     Oh! personne, surtout, ne vous ferait ployer!
     On aurait un fusil au-dessus du foyer…


     «Oh! mais l’air est tout plein d’une odeur de bataille!
     Que te disais-je donc? Je suis de la canaille!
     Il reste des mouchards et des accapareurs.
     Nous sommes libres, nous! Nous avons des terreurs
     Où nous nous sentons grands, oh! si grands! Tout à l’heure
     Je parlais de devoir calme, d’une demeure…
     Regarde donc le ciel! – C’est trop petit pour nous,
     Nous crèverions de chaud, nous serions à genoux!
     Regarde donc le ciel! – Je rentre dans la foule,
     Dans la grande canaille effroyable, qui roule,
     Sire, tes vieux canons sur les sales pavés:
     – Oh! quand nous serons morts, nous les aurons lavés
     – Et si, devant nos cris, devant notre vengeance,
     Les pattes des vieux rois mordorés, sur la France
     Poussent leurs régiments en habits de gala,
     Eh bien, n’est-ce pas, vous tous? – Merde à ces chiens-là!»


     – Il reprit son marteau sur l’épaule.
     La foule
     Près de cet homme-là se sentait l’âme soûle,
     Et, dans la grande cour dans les appartements,
     Où Paris haletait avec des hurlements,
     Un frisson secoua l’immense populace.
     Alors, de sa main large et superbe de crasse,
     Bien que le roi ventru suât, le Forgeron,
     Terrible, lui jeta le bonnet rouge au front!



   A LA MUSIQUE

   Place de la gare, à Charleville


     Sur la place taillée en mesquines pelouses,
     Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
     Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs
     Portent, les jeudis soir, leurs bêtises jalouses.


     – L’orchestre militaire, au milieu du jardin,
     Balance ses schakos dans la Valse des fifres:
     – Autour, aux premiers rangs, parade le gandin;
     Le notaire pend à ses breloques à chiffres:


     Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs:
     Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames
     Auprès desquelles vont, officieux cornacs,
     Celles dont les volants ont des airs de réclames;


     Sur les bancs verts, des clubs d’épiciers retraités
     Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme,
     Fort sérieusement discutent les traités,
     Puis prisent en argent, et reprennent: «En somme!..»


     Épatant sur son banc les rondeurs de ses reins,
     Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande,
     Savoure son onnaing d’où le tabac par brins
     Déborde – vous savez, c’est de la contrebande; —


     Le long des gazons verts ricanent les voyous;
     Et, rendus amoureux par le chant des trombones,
     Très naïfs, et fumant des roses, les pioupious
     Caressent les bébés pour enjôler les bonnes…


     – Moi, je suis, débraillé comme un étudiant
     Sous les marronniers verts les alertes fillettes:
     Elles le savent bien, et tournent en riant,
     vers moi, leurs yeux tout pleins de choses indiscrètes.


     Je ne dis pas un mot: je regarde toujours
     La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles:
     Je suis, sous le corsage et les frêles atours,
     Le dos divin après la courbe des épaules.


     J’ai bientôt déniché la bottine, le bas…
     – Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres.
     Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas…
     – Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres…



   Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize…

   «Français de soixante-dix,
   bonapartistes, républicains,
   souvenez-vous de vos pères en 92, etc.»
 Paul de Cassagnac, Le Pays


     Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize,
     Qui, pâles du baiser fort de la liberté,
     Calmes, sous vos sabots, brisiez le joug qui pèse
     Sui l’âme et sur le front de toute humanité;


     Homme extasiés et grands dans la tourmente,
     Vous dont les cœurs sautaient d’amour sous les haillons,
     ô Soldats que la Mort a semés, noble Amante,
     Pour les régénérer dans tous les vieux sillons;


     vous dont le sang lavait toute grandeur salie,
     Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d’Italie,
     ô million de Christs aux yeux sombres et doux;


     Nous vous laissions dormir avec la République,
     Nous, courbés sous les rois comme sous une trique:
     – Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous!

   Fait à Mazas, 3 septembre 1870


   VENUS ANADYOMENE


     Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tête
     De femme à cheveux bruns fortement pommadés
     D’une vieille baignoire émerge, lente et bête,
     Avec des déficits assez mal ravaudés;


     Puis le col gras et gris, les larges omoplates
     Qui saillent; le dos court qui rentre et qui ressort;
     Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor;
     La graisse sous la peau paraît en feuilles plates;


     L’échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
     Horrible étrangement; on remarque surtout
     Des singularités qu’il faut voir à la loupe…


     Les reins poilent deux mots gravés: CLARA VENUS;
     – Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
     Belle hideusement d’un ulcère à l’anus.



   PREMIERE SOIREE


     – Elle était fort déshabillée
     Et de grands arbres indiscrets
     Aux vitres jetaient leur feuillée
     Malinement, tout près, tout près.


     Assise sur ma grande chaise,
     Mi-nue, elle joignait les mains.
     Sur le plancher frissonnaient d’aise
     Ses petits pieds si fins, si fins.


     – Je regardai, couleur de cire,
     Un petit rayon buissonnier
     Papillonner dans son sourire
     Et sur son sein, – mouche au rosier.


     – Je baisai ses fines chevilles.
     Elle eut un doux rire brutal
     Qui s’égrenait en claires trilles,
     Un joli rire de cristal.


     Les petits pieds sous la chemise
     Se sauvèrent: «Veux-tu finir!»
     – La première audace permise,
     Le rire feignait de punir!


     – Pauvrets palpitants sous ma lèvre,
     Je baisai doucement ses yeux:
     – Elle jeta sa tête mièvre
     En arrière: «Oh! c’est encor mieux!..


     Monsieur, j’ai deux mots à te dire…»
     – Je lui jetai le reste au sein
     Dans un baiser, qui la fit rire
     D’un bon rire qui voulait bien…


     – Elle était fort déshabillée
     Et de grands arbres indiscrets
     Aux vitres jetaient leur feuillée
     Malinement, tout près, tout près.



   LES REPARTIES DE NINA


     LUI. – Ta poitrine sur ma poitrine,
     Hein? nous irions,
     Ayant de l’air plein la narine,
     Aux frais rayons


     Du bon matin bleu, qui vous baigne
     Du vin de jour?..
     Quand tout le bois frissonnant saigne
     Muet d’amour


     De chaque branche, gouttes vertes,
     Des bourgeons clairs,
     On sent dans les choses ouvertes
     Frémir des chairs:


     Tu plongerais dans la luzerne
     Ton blanc peignoir
     Rosant à l’air ce bleu qui cerne
     Ton grand œil noir


     Amoureuse de la campagne,
     Semant partout,
     Comme une mousse de champagne,
     Ton rire fou:


     Riant à moi, brutal d’ivresse,
     Qui te prendrais.
     Comme cela, – la belle tresse,
     Oh! – qui boirais


     Ton goût de framboise et de fraise,
     ô chair de fleur!
     Riant au vent vif qui te baise
     Comme un voleur,


     Au rose églantier qui t’embête
     Aimablement:
     Riant surtout, à folle tête,
     À ton amant!..


     – Ta poitrine sur ma poitrine,
     Mêlant nos voix,
     Lents, nous gagnerions la ravine,
     Puis les grands bois!..


     Puis, comme une petite morte,
     Le cœur pâmé,
     Tu me dirais que je te porte,
     L’œil mi-fermé…


     Je te porterais, palpitante,
     Dans le sentier:
     L’oiseau filerait son andante:
     Au Noisetier. .


     Je te parlerais dans ta bouche:
     J’irais, pressant
     Ton corps, comme une enfant qu’on couche,
     Ivre du sang


     Qui coule, bleu, sous ta peau blanche
     Aux tons rosés:
     Et te parlant la langue franche…
     Tiens!.. – que tu sais…


     Nos grands bois sentiraient la sève
     Et le soleil
     Sablerait d’or fin leur grand rêve
     Vert et vermeil.


     Le soir?.. Nous reprendrons la route
     Blanche qui court
     Flânant, comme un troupeau qui broute,
     Tout à l’entour


     Les bons vergers à l’herbe bleue
     Aux pommiers tors!
     Comme on les sent toute une lieue
     Leurs parfums forts!


     Nous regagnerons le village
     Au ciel mi-noir;
     Et ça sentira le laitage
     Dans l’air du soir;


     Ça sentira l’étable, pleine
     De fumiers chauds,
     Pleine d’un lent rythme d’haleine,
     Et de grands dos


     Blanchissant sous quelque lumière;
     Et, tout là-bas,
     Une vache fientera, fière,
     À chaque pas…


     – Les lunettes de la grand-mère
     Et son nez long
     Dans son missel; le pot de bière
     Cerclé de plomb,


     Moussant entre les larges pipes
     Qui, crânement,
     Fument: les effroyables lippes
     Qui, tout fumant,


     Happent le jambon aux fourchettes
     Tant, tant et plus:
     Le feu qui claire les couchettes
     Et les bahuts.


     Les fesses luisantes et grasses
     D’un gros enfant
     Qui fourre, à genoux, dans les tasses,
     Son museau blanc


     Frôlé par un mufle qui gronde
     D’un ton gentil,
     Et pourlèche la face ronde
     Du cher petit…


     Que de choses verrons-nous, chère,
     Dans ces taudis,
     Quand la flamme illumine, claire,
     Les carreaux gris!..


     – Puis, petite et toute nichée
     Dans les lilas
     Noirs et frais: la vitre cachée,
     Qui rit là-bas…


     Tu viendras, tu viendras, je t’aime!
     Ce sera beau.
     Tu viendras, n’est-ce pas, et même…
     ELLE. – Et mon bureau?



   LES EFFARES


     Noirs dans la neige et dans la brume,
     Au grand soupirail qui s’allume,
     Leurs culs en rond,


     À genoux, cinq petits, – misère! —
     Regardent le boulanger faire
     Le lourd pain blond…


     Ils voient le fort bras blanc qui tourne
     La pâte grise, et qui l’enfourne
     Dans un trou clair.


     Ils écoutent le bon pain cuire.
     Le boulanger au gras sourire
     Chante un vieil air.


     Ils sont blottis, pas un ne bouge,
     Au souffle du soupirail rouge,
     Chaud comme un sein.


     Et quand, pendant que minuit sonne,
     Façonné, pétillant et jaune,
     On sort le pain,


     Quand, sous les poutres enfumées,
     Chantent les croûtes parfumées,
     Et les grillons,


     Quand ce trou chaud souffle la vie
     Ils ont leur âme si ravie
     Sous leurs haillons,


     Ils se ressentent si bien vivre,
     Les pauvres petits pleins de givre!
     – Qu’ils sont là, tous,


     Collant leurs petits museaux roses
     Au grillage, chantant des choses,
     Entre les trous,


     Mais bien bas, – comme une prière…
     Repliés vers cette lumière
     Du ciel rouvert,


     – Si fort, qu’ils crèvent leur culotte,
     – Et que leur lange blanc tremblote
     Au vent d’hiver…

   20 septembre 1870


   ROMAN

 //-- I --// 

     On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
     – Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
     Des cafés tapageurs aux lustres éclatants!
     – On va sous les tilleuls verts de la promenade.


     Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin!
     L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière;
     Le vent chargé de bruits, – la ville n’est pas loin, —
     A des parfums de vigne et des parfums de bière…


 //-- II --// 

     – Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon
     D’azur sombre, encadré d’une petite branche,
     Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond
     Avec de doux frissons, petite et toute blanche.


     Nuit de juin! Dix-sept ans! – On se laisse griser
     La sève est du champagne et vous monte à la tête…
     On divague; on se sent aux lèvres un baiser
     Qui palpite là, comme une petite bête…


 //-- III --// 

     Le cœur fou Robinsonne à travers les romans,
     – Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,
     Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
     Sous l’ombre du faux col effrayant de son père…


     Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
     Tout en faisant trotter ses petites bottines,
     Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif…
     – Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…


 //-- IV --// 

     Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août.
     Vous êtes amoureux. – Vos sonnets La font rire.
     Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.
     – Puis l’adorée, un soir a daigné vous écrire…!


     – Ce soir-là,… – vous rentrez aux cafés éclatants,
     Vous demandez des bocks ou de la limonade…
     – On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
     Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade.

   29 septembre 1870


   LE MAL


     Tandis que les crachats rouges de la mitraille
     Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu;
     Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
     Croulent les bataillons en masse dans le feu;


     Tandis qu’une folie épouvantable, broie
     Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant;
     – Pauvres morts! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,
     Nature! ô toi qui fis ces hommes saintement!.. —


     – Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
     Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or;
     Qui dans le bercement des hosannah s’endort,


     Et se réveille, quand des mères, ramassées
     Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir
     Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir!
     RAGES DE CESARS
     L’Homme pâle, le long des pelouses fleuries,
     Chemine, en habit noir, et le cigare aux dents:
     L’Homme pâle repense aux fleurs des Tuileries
     – Et parfois son œil terne a des regards ardents…


     Car l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie!
     Il s’était dit: «Je vais souffler la Liberté
     Bien délicatement, ainsi qu’une bougie!»
     La Liberté revit! Il se sent éreinté!


     Il est pris. – Oh! quel nom sur ses lèvres muettes
     Tressaille? Quel regret implacable le mord?
     On ne le saura pas. L’Empereur a l’œil mort.


     Il repense peut-être au Compère en lunettes…
     Et regarde filer de son cigare en feu,
     Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu.



   REVE POUR L’HIVER

   à… Elle


     L’hiver nous irons dans un petit wagon rose
     Avec des coussins bleus.
     Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
     Dans chaque coin moelleux.


     Tu fermeras l’œil, pour ne point voir par la glace,
     Grimacer les ombres des soirs,
     Ces monstruosités hargneuses, populace
     De démons noirs et de loups noirs.


     Puis tu te sentiras la joue égratignée…
     Un petit baiser, comme une folle araignée,
     Te courra par le cou…


     Et tu me diras: «Cherche!» en inclinant la tête,
     – Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
     – Qui voyage beaucoup…

   En wagon, le 7 octobre 1870


   AU CABARET-VERT

   cinq heures du soir


     Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines
     Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi.
     – Au Cabaret– Vert: je demandai des tartines
     De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.


     Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table
     Verte: je contemplai les sujets très naïfs
     De la tapisserie. – Et ce fut adorable,
     Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,


     – Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure! —
     Rieuse, m’apporta des tartines de beurre,
     Du jambon tiède, dans un plat colorié,


     Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse
     D’ail, – et m’emplit la chope immense, avec sa mousse
     Que dorait un rayon de soleil arriéré.

   Octobre 1870


   LA MALINE


     Dans la salle à manger brune, que parfumait
     Une odeur de vernis et de fruits, à mon aise
     Je ramassais un plat de je ne sais quel met
     Belge, et je m’épatais dans mon immense chaise.


     En mangeant, j’écoutais l’horloge, – heureux et coi.
     La cuisine s’ouvrit avec une bouffée,
     – Et la servante vint, je ne sais pas pourquoi,
     Fichu moitié défait, malinement coiffée


     Et, tout en promenant son petit doigt tremblant
     Sur sa joue, un velours de pêche rose et blanc,
     En faisant, de sa lèvre enfantine, une moue,
     Elle arrangeait les plats, près de moi, pour m’aiser;
     – Puis, comme ça, – bien sûr pour avoir un baiser —
     Tout bas: «Sens donc, j’ai pris une froid sur la joue…»

   Charleroi, octobre 1870


   L’ECLATANTE VICTOIRE DE SARREBRUCK REMPORTEE AUX CRIS DE VIVE L’EMPEREUR!

 //-- Gravure belge brillamment coloriée, se vend à Charleroi, 35 centimes. --// 

     Au milieu, l’Empereur dans une apothéose
     Bleue et jaune, s’en va, raide, sur son dada
     Flamboyant; très heureux, – car il voit tout en rose,
     Féroce comme Zeus et doux comme un papa;


     En bas, les bons Pioupious qui faisaient la sieste
     Près des tambours dorés et des rouges canons,
     Se lèvent gentiment. Pitou remet sa veste,
     Et, tourné vers le Chef, s’étourdit de grands noms!


     À droite, Dumanet, appuyé sur la crosse
     De son chassepot, sent frémir sa nuque en brosse,
     Et: «Vive l’Empereur!!» – Son voisin reste coi…


     Un schako surgit, comme un soleil noir… – Au centre,
     Boquillon rouge et bleu, très naïf, sur son ventre
     Se dresse, et, – présentant ses derrières – «De quoi?..»

   Octobre 1870


   LE BUFFET


     C’est un large buffet sculpté; le chêne sombre,
     Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens;
     Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre
     Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants;


     Tout plein, c’est un fouillis de vieilles vieilleries,
     De linges odorants et jaunes, de chiffons
     De femmes ou d’enfants, de dentelles flétries,
     De fichus de grand’mère où sont peints des griffons;


     – C’est là qu’on trouverait les médaillons, les mèches
     De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sèches
     Dont le parfum se mêle à des parfums de fruits.


     – ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,
     Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
     Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires.

   Octobre 1870


   MA BOHEME

 //-- (Fantaisie) --// 

     Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées;
     Mon paletot aussi devenait idéal;
     J’allais sous le ciel, Muse! et j’étais ton féal;
     Oh! là! là! que d’amours splendides j’ai rêvées!


     Mon unique culotte avait un large trou.
     Petit-Poucet rêveur j’égrenais dans ma course
     Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
     Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou


     Et je les écoutais, assis au bord des routes,
     Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
     De rosée à mon front, comme un vin de vigueur;


     Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
     Comme des lyres, je tirais les élastiques
     De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur!



   LES CORBEAUX


     Seigneur quand froide est la prairie,
     Quand dans les hameaux abattus,
     Les longs angelus se sont tus…
     Sur la nature défleurie
     Faites s’abattre des grands cieux
     Les chers corbeaux délicieux.


     Armée étrange aux cris sévères,
     Les vents froids attaquent vos nids!
     Vous, le long des fleuves jaunis,
     Sur les routes aux vieux calvaires,
     Sur les fossés et sur les trous
     Dispersez-vous, ralliez-vous!


     Par milliers, sur les champs de France,
     Où dorment des morts d’avant-hier
     Tournoyez, n’est-ce pas, l’hiver
     Pour que chaque passant repense!
     )ois donc le crieur du devoir
     O notre funèbre oiseau noir!


     Mais, saints du ciel, en haut du chêne,
     Mât perdu dans le soir charmé,
     Laissez les fauvettes de mai
     Pour ceux qu’au fond du bois enchaîne,
     Dans l’herbe d’où l’on ne peut fuir
     La défaite sans avenir



   LES ASSIS


     Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
     Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
     Le sinciput plaqué de hargnosités vagues.
     Comme les floraisons lépreuses des vieux murs;


     Ils ont greffé dans des amours épileptiques
     Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs
     De leurs chaises; leurs pieds aux barreaux rachitiques
     S’entrelacent pour les matins et pour les soirs!


     Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
     Sentant les soleils vifs percaliser leur peau,
     Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
     Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.


     Et les Sièges leur ont des bontés: culottée
     De brun, la paille cède aux angles de leurs reins;
     L’âme des vieux soleils s’allume emmaillotée
     Dans ces tresses d’épis où fermentaient les grains.


     Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
     Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour
     S’écoutent clapoter des barcarolles tristes,
     Et leurs caboches vont dans des roulis d’amour.


     – Oh! ne les faites pas lever! C’est le naufrage…
     Ils surgissent, grondant comme des chats giflés,
     Ouvrant lentement leurs omoplates, à rage!
     Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.


     Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves
     Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors,
     Et leurs boutons d’habit sont des prunelles fauves
     Qui vous accrochent l’œil du fond des corridors!


     Puis ils ont une main invisible qui tue:
     Au retour leur regard filtre ce venin noir
     Qui charge l’œil souffrant de la chienne battue,
     Et vous suez pris dans un atroce entonnoir.


     Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales,
     Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever
     Et, de l’aurore au soir des grappes d’amygdales
     Sous leurs mentons chétifs s’agitent à crever.


     Quand l’austère sommeil a baissé leurs visières,
     Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés,
     De vrais petits amours de chaises en lisière
     Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés;


     Des fleurs d’encre crachant des pollens en virgule
     Les bercent, le long des calices accroupis
     Tels qu’au fil des glaïeuls le vol des libellules
     – Et leur membre s’agace à des barbes d’épis.



   TETE DE FAUNE


     Dans la feuillée, écrin vert taché d’or
     Dans la feuillée incertaine et fleurie
     De fleurs splendides où le baiser dort,
     Vif et crevant l’exquise broderie,


     Un faune effaré montre ses deux yeux
     Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches
     Brunie et sanglante ainsi qu’un vin vieux
     Sa lèvre éclate en rires sous les branches.


     Et quand il a fui – tel qu’un écureuil —
     Son rire tremble encore à chaque feuille
     Et l’on voit épeuré par un bouvreuil
     Le Baiser d’or du Bois, qui se recueille.



   LES DOUANIERS


     Ceux qui disent: Cré Nom, ceux qui disent macache,
     Soldats, marins, débris d’Empire, retraités,
     Sont nuls, très nuls, devant les Soldats des Traités
     Oui tailladent l’azur frontière à grands coups d’hache.


     Pipe aux dents, lame en main, profonds, pas embêtés,
     Quand l’ombre bave aux bois comme un mufle de vache,
     Ils s’en vont, amenant leurs dogues à l’attache,
     Exercer nuitamment leurs terribles gaîtés!


     Ils signalent aux lois modernes les faunesses.
     Ils empoignent les Fausts et les Diavolos.
     «Pas de ça, les anciens! Déposez les ballots!»
     Quand sa sérénité s’approche des jeunesses,
     Le Douanier se tient aux appas contrôlés!
     Enfer aux Délinquants que sa paume a frôlés!



   ORAISON DU SOIR


     Je vis assis, tel qu’un ange aux mains d’un barbier,
     Empoignant une chope à fortes cannelures,
     L’hypogastre et le col cambrés, une Gambier
     Aux dents, sous l’air gonflé d’impalpables voilures.


     Tels que les excréments chauds d’un vieux colombier
     Mille Rêves en moi font de douces brûlures:
     Puis par instants mon cœur triste est comme un aubier
     Qu’ensanglante l’or jeune et sombre des coulures.


     Puis, quand j’ai ravalé mes rêves avec soin,
     Je me tourne, ayant bu trente ou quarante chopes,
     Et me recueille, pour lâcher l’âcre besoin:
     Doux comme le Seigneur du cèdre et des hysopes,
     Je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin,
     Avec l’assentiment des grands héliotropes.



   CHANT DE GUERRE PARISIEN


     Le Printemps est évident, car
     Du cœur des Propriétés vertes,
     Le vol de Thiers et de Picard
     Tient ses splendeurs grandes ouvertes!


     ô Mai! quels délirants culs-nus!
     Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières
     Écoutez donc les bienvenus
     Semer les choses printanières!


     Ils ont schako, sabre et tam-tam,
     Non la vieille boîte à bougies
     Et des yoles qui n’ont jam, jam…
     Fendent le lac aux eaux rougies!


     Plus que jamais nous bambochons
     Quand arrivent sur nos tanières
     Crouler les jaunes cabochons
     Dans des aubes particulières!


     Thiers et Picard sont des Éros,
     Des enleveurs d’héliotropes,
     Au pétrole ils font des Corots
     Voici hannetonner leurs tropes…


     Ils sont familiers du Grand Truc!..
     Et couché dans les glaïeuls, Favre
     Fait son cillement aqueduc,
     Et ses reniflements à poivre!


     La grand’ville a le pavé chaud,
     Malgré vos douches de pétrole,
     Et décidément, il nous faut
     Vous secouer dans votre rôle…


     Et les Ruraux qui se prélassent
     Dans de longs accroupissements,
     Entendront des rameaux qui cassent
     Parmi les rouges froissements!



   MES PETITES AMOUREUSES


     Un hydrolat lacrymal lave
     Les cieux vert-chou:
     Sous l’arbre tendronnier qui bave,
     Vos caoutchoucs


     Blancs de lunes particulières
     Aux pialats ronds,
     Entrechoquez vos genouillères
     Mes laiderons!


     Nous nous aimions à cette époque,
     Bleu laideron!
     On mangeait des œufs à la coque
     Et du mouron!


     Un soir tu me sacras poète,
     Blond laideron:
     Descends ici, que je te fouette
     En mon giron;


     J’ai dégueulé ta bandoline,
     Noir laideron;
     Tu couperais ma mandoline
     Au fil du front.


     Pouah! mes salives desséchées,
     Roux laideron,
     Infectent encor les tranchées
     De ton sein rond!


     ô mes petites amoureuses,
     Que je vous hais!
     Plaquez de fouffes douloureuses
     Vos tétons laids!


     Piétinez mes vieilles terrines
     De sentiment;
     – Hop donc! soyez-moi ballerines
     Pour un moment!..


     Vos omoplates se déboîtent,
     ô mes amours!
     Une étoile à vos reins qui boitent,
     Tournez vos tours!


     Et c’est pourtant pour ces éclanches
     Que j’ai rimé!
     Je voudrais vous casser les hanches
     D’avoir aimé!


     Fade amas d’étoiles ratées,
     Comblez les coins!
     – Vous crèverez en Dieu, bâtées
     D’ignobles soins!


     Sous les lunes particulières
     Aux pialats ronds,
     Entrechoquez vos genouillères,
     Mes laiderons!



   ACCROUPISSEMENTS


     Bien tard, quand il se sent l’estomac écœuré,
     Le frère Milotus, un œil à la lucarne
     D’où le soleil, clair comme un chaudron récuré,
     Lui darde une migraine et fait son regard darne,
     Déplace dans les draps son ventre de curé.


     Il se démène sous sa couverture grise
     Et descend, ses genoux à son ventre tremblant,
     Effaré comme un vieux qui mangerait sa prise,
     Car il lui faut, le poing à l’anse d’un pot blanc,
     À ses reins largement retrousser sa chemise!


     Or il s’est accroupi, frileux, les doigts de pied
     Repliés, grelottant au clair soleil qui plaque
     Des jaunes de brioche aux vitres de papier;
     Et le nez du bonhomme où s’allume la laque
     Renifle aux rayons, tel qu’un charnel polypier


     Le bonhomme mijote au feu, bras tordus, lippe
     Au ventre: il sent glisser ses cuisses dans le feu,
     Et ses chausses roussir, et s’éteindre sa pipe;
     Quelque chose comme un oiseau remue un peu
     À son ventre serein comme un monceau de tripe!


     Autour dort un fouillis de meubles abrutis
     Dans des haillons de crasse et sur de sales ventres;
     Des escabeaux, crapauds étranges, sont blottis
     Aux coins noirs: des buffets ont des gueules de chantres
     Qu’entrouvre un sommeil plein d’horribles appétits.


     L’écœurante chaleur gorge la chambre étroite;
     Le cerveau du bonhomme est bourré de chiffons.
     Il écoute les poils pousser dans sa peau moite,
     Et parfois, en hoquets fort gravement bouffons
     S’échappe, secouant son escabeau qui boite…


     Et le soir aux rayons de lune, qui lui font
     Aux contours du cul des bavures de lumière,
     Une ombre avec détails s’accroupit, sur un fond
     De neige rose ainsi qu’une rose trémière…
     Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond.



   LES POETES DE SEPT ANS

   À M. P Demeny


     Et la Mère, fermant le livre du devoir
     S’en allait satisfaite et très fière, sans voir
     Dans les yeux bleus et sous le front plein d’éminences,
     L’âme de son enfant livrée aux répugnances.


     Tout le jour il suait d’obéissance; très
     Intelligent; pourtant des tics noirs, quelques traits
     Semblaient prouver en lui d’âcres hypocrisies.
     Dans l’ombre des couloirs aux tentures moisies,


     En passant il tirait la langue, les deux poings
     À l’aine, et dans ses yeux fermés voyait des points.
     Une porte s’ouvrait sur le soir: à la lampe
     On le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe,


     Sous un golfe de jour pendant du toit. L’été
     Surtout, vaincu, stupide, il était entêté
     À se renfermer dans la fraîcheur des latrines:
     Il pensait là, tranquille et livrant ses narines.


     Quand, lavé des odeurs du jour le jardinet
     Derrière la maison, en hiver, s’illunait,
     Gisant au pied d’un mur enterré dans la marne
     Et pour des visions écrasant son œil dame,


     Il écoutait grouiller les galeux espaliers.
     Pitié! Ces enfants seuls étaient ses familiers
     Qui, chétifs, fronts nus, œil déteignant sur la joue,
     Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue


     Sous des habits puant la foire et tout vieillots,
     Conversaient avec la douceur des idiots!
     Et si, l’ayant surpris à des pitiés immondes,
     Sa mère s’effrayait; les tendresses, profondes,


     De l’enfant se jetaient sur cet étonnement.
     C’était bon. Elle avait le bleu regard, – qui ment!
     À sept ans, il faisait des romans, sur la vie
     Du grand désert, où luit la Liberté ravie,


     Forêts, soleils, rives, savanes! – Il s’aidait
     De journaux illustrés où, rouge, il regardait
     Des Espagnoles rire et des Italiennes.
     Quand venait, l’œil brun, folle, en robes d’indiennes,


     – Huit ans, – la fille des ouvriers d’à côté,
     La petite brutale, et qu’elle avait sauté,
     Dans un coin, sur son dos, en secouant ses tresses,
     Et qu’il était sous elle, il lui mordait les fesses,


     Car elle ne portait jamais de pantalons;
     – Et, par elle meurtri des poings et des talons,
     Remportait les saveurs de sa peau dans sa chambre.
     Il craignait les blafards dimanches de décembre,


     Où, pommadé, sur un guéridon d’acajou,
     Il lisait une Bible à la tranche vert-chou;
     Des rêves l’oppressaient chaque nuit dans l’alcôve.
     Il n’aimait pas Dieu; mais les hommes, qu’au soir fauve,


     Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg
     Où les crieurs, en trois roulements de tambour
     Font autour des édits rire et gronder les foules.
     – Il rêvait la prairie amoureuse, où des houles


     Lumineuses, parfums sains, pubescences d’or
     Font leur remuement calme et prennent leur essor!
     Et comme il savourait surtout les sombres choses,
     Quand, dans la chambre nue aux persiennes closes,


     Haute et bleue, âcrement prise d’humidité,
     Il lisait son roman sans cesse médité,
     Plein de lourds ciels ocreux et de forêts noyées,
     De fleurs de chair aux bois sidérals déployées,


     Vertige, écroulements, déroutes et pitié!
     – Tandis que se faisait la rumeur du quartier
     En bas, – seul, et couché sur des pièces de toile
     Écrue, et pressentant violemment la voile!

   26 mai 1871


   L’ORGIE PARISIENNE OU PARIS SE REPEUPLE


     ô lâches, la voilà! Dégorgez dans les gares!
     Le soleil essuya de ses poumons ardents
     Les boulevards qu’un soir comblèrent les Barbares.
     Voilà la Cité sainte, assise à l’occident!


     Allez! on préviendra les reflux d’incendie,
     Voilà les quais, voilà les boulevards, voilà
     Les maisons sur l’azur léger qui s’irradie
     Et qu’un soir la rougeur des bombes étoila!


     Cachez les palais morts dans des niches de planches!
     L’ancien jour effaré rafraîchit vos regards.
     Voici le troupeau roux des tordeuses de hanches:
     Soyez fous, vous serez drôles, étant hagards!


     Tas de chiennes en rut mangeant des cataplasmes,
     Le cri des maisons d’or vous réclame. Volez!
     Mangez! Voici la nuit de joie aux profonds spasmes
     Qui descend dans la rue. ô buveurs désolés,


     Buvez! Quand la lumière arrive intense et folle,
     Fouillant à vos côtés les luxes ruisselants,
     Vous n’allez pas baver sans geste, sans parole,
     Dans vos verres, les yeux perdus aux lointains blancs?


     Avalez, pour la Reine aux fesses cascadantes!
     Écoutez l’action des stupides hoquets
     Déchirants! Écoutez sauter aux nuits ardentes
     Les idiots râleux, vieillards, pantins, laquais!


     ô cœurs de saleté, bouches épouvantables,
     Fonctionnez plus fort, bouches de puanteurs!
     Un vin pour ces torpeurs ignobles, sur ces tables…
     Vos ventres sont fondus de hontes, à Vainqueurs!


     Ouvrez votre narine aux superbes nausées!
     Trempez de poisons forts les cordes de vos cous!
     Sur vos nuques d’enfants baissant ses mains croisées
     Le Poète vous dit: «ô lâches, soyez fous!


     Parce que vous fouillez le ventre de la Femme,
     Vous craignez d’elle encore une convulsion
     Qui crie, asphyxiant votre nichée infâme
     Sur sa poitrine, en une horrible pression.


     Syphilitiques, fous, rois, pantins, ventriloques,
     Qu’est-ce que ça peut faire à la putain Paris,
     Vos âmes et vos corps, vos poisons et vos loques?
     Elle se secouera de vous, hargneux pourris!


     Et quand vous serez bas, geignant sur vos entrailles,
     Les flancs morts, réclamant votre argent, éperdus,
     La rouge courtisane aux seins gros de batailles
     Loin de votre stupeur tordra ses poings ardus!


     Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères,
     Paris! quand tu reçus tant de coups de couteau,
     Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires
     Un peu de la bonté du fauve renouveau,


     ô cité douloureuse, à cité quasi morte,
     La tête et les deux seins jetés vers l’Avenir
     Ouvrant sur ta pâleur ses milliards de portes,
     Cité que le Passé sombre pourrait bénir:


     Corps remagnétisé pour les énormes peines,
     Tu rebois donc la vie effroyable! tu sens
     Sourdre le flux des vers livides en tes veines,
     Et sur ton clair amour rôder les doigts glaçants!


     Et ce n’est pas mauvais. Les vers, les vers livides
     Ne gêneront pas plus ton souffle de Progrès
     Que les Stryx n’éteignaient l’œil des Cariatides
     Où des pleurs d’or astral tombaient des bleus degrés.»


     Quoique ce soit affreux de te revoir couverte
     Ainsi; quoiqu’on n’ait fait jamais d’une cité
     Ulcère plus puant à la Nature verte,
     Le Poète te dit: «Splendide est ta Beauté!»


     L’orage t’a sacrée suprême poésie;
     L’immense remuement des forces te secourt;
     Ton œuvre bout, la mort gronde, Cité choisie!
     Amasse les strideurs au cœur du clairon sourd.


     Le Poète prendra le sanglot des Infâmes,
     La haine des Forçats, la clameur des Maudits;
     Et ses rayons d’amour flagelleront les Femmes.
     Ses strophes bondiront: Voilà! voilà! bandits!


     – Société, tout est rétabli: – les orgies
     Pleurent leur ancien râle aux anciens lupanars:
     Et les gaz en délire, aux murailles rougies,
     Flambent sinistrement vers les azurs blafards!

   Mai 1871


   LE CŒUR DU PITRE


     Mon triste cœur bave à la poupe,
     Mon cœur est plein de caporal:
     Ils y lancent des jets de soupe,
     Mon triste cœur bave à la poupe:
     Sous les quolibets de la troupe
     Qui pousse un rire général,
     Mon triste cœur bave à la poupe,
     Mon cœur est plein de caporal!


     Ithyphalliques et pioupiesques
     Leurs insultes l’ont dépravé!
     À la vesprée ils font des fresques
     Ithyphalliques et pioupiesques.
     ô flots abracadabrantesques,
     Prenez mon cœur qu’il soit sauvé:
     Ithyphalliques et pioupiesques
     Leurs insultes l’ont dépravé!


     Quand ils auront tari leurs chiques,
     Comment agir, à cœur volé?
     Ce seront des refrains bachiques
     Quand ils auront tari leurs chiques:
     J’aurai des sursauts stomachiques
     Si mon cœur triste est ravalé:
     Quand ils auront tari leurs chiques
     Comment agir à cœur volé?

   Mai 1871


   LES PAUVRES A L’EGLISE


     Parqués entre des bancs de chêne, aux coins d’église
     Qu’attiédit puamment leur souffle, tous leurs yeux
     Vers le chœur ruisselant d’orne et la maîtrise
     Aux vingt gueules gueulant les cantiques pieux;


     Comme un parfum de pain humant l’odeur de cire,
     Heureux, humiliés comme des chiens battus,
     Les Pauvres au Bon Dieu, le patron et le sire,
     Tendent leurs oremus risibles et têtus.


     Aux femmes, c’est bien bon de faire des bancs lisses,
     Après les six jours noirs où Dieu les fait souffrir!
     Elles bercent, tordus dans d’étranges pelisses,
     Des espèces d’enfants qui pleurent à mourir.


     Leurs seins crasseux dehors, ces mangeuses de soupe,
     Une prière aux yeux et ne priant jamais,
     Regardent parader mauvaisement un groupe
     De gamines avec leurs chapeaux déformés.


     Dehors, le froid, la faim, l’homme en ribote:
     C’est bon. Encore une heure; après, les maux sans noms!
     – Cependant, alentour geint, nasille, chuchote
     Une collection de vieilles à fanons:


     Ces effarés y sont et ces épileptiques
     Dont on se détournait hier aux carrefours;
     Et, fringalant du nez dans des missels antiques,
     Ces aveugles qu’un chien introduit dans les cours.


     Et tous, bavant la foi mendiante et stupide,
     Récitent la complainte infinie à Jésus
     Qui rêve en haut, jauni par le vitrail livide,
     Loin des maigres mauvais et des méchants pansus,


     Loin de senteurs de viande et d’étoffes moisies,
     Farce prostrée et sombre aux gestes repoussants;
     – Et l’oraison fleurit d’expressions choisies,
     Et les mysticités prennent des tons pressants,


     Quand, des nefs où périt le soleil, plis de soie
     Banals, sourires verts, les Dames des quartiers
     Distingués, – à Jésus! – les malades du foie
     Font baiser leurs longs doigts jaunes aux bénitiers.

   1871


   LES MAINS DE JEANNE-MARIE


     Jeanne-Marie a des mains fortes,
     Mains sombres que l’été tanna,
     Mains pâles comme des mains mortes.
     – Sont-ce des mains de Juana?


     Ont-elles pris les crèmes brunes
     Sur les mares des voluptés?
     Ont-elles trempé dans des lunes
     Aux étangs de sérénités?


     Ont-elles bu des cieux barbares,
     Calmes sur les genoux charmants?
     Ont-elles roulé des cigares
     Ou trafiqué des diamants?


     Sur les pieds ardents des Madones
     Ont-elles fané des fleurs d’or?
     C’est le sang noir des belladones
     Qui dans leur paume éclate et dort.


     Mains chasseresses des diptères
     Dont bombinent les bleuisons
     Aurorales, vers les nectaires?
     Mains décanteuses de poisons?


     Oh! quel Rêve les a saisies
     Dans les pandiculations?
     Un rêve inouï des Asies,
     Des Khenghavars ou des Sions?


     – Ces mains n’ont pas vendu d’oranges,
     Ni bruni sur les pieds des dieux:
     Ces mains n’ont pas lavé les langes
     Des lourds petits enfants sans yeux.


     Ce ne sont pas mains de cousine
     Ni d’ouvrières aux gros fronts
     Que brûle, aux bois puant l’usine,
     Un soleil ivre de goudrons.


     Ce sont des ployeuses d’échines,
     Des mains qui ne font jamais mal,
     Plus fatales que des machines,
     Plus fortes que tout un cheval!


     Remuant comme des fournaises,
     Et secouant tous ses frissons,
     Leur chair chante des Marseillaises
     Et jamais les Eleisons!


     Ça serrerait vos cous, à femmes
     Mauvaises, ça broierait vos mains,
     Femmes nobles, vos mains infâmes
     Pleines de blancs et de carmins.


     L’éclat de ces mains amoureuses
     Tourne le crâne des brebis!
     Dans leurs phalanges savoureuses
     Le grand soleil met un rubis!


     Une tache de populace
     Les brunit comme un sein d’hier;
     Le dos de ces Mains est la place
     Qu’en baisa tout Révolté fier!


     Elles ont pâli, merveilleuses,
     Au grand soleil d’amour chargé,
     Sur le bronze des mitrailleuses
     À travers Paris insurgé!


     Ah! quelquefois, à Mains sacrées,
     À vos poings, Mains où tremblent nos
     Lèvres jamais désenivrées,
     Crie une chaîne aux clairs anneaux!


     Et c’est un soubresaut étrange
     Dans nos êtres, quand, quelquefois,
     On veut vous déhâler, Mains d’ange,
     En vous faisant saigner les doigts!



   LES SŒURS DE CHARITE


     Le jeune homme dont l’œil est brillant, la peau brune,
     Le beau corps de vingt ans qui devrait aller nu,
     Et qu’eût, le front cerclé de cuivre, sous la lune
     Adoré, dans la Perse, un Génie inconnu,


     Impétueux avec des douceurs virginales
     Et noires, fier de ses premiers entêtements,
     Pareil aux jeunes mers, pleurs de nuits estivales
     Qui se retournent sur des lits de diamants;


     Le jeune homme, devant les laideurs de ce monde
     Tressaille dans son cœur largement irrité,
     Et plein de la blessure éternelle et profonde,
     Se prend à désirer sa sœur de charité.


     Mais, à Femme, monceau d’entrailles, pitié douce,
     Tu n’es jamais la sœur de charité, jamais,
     Ni regard noir ni ventre où dort une ombre rousse,
     Ni doigts légers, ni seins splendidement formés.


     Aveugle irréveillée aux immenses prunelles,
     Tout notre embrassement n’est qu’une question:
     C’est toi qui pends à nous, porteuse de mamelles,
     Nous te berçons, charmante et grave Passion.


     Tes haines, tes torpeurs fixes, tes défaillances,
     Et les brutalités souffertes autrefois,
     Tu nous rends tout, à Nuit pourtant sans malveillances,
     Comme un excès de sang épanché tous les mois.


     – Quand la femme, portée un instant, l’épouvante,
     Amour appel de vie et chanson d’action,
     Viennent la Muse verte et la Justice ardente
     Le déchirer de leur auguste obsession.


     Ah! sans cesse altéré des splendeurs et des calmes,
     Délaissé des deux Sœurs implacables, geignant
     Avec tendresse après la science aux bras almes,
     Il porte à la nature en fleur son front saignant.


     Mais la noire alchimie et les saintes études
     Répugnent au blessé, sombre savant d’orgueil;
     Il sent marcher sur lui d’atroces solitudes.
     Alors, et toujours beau, sans dégoût du cercueil,


     Qu’il croie aux vastes fins, Rêves ou Promenades
     Immenses, à travers les nuits de Vérité,
     Et t’appelle en son âme et ses membres malades,
     ô Mort mystérieuse, à sœur de charité!

   Juin 1871


   VOYELLES


     A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu: voyelles,
     Je dirai quelque jour vos naissances latentes:
     A, noir corset velu des mouches éclatantes
     Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,


     Golfes d’ombre; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
     Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles;
     I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
     Dans la colère ou les ivresses pénitentes;


     U, cycles, vibrements divins des mers virides,
     Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
     Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux;
     O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
     Silences traversés des Mondes et des Anges:
     – O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux!



   L’étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles


     L’étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles,
     L’infini roulé blanc de ta nuque à tes reins
     La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles
     Et l’Homme saigné noir à ton flanc souverain.



   Le Juste restait droit sur ses hanches solides


     Le Juste restait droit sur ses hanches solides:
     Un rayon lui dorait l’épaule; des sueurs
     Me prirent: «Tu veux voir rutiler les bolides?
     Et, debout, écouter bourdonner les flueurs
     D’astres lactés, et les essaims d’astéroïdes?


     «Par des farces de nuit ton front est épié,
     ô Juste! Il faut gagner un toit. Dis ta prière,
     La bouche dans ton drap doucement expié;
     Et si quelque égaré choque ton ostiaire,
     Dis: Frère, va plus loin, je suis estropié!»


     Et le Juste restait debout, dans l’épouvante
     Bleuâtre des gazons après le soleil mort:
     «Alors, mettrais-tu tes genouillères en vente,
     ô vieillard? Pèlerin sacré! Barde d’Armor!
     Pleureur des Oliviers! Main que la pitié gante!


     «Barbe de la famille et poing de la cité,
     Croyant très doux: à cœur tombé dans les calices,
     Majestés et vertus, amour et cécité,
     Juste! plus bête et plus dégoûtant que les lices.
     Je suis celui qui souffre et qui s’est révolté!


     «Et ça me fait pleurer sur mon ventre, à stupide,
     Et bien rire, l’espoir fameux de ton pardon!
     Je suis maudit, tu sais! Je suis soûl, fou, livide,
     Ce que tu veux! Mais va te coucher voyons donc,
     Juste! Je ne veux rien à ton cerveau torpide.


     «C’est toi le Juste, enfin, le Juste! C’est assez!
     C’est vrai que ta tendresse et ta raison sereines
     Reniflent dans la nuit comme des cétacés!
     Que tu te fais proscrire, et dégoises des thrènes
     Sur d’effroyables becs de canne fracassés!


     «Et c’est toi l’œil de Dieu! le lâche! Quand les plantes
     Froides des pieds divins passeraient sur mon cou,
     Tu es lâche! ô ton front qui fourmille de lentes!
     Socrates et Jésus, Saints et Justes, dégoût!
     Respectez le Maudit suprême aux nuits sanglantes!»


     J’avais crié cela sur la terre, et la nuit
     Calme et blanche occupait les cieux pendant ma fièvre.
     Je relevai mon front: le fantôme avait fui,
     Emportant l’ironie atroce de ma lèvre…
     – vents nocturnes, venez au Maudit! Parlez-lui!


     Cependant que, silencieux sous les pilastres
     D’azur, allongeant les comètes et les nœuds
     D’univers, remuement énorme sans désastres,
     L’ordre, éternel veilleur, rame aux cieux lumineux
     Et de sa drague en feu laisse filer les astres!


     Ah! qu’il s’en aille, lui, la gorge cravatée
     De honte, ruminant toujours mon ennui, doux
     Comme le sucre sur la denture gâtée.
     – Tel que la chienne après l’assaut des fiers toutous,
     Léchant son flanc d’où pend une entraille emportée.


     Qu’il dise charités crasseuses et progrès…
     – J’exècre tous ces yeux de chinois à bedaines,
     Puis qui chante: nana, comme un tas d’enfants près
     De mourir, idiots doux aux chansons soudaines:
     ô Justes, nous chierons dans vos ventres de grès!



   CE QU’ON DIT AU POETE A PROPOS DE FLEURS

   A Monsieur Théodore de Banville

 //-- I --// 

     Ainsi, toujours, vers l’azur noir
     Où tremble la mer des topazes,
     Fonctionneront dans ton soir
     Les Lys, ces clystères d’extases!


     À notre époque de sagous
     Quand les Plantes sont travailleuses,
     Le Lys boira les bleus dégoûts
     Dans tes Proses religieuses!


     – Le lys de monsieur de Kerdrel
     Le Sonnet de mil huit cent trente,
     Le Lys qu’on donne au Ménestrel
     Avec l’œillet et l’amarante!


     Des lys! Des lys! On n’en voit pas!
     Et dans ton Vers, tel que les manches
     Des Pécheresses aux doux pas,
     Toujours frissonnent ces fleurs blanches!


     Toujours, Cher, quand tu prends un bain,
     Ta chemise aux aisselles blondes
     Se gonfle aux brises du matin
     Sur les myosotis immondes!


     L’amour ne passe à tes octrois
     Que les Lilas, – à balançoires!
     Et les Violettes du Bois,
     Crachats sucrés des Nymphes noires!..


 //-- II --// 

     ô Poètes, quand vous auriez
     Les Roses, les Roses soufflées,
     Rouges sur tiges de lauriers,
     Et de mille octaves enflées!


     Quand BANVILLE en ferait neiger
     Sanguinolentes, tournoyantes,
     Pochant l’œil fou de l’étranger
     Aux lectures mal bienveillantes!


     De vos forêts et de vos prés,
     ô très paisibles photographes!
     La Flore est diverse à peu près
     Comme des bouchons de carafes!


     Toujours les végétaux Français,
     Hargneux, phtisiques, ridicules,
     Où le ventre des chiens bassets
     Navigue en paix, aux crépuscules;


     Toujours, après d’affreux dessins
     De Lotos bleus ou d’Hélianthes,
     Estampes roses, sujets saints
     Pour de jeunes communiantes!


     L’Ode Açoka cadre avec la
     Strophe en fenêtre de lorette;
     Et de lourds papillons d’éclat
     Fientent sur la Pâquerette.


     Vieilles verdures, vieux galons!
     ô croquignoles végétales!
     Fleurs fantasques des vieux Salons!
     – Aux hannetons, pas aux crotales,


     Ces poupards végétaux en pleurs
     Que Grandville eût mis aux lisières,
     Et qu’allaitèrent de couleurs
     De méchants astres à visières!


     Oui, vos bavures de pipeaux
     Font de précieuses glucoses!
     – Tas d’œufs frits dans de vieux chapeaux,
     Lys, Açokas, Lilas et Roses!..


 //-- III --// 

     blanc Chasseur qui cours sans bas
     A travers le Pâtis panique,
     Ne peux-tu pas, ne dois-tu pas
     Connaître un peu ta botanique?


     Tu ferais succéder je crains,
     Aux Grillons roux les Cantharides,
     L’or des Rios au bleu des Rhins, —
     Bref, aux Norwèges les Florides:


     Mais, Cher l’An n’est plus, maintenant,
     – C’est la vérité, – de permettre
     À l’Eucalyptus étonnant
     Des constrictors d’un hexamètre;


     Là!.. Comme si les Acajous
     Ne servaient, même en nos Guyanes,
     Qu’aux cascades des sapajous,
     Au lourd délire des lianes!


     – En somme, une Fleur Romarin
     Ou Lys, vive ou morte, vaut-elle
     Un excrément d’oiseau marin?
     Vaut-elle un seul pleur de chandelle?


     – Et j’ai dit ce que je voulais!
     Toi, même assis là-bas, dans une
     Cabane de bambous, – volets
     Clos, tentures de perse brune, —


     Tu torcherais des floraisons
     Dignes d’oises extravagantes!..
     – Poète! ce sont des raisons
     Non moins risibles qu’arrogantes!..


 //-- IV --// 

     Dis, non les pampas printaniers
     Noirs d’épouvantables révoltes,
     Mais les tabacs, les cotonniers!
     Dis les exotiques récoltes!


     Dis, front blanc que Phébus tanna,
     De combien de dollars se rente
     Pedro Velasquez, Habana;
     Incague la mer de Sorrente


     Où vont les Cygnes par milliers;
     Que tes strophes soient des réclames
     Pous l’abatis des mangliers
     Fouillés des hydres et des lames!


     Ton quatrain plonge aux bois sanglants
     Et revient proposer aux Hommes
     Divers sujets de sucres blancs,
     De pectoraires et de gommes!


     Sachons par Toi si les blondeurs
     Des Pics neigeux, vers les Tropiques,
     Sont ou des insectes pondeurs
     Ou des lichens microscopiques!


     Trouve, à Chasseur, nous le voulons,
     Quelques garances parfumées
     Que la Nature en pantalons
     Fasse éclore! – pour nos Armées!


     Trouve, aux abords du Bois qui dort,
     Les fleurs, pareilles à des mufles,
     D’où bavent des pommades d’or
     Sur les cheveux sombres des Buffles!


     Trouve, aux prés fous, où sur le Bleu
     Tremble l’argent des pubescences,
     Des calices pleins d’Œufs de feu
     Qui cuisent parmi les essences!


     Trouve des Chardons cotonneux
     Dont dix ânes aux yeux de braises
     Travaillent à filer les nœuds!
     Trouve des Fleurs qui soient des chaises!


     Oui, trouve au cœur des noirs filons
     Des fleurs presque pierres, – fameuses! —
     Qui vers leurs durs ovaires blonds
     Aient des amygdales gemmeuses!


     Sers-nous, à Farceur tu le peux,
     Sur un plat de vermeil splendide
     Des ragoûts de Lys sirupeux
     Mordant nos cuillers Alfénide!


 //-- V --// 

     Quelqu’un dira le grand Amour,
     Voleur des sombres Indulgences:
     Mais ni Renan, ni le chat Murr
     N’ont vu les Bleus Thyrses immenses!


     Toi, fais jouer dans nos torpeurs,
     Par les parfums les hystéries;
     Exalte-nous vers des candeurs
     Plus candides que les Maries…
     Commerçant! colon! médium!


     Ta Rime sourdra, rose ou blanche,
     Comme un rayon de sodium,
     Comme un caoutchouc qui s’épanche!
     De tes noirs Poèmes, – Jongleur!


     Blancs, verts, et rouges dioptriques,
     Que s’évadent d’étranges fleurs
     Et des papillons électriques!
     Voilà! c’est le Siècle d’enfer!


     Et les poteaux télégraphiques
     Vont orner, – lyre aux chants de fer,
     Tes omoplates magnifiques!
     Surtout, rime une version


     Sur le mal des pommes de terre!
     – Et, pour la composition
     De Poèmes pleins de mystère
     Qu’on doive lire de Tréguier


     À Paramaribo, rachète
     Des Tomes de Monsieur Figuier
     – Illustrés! – chez Monsieur Hachette!
     Alcide Bava
     A. R.

   14 juillet 1871


   LES PREMIERES COMMUNIONS

 //-- I --// 

     Vraiment, c’est bête, ces églises des villages
     Où quinze laids marmots encrassant les piliers
     Écoutent, grasseyant les divins babillages,
     Un noir grotesque dont fermentent les souliers:
     Mais le soleil éveille, à travers des feuillages,
     Les vieilles couleurs des vitraux irréguliers.


     La pierre sent toujours la terre maternelle.
     Vous verrez des monceaux de ces cailloux terreux
     Dans la campagne en rut qui frémit solennelle
     Portant près des blés lourds, dans les sentiers ocreux,
     Ces arbrisseaux brûlés où bleuit la prunelle,
     Des nœuds de mûriers noirs et de rosiers fuireux.


     Tous les cent ans on rend ces granges respectables
     Par un badigeon d’eau bleue et de lait caillé:
     Si des mysticités grotesques sont notables
     Près de la Notre-Dame ou du Saint empaillé,
     Des mouches sentant bon l’auberge et les étables
     Se gorgent de cire au plancher ensoleillé.


     L’enfant se doit surtout à la maison, famille
     Des soins naïfs, des bons travaux abrutissants;
     Ils sortent, oubliant que la peau leur fourmille
     Où le Prêtre du Christ plaqua ses doigts puissants.
     On paie au Prêtre un toit ombré d’une charmille
     Pour qu’il laisse au soleil tous ces fronts brunissants.


     Le premier habit noir, le plus beau jour de tartes,
     Sous le Napoléon ou le Petit Tambour
     Quelque enluminure où les Josephs et les Marthes
     Tirent la langue avec un excessif amour
     Et que joindront, au jour de science, deux cartes,
     Ces seuls doux souvenirs lui restent du grand Jour.


     Les filles vont toujours à l’église, contentes
     De s’entendre appeler garces par les garçons
     Qui font du genre après messe ou vêpres chantantes.
     Eux qui sont destinés au chic des garnisons
     Ils narguent au café les maisons importantes,
     Blousés neuf, et gueulant d’effroyables chansons.


     Cependant le Curé choisit pour les enfances
     Des dessins; dans son clos, les vêpres dites, quand
     L’air s’emplit du lointain nasillement des danses,
     Il se sent, en dépit des célestes défenses,
     Les doigts de pied ravis et le mollet marquant;
     – La Nuit vient, noir pirate aux cieux d’or débarquant.


 //-- II --// 

     Le Prêtre a distingué parmi les catéchistes,
     Congrégés des Faubourgs ou des Riches Quartiers,
     Cette petite fille inconnue, aux yeux tristes,
     Front jaune. Les parents semblent de doux portiers.
     «Au grand Jour le marquant parmi les Catéchistes,
     Dieu fera sur ce front neiger ses bénitiers.»


 //-- III --// 

     La veille du grand Jour l’enfant se fait malade.
     Mieux qu’à l’Église haute aux funèbres rumeurs,
     D’abord le frisson vient, – le lit n’étant pas fade —
     Un frisson surhumain qui retourne: «Je meurs…»


     Et, comme un vol d’amour fait à ses sœurs stupides,
     Elle compte, abattue et les mains sur son cœur
     Les Anges, les Jésus et ses Vierges nitides
     Et, calmement, son âme a bu tout son vainqueur.


     Adonaï!.. – Dans les terminaisons latines,
     Des cieux moirés de vert baignent les Fronts vermeils
     Et tachés du sang pur des célestes poitrines,
     De grands linges neigeux tombent sur les soleils!


     – Pour ses virginités présentes et futures
     Elle mord aux fraîcheurs de ta Rémission,
     Mais plus que les lys d’eau, plus que les confitures,
     Tes pardons sont glacés, à Reine de Sion!


 //-- IV --// 

     Puis la Vierge n’est plus que la vierge du livre.
     Les mystiques élans se cassent quelquefois…
     Et vient la pauvreté des images, que cuivre
     L’ennui, l’enluminure atroce et les vieux bois;


     Des curiosités vaguement impudiques
     Épouvantent le rêve aux chastes bleuités
     Qui s’est surpris autour des célestes tuniques,
     Du linge dont Jésus voile ses nudités.


     Elle veut, elle veut, pourtant, l’âme en détresse,
     Le front dans l’oreiller creusé par les cris sourds,
     Prolonger les éclairs suprêmes de tendresse,
     Et bave… – L’ombre emplit les maisons et les cours.


     Et l’enfant ne peut plus. Elle s’agite, cambre
     Les reins et d’une main ouvre le rideau bleu
     Pour amener un peu la fraîcheur de la chambre
     Sous le drap, vers son ventre et sa poitrine en feu…


 //-- V --// 

     À son réveil, – minuit, – la fenêtre était blanche.
     Devant le sommeil bleu des rideaux illuminés,
     La vision la prit des candeurs du dimanche;
     Elle avait rêvé rouge. Elle saigna du nez,


     Et se sentant bien chaste et pleine de faiblesse
     Pour savourer en Dieu son amour revenant,
     Elle eut soif de la nuit où s’exalte et s’abaisse
     Le cœur, sous l’œil des cieux doux, en les devinant;


     De la nuit, Vierge-Mère impalpable, qui baigne
     Tous les jeunes émois de ses silences gris;
     Elle eut soif de la nuit forte où le cœur qui saigne
     Ecoule sans témoin sa révolte sans cris.


     Et faisant la victime et la petite épouse,
     Son étoile la vit, une chandelle aux doigts,
     Descendre dans la cour où séchait une blouse,
     Spectre blanc, et lever les spectres noirs des toits.


 //-- VI --// 

     Elle passa sa nuit sainte dans les latrines.
     Vers la chandelle, aux trous du toit coulait l’air blanc,
     Et quelque vigne folle aux noirceurs purpurines,
     En deçà d’une cour voisine s’écroulant.


     La lucarne faisait un cœur de lueur vive
     Dans la cour où les cieux bas plaquaient d’ors vermeils
     Les vitres; les pavés puant l’eau de lessive
     Soufraient l’ombre des murs bondés de noirs sommeils.


 //-- VII --// 

     Qui dira ces langueurs et ces pitiés immondes,
     Et ce qu’il lui viendra de haine, à sales fous
     Dont le travail divin déforme encor les mondes,
     Quand la lèpre à la fin mangera ce corps doux?


 //-- VIII --// 

     Et quand, ayant rentré tous ses nœuds d’hystéries,
     Elle verra, sous les tristesses du bonheur,
     L’amant rêver au blanc million des Maries,
     Au matin de la nuit d’amour avec douleur:


     «Sais-tu que je t’ai fait mourir? J’ai pris ta bouche,
     Ton cœur, tout ce qu’on a, tout ce que vous avez;
     Et moi, je suis malade: Oh! je veux qu’on me couche
     Parmi les Morts des eaux nocturnes abreuvés!


     «J’étais bien jeune, et Christ a souillé mes haleines.
     Il me bonda jusqu’à la gorge de dégoûts!
     Tu baisais mes cheveux profonds comme les laines
     Et je me laissais faire… ah! va, c’est bon pour vous,


     «Hommes! qui songez peu que la plus amoureuse
     Est, sous sa conscience aux ignobles terreurs,
     La plus prostituée et la plus douloureuse,
     Et que tous nos élans vers vous sont des erreurs!


     «Car ma Communion première est bien passée.
     Tes baisers, je ne puis jamais les avoir sus:
     Et mon cœur et ma chair par ta chair embrassée
     Fourmillent du baiser putride de Jésus!»


 //-- IX --// 

     Alors l’âme pourrie et l’âme désolée
     Sentiront ruisseler tes malédictions.
     – Ils auront couché sur ta Haine inviolée,
     Échappés, pour la mort, des justes passions.


     Christ! ô Christ, éternel voleur des énergies,
     Dieu qui pour deux mille ans vouas à ta pâleur
     Cloués au sol, de honte et de céphalalgies,
     Ou renversés, les fronts des femmes de douleur

   Juillet 1871


   LES CHERCHEUSES DE POUX


     Quand le front de l’enfant, plein de rouges tourmentes,
     Implore l’essaim blanc des rêves indistincts,
     Il vient près de son lit deux grandes sœurs charmantes
     Avec de frêles doigts aux ongles argentins.


     Elles assoient l’enfant devant une croisée
     Grande ouverte où l’air bleu baigne un fouillis de fleurs,
     Et dans ses lourds cheveux où tombe la rosée
     Promènent leurs doigts fins, terribles et charmeurs.


     Il écoute chanter leurs haleines craintives
     Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés,
     Et qu’interrompt parfois un sifflement, salives
     Reprises sur la lèvre ou désirs de baisers.


     Il entend leurs cils noirs battant sous les silences
     Parfumés; et leurs doigts électriques et doux
     Font crépiter parmi ses grises indolences
     Sous leurs ongles royaux la mort des petits poux.


     Voilà que monte en lui le vin de la Paresse,
     Soupir d’harmonica qui pourrait délirer;
     L’enfant se sent, selon la lenteur des caresses,
     Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer.



   VERS NOUVEAUX


     Qu’est-ce pour nous, mon cœur que les nappes de sang
     Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris
     De rage, sanglots de tout enfer renversant
     Tout ordre; et l’Aquilon encor sur les débris


     Et toute vengeance? Rien!.. – Mais si, tout encor
     Nous la voulons! Industriels, princes, sénats,
     Périssez! puissance, justice, histoire, à bas!
     Ça nous est dû. Le sang! le sang! la flamme d’or!


     Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur
     Mon Esprit! Tournons dans la Morsure: Ah! passez,
     Républiques de ce monde! Des empereurs,
     Des régiments, des colons, des peuples, assez!


     Qui remuerait les tourbillons de feu furieux,
     Que nous et ceux que nous nous imaginons frères?
     À nous! Romanesques amis: ça va nous plaire.
     Jamais nous ne travaillerons, à flots de feux!


     Europe, Asie, Amérique, disparaissez.
     Notre marche vengeresse a tout occupé,
     Cités et campagnes! – Nous serons écrasés!
     Les volcans sauteront! et l’océan frappé…


     Oh! mes amis! – mon cœur c’est sûr ils sont des frères:
     Noirs inconnus, si nous allions! allons! allons!
     ô malheur! je me sens frémir la vieille terre,
     Sur moi de plus en plus à vous! la terre fond,
     Ce n’est rien! j’y suis! j’y suis toujours.



   LARME


     Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
     Je buvais, accroupi dans quelque bruyère
     Entourée de tendres bois de noisetiers,
     Par un brouillard d’après-midi tiède et vert.


     Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,
     Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, Ciel couvert.
     Que tirais-je à la gourde de colocase?
     Quelque liqueur d’or, fade et qui fait suer.


     Tel, j’eusse été mauvaise enseigne d’auberge.
     Puis l’orage changea le ciel, jusqu’au soir.
     Ce furent des pays noirs, des lacs, des perches,
     Des colonnades sous la nuit bleue, des gares.


     L’eau des bois se perdait sur des sables vierges.
     Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares…
     Or! tel qu’un pêcheur d’or ou de coquillages,
     Dire que je n’ai pas eu souci de boire!

   Mai 1872


   LA RIVIERE DE CASSIS


     La Rivière de Cassis roule ignorée
     En des vaux étranges:
     La voix de cent corbeaux l’accompagne, vraie
     Et bonne voix d’anges:
     Avec les grands mouvements des sapinaies
     Quand plusieurs vents plongent.


     Tout roule avec des mystères révoltants
     De campagnes d’anciens temps;
     De donjons visités, de parcs importants:
     C’est en ces bords qu’on entend
     Les passions mortes des chevaliers errants:
     Mais que salubre est le vent!


     Que le piéton regarde à ces claire-voies:
     Il ira plus courageux.
     Soldats des forêts que le Seigneur envoie,
     Chers corbeaux délicieux!
     Faites fuir d’ici le paysan matois
     Qui trinque d’un moignon vieux.

   Mai 1872


   COMEDIE DE LA SOIF


   1. LES PARENTS


     Nous sommes tes Grands-Parents,
     Les Grands!
     Couverts des froides sueurs
     De la lune et des verdures.
     Nos vins secs avaient du cœur!
     Au soleil sans imposture
     Que faut-il à l’homme? boire.


     Moi. – Mourir aux fleuves barbares.


     Nous sommes tes Grands-Parents
     Des champs.
     L’eau est au fond des osiers:
     Vois le courant du fossé
     Autour du château mouillé.
     Descendons en nos celliers;
     Après, le cidre et le lait.


     MOI. – Aller où boivent les vaches.


     Nous sommes tes Grands-Parents;
     Tiens, prends
     Les liqueurs dans nos armoires;
     Le Thé, le Café, si rares,
     Frémissent dans les bouilloires.


     – Vois les images, les fleurs.
     Nous rentrons du cimetière.


     MOI. – Ah! tarir toutes les urnes!



   2. L’ESPRIT


     Éternelles Ondines
     Divisez l’eau fine.
     Vénus, sœur de l’azur,
     Émeus le flot pur.


     Juifs errants de Norwège
     Dites-moi la neige.
     Anciens exilés chers,
     Dites-moi la mer.


     MOI. – Non, plus ces boissons pures,
     Ces fleurs d’eau pour verres;
     Légendes ni figures
     Ne me désaltèrent;


     Chansonnier, ta filleule
     C’est ma soif si folle
     Hydre intime sans gueules
     Qui mine et désole.



   3. LES AMIS


     Viens, les vins vont aux plages,
     , Et les flots par millions!
     Vois le Bitter sauvage
     Rouler du haut des monts!


     Gagnons, pèlerins sages,
     L’absinthe aux verts piliers…


     MOI. – Plus ces paysages.
     Qu’est l’ivresse, Amis?


     J’aime autant, mieux, même,
     Pourrir dans l’étang,
     Sous l’affreuse crème,
     Près des bois flottants.



   4. LE PAUVRE SONGE


     Peut-être un Soir m’attend
     Où je boirai tranquille
     En quelque vieille Ville,
     Et mourrai plus content:
     Puisque je suis patient!


     Si mon mal se résigne,
     Si j’ai jamais quelque or
     Choisirai-je le Nord
     Ou le Pays des Vignes?..
     – Ah! songer est indigne


     Puisque c’est pure perte!
     Et si je redeviens
     Le voyageur ancien,
     Jamais l’auberge verte
     Ne peut bien m’être ouverte.



   5. CONCLUSION


     Les pigeons qui tremblent dans la prairie,
     Le gibier qui court et qui voit la nuit,
     Les bêtes des eaux, la bête asservie,
     Les derniers papillons!.. ont soif aussi.


     Mais fondre où fond ce nuage sans guide,
     – Oh! favorisé de ce qui est frais!
     Expirer en ces violettes humides
     Dont les aurores chargent ces forêts?

   Mai 1872



   BONNE PENSEE DU MATIN


     À quatre heures du matin, l’été,
     Le sommeil d’amour dure encore.
     Sous les bosquets l’aube évapore
     L’odeur du soir fêté.


     Mais là-bas dans l’immense chantier
     Vers le soleil des Hespérides,
     En bras de chemise, les charpentiers
     Déjà s’agitent.


     Dans leur désert de mousse, tranquilles,
     Ils préparent les lambris précieux
     Où la richesse de la ville
     Rira sous de faux cieux.


     Ah! pour ces Ouvriers, charmants
     Sujets d’un roi de Babylone,
     Vénus! laisse un peu les Amants
     Dont l’âme est en couronne.
     ô Reine des Bergers!


     Porte aux travailleurs l’eau-de-vie,
     Pour que leurs forces soient en paix
     En attendant le bain dans la mer, à midi.

   Mai 1872


   FETES DE LA PATIENCE


   BANNIERES DE MAI


     Aux branches claires des tilleuls
     Meurt un maladif hallali.
     Mais des chansons spirituelles
     Voltigent parmi les groseilles.
     Que notre sang rie en nos veines,
     Voici s’enchevêtrer les vignes.
     Le ciel est joli comme un ange.
     L’azur et l’onde communient.
     Je sors. Si un rayon me blesse
     Je succomberai sur la mousse.


     Qu’on patiente et qu’on s’ennuie
     C’est trop simple. Fi de mes peines.
     Je veux que l’été dramatique
     Me lie à son char de fortune.
     Que par toi beaucoup, à Nature,
     – Ah moins seul et moins nul! – je meure.
     Au lieu que les Bergers, c’est drôle,
     Meurent à peu près par le monde.


     Je veux bien que les saisons m’usent.
     À toi, Nature, je me rends;
     Et ma faim et toute ma soif.
     Et, s’il te plaît, nourris, abreuve.
     Rien de rien ne m’illusionne;
     C’est rire aux parents, qu’au soleil,
     Mais moi, je ne veux rire à rien;
     Et libre soit cette infortune.

   Mai 1872


   CHANSON DE LA PLUS HAUTE TOUR


     Oisive jeunesse
     À tout asservie,
     Par délicatesse
     J’ai perdu ma vie.
     Ah! Que le temps vienne
     Où les cœurs s’éprennent.


     Je me suis dit: laisse,
     Et qu’on ne te voie:
     Et sans la promesse
     De plus hautes joies.
     Que rien ne t’arrête
     Auguste retraite.


     J’ai tant fait patience
     Qu’à jamais j’oublie;
     Craintes et souffrances
     Aux cieux sont parties.
     Et la soif malsaine
     Obscurcit mes veines.


     Ainsi la Prairie
     À l’oubli livrée,
     Grandie, et fleurie
     D’encens et d’ivraies
     Au bourdon farouche
     De cent sales mouches.


     Ah! Mille veuvages
     De la si pauvre âme
     Qui n’a que l’image
     De la Notre-Dame!
     Est-ce que l’on prie
     La Vierge Marie?


     Oisive jeunesse
     À tout asservie,
     Par délicatesse
     J’ai perdu ma vie.
     Ah! Que le temps vienne
     Où les cœurs s’éprennent!

   Mai 1872


   L’ETERNITE


     Elle est retrouvée.
     Quoi? – L’Éternité.
     C’est la mer allée
     Avec le soleil.


     Ame sentinelle,
     Murmurons l’aveu
     De la nuit si nulle
     Et du jour en feu.


     Des humains suffrages,
     Des communs élans
     Là tu te dégages
     Et voles selon.


     Puisque de vous seules,
     Braises de satin,
     Le Devoir s’exhale
     Sans qu’on dise: enfin.


     Là pas d’espérance,
     Nul orietur
     Science avec patience,
     Le supplice est sûr.


     Elle est retrouvée.
     Quoi? – L’Éternité.
     C’est la mer allée
     Avec le soleil.

   Mai 1872



   AGE D’OR


     Quelqu’une des voix
     Toujours angélique
     – Il s’agit de moi, —
     Vertement s’explique:


     Ces mille questions
     Qui se ramifient
     N’amènent, au fond,
     Qu’ivresse et folie;


     Reconnais ce tour
     Si gai, si facile:
     Ce n’est qu’onde, flore,
     Et c’est ta famille!


     Puis elle chante. ô
     Si gai, si facile,
     Et visible à l’œil nu…
     – Je chante avec elle, —


     Reconnais ce tour
     Si gai, si facile,
     Ce n’est qu’onde, flore,
     Et c’est ta famille!.. etc…


     Et puis une voix
     – Est-elle angélique! —
     Il s’agit de moi,
     Vertement s’explique;


     Et chante à l’instant
     En sœur des haleines:
     D’un ton Allemand,
     Mais ardente et pleine:


     Le monde est vicieux;
     Si cela t’étonne!
     Vis et laisse au feu
     L’obscure infortune.


     ô! joli château!
     Que ta vie est claire!
     De quel Age es-tu,
     Nature princière


     De notre grand frère! etc…
     Je chante aussi, moi:
     Multiples sœurs! voix
     Pas du tout publiques!
     Environnez-moi
     De gloire pudique… etc…

   Juin 1872


   JEUNE MENAGE


     La chambre est ouverte au ciel bleu-turquin;
     Pas de place: des coffrets et des huches!
     Dehors le mur est plein d’aristoloches
     Où vibrent les gencives des lutins.


     Que ce sont bien intrigues de génies
     Cette dépense et ces désordres vains!
     C’est la fée africaine qui fournit
     La mûre, et les résilles dans les coins.


     Plusieurs entrent, marraines mécontentes,
     En pans de lumière dans les buffets,
     Puis y restent! le ménage s’absente
     Peu sérieusement, et rien ne se fait.


     Le marié a le vent qui le floue
     Pendant son absence, ici, tout le temps.
     Même des esprits des eaux, malfaisants
     Entrent vaguer aux sphères de l’alcôve.


     La nuit, l’amie oh! la lune de miel
     Cueillera leur sourire et remplira
     De mille bandeaux de cuivre le ciel.
     Puis ils auront affaire au malin rat.


     – S’il n’arrive pas un feu follet blême,
     Comme un coup de fusil, après des vêpres.
     – ô spectres saints et blancs de Bethléem,
     Charmez plutôt le bleu de leur fenêtre!

   27 juin 1872


   BRUXELLES


     Juillet
     Boulevard du Régent.


     Plates-bandes d’amarantes jusqu’à
     L’agréable palais de Jupiter.
     – Je sais que c’est Toi, qui, dans ces lieux,
     Mêles ton Bleu presque de Sahara!


     Puis, comme rose et sapin du soleil
     Et liane ont ici leurs jeux enclos,
     Cage de la petite veuve!..
     Quelles Troupes d’oiseaux! ô iaio, iaio!..


     – Calmes maisons, anciennes passions!
     Kiosque de la Folle par affection.
     Après les fesses des rosiers, balcon
     Ombreux et très-bas de la Juliette.


     – La Juliette, ça rappelle l’Henriette,
     Charmante station du chemin de fer
     Au cœur d’un mont comme au fond d’un verger
     Où mille diables bleus dansent dans l’air!


     Banc vert où chante au paradis d’orage,
     Sur la guitare, la blanche Irlandaise.
     Puis de la salle à manger guyanaise
     Bavardage des enfants et des cages.


     Fenêtre du duc qui fais que je pense
     Au poison des escargots et du buis
     Qui dort ici-bas au soleil.
     Et puis
     C’est trop beau! trop! Gardons notre silence.


     – Boulevard sans mouvement ni commerce,
     Muet, tout drame et toute comédie,
     Réunion des scènes infinie,
     Je te connais et t’admire en silence.


 //-- * --// 

     Est-elle aimée?.. aux premières heures bleues
     Se détruira-t-elle comme les fleurs feues…
     Devant la splendide étendue où l’on sente
     Souffler la ville énormément florissante!


     C’est trop beau! c’est trop beau! mais c’est nécessaire
     – Pour la Pêcheuse et la chanson du Corsaire,
     Et aussi puisque les derniers masques crurent
     Encore aux fêtes de nuit sur la mer pure!

   Juillet 1872


   FETES DE LA FAIM


     Ma faim, Anne, Anne,
     Fuis sur ton âne.


     Si j’ai du goût, ce n’est guères
     Que pour la terre et les pierres.
     Dinn! dinn! dinn! dinn! Je pais l’air
     Le roc, les Terres, le fer.


     Tournez, les faims, paissez, faims,
     Le pré des sons!
     L’aimable et vibrant venin
     Des liserons;


     Les cailloux qu’un pauvre brise,
     Les vieilles pierres d’églises,
     Les galets, fils des déluges,
     Pains couchés aux vallées grises!


     Mes faims, c’est les bouts d’air noir;
     L’azur sonneur;
     – C’est l’estomac qui me tire.
     C’est le malheur.


     Sur terre ont paru les feuilles:
     Je vais aux chairs de fruit blettes.
     Au sein du sillon, je cueille
     La doucette et la violette.


     Ma faim, Anne, Anne!
     Fuis sur ton âne.


     Entends comme brame
     près des acacias
     en avril la rame
     viride du pois!


     Dans sa vapeur nette,
     vers Phœbé! tu vois
     s’agiter la tête
     de saints d’autrefois…


     Loin des claires meules
     des caps, des beaux toits,
     ces chers Anciens veulent
     ce philtre sournois…


     Or ni fériale
     ni astrale! n’est
     la brume qu’exhale
     ce nocturne effet.


     Néanmoins ils restent,
     – Sicile, Allemagne,
     dans ce brouillard triste
     et blêmi, justement!



   MICHEL ET CHRISTINE


     Zut alors si le soleil quitte ces bords!
     Fuis, clair déluge! Voici l’ombre des routes.
     Dans les saules, dans la vieille cour d’honneur
     L’orage d’abord jette ses larges gouttes.


     ô cent agneaux, de l’idylle soldats blonds,
     Des aqueducs, des bruyères amaigries,
     Fuyez! plaine, déserts, prairie, horizons
     Sont à la toilette rouge de l’orage!


     Chien noir brun pasteur dont le manteau s’engouffre,
     Fuyez l’heure des éclairs supérieurs;
     Blond troupeau, quand voici nager ombre et soufre,
     Tâchez de descendre à des retraits meilleurs.


     Mais moi, Seigneur! voici que mon Esprit vole,
     Après les cieux glacés de rouge, sous les
     Nuages célestes qui courent et volent
     Sur cent Solognes longues comme un railway.


     Voilà mille loups, mille graines sauvages
     Qu’emporte, non sans aimer les liserons,
     Cette religieuse après-midi d’orage
     Sur l’Europe ancienne où cent hordes iront!


     Après, le clair de lune! partout la lande,
     Rougis et leurs fronts aux cieux noirs, les guerriers
     Chevauchent lentement leurs pâles coursiers!
     Les cailloux sonnent sous cette fière bande!


     – Et verrai-je le bois jaune et le val clair,
     L’Épouse aux yeux bleus, l’homme au front rouge,
     [– à Gaule,
     Et le blanc agneau Pascal, à leurs pieds chers,
     – Michel et Christine, – et Christ! – fin de l’Idylle.



   HONTE


     Tant que la lame n’aura
     Pas coupé cette cervelle,
     Ce paquet blanc, vert et gras
     À vapeur, jamais nouvelle,


     Ah! Lui, devrait couper son
     Nez, sa lèvre, ses oreilles,
     Son ventre! et faire abandon
     De ses jambes! ô merveille!


     Mais, non, vrai, je crois que tant
     Que pour sa tête la lame
     Que les cailloux pour son flanc
     Que pour ses boyaux la flamme


     N’auront pas agi, l’enfant
     Gêneur, la si sotte bête,
     Ne doit cesser un instant
     De ruser et d’être traître


     Comme un chat des Monts-Rocheux;
     D’empuantir toutes sphères!
     Qu’à sa mort pourtant, à mon Dieu!
     S’élève quelque prière!



   MEMOIRE

 //-- I --// 

     L’eau claire; comme le sel des larmes d’enfance,
     L’assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes;
     la soie, en foule et de lys pur, des oriflammes
     sous les murs dont quelque pucelle eut la défense;


     l’ébat des anges; – Non. . , le courant d’or en marche,
     meut ses bras, noirs, et lourds, et frais surtout, d’herbe. Elle
     sombre, ayant le Ciel bleu pour ciel-de-lit, appelle
     pour rideaux l’ombre de la colline et de l’arche.


 //-- II --// 

     Eh! l’humide carreau tend ses bouillons limpides!
     L’eau meuble d’or pâle et sans fond les couches prêtes.
     Les robes vertes et déteintes des fillettes
     font les saules, d’où sautent les oiseaux sans brides.


     Plus pure qu’un louis, jaune et chaude paupière
     le souci d’eau – ta foi conjugale, à l’Épouse! —
     au midi prompt, de son terne miroir, jalouse
     au ciel gris de chaleur la Sphère rose et chère.


 //-- III --// 

     Madame se tient trop debout dans la prairie
     prochaine où neigent les fils du travail; l’ombre]le
     aux doigts; foulant l’ombelle; trop fière pour elle;
     des enfants lisant dans la verdure fleurie


     leur livre de maroquin rouge! Hélas, Lui, comme
     mille anges blancs qui se séparent sur la route,
     s’éloigne par delà la montagne! Elle, toute
     froide, et noire, court! après le départ de l’homme!


 //-- IV --// 

     Regret des bras épais et jeunes d’herbe pure!
     Or des lunes d’avril au cœur du saint lit! Joie
     des chantiers riverains à l’abandon, en proie
     aux soirs d’août qui faisaient germer ces pourritures!


     Qu’elle pleure à présent sous les remparts! l’haleine
     des peupliers d’en haut est pour la seule brise.
     Puis, c’est la nappe, sans reflets, sans source, grise:
     un vieux, dragueur, dans sa barque immobile, peine.


 //-- V --// 

     Jouet de cet œil d’eau morne, je n’y puis prendre,
     à canot immobile! oh! bras trop courts! ni l’une
     ni l’autre fleur: ni la jaune qui m’importune,
     là; ni la bleue, amie à l’eau couleur de cendre.


     Ah! la poudre des saules qu’une aile secoue!
     Les roses des roseaux dès longtemps dévorées!
     Mon canot, toujours fixe; et sa chaîne tirée
     Au fond de cet œil d’eau sans bords, – à quelle boue?



   ô saisons, à châteaux…


     ô saisons, à châteaux,
     Quelle âme est sans défauts?


     ô saisons, à châteaux,


     J’ai fait la magique étude
     Du Bonheur que nul n’élude.


     ô vive lui, chaque fois.
     Que chante son coq gaulois.


     Mais! je n’aurai plus d’envie,
     Il s’est chargé de ma vie.


     Ce Charme! il prit âme et corps,
     Et dispersa tous efforts.


     Que comprendre à ma parole?
     Il fait qu’elle fuie et vole!


     ô saisons, à châteaux!


     Et, si le malheur m’entraîne,
     Sa disgrâce m’est certaine.


     Il faut que son dédain, las!
     Me livre au plus prompt trépas!
     – ô Saisons, à Châteaux!