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| bookZ.ru collection
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|  Molière Baptiste Jean
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|  L'étourdi
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   Jean Baptiste Poquelin
   Molière


   L’ÉTOURDI

 //-- Comédie --// 


   Personnages

   Lélie, fils de Pandolfe.
   Célie, esclave de Trufaldin.
   Mascarille, valet de Lélie.
   Hippolyte, fille d’Anselme.
   Anselme, père d’Hippolyte.
   Trufaldin, vieillard.
   Pandolfe, père de Lélie.
   Léandre, fils de famille.
   Andrès, cru égyptien.
   Ergaste, ami de Mascarille.
   Un courrier.
   Deux troupes de masques.
   La scène est à Messine.


   ACTE PREMIER


   Scène première

   Lélie
   Lélie

     Eh bien ! Léandre, eh bien ! il faudra contester ;
     Nous verrons de nous deux qui pourra l’emporter ;
     Qui, dans nos soins communs pour ce jeune miracle,
     Aux voeux de son rival portera plus d’obstacle :
     Préparez vos efforts, et vous défendez bien,
     Sûr que de mon côté je n’épargnerai rien.



   Scène II

   Lélie, Mascarille.
   Lélie

     Ah ! Mascarille !

   Mascarille

     Quoi ?

   Lélie

     Voici bien des affaires ;
     J’ai dans ma passion toutes choses contraires :
     Léandre aime Célie, et, par un trait fatal,
     Malgré mon changement, est encor mon rival.

   Mascarille

     Léandre aime Célie !

   Lélie

     Il l’adore, te dis-je.

   Mascarille

     Tant pis.

   Lélie

     Eh, oui, tant pis ; c’est ce qui m’afflige.
     Toutefois j’aurais tort de me désespérer :
     Puisque j’ai ton secours, je puis me rassurer ;
     Je sais que ton esprit, en intrigues fertile,
     N’a jamais rien trouvé qui lui fût difficile ;
     Qu’on te peut appeler le roi des serviteurs ;
     Et qu’en toute la terre…

   Mascarille

     Eh ! trêve de douceurs,
     Quand nous faisons besoin, nous autres misérables,
     Nous sommes les chéris et les incomparables ;
     Et dans un autre temps, dès le moindre courroux,
     Nous sommes les coquins qu’il faut rouer de coups.

   Lélie

     Ma foi, tu me fais tort avec cette invective.
     Mais enfin discourons un peu de ma captive :
     Dis si les plus cruels et plus durs sentiments
     Ont rien d’impénétrable à des traits si charmants.
     Pour moi, dans ses discours, comme dans son visage
     Je vois pour sa naissance un noble témoignage ;
     Et je crois que le ciel dedans un rang si bas
     Cache son origine, et ne l’en tire pas.

   Mascarille

     Vous êtes romanesque avecque vos chimères ;
     Mais que fera Pandolfe en toutes ces affaires ?
     C’est, Monsieur, votre père, au moins à ce qu’il dit :
     Vous savez que sa bile assez souvent s’aigrit ;
     Qu’il peste contre vous d’une belle manière,
     Quand vos déportements lui blessent la visière.
     Il est avec Anselme en parole pour vous
     Que de son Hippolyte on vous fera l’époux,
     S’imaginant que c’est dans le seul mariage
     Qu’il pourra rencontrer de quoi vous faire sage
     Et s’il vient à savoir que, rebutant son choix,
     D’un objet inconnu vous recevez les lois,
     Que de ce fol amour la fatale puissance
     Vous soustrait au devoir de votre obéissance,
     Dieu sait quelle tempête alors éclatera,
     Et de quels beaux sermons on vous régalera.

   Lélie

     Ah ! trêve, je vous prie, à votre rhétorique !

   Mascarille

     Mais vous, trêve plutôt à votre politique !
     Elle n’est pas fort bonne, et vous devriez tâcher…

   Lélie

     Sais-tu qu’on n’acquiert rien de bon à me fâcher,
     Que chez moi les avis ont de tristes salaires,
     Qu’un valet conseiller y fait mal ses affaires ?

   Mascarille (à part.)

     Il se met en courroux.

   (haut.)

     Tout ce que j’en ai dit
     N’était rien que pour rire et vous sonder l’esprit.
     D’un censeur de plaisirs ai-je fort l’encolure ?
     Et Mascarille est-il ennemi de nature ?
     Vous savez le contraire, et qu’il est très certain
     Qu’on ne peut me taxer que d’être trop humain.
     Moquez-vous des sermons d’un vieux barbon de père :
     poussez votre bidet, vous dis-je, et laissez faire.
     Ma foi, j’en suis d’avis, que ces pénards chagrins
     Nous viennent étourdir de leurs contes badins,
     Et, vertueux par force, espèrent par envie
     Oter aux jeunes gens les plaisirs de la vie.
     Vous savez mon talent, je m’offre à vous servir.

   Lélie

     Ah ! c’est par ces discours que tu peux me ravir.
     Au reste, mon amour, quand je l’ai fait paraître,
     N’a point été mal vu des yeux qui l’ont fait naître.
     Mais Léandre, à l’instant, vient de me déclarer
     Qu’à me ravir Célie il va se préparer :
     C’est pourquoi dépêchons, et cherche dans ta tête
     Les moyens les plus prompts d’en faire ma conquête.
     Trouve ruses, détours, fourbes, inventions,
     Pour frustrer un rival de ses prétentions.

   Mascarille

     Laissez-moi quelque temps rêver à cette affaire.

   (à part.)

     Que pourrais-je inventer pour ce coup nécessaire ?

   Lélie

     Eh bien ! le stratagème ?

   Mascarille

     Ah ! comme vous courez !
     Ma cervelle toujours marche à pas mesurés.
     J’ai trouvé votre fait : il faut… Non, je m’abuse.
     Mais si vous alliez…

   Lélie

     Où ?

   Mascarille

     C’est une faible ruse.
     J’en songeais une…

   Lélie

     Et quelle ?

   Mascarille

     Elle n’irait pas bien.
     Mais ne pourriez-vous pas…?

   Lélie

     Quoi ?

   Mascarille

     Vous ne pourriez rien.
     Parler avec Anselme.

   Lélie

     Et que lui puis-je dire ?

   Mascarille

     Il est vrai, c’est tomber d’un mal dedans un pire.
     Il faut pourtant l’avoir. Allez chez Trufaldin.

   Lélie

     Que faire ?

   Mascarille

     Je ne sais.

   Lélie

     C’en est trop, à la fin,
     Et tu me mets à bout par ces contes frivoles.

   Mascarille

     Monsieur, si vous aviez en main force pistoles,
     Nous n’aurions pas besoin maintenant de rêver
     A chercher les biais que nous devons trouver,
     Et pourrions, par un prompt achat de cette esclave,
     Empêcher qu’un rival vous prévienne et vous brave.
     De ces Egyptiens qui la mirent ici,
     Trufaldin, qui la garde, est en quelque souci ;
     Et trouvant son argent, qu’ils lui font trop attendre,
     Je sais bien qu’il serait très ravi de la vendre :
     Car enfin en vrai ladre il a toujours vécu ;
     Il se ferait fesser pour moins d’un quart d’écu ;
     Et l’argent est le dieu que surtout il révère :
     Mais le mal, c’est…

   Lélie

     Quoi ? c’est…

   Mascarille

     Que monsieur votre père
     Est un autre vilain qui ne vous laisse pas,
     comme vous voudriez bien, manier ses ducats ;
     Qu’il n’est point de ressort qui, pour votre ressource,
     Pût faire maintenant ouvrir la moindre bourse.
     Mais tâchons de parler à Célie un moment,
     Pour savoir là-dessus quel est son sentiment.
     La fenêtre est ici.

   Lélie

     Mais Trufaldin, pour elle,
     Fait de nuit et de jour exacte sentinelle.
     Prend garde.

   Mascarille

     Dans ce coin demeurons en repos.
     O bonheur ! la voilà qui sort tout à propos.



   Scène III

   Célie, Lélie, Mascarille.
   Lélie

     Ah ! que le ciel m’oblige en offrant à ma vue
     Les célestes attraits dont vous êtes pourvue !
     Et, quelque mal cuisant que m’aient causé vos yeux,
     Que je prends de plaisir à les voir en ces lieux !

   Célie

     Mon coeur, qu’avec raison votre discours étonne,
     N’entend pas que mes yeux fassent mal à personne ;
     Et si dans quelque chose ils vous ont outragé,
     Je puis vous assurer que c’est sans mon congé.

   Lélie

     Ah ! leurs coups sont trop beaux pour me faire une injure !
     Je mets toute ma gloire à chérir leur blessure,
     Et…

   Mascarille

     Vous le prenez là d’un ton un peu trop haut ;
     Ce style maintenant n’est pas ce qu’il nous faut.
     Profitons mieux du temps, et sachons vite d’elle
     Ce que…

   Trufaldin (dans sa maison.)

     Célie !

   Mascarille (à Lélie.)

     Eh bien !

   Lélie

     O rencontre cruelle !
     Ce malheureux vieillard devait-il nous troubler ?

   Mascarille

     Allez, retirez-vous ; je saurai lui parler.



   Scène IV

   Trufaldin, Célie, Lélie (retiré, dans un coin), Mascarille.
   Trufaldin (à Célie.)

     Que faites-vous dehors ? et quel soin vous talonne,
     Vous à qui je défends de parler à personne ?

   Célie

     Autrefois j’ai connu cet honnête garçon ;
     Et vous n’avez pas lieu d’en prendre aucun soupçon.

   Mascarille

     Est-ce là le seigneur Trufaldin ?

   Célie

     Oui, lui-même.

   Mascarille

     Monsieur, je suis tout vôtre, et ma joie est extrême
     De pouvoir saluer en toute humilité
     Un homme dont le nom est partout si vanté.

   Trufaldin

     Très humble serviteur.

   Mascarille

     J’incommode peut-être ;
     Mais je l’ai vue ailleurs, où, m’ayant fait connaître
     Les grands talents qu’elle à pour savoir l’avenir,
     Je voulais sur un point un peu l’entretenir.

   Trufaldin

     Quoi ! te mêlerais-tu d’un peu de diablerie ?

   Célie

     Non, tout ce que je sais n’est que blanche magie.

   Mascarille

     Voici donc ce que c’est. Le maître que je sers
     Languit pour un objet qui le tient dans ses fers ;
     Il aurait bien voulu du feu qui le dévore
     Pouvoir entretenir la beauté qu’il adore :
     Mais un dragon, veillant sur ce rare trésor,
     N’a pu, quoi qu’il ait fait, le lui permettre encor ;
     Et ce qui plus le gêne et le rend misérable,
     Il vient de découvrir un rival redoutable :
     Si bien que, pour savoir si ses soins amoureux
     Ont sujet d’espérer quelque succès heureux,
     Je viens vous consulter, sûr que de votre bouche
     Je puis apprendre au vrai le secret qui nous touche.

   Célie

     Sous quel astre ton maître a-t-il reçu le jour ?

   Mascarille

     Sous un astre à jamais ne changer son amour.

   Célie

     Sans me nommer l’objet pour qui son coeur soupire,
     La science que j’ai m’en peut assez instruire.
     Cette fille a du coeur, et, dans l’adversité,
     Elle sait conserver une noble fierté ;
     Elle n’est pas d’humeur à trop faire connaître
     Les secrets sentiments qu’en son coeur on fait naître.
     Mais je les sais comme elle, et, d’un esprit plus doux,
     Je vais en peu de mots te les découvrir tous.

   Mascarille

     O merveilleux pouvoir de la vertu magique !

   Célie

     Si ton maître en ce point de constance se pique,
     Et que la vertu seule anime son dessein,
     Qu’il n’appréhende plus de soupirer en vain ;
     Il a lieu d’espérer, et le fort qu’il veut prendre
     N’est pas sourd aux traités, et voudra bien se rendre.

   Mascarille

     C’est beaucoup ; mais ce fort dépend d’un gouverneur
     Difficile à gagner.

   Célie

     C’est là tout le le malheur.

   Mascarille (à part, regardant Lélie.)

     Au diable le fâcheux qui toujours nous éclaire !

   Célie

     Je vais vous enseigner ce que vous devez faire.

   Lélie (les joignant.)

     Cessez, ô Trufaldin, de vous inquiéter !
     C’est par mon ordre seul qu’il vous vient visiter,
     Et je vous l’envoyais, ce serviteur fidèle,
     Vous offrir mon service, et vous parler pour elle,
     Dont je vous veux dans peu payer la liberté,
     Pourvu qu’entre nous deux le prix soit arrêté.

   Mascarille

     La peste soit la bête !

   Trufaldin

     Ho ! ho ! qui des deux croire ?
     Ce discours au premier est fort contradictoire.

   Mascarille

     Monsieur, ce galant homme a le cerveau blessé ;
     Ne le savez-vous pas ?

   Trufaldin

     Je sais ce que je sai.
     J’ai crainte ici dessous de quelque manigance.

   (à Célie.)

     Rentrez, et ne prenez jamais cette licence.
     Et vous, filous fieffés, ou je me trompe fort,
     Mettez, pour me jouer, vos flûtes mieux d’accord.



   Scène V

   Lélie, Mascarille.
   Mascarille

     C’est bien fait. Je voudrais qu’encor, sans flatterie,
     Il nous eût d’un bâton chargés de compagnie.
     A quoi bon se montrer, et, comme un étourdi,
     Me venir démentir de tout ce que je di ?

   Lélie

     Je pensais faire bien.

   Mascarille

     Oui, c’était fort l’entendre.
     Mais quoi ! cette action ne me doit point surprendre :
     Vous êtes si fertile en pareils contre-temps,
     Que vos écarts d’esprit n’étonnent plus les gens.

   Lélie

     Ah ! mon Dieu ! pour un rien me voilà bien coupable !
     Le mal est-il si grand qu’il soit irréparable ?
     Enfin, si tu ne mets Célie entre mes mains,
     Songe au moins de Léandre à rompre les desseins ;
     Qu’il ne puisse acheter avant moi cette belle.
     De peur que ma présence encor soit criminelle,
     Je te laisse.

   Mascarille

     Fort bien. A dire vrai, l’argent
     Serait dans notre affaire un sûr et fort agent ;
     Mais ce ressort manquant, il faut user d’un autre.



   Scène VI

   Anselme, Mascarille.
   Anselme

     Par mon chef ! C’est un siècle étrange que le nôtre !
     J’en suis confus. Jamais tant d’amour pour le bien,
     Et jamais tant de peine à retirer le sien !
     Les dettes aujourd’hui, quelque soin qu’on emploie,
     Sont comme les enfants, que l’on conçoit en joie,
     Et dont avecque peine on fait l’accouchement.
     L’argent dans une bourse entre agréablement ;
     Mais, le terme venu que nous devons le rendre,
     C’est lors que les douleurs commencent à nous prendre.
     Baste ! ce n’est pas peu que deux mille francs, dus
     Depuis deux ans entiers, me soient enfin rendus ;
     Encore est-ce un bonheur.

   Mascarille (à part les quatre premiers vers.)

     O Dieu ! la belle proie
     A tirer en volant ! Chut, il faut que je voie
     Si je pourrais un peu de près le caresser.
     Je sais bien les discours dont il faut le bercer…
     Je viens de voir, Anselme…

   Anselme

     Et qui ?

   Mascarille

     Votre Nérine.

   Anselme

     Que dit-elle de moi, cette gente assasine[1] ?

   Mascarille

     Pour vous elle est de flamme.

   Anselme

     Elle ?

   Mascarille

     Et vous aime tant,
     Que c’est grande pitié.

   Anselme

     Que tu me rends content !

   Mascarille

     Peu s’en faut que d’amour la pauvrette ne meure.
     Anselme, mon mignon, crie-t-elle à toute heure,
     Quand est-ce que l’hymen unira nos deux coeurs,
     Et que tu daigneras éteindre mes ardeurs ?

   Anselme

     Mais pourquoi jusqu’ici me les avoir celées ?
     Les filles, par ma foi, sont bien dissimulées !
     Mascarille, en effet, qu’en dis-tu ? quoique vieux,
     J’ai de la mine encore assez pour plaire aux yeux.

   Mascarille

     Oui, vraiment, ce visage est encor fort mettable ;
     S’il n’est pas des plus beaux, il est des agréable.

   Anselme

     Si bien donc…?

   Mascarille (veut prendre la bourse.)

     Si bien donc qu’elle est sotte de vous,
     Ne vous regarde plus…

   Anselme

     Quoi ?

   Mascarille

     Que comme un époux,
     Et vous veut…?

   Anselme

     Et me veut…?

   Mascarille

     Et vous veut, quoi qu’il tienne,
     Prendre la bourse…

   Anselme

     La ?

   Mascarille (prend la bourse, et la laisse tomber.)

     La bouche avec la sienne.

   Anselme

     Ah ! je t’entends. Viens cà : lorsque tu la verras,
     Vante-lui mon mérite autant que tu pourras.

   Mascarille

     Laissez-moi faire.

   Anselme

     Adieu.

   Mascarille (à part.)

     Que le ciel vous conduise !

   Anselme (revenant.)

     Ah ! vraiment, je faisais une étrange sottise,
     Et tu pouvais pour toi m’accuser de froideur.
     Je t’engage à servir mon amoureuse ardeur,
     Je reçois par ta bouche une bonne nouvelle,
     Sans du moindre présent récompenser ton zèle !
     Tiens, tu te souviendras…

   Mascarille

     Ah ! non pas, s’il vous plaît.

   Anselme

     Laisse-moi…

   Mascarille

     Point du tout. J’agis sans intérêt.

   Anselme

     Je le sais ; mais pourtant…

   Mascarille

     Non, Anselme, vous dis-je ;
     Je suis homme d’honneur, cela me désoblige.

   Anselme

     Adieu donc, Mascarille.

   Mascarille (à part.)

     O longs discours !

   Anselme (revenant.)

     Je veux
     Régaler par tes mains cet objet de mes voeux ;
     Et je vais te donner de quoi faire pour elle
     L’achat de quelque bague, ou telle bagatelle
     Que tu trouveras bon.

   Mascarille

     Non, laissez votre argent :
     Sans vous mettre en souci, je ferai le présent ;
     Et l’on m’a mis en main une bague à la mode,
     Qu’après vous payerez, si cela l’accommode.

   Anselme

     Soit ; donne-la pour moi : mais surtout fais si bien
     Qu’elle garde toujours l’ardeur de me voir sien.



   Scène VII

   Lélie, Anselme, Mascarille.
   Lélie (ramassant la bourse.)

     A qui la bourse ?

   Anselme

     Ah ! dieux ! elle m’était tombée !
     Et j’aurais après cru qu’on me l’eût dérobée !
     Je vous suis bien tenu de ce soin obligeant,
     Qui m’épargne un grand trouble et me rend mon argent.
     Je vais m’en décharger au logis tout à l’heure.



   Scène VIII

   Lélie, Mascarille.
   Mascarille

     C’est être officieux, et très fort, ou je meure.

   Lélie

     Ma foi ! sans moi, l’argent était perdu pour lui.

   Mascarille

     Certes, vous faites rage, et payez aujourd’hui
     D’un jugement très rare et d’un bonheur extrême ;
     Nous avancerons fort, continuez de même.

   Lélie

     Qu’est-ce donc ? Qu’ai-je fait ?

   Mascarille

     Le sot, en bon françois,
     Puisque je puis le dire, et qu’enfin je le dois.
     Il sait bien l’impuissance où son père le laisse,
     Qu’un rival qu’il doit craindre, étrangement nous presse :
     Cependant, quand je tente un coup pour l’obliger
     Dont je cours moi tout seul la honte et le danger…

   Lélie

     Quoi ? c’était…?

   Mascarille

     Oui, bourreau, c’était pour la captive
     Que j’attrapais l’argent dont votre soin nous prive.

   Lélie

     S’il est ainsi, j’ai tort ; mais qui l’eût deviné ?

   Mascarille

     Il fallait, en effet, être bien raffiné !

   Lélie

     Tu me devais par signe avertir de l’affaire.

   Mascarille

     Oui, je devais au dos avoir mon luminaire.
     Au nom de Jupiter, laissez nous en repos,
     Et ne nous chantez plus d’impertinents propos !
     Un autre, après cela, quitterait tout peut-être ;
     Mais j’avais médité tantôt un coup de maître,
     Dont tout présentement je veux voir les effets ;
     A la charge que si…

   Lélie

     Non, je te le promets,
     De ne me mêler plus de rien dire ou rien faire.

   Mascarille

     Allez donc ; votre vue excite ma colère.

   Lélie

     Mais surtout hâte-toi, de peur qu’en ce dessein…

   Mascarille

     Allez, encore un coup ; j’y vais mettre la main.

   (Lélie sort.)

     Menons bien ce projet ; la fourbe sera fine,
     S’il faut qu’elle succède ainsi que j’imagine.
     Allons voir… Bon, voici mon homme justement.



   Scène IX

   Pandolfe, Mascarille.
   Pandolfe

     Mascarille !

   Mascarille

     Monsieur.

   Pandolfe

     A parler franchement,
     Je suis mal satisfait de mon fils.

   Mascarille

     De mon maître ?
     Vous n’êtes pas le seul qui se plaigne de l’être :
     Sa mauvaise conduite, insupportable en tout,
     Met à chaque moment ma patience à bout.

   Pandolfe

     Je vous croyais pourtant assez d’intelligence
     Ensemble.

   Mascarille

     Moi ? Monsieur, perdez cette croyance ;
     Toujours de son devoir je tâche à l’avertir,
     Et l’on nous voit sans cesse avoir maille à partir[2].
     A l’heure même encor nous avons eu querelle
     Sur l’hymen d’Hippolyte, où je le vois rebelle,
     Où, par l’indignité d’un refus criminel,
     Je le vois offenser le respect paternel.

   Pandolfe

     Querelle ?

   Mascarille

     Oui, querelle, et bien avant poussée.

   Pandolfe

     Je me trompais donc bien ; car j’avais la pensée
     Qu’à tout ce qu’il faisait tu donnais de l’appui.

   Mascarille

     Moi ! Voyez ce que c’est que du monde aujourd’hui,
     Et comme l’innocence est toujours opprimée ?
     Si mon intégrité vous était confirmée,
     Je suis auprès de lui gagé pour serviteur,
     Vous me voudriez encor payer pour précepteur :
     Oui, vous ne pourriez pas lui dire davantage
     Que ce que je lui dis pour le faire être sage.
     Monsieur, au nom de Dieu, lui fais-je assez souvent,
     Cessez de vous laisser conduire au premier vent ;
     Réglez-vous ; regardez l’honnête homme de père
     Que vous avez du ciel, comme on le considère ;
     Cessez de lui vouloir donner la mort au coeur,
     Et, comme lui, vivez en personne d’honneur.

   Pandolfe

     C’est parler comme il faut. Et que peut-il répondre ?

   Mascarille

     Répondre ? Des chansons dont il me vient confondre.
     Ce n’est pas qu’en effet, dans le fond de son coeur,
     Il ne tienne de vous des semences d’honneur ;
     Mais sa raison n’est pas maintenant la maîtresse.
     Si je pouvais parler avecque hardiesse,
     Vous le verriez dans peu soumis sans nul effort.

   Pandolfe

     Parle.

   Mascarille

     C’est un secret qui m’importerait fort
     S’il était découvert ; mais à votre prudence
     Je le puis confier avec toute assurance.

   Pandolfe

     Tu dis bien.

   Mascarille

     Sachez donc que vos voeux sont trahis
     Par l’amour qu’une esclave imprime à votre fils.

   Pandolfe

     On m’en avait parlé ; mais l’action me touche
     De voir que je l’apprenne encore par ta bouche.

   Mascarille

     Vous voyez si je suis le secret confident…

   Pandolfe

     Vraiment je suis ravi de cela.

   Mascarille

     Cependant
     A son devoir, sans bruit, désirez vous le rendre ?
     Il faut… J’ai toujours peur qu’on nous vienne surprendre :
     Ce serait fait de moi, s’il savait ce discours.
     Il faut, dis-je, pour rompre à toute chose cours,
     Acheter sourdement l’esclave idolâtrée,
     Et la faire passer en une autre contrée.
     Anselme a grand succès auprès de Trufaldin ;
     Qu’il aille l’acheter pour vous dès ce matin :
     Après, si vous voulez en mes mains la remettre,
     Je connais des marchands, et puis bien vous promettre
     D’en retirer l’argent qu’elle pourra coûter,
     Et malgré votre fils, de la faire écarter ;
     Car enfin, si l’on veut qu’à l’hymen il se range,
     A cet amour naissant il faut donner le change ;
     Et de plus, quand bien même il serait résolu,
     Qu’il aurait pris le joug que vous avez voulu,
     Cet autre objet, pouvant réveiller son caprice,
     Au mariage encor peut porter préjudice.

   Pandolfe

     C’est très bien raisonner ; ce conseil me plaît fort…
     Je vois Anselme ; va, je m’en vais faire effort
     Pour avoir promptement cette esclave funeste,
     Et la mettre en tes mains pour achever le reste.

   Mascarille (seul.)

     Bon ; allons avertir mon maître de ceci.
     Vive la fourberie, et les fourbes aussi.



   Scène X

   Hippolyte, Mascarille.
   Hippolyte

     Oui, traître, c’est ainsi que tu me rends service !
     Je viens de tout entendre, et voir ton artifice :
     A moins que de cela, l’eussé-je soupçonné ?
     Tu couches d’imposture[3], et tu m’en as donné.
     Tu m’avais promis, lâche, et j’avais lieu d’attendre
     Qu’on te verrait servir mes ardeurs pour Léandre ;
     Que du choix de Lélie, où l’on veut m’obliger,
     Ton adresse et tes soins sauraient me dégager ;
     Que tu m’affranchirais du projet de mon père :
     Et cependant ici tu fais tout le contraire !
     Mais tu t’abuseras ; je sais un sûr moyen
     Pour rompre cet achat où tu pousses si bien ;
     Et je vais de ce pas…

   Mascarille

     Ah ! que vous êtes prompte !
     La mouche tout d’un coup à la tête vous monte[4],
     Et, sans considérer s’il a raison ou non,
     Votre esprit contre moi fait le petit démon.
     J’ai tort, et je devrais, sans finir mon ouvrage,
     Vous faire dire vrai, puisque ainsi l’on m’outrage.

   Hippolyte

     Par quelle illusion penses-tu m’éblouir ?
     Traître, peux-tu nier ce que je viens d’ouïr ?

   Mascarille

     Non. Mais il faut savoir que tout cet artifice
     Ne va directement qu’à vous rendre service ;
     Que ce conseil adroit, qui semble être sans fard,
     Jette dans le panneau l’un et l’autre vieillard[5] ;
     Que mon soin par leurs mains ne veut avoir Célie,
     Qu’à dessein de la mettre au pouvoir de Lélie ;
     Et faire que, l’effet de cette invention
     Dans le dernier excès portant sa passion,
     Anselme, rebuté de son prétendu gendre,
     Puisse tourner son choix du côté de Léandre.

   Hippolyte

     Quoi ! tout ce grand projet, qui m’a mise en courroux,
     Tu l’as formé pour moi, Mascarille ?

   Mascarille

     Oui, pour vous.
     Mais puisqu’on reconnaît si mal mes bons offices,
     Qu’il me faut de la sorte essuyer vos caprices,
     Et que, pour récompense, on s’en vient, de hauteur,
     Me traiter de faquin, de lâche, d’imposteur,
     Je m’en vais réparer l’erreur que j’ai commise,
     Et dès ce même pas rompre mon entreprise.

   Hippolyte (l’arrêtant.)

     Eh ! ne me traite pas si rigoureusement,
     Et pardonne aux transports d’un premier mouvement.

   Mascarille

     Non, non, laissez-moi faire ; il est en ma puissance
     De détourner le coup qui si fort vous offense.
     Vous ne vous plaindrez point de mes soins désormais ;
     Oui, vous aurez mon maître, et je vous le promets.

   Hippolyte

     Eh ! mon pauvre garçon, que ta colère cesse !
     J’ai mal jugé de toi, j’ai tort, je le confesse.

   (Tirant sa bourse.)

     Mais je veux réparer ma faute avec ceci.
     Pourrais-tu te résoudre à me quitter ainsi ?

   Mascarille

     Non, je ne le saurais, quelque effort que je fasse ;
     Mais votre promptitude est de mauvaise grâce.
     Apprenez qu’il n’est rien qui blesse un noble coeur
     Comme quand il peut voir qu’on le touche en l’honneur.

   Hippolyte

     Il est vrai, je t’ai dit de trop grosses injures :
     Mais que ces deux louis guérissent tes blessures.

   Mascarille

     Eh ! tout cela n’est rien ; je suis tendre à ces coups.
     Mais déjà je commence à perdre mon courroux ;
     Il faut de ses amis endurer quelque chose.

   Hippolyte

     Pourras-tu mettre à fin ce que je me propose
     Et crois-tu que l’effet de tes desseins hardis
     Produise à mon amour le succès que tu dis ?

   Mascarille

     N’ayez point pour ce fait l’esprit sur des épines.
     J’ai des ressorts tout prêts pour diverses machines ;
     Et quand ce stratagème à nos voeux manquerait,
     Ce qu’il ne ferait pas, un autre le ferait.

   Hippolyte

     Crois qu’Hippolyte au moins ne sera pas ingrate.

   Mascarille

     L’espérance du gain n’est pas ce qui me flatte.

   Hippolyte

     Ton maître te fait signe, et veut parler à toi :
     Je te quitte ; mais songe à bien agir pour moi.



   Scène XI

   Lélie, Mascarille.
   Lélie

     Que diable fais-tu là ? Tu me promets merveille ;
     Mais ta lenteur d’agir est pour moi sans pareille.
     Sans que mon bon génie au-devant m’a poussé,
     Déjà tout mon bonheur eût été renversé.
     C’était fait de mon bien, c’était fait de ma joie,
     D’un regret éternel je devenais la proie ;
     Bref, si je ne me fusse en ces lieux rencontré,
     Anselme avait l’esclave, et j’en étais frustré ;
     Il l’emmenait chez lui : mais j’ai paré l’atteinte,
     J’ai détourné le coup, et tant fait que, par crainte,
     Le pauvre Trufaldin l’a retenue.

   Mascarille

     Et trois ;
     Quand nous serons à dix, nous ferons une croix.
     C’était par mon adresse, ô cervelle incurable,
     Qu’Anselme entreprenait cet achat favorable ;
     Entre mes propres mains on devait la livrer ;
     Et vos soins endiablés nous en viennent sevrer.
     Et puis pour votre amour je m’emploierais encore !
     J’aimerais mieux cent fois être grosse pécore,
     Devenir cruche, chou, lanterne, loup-garou,
     Et que monsieur Satan vous vînt tordre le cou.

   Lélie (seul.)

     Il nous le faut mener en quelque hôtellerie,
     Et faire sur les pots décharger sa furie.




   ACTE II


   Scène première

   Lélie, Mascarille.
   Mascarille

     A vos désirs enfin il a fallu se rendre :
     Malgré tous mes serments, je n’ai pu m’en défendre,
     Et pour vos intérêts, que je voulais laisser,
     En de nouveaux périls viens de m’embarrasser.
     Je suis ainsi facile ; et si de Mascarille
     Madame la nature avait fait une fille,
     Je vous laisse à penser ce que ç’aurait été.
     Toutefois n’allez pas, sur cette sûreté,
     Donner de vos revers au projet que je tente,
     Me faire une bévue, et rompre mon attente.
     Auprès d’Anselme encor nous vous excuserons,
     Pour en pouvoir tirer ce que nous désirons ;
     Mais si dorénavant votre imprudence éclate,
     Adieu, vous dis, mes soins pour l’objet qui vous flatte.

   Lélie

     Non, je serai prudent, te dis-je, ne crains rien :
     Tu verras seulement…

   Mascarille

     Souvenez-vous-en bien ;
     J’ai commencé pour vous un hardi stratagème.
     Votre père fait voir une paresse extrême
     A rendre par sa mort tous vos désirs contents
     Je viens de le tuer (de parole, j’entends) :
     Je fais courir le bruit que d’une apoplexie
     Le bonhomme surpris a quitté cette vie.
     Mais avant, pour pouvoir mieux feindre ce trépas,
     J’ai fait que vers sa grange il a porté ses pas ;
     On est venu lui dire, et par mon artifice,
     Que les ouvriers qui sont après son édifice,
     Parmi les fondements qu’ils en jettent encor,
     Avaient fait par hasard rencontre d’un trésor.
     Il a volé d’abord ; et comme à la campagne
     Tout son monde à présent, hors nous deux, l’accompagne,
     Dans l’esprit d’un chacun je le tue aujourd’hui,
     Et produis un fantôme enseveli pour lui.
     Jouez bien votre rôle ; et pour mon personnage,
     Si vous apercevez que j’y manque d’un mot,
     Dites absolument que je ne suis qu’un sot.



   Scène II

   Lélie.
   Lélie

     Son esprit, il est vrai, trouve une étrange voie
     Pour adresser mes voeux au comble de leur joie ;
     Mais quand d’un bel objet on est bien amoureux,
     Que ne ferait-on pas pour devenir heureux ?
     Si l’amour est au crime une assez belle excuse,
     Il en peut bien servir à la petite ruse
     Que sa flamme aujourd’hui me force d’approuver,
     Par la douceur du bien qui m’en doit arriver.
     Juste ciel ! qu’ils sont prompts ! Je les vois en parole[6].
     Allons nous préparer à jouer notre rôle.



   Scène III

   Anselme, Mascarille.
   Mascarille

     La nouvelle a sujet de vous surprendre fort.

   Anselme

     Etre mort de la sorte !

   Mascarille

     Il a certes, grand tort :
     Je lui sais mauvais gré d’une telle incartade.

   Anselme

     N’avoir pas seulement le temps d’être malade !

   Mascarille

     Non, jamais homme n’eut si hâte de mourir.

   Anselme

     Et Lélie ?

   Mascarille

     Il se bat, et ne peut rien souffrir :
     Il s’est fait en maints lieux contusion et bosse,
     Et veut accompagner son papa dans la fosse :
     Enfin, pour achever, l’excès de son transport
     M’a fait en grande hâte ensevelir le mort,
     De peur que cet objet, qui le rend hypocondre,
     A faire un vilain coup ne me l’allât semondre[7].

   Anselme

     N’importe, tu devais attendre jusqu’au soir ;
     Outre qu’encore un coup j’aurais voulu le voir,
     Qui tôt ensevelit, bien souvent assassine ;
     Et tel est cru défunt, qui n’en a que la mine.

   Mascarille

     Je vous le garantis trépassé comme il faut.
     Au reste, pour venir au discours de tantôt,
     Lélie (et l’action lui sera salutaire)
     D’un bel enterrement veut régaler son père,
     Et consoler un peu ce défunt de son sort,
     Par le plaisir de voir faire honneur à sa mort.
     Il hérite beaucoup ; mais comme en ses affaires
     Il se trouve assez neuf et ne voit encor guères,
     Que son bien la plupart n’est point en ces quartiers,
     Ou que ce qu’il y tient consiste en des papiers,
     Il voudrait vous prier, ensuite de l’instance
     D’excuser de tantôt son trop de violence,
     De lui prêter au moins pour ce dernier devoir…

   Anselme

     Tu me l’as déjà dit, et je m’en vais le voir.

   Mascarille (seul.)

     Jusques ici du moins tout va le mieux du monde.
     Tâchons à ce progrès que le reste réponde ;
     Et, de peur de trouver dans le port un écueil,
     conduisons le vaisseau de la main et de l’oeil.



   Scène IV

   Anselme, Lélie, Mascarille.
   Anselme

     Sortons ; je ne saurais qu’avec douleur très forte
     Le voir empaqueté de cette étrange sorte.
     Las ! en si peu de temps ! Il vivait ce matin !

   Mascarille

     En peu de temps parfois on fait bien du chemin.

   Lélie (pleurant.)

     Ah !

   Anselme

     Mais quoi, cher Lélie ! enfin il était homme.
     On n’a point pour la mort de dispense de Rome.

   Lélie

     Ah !

   Anselme

     Sans leur dire gare, elle abat les humains,
     Et contre eux de tout temps a de mauvais desseins.

   Lélie

     Ah !

   Anselme

     Ce fier animal, pour toutes les prières,
     Ne perdrait pas un coup de ses dents meurtrières ;
     Tout le monde y passe.

   Lélie

     Ah !

   Mascarille

     Vous avez beau prêcher,
     Ce deuil enraciné ne se peut arracher.

   Anselme

     Si malgré ces raisons, votre ennui persévère,
     Mon cher Lélie, au moins faites qu’il se modère.

   Lélie

     Ah !

   Mascarille

     Il n’en fera rien, je connais son humeur.

   Anselme

     Au reste, sur l’avis de votre serviteur,
     J’apporte ici l’argent qui vous est nécessaire
     Pour faire célébrer les obsèques d’un père.

   Lélie

     Ah ! ah !

   Mascarille

     Comme à ce mot s’augmente sa douleur !
     Il ne peut, sans mourir, songer à ce malheur.

   Anselme

     Je sais que vous verrez aux papiers du bonhomme
     Que je suis débiteur d’une plus grande somme :
     Mais quand par ces raisons je ne vous devrais rien,
     Vous pourriez librement disposer de mon bien.
     Tenez, je suis tout vôtre, et le ferai paraître.

   Lélie (s’en allant.)

     Ah !

   Mascarille

     Le grand déplaisir que sent monsieur mon maître !

   Anselme

     Mascarille, je crois qu’il serait à propos
     Qu’il me fît de sa main un reçu de deux mots.

   Mascarille

     Ah !

   Anselme

     Des événements l’incertitude est grande.

   Mascarille

     Ah !

   Anselme

     Faisons-lui signer le mot que je demande.

   Mascarille

     Las ! en l’état qu’il est, comment vous contenter ?
     Donnez-lui le loisir de se désattrister ;
     Et quand ses déplaisirs prendront quelque allégeance,
     J’aurai soin d’en tirer d’abord votre assurance.
     Adieu. Je sens mon coeur qui se gonfle d’ennui,
     Et m’en vais tout mon soûl pleurer avecque lui.
     Ah !

   Anselme (seul.)

     Le monde est rempli de beaucoup de traverses ;
     Chaque homme tous les jours en ressent de diverses ;
     Et jamais ici-bas…



   Scène V

   Pandolfe, Anselme.
   Anselme

     Ah ! bon Dieu ! je frémi !
     Pandolfe qui revient ! Fût-il bien endormi[8] !
     Comme depuis sa mort sa face est amaigrie !
     Las ! ne m’approchez pas de plus près, je vous prie !
     J’ai trop de répugnance à coudoyer un mort.

   Pandolfe

     D’où peut donc provenir ce bizarre transport ?

   Anselme

     Dites-moi de bien loin quel sujet vous amène.
     Si pour me dire adieu vous prenez tant de peine,
     C’est trop de courtoisie, et véritablement
     Je me serais passé de votre compliment.
     Si votre âme est en peine, et cherche des prières,
     Las ! je vous en promets ; et ne m’effrayez guères !
     Foi d’homme épouvanté, je vais faire à l’instant
     Prier tant Dieu pour vous que vous serez content.
     Disparaissez donc, je vous prie,
     Et que le ciel, par sa bonté,
     Comble de joie et de santé
     Votre défunte seigneurie !

   Pandolfe (riant.)

     Malgré tout mon dépit, il m’y faut prendre part.

   Anselme

     Las ! pour un trépassé vous êtes bien gaillard.

   Pandolfe

     Est-ce jeu, dites-nous, ou bien si c’est folie,
     Qui traite de défunt une personne en vie ?

   Anselme

     Hélas ! vous êtes mort, et je viens de vous voir.

   Pandolfe

     Quoi ! j’aurais trépassé sans m’en apercevoir ?

   Anselme

     Sitôt que Mascarille en a dit la nouvelle,
     J’en ai senti dans l’âme une douleur mortelle.

   Pandolfe

     Mais, enfin, dormez-vous ? êtes-vous éveillé ?
     Me connaissez-vous pas ?

   Anselme

     Vous êtes habillé
     D’un corps aérien qui contrefait le vôtre,
     Mais qui dans un moment peut devenir tout autre.
     Je crains fort de vous voir comme un géant grandir,
     Et tout votre visage affreusement laidir.
     Pour Dieu ! ne prenez point de vilaine figure ;
     J’ai prou[9] de ma frayeur en cette conjoncture.

   Pandolfe

     En une autre saison, cette naïveté
     Dont vous accompagnez votre crédulité,
     Anselme, me serait un charmant badinage,
     Et j’en prolongerais le plaisir davantage :
     Mais, avec cette mort, un trésor supposé,
     Dont parmi les chemins on m’a désabusé,
     Fomente dans mon âme un soupçon légitime.
     Mascarille est un fourbe, et fourbe fourbissime,
     Sur qui ne peuvent rien la crainte et le remords,
     Et qui pour ses desseins a d’étranges ressorts.

   Anselme

     M’aurait-on joué pièce et fait supercherie ?
     Ah ! vraiment, ma raison, vous seriez fort jolie !
     Touchons un peu pour voir : en effet, c’est bien lui.
     Malepeste du sot que je suis aujourd’hui !
     De grâce, n’allez pas divulguer un tel conte ;
     On en ferait jouer quelque farce à ma honte :
     Mais, Pandolfe, aidez-moi vous-même à retirer
     L’argent que j’ai donné pour vous faire enterrer.

   Pandolfe

     De l’argent, dites-vous ? Ah ! voilà l’encolure !
     Voilà le noeud secret de toute l’aventure !
     A votre dam. Pour moi, sans m’en mettre en souci,
     Je vais faire informer de cette affaire ici
     Contre ce Mascarille ; et si l’on peut le prendre,
     Quoi qu’il puisse coûter, je le veux faire pendre.

   Anselme (seul.)

     Et moi, la bonne dupe à trop croire un vaurien,
     Il faut donc qu’aujourd’hui je perde et sens et bien.
     Il me sied bien, ma foi, de porter tête grise,
     Et d’être encor si prompt à faire une sottise ;
     D’examiner si peu sur un premier rapport…
     Mais je vois…



   Scène VI

   Lélie, Anselme.
   Lélie (sans voir Anselme.)

     Maintenant, avec ce passe-port,
     Je puis à Trufaldin rendre aisément visite.

   Anselme

     A ce que je puis voir, votre douleur vous quitte ?

   Lélie

     Que dites-vous ? Jamais elle ne quittera
     Un coeur qui chèrement toujours la gardera.

   Anselme

     Je reviens sur mes pas vous dire avec franchise
     Que tantôt avec vous j’ai fait une méprise ;
     Que parmi ces louis, quoiqu’ils semblent très beaux,
     J’en ai, sans y penser, mêlé que je tiens faux ;
     Et j’apporte sur moi de quoi mettre en leur place.
     De nos faux monnayeurs l’insupportable audace
     Pullule en cet Etat d’une telle façon,
     Qu’on ne reçoit plus rien qui soit hors de soupçon.
     Mon Dieu ! qu’on ferait bien de les faire tous pendre !

   Lélie

     Vous me faites plaisir de les vouloir reprendre ;
     Mais je n’en ai point vu de faux, comme je croi.

   Anselme

     Je les connaîtrai bien : montrez, montrez-les moi.
     Est-ce tout ?

   Lélie

     Oui.

   Anselme

     Tant mieux. Enfin je vous raccroche,
     Mon argent bien-aimé ; rentrez dedans ma poche ;
     Et vous, mon brave escroc, vous ne tenez plus rien.
     Vous tuez donc des gens qui se portent fort bien ?
     Et qu’auriez-vous donc fait sur moi, chétif beau-père ?
     Ma foi, je m’engendrais d’une belle manière,
     Et j’allais prendre en vous un beau-fils fort discret !
     Allez, allez mourir de honte et de regret.

   Lélie (seul.)

     Il faut dire : J’en tiens. Quelle surprise extrême !
     D’où peut-il avoir su sitôt le stratagème ?



   Scène VII

   Lélie, Mascarille.
   Mascarille

     Quoi ! vous étiez sorti ? Je vous cherchais partout.
     Eh bien ! en sommes-nous enfin venus à bout ?
     Je le donne en six coups au fourbe le plus brave.
     Cà, donnez-moi que j’aille acheter notre esclave :
     Votre rival après sera bien étonné.

   Lélie

     Ah ! mon pauvre garçon, la chance a bien tourné !
     Pourrais-tu de mon sort deviner l’injustice ?

   Mascarille

     Quoi ! que serait-ce ?

   Lélie

     Anselme, instruit de l’artifice,
     M’a repris maintenant tout ce qu’il nous prêtait,
     Sous couleur de changer de l’or que l’on doutait.

   Mascarille

     Vous vous moquez peut-être ?

   Lélie

     Il est trop véritable.

   Mascarille

     Tout de bon ?

   Lélie

     Tout de bon : j’en suis inconsolable.
     Tu te vas emporter d’un courroux sans égal.

   Mascarille

     Moi, Monsieur ! Quelque sot[10] : la colère fait mal,
     Et je veux me choyer, quoi qu’enfin il arrive.
     Que Célie, après tout, soit ou libre ou captive,
     Que Léandre l’achète, ou qu’elle reste là,
     Pour moi, je m’en soucie autant que de cela.

   Lélie

     Ah ! n’aye point pour moi si grande indifférence,
     Et sois plus indulgent à ce peu d’imprudence !
     Sans ce dernier malheur, ne m’avoueras-tu pas
     Que j’avais fait merveille, et qu’en ce feint trépas
     J’éludais un chacun d’un deuil si vraisemblable,
     Que les plus clairvoyants l’auraient cru véritable ?

   Mascarille

     Vous avez en effet sujet de vous louer.

   Lélie

     Et bien ! je suis coupable, et je veux l’avouer.
     Mais si jamais mon bien te fut considérable[11],
     Répare ce malheur, et me sois secourable.

   Mascarille

     Je vous baise les mains ; je n’ai pas le loisir.

   Lélie

     Mascarille ! mon fils !

   Mascarille

     Point.

   Lélie

     Fais-moi ce plaisir.

   Mascarille

     Non, je n’en ferai rien.

   Lélie

     Si tu m’es inflexible,
     Je m’en vais me tuer.

   Mascarille

     Soit ; il vous est loisible.

   Lélie

     Je ne te puis fléchir ?

   Mascarille

     Non.

   Lélie

     Vois-tu le fer prêt ?

   Mascarille

     Oui.

   Lélie

     Je vais le pousser.

   Mascarille

     Faites ce qu’il vous plaît.

   Lélie

     Tu n’auras pas regret de m’arracher la vie ?

   Mascarille

     Non.

   Lélie

     Adieu Mascarille.

   Mascarille

     Adieu Monsieur Lélie.

   Lélie

     Quoi !…

   Mascarille

     Tuez-vous donc vite. Ah ! que de longs devis[12].

   Lélie

     Tu voudrais bien, ma foi, pour avoir mes habits,
     Que je fisse le sot, et que je me tuasse.

   Mascarille

     Savais-je pas qu’enfin ce n’était que grimace ;
     Et, quoi que ces esprits jurent d’effectuer,
     Qu’on n’est point aujourd’hui si prompt à se tuer ?



   Scène VIII

   Trufaldin, Léandre, Lélie, Mascarille. (Trufaldin parle bas à Léandre dans le fond du théâtre.)

   Lélie

     Que vois-je ? mon rival et Trufaldin ensemble !
     Il achète Célie ; ah ! de frayeur je tremble.

   Mascarille

     Il ne faut point douter qu’il fera ce qu’il peut,
     Et s’il a de l’argent, qu’il pourra ce qu’il veut.
     Pour moi, j’en suis ravi. Voilà la récompense
     De vos brusques erreurs, de votre impatience.

   Lélie

     Que dois-je faire ? dis ; veuille me conseiller.

   Mascarille

     Je ne sais.

   Lélie

     Laisse-moi, je vais le quereller.

   Mascarille

     Qu’en arrivera-t-il ?

   Lélie

     Que veux-tu que je fasse
     Pour empêcher ce coup ?

   Mascarille

     Allez, je vous fais grâce ;
     Je jette encore un oeil pitoyable sur vous.
     Laissez-moi l’observer ; par des moyens plus doux
     Je vais, comme je le crois, savoir ce qu’il projette.

   (Lélie sort.)
   Trufaldin (à Léandre.)

     Quand on viendra tantôt, c’est une affaire faite.

   (Trufaldin sort.)
   Mascarille (à part, en s’en allant.)

     Il faut que je l’attrape, et que de ses desseins
     Je sois le confident, pour mieux les rendre vains.

   Léandre (seul.)

     Grâces au ciel, voilà mon bonheur hors d’atteinte ;
     J’ai su me l’assurer, et je n’ai plus de crainte.
     Quoi que désormais puisse entreprendre un rival,
     Il n’est plus en pouvoir de me faire du mal.



   Scène IX

   Léandre, Mascarille.
   Mascarille (dit ces deux vers dans la maison, et entre sur le théâtre.)

     Ahi ! à l’aide ! au meurtre ! au secours ! on m’assomme !
     Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! O traître ! ô bourreau d’homme !

   Léandre

     D’où procède cela ? Qu’est-ce ? que te fait-on ?

   Mascarille

     On vient de me donner deux cents coups de bâton.

   Léandre

     Qui ?

   Mascarille

     Lélie.

   Léandre

     Et pourquoi ?

   Mascarille

     Pour une bagatelle
     Il me chasse, et me bat d’une façon cruelle.

   Léandre

     Ah ! vraiment il a tort.

   Mascarille

     Mais, ou je ne pourrai,
     Ou je jure bien fort que je m’en vengerai.
     Oui, je te ferai voir, batteur que Dieu confonde,
     Que ce n’est pas pour rien qu’il faut rouer le monde ;
     Que je suis un valet, mais fort homme d’honneur,
     Et qu’après m’avoir eu quatre ans pour serviteur,
     Il ne me fallait pas payer en coups de gaules,
     Et me faire un affront si sensible aux épaules.
     Je te le dis encor, je saurai m’en venger :
     Une esclave te plaît, tu voulais m’engager
     A la mettre en tes mains, et je veux faire en sorte
     Qu’un autre te l’enlève, ou le diable m’emporte.

   Léandre

     Ecoute, Mascarille, et quitte ce transport.
     Tu m’as plu de tout temps, et je souhaitais fort
     Qu’un garçon comme toi, plein d’esprit et fidèle,
     A mon service un jour pût attacher son zèle :
     Enfin, si le parti te semble bon pour toi,
     Si tu veux me servir, je t’arrête avec moi.

   Mascarille

     Oui, Monsieur, d’autant mieux que le destin propice
     M’offre à me bien venger, en vous rendant service ;
     Et que, dans mes efforts pour vos contentements,
     Je puis à mon brutal trouver des châtiments :
     De Célie, en un mot, par mon adresse extrême…

   Léandre

     Mon amour s’est rendu cet office lui-même.
     Enflammé d’un objet qui n’a point de défaut,
     Je viens de l’acheter moins encor qu’il ne vaut.

   Mascarille

     Quoi ! Célie est à vous.

   Léandre

     Tu la verrais paraître,
     Si de mes actions j’étais tout à fait maître :
     Mais quoi ! mon père l’est : comme il a volonté,
     Ainsi que je l’apprends d’un paquet apporté,
     De me déterminer à l’hymen d’Hippolyte,
     J’empêche qu’un rapport de tout ceci l’irrite.
     Donc avec Trufaldin (car je sors de chez lui)
     J’ai voulu tout exprès agir au nom d’autrui ;
     Et l’achat fait, ma bague est la marque choisie
     Sur laquelle au premier il doit livrer Célie.
     Je songe auparavant à chercher les moyens
     D’ôter aux yeux de tous ce qui charme les miens ;
     A trouver promptement un endroit favorable
     Où puisse être en secret cette captive aimable.

   Mascarille

     Hors de la ville un peu, je puis avec raison
     D’un vieux parent que j’ai vous offrir la maison ;
     Là vous pourrez la mettre avec toute assurance,
     Et de cette action nul n’aura connaissance.

   Léandre

     Oui, ma foi, tu me fais un plaisir souhaité.
     Tiens donc, et va pour moi prendre cette beauté.
     Dès que par Trufaldin ma bague sera vue,
     Aussitôt en tes mains elle sera rendue,
     Et dans cette maison tu me la conduiras,
     Quand… Mais chut, Hippolyte est ici sur nos pas.



   Scène X

   Hippolyte, Léandre, Mascarille.
   Hippolyte

     Je dois vous annoncer, Léandre, une nouvelle ;
     Mais la trouverez-vous agréable ou cruelle ?

   Léandre

     Pour en pouvoir juger et répondre soudain,
     Il faudrait la savoir.

   Hippolyte

     Donnez-moi donc la main
     Jusqu’au temple ; en marchant je pourrai vous l’apprendre.

   Léandre (à Mascarille.)

     Va, va-t’en me servir sans davantage attendre.



   Scène XI

   Mascarille.
   Mascarille

     Oui, je vais te servir d’un plat de ma façon.
     Fut-il jamais au monde un plus heureux garçon ?
     Oh ! que dans un moment Lélie aura de joie !
     Sa maîtresse en nos mains tomber par cette voie !
     Recevoir tout son bien d’où l’on attend son mal !
     Et devenir heureux par la main d’un rival !
     Après ce rare exploit, je veux que l’on s’apprête
     A me peindre en héros, un laurier sur la tête,
     Et qu’au bas du portrait on mette en lettres d’or :
     «Vivat Mascarillus, fourbum imperator» !



   Scène XII

   Trufaldin, Mascarille.
   Mascarille

     Holà !

   Trufaldin

     Que voulez-vous ?

   Mascarille

     Cette bague connue
     Vous dira le sujet qui cause ma venue.

   Trufaldin

     Oui, je reconnais bien la bague que voilà.
     Je vais quérir l’esclave ; arrêtez un peu là.



   Scène XIII

   Trufaldin, Un Courrier, Mascarille.
   Le Courrier (à Trufaldin.)

     Seigneur, obligez-moi de m’enseigner un homme…

   Trufaldin

     Et qui ?

   Le Courrier

     Je crois que c’est Trufaldin qu’il se nomme.

   Trufaldin

     Et que lui voulez-vous ? Vous le voyez ici.

   Le Courrier

     Lui rendre seulement la lettre que voici.

   Trufaldin (lit.)

     « Le ciel, dont la bonté prend souci de ma vie, «
     « Vient de me faire ouïr, par un bruit assez doux, «
     « Que ma fille, à quatre ans par des voleurs ravie, «
     « Sous le nom de Célie est esclave chez vous. «
     « Si vous sûtes jamais ce que c’est qu’être père, «
     « Et vous trouvez sensible aux tendresses du sang, «
     « Conservez-moi chez vous cette fille si chère, «
     « Comme si de la vôtre elle tenait le rang. «
     « Pour l’aller retirer je pars d’ici moi-même, «
     « Et vous vais de vos soins récompenser si bien, «
     « Que par votre bonheur, que je veux rendre extrême, «
     « Vous bénirez le jour où vous causez le mien. «
     « De Madrid. «
     « Don Pedro De Gusman, «
     « Marquis de Montalcane. «

   (il continue.)

     Quoiqu’à leur nation bien peu de foi soit due,
     Ils me l’avaient bien dit, ceux qui me l’ont vendue,
     Que je verrais dans peu quelqu’un la retirer,
     Et que je n’aurais pas sujet d’en murmurer ;
     Et cependant j’allais, par mon impatience,
     Perdre aujourd’hui les fruits d’une haute espérance.

   (au courrier.)

     Un seul moment plus tard, tous vos pas étaient vains,
     J’allais mettre à l’instant cette fille en ses mains.
     Mais suffit ; j’en aurai tout le soin qu’on désire.

   (Le courrier sort.)
   (à Mascarille.)

     Vous-même vous voyez ce que je viens de lire.
     Vous direz à celui qui vous a fait venir
     Que je ne lui saurais ma parole tenir ;
     Qu’il vienne retirer son argent.

   Mascarille

     Mais l’outrage
     Que vous lui faites…

   Trufaldin

     Va, sans causer davantage.

   Mascarille (seul.)

     Ah ! le fâcheux paquet que nous venons d’avoir !
     Le sort a bien donné la baie[13] à mon espoir ;
     Et bien à la malheure[14] est-il venu d’Espagne,
     Ce courrier que la foudre ou la grêle accompagne.
     Jamais, certes, jamais plus beau commencement
     N’eut en si peu de temps plus triste événement.



   Scène XIV

   Lélie, riant ; Mascarille.
   Mascarille

     Quel beau transport de joie à présent vous inspire ?

   Lélie

     Laisse-m’en rire encore avant que te le dire.

   Mascarille

     Cà, rions donc bien fort, nous en avons sujet.

   Lélie

     Ah ! je ne serai plus de tes plaintes l’objet.
     Tu ne me diras plus, toi qui toujours me cries,
     Que je gâte en brouillon toutes tes fourberies :
     J’ai bien joué moi-même un tour des plus adroits.
     Il est vrai, je suis prompt, et m’emporte parfois ;
     Mais pourtant, quand je veux, j’ai l’imaginative
     Aussi bonne, en effet, que personne qui vive ;
     Et toi-même avoueras que ce que j’ai fait, part
     D’une pointe d’esprit où peu de monde a part.

   Mascarille

     Sachons donc ce qu’a fait cette imaginative.

   Lélie

     Tantôt, l’esprit ému d’une frayeur bien vive,
     D’avoir vu Trufaldin avecque mon rival,
     Je songeais à trouver un remède à ce mal,
     Lorsque, me ramassant tout entier en moi-même,
     J’ai conçu, digéré, produit un stratagème
     Devant qui tous les tiens, dont tu fais tant de cas,
     Doivent, sans contredit, mettre pavillon bas.

   Mascarille

     Mais qu’est-ce ?

   Lélie

     Ah ! s’il te plaît, donne-toi patience.
     J’ai donc feint une lettre avecque diligence,
     Comme d’un grand seigneur écrite à Trufaldin,
     Qui mande qu’ayant su, par un heureux destin,
     Qu’une esclave qu’il tient sous le nom de Célie
     Est sa fille, autrefois par des voleurs ravie,
     Il veut la venir prendre, et le conjure au moins
     De la garder toujours, de lui rendre ses soins ;
     Qu’à ce sujet il part d’Espagne, et doit pour elle
     Par de si grands présents reconnaître son zèle,
     Qu’il n’aura point regret de causer son bonheur.

   Mascarille

     Fort bien.

   Lélie

     Ecoute donc, voici le meilleur.
     La lettre que je dis a donc été remise ;
     Mais sais-tu bien comment ? En saison si bien prise,
     Que le porteur m’a dit que, sans ce trait falot,
     Un homme l’emmenait, qui s’est trouvé fort sot.

   Mascarille

     Vous avez fait ce coup sans vous donner au diable ?

   Lélie

     Oui. D’un tour si subtil m’aurais-tu cru capable ?
     Loue au moins mon adresse, et la dextérité
     Dont je romps d’un rival le dessein concerté.

   Mascarille

     A vous pouvoir louer selon votre mérite,
     Je manque d’éloquence, et ma force est petite.
     Oui, pour bien étaler set effort relevé,
     Ce bel exploit de guerre à nos yeux achevé,
     Ce grand et rare effet d’une imaginative
     Qui ne cède en vigueur à personne qui vive,
     ma langue est impuissante, et je voudrais avoir
     Celles de tous les gens du plus exquis savoir,
     Pour vous dire en beaux vers, ou bien en docte prose,
     Que vous serez toujours, quoi que l’on se propose,
     Tout ce que vous avez été durant vos jours ;
     C’est-à-dire, un esprit chaussé tout à rebours,
     Une raison malade et toujours en débauche,
     Un envers du bon sens, un jugement à gauche,
     Un brouillon, une bête, un brusque, un étourdi,
     Que sais-je ? un… cent fois plus encor que je ne di.
     C’est faire en abrégé votre panégyrique.

   Lélie

     Apprends-moi le sujet qui contre moi te pique ;
     Ai-je fait quelque chose ? Eclaircis-moi ce point.

   Mascarille

     Non, vous n’avez rien fait ; mais ne me suivez point.

   Lélie

     Je te suivrai partout pour savoir ce mystère.

   Mascarille

     Oui ? Sus donc, préparez vos jambes à bien faire,
     Car je vais vous fournir de quoi les exercer.

   Lélie (seul.)

     Il m’échappe. O malheur qui ne se peut forcer !
     Aux discours qu’il m’a faits que saurais-je comprendre ?
     Et quel mauvais office aurais-je pu me rendre ?




   ACTE III


   Scène première

   Mascarille.
   Mascarille

     Taisez-vous, ma bonté, cessez votre entretien ;
     Vous êtes une sotte, et je n’en ferai rien.
     Oui, vous avez raison, mon courroux, je l’avoue ;
     Relier tant de fois ce qu’un brouillon dénoue,
     C’est trop de patience ; et je dois en sortir,
     Après de si beaux coups qu’il a su divertir.
     Mais aussi raisonnons un peu sans violence.
     Si je suis maintenant ma juste impatience,
     On dira que je cède à la difficulté ;
     Que je me trouve à bout de ma subtilité :
     Et que deviendra lors cette publique estime
     Qui te vante partout pour un fourbe sublime,
     Et que tu t’es acquise en tant d’occasions,
     A ne t’être jamais vu court d’inventions ?
     L’honneur, ô Mascarille, est une belle chose !
     A tes nobles travaux ne fait aucune pause ;
     Et quoi qu’un maître ait fait pour te faire enrager,
     Achève pour ta gloire, et non pour l’obliger.
     Mais quoi ! Que ferais-tu, que de l’eau toute claire ?
     Traversé sans repos par ce démon contraire,
     Tu vois qu’à chaque instant il te fait déchanter,
     Et que c’est battre l’eau de prétendre arrêter
     Ce torrent effréné, qui de tes artifices
     Renverse en un moment les plus beaux édifices.
     Eh bien ! pour toute grâce, encore un coup du moins,
     Au hasard du succès sacrifions des soins ;
     Et s’il poursuit encore à rompre notre chance,
     J’y consens, ôtons-lui toute notre assistance.
     Cependant notre affaire encor n’irait pas mal,
     Si par là nous pouvions perdre notre rival,
     Et que Léandre enfin, lassé de sa poursuite,
     Nous laissât jour entier pour ce que je médite.
     Oui, je roule en ma tête un trait ingénieux,
     Dont je promettrais bien un succès glorieux,
     Si je puis n’avoir plus cet obstacle à combattre.
     Bon, voyons si son feu se rend opiniâtre.



   Scène II

   Léandre, Mascarille.
   Mascarille

     Monsieur, j’ai perdu temps, votre homme se dédit.

   Léandre

     De la chose lui-même il m’a fait un récit ;
     Mais c’est bien plus : j’ai su que tout ce beau mystère
     D’un rapt d’Egyptiens, d’un grand seigneur pour père,
     Qui doit partir d’Espagne et venir en ces lieux,
     N’est qu’un pur stratagème, un trait facétieux,
     Une histoire à plaisir, un conte dont Lélie
     A voulu détourner notre achat de Célie.

   Mascarille

     Voyez un peu la fourbe !

   Léandre

     Et pourtant Trufaldin
     Est si bien imprimé de ce conte badin,
     Mord si bien à l’appât de cette faible ruse,
     Qu’il ne veut point souffrir que l’on le désabuse.

   Mascarille

     C’est pourquoi désormais il la gardera bien,
     Et je ne vois pas lieu d’y prétendre plus rien.

   Léandre

     Si d’abord à mes yeux elle parut aimable,
     Je viens de la trouver tout à fait adorable ;
     Et je suis en suspens si, pour me l’acquérir,
     Aux extrêmes moyens je ne dois point courir,
     Par le don de ma foi rompre sa destinée,
     Et changer ses liens en ceux de l’hyménée.

   Mascarille

     Vous pourriez l’épouser ?

   Léandre

     Je ne sais ; mais enfin,
     Si quelque obscurité se trouve en son destin,
     Sa grâce et sa vertu sont de douces amorces
     Qui, pour tirer les coeurs, ont d’incroyables forces.

   Mascarille

     Sa vertu, dites-vous ?

   Léandre

     Quoi ? que murmures-tu ?
     Achève, explique-toi sur ce mot de vertu.

   Mascarille

     Monsieur, votre visage en un moment s’altère,
     Et je ferai bien mieux peut-être de me taire.

   Léandre

     Non, non, parle.

   Mascarille

     Eh bien donc, très charitablement,
     Je veux vous retirer de votre aveuglement.
     Cette fille…

   Léandre

     Poursuis.

   Mascarille

     N’est rien moins qu’inhumaine :
     Dans le particulier elle oblige sans peine,
     Et son coeur, croyez-moi, n’est point roche, après tout,
     A quiconque la sait prendre par le bon bout ;
     Elle fait la sucrée, et veut passer pour prude ;
     Mais je puis en parler avecque certitude.
     Vous savez que je suis quelque peu d’un métier
     A me devoir connaître en un pareil gibier.

   Léandre

     Célie…

   Mascarille

     Oui, sa pudeur n’est que franche grimace,
     Qu’une ombre de vertu qui garde mal sa place,
     Et qui s’évanouit, comme l’on peut savoir,
     Aux rayons du soleil qu’une bourse fait voir[15].

   Léandre

     Las ! que dis-tu ? Croirai-je un discours de la sorte ?

   Mascarille

     Monsieur, les volontés sont libres : que m’importe ?
     Non, ne me croyez pas, suivez votre dessein,
     Prenez cette matoise, et lui donnez la main ;
     Toute la ville en corps reconnaîtra ce zèle,
     Et vous épouserez le bien public en elle.

   Léandre

     Quelle surprise étrange !

   Mascarille (à part.)

     Il a pris l’hameçon,
     Courage ! s’il s’y peut enferrer tout de bon,
     Nous nous ôtons du pied une fâcheuse épine.

   Léandre

     Oui, d’un coup étonnant ce discours m’assassine.

   Mascarille

     Quoi ! vous pourriez…

   Léandre

     Va-t-en jusqu’à la poste, et voi ;
     Je ne sais quel paquet qui doit venir pour moi.
     (seul, après avoir rêvé.)
     Qui ne s’y fût trompé ! Jamais l’air d’un visage,
     Si ce qu’il dit est vrai, n’imposa davantage.



   Scène III

   Lélie, Léandre.
   Lélie

     Du chagrin qui vous tient quel peut être l’objet ?

   Léandre

     Moi ?

   Lélie

     Vous-même.

   Léandre

     Pourtant je n’en ai point sujet.

   Lélie

     Je vois bien ce que c’est, Célie en est la cause.

   Léandre

     Mon esprit ne court pas après si peu de chose.

   Lélie

     Pour elle vous aviez pourtant de grands desseins :
     Mais il faut dire ainsi, lorsqu’ils se trouvent vains.

   Léandre

     Si j’étais assez sot pour chérir ses caresses,
     Je me moquerais bien de toutes vos finesses.

   Lélie

     Quelles finesses donc ?

   Léandre

     Mon Dieu ! nous savons tout.

   Lélie

     Quoi ?

   Léandre

     Votre procédé de l’un à l’autre bout.

   Lélie

     C’est de l’hébreu pour moi, je n’y puis rien comprendre.

   Léandre

     Feignez, si vous voulez, de ne me pas entendre ;
     Mais, croyez-moi, cessez de craindre pour un bien
     Où je serais fâché de vous disputer rien.
     J’aime fort la beauté qui n’est point profanée,
     Et je ne veux point brûler pour une abandonnée.

   Lélie

     Tout beau, tout beau, Léandre !

   Léandre

     Ah ! que vous êtes bon !
     Allez, vous dis-je encor, servez-la sans soupçon ;
     Vous pourrez vous nommer homme à bonnes fortunes.
     Il est vrai, sa beauté n’est pas des plus communes ;
     Mais, en revanche aussi, le reste est fort commun.

   Lélie

     Léandre, arrêtons là ce discours importun.
     Contre moi tant d’efforts qu’il vous plaira pour elle ;
     Mais, surtout, retenez cette atteinte mortelle.
     Sachez que je m’impute à trop de lâcheté
     D’entendre mal parler de ma divinité ;
     Et que j’aurai toujours bien moins de répugnance
     A souffrir votre amour, qu’un discours qui l’offense.

   Léandre

     Ce que j’avance ici me vient de bonne part.

   Lélie

     Quiconque vous l’a dit est un lâche, un pendard.
     On ne peut imposer de tache à cette fille,
     Je connais bien son coeur.

   Léandre

     Mais, enfin, Mascarille
     D’un semblable procès est juge compétent :
     C’est lui qui la condamne.

   Lélie

     Oui !

   Léandre

     Lui-même.

   Lélie

     Il prétend
     D’une fille d’honneur insolemment médire,
     Et que peut-être encor je n’en ferai que rire !
     Gage qu’il se dédit.

   Léandre

     Et moi gage que non.

   Lélie

     Parbleu ! je le ferais mourir sous le bâton,
     S’il m’avait soutenu des faussetés pareilles.

   Léandre

     Moi je lui couperais sur-le-champ les oreilles,
     S’il n’était pas garant de tout ce qu’il m’a dit.



   Scène IV

   Lélie, Léandre, Mascarille.
   Lélie

     Ah ! bon, bon, le voilà. Venez çà, chien maudit.

   Mascarille

     Quoi ?

   Lélie

     Langue de serpent, fertile en impostures,
     Vous osez sur Célie attacher vos morsures,
     Et lui calomnier la plus rare vertu
     Qui puisse faire éclat sous son sort abattu ?

   Mascarille (bas, à Lélie.)

     Doucement, ce discours est de mon industrie.

   Lélie

     Non, non, point de clin d’oeil et point de raillerie ;
     Je suis aveugle à tout, sourd à quoi que ce soit ;
     Fût-ce mon propre frère, il me la payeroit.
     Et sur ce que j’adore oser porter le blâme,
     C’est me faire une plaie au plus tendre de l’âme.
     Tous ces signes sont vains. Quels discours as-tu faits ?

   Mascarille

     Mon Dieu ! ne cherchons point querelle, ou je m’en vais.

   Lélie

     Tu n’échapperas pas.

   Mascarille

     Ahi !

   Lélie

     Parle donc, confesse.

   Mascarille (bas, à Lélie.)

     Laissez-moi, je vous dis que c’est un tour d’adresse.

   Lélie

     Dépêche, qu’as-tu dit ? Vide entre nous ce point.

   Mascarille (bas, à Lélie.)

     J’ai dit ce que j’ai dit : ne vous emportez point.

   Lélie (mettant l’épée à la main.)

     Ah ! je vous ferai bien parler d’une autre sorte !

   Léandre (l’arrêtant.)

     Halte un peu ! retenez l’ardeur qui vous emporte.

   Mascarille (à part.)

     Fut-il jamais au monde un esprit moins sensé ?

   Léandre

     C’est trop que de vouloir le battre en ma présence.

   Lélie

     Quoi ! châtier mes gens n’est pas en ma puissance ?

   Léandre

     Comment, vos gens ?

   Mascarille (à part.)

     Encore ! Il va tout découvrir.

   Lélie

     Quand j’aurais volonté de le battre à mourir,
     Eh bien ! c’est mon valet.

   Léandre

     C’est maintenant le nôtre.

   Lélie

     Le trait est admirable ! Et comment donc le vôtre ?

   Léandre

     Sans doute…

   Mascarille (bas, à Lélie.)

     Doucement.

   Lélie

     Hem ! Que veux-tu conter ?

   Mascarille (à part.)

     Ah ! le double bourreau, qui me va tout gâter,
     Et qui ne comprend rien, quelque signe qu’on donne !

   Lélie

     Vous rêvez bien, Léandre, et me la baillez bonne.
     Il n’est pas mon valet ?

   Léandre

     Pour quelque mal commis,
     Hors de votre service il n’a pas été mis ?

   Lélie

     Je ne sais ce que c’est.

   Léandre

     Et, plein de violence,
     Vous n’avez pas chargé son dos avec outrance ?

   Lélie

     Point du tout. Moi, l’avoir chassé, roué de coups ?
     Vous vous moquez de moi, Léandre, ou lui de vous.

   Mascarille (à part.)

     Pousse, pousse, bourreau ; tu fais bien tes affaires.

   Léandre (à Mascarille.)

     Donc les coups de bâton ne sont qu’imaginaires ?

   Mascarille

     Il ne sait ce qu’il dit ; sa mémoire…

   Léandre

     Non, non,
     Tous ces signes pour toi ne disent rien de bon.
     Oui, d’un tour délicat mon esprit te soupçonne.
     Mais pour l’invention, va, je te le pardonne.
     C’est bien assez pour moi qu’il m’ait désabusé,
     De voir par quels motifs tu m’avais imposé,
     Et que m’étant commis à ton zèle hypocrite,
     A si bon compte encor je m’en sois trouvé quitte.
     Ceci doit s’appeler «un avis au lecteur».
     Adieu, Lélie, adieu, très humble serviteur.



   Scène V

   Lélie, Mascarille.
   Mascarille

     Courage, mon garçon, tout heur nous accompagne ;
     Mettons flamberge au vent et bravoure en campagne ;
     Faisons l’»Olibrius», l’»occiseur d’innocents»[16].

   Lélie

     Il t’avait accusé de discours médisants
     Contre…

   Mascarille

     Et vous ne pouviez souffrir mon artifice,
     Lui laisser son erreur, qui vous rendait service,
     Et par qui son amour s’en était presque allé ?
     Non, il a l’esprit franc, et point dissimulé.
     Enfin chez son rival je m’ancre avec adresse,
     Cette fourbe en mes mains va mettre sa maîtresse,
     Il me la fait manquer avec de faux rapports.
     Je veux de son rival alentir les transports,
     Mon brave incontinent vient qui le désabuse ;
     J’ai beau lui faire signe, et montrer que c’est ruse ;
     Point d’affaire : il poursuit sa pointe jusqu’au bout,
     Et n’est point satisfait qu’il n’ait découvert tout.
     Grand et sublime effort d’une imaginative
     Qui ne le cède point à personne qui vive !
     C’est une rare pièce, et digne, sur ma foi,
     Qu’on en fasse présent au cabinet du roi.

   Lélie

     Je ne m’étonne pas si je romps tes attentes ;
     A moins d’être informé des choses que tu tentes,
     J’en ferai encor cent de la sorte.

   Mascarille

     Tant pis.

   Lélie

     Au moins, pour t’emporter à de justes dépits,
     Fais-moi dans tes desseins entrer de quelque chose ;
     Mais que de leurs ressorts la porte me soit close,
     C’est ce qui fait toujours que je suis pris sans vert[17].

   Mascarille

     Je crois que vous seriez un maître d’arme expert
     Vous savez à merveille, en toutes aventures,
     Prendre les contre-temps et rompre les mesures.

   Lélie

     Puisque la chose est faite, il n’y faut plus penser.
     Mon rival, en tout cas, ne peut me traverser ;
     Et pourvu que tes soins en qui je me repose…

   Mascarille

     Laissons là ce discours, et parlons d’autre chose.
     Je ne m’apaise pas, non, si facilement ;
     Je suis trop en colère. Il faut premièrement
     Me rendre un bon office, et nous verrons ensuite
     Si je dois de vos feux reprendre la conduite.

   Lélie

     S’il ne tient qu’à cela, je n’y résiste pas.
     As-tu besoin, dis-moi, de mon sang, de mon bras ?

   Mascarille

     De quelle vision sa cervelle est frappée !
     Vous êtes de l’humeur de ces amis d’épée[18]
     Que l’on trouve toujours plus prompts à dégaîner
     Qu’à tirer un teston, s’il fallait le donner[19].

   Lélie

     Que puis-je donc pour toi !

   Mascarille

     C’est que de votre père
     Il faut absolument apaiser la colère.

   Lélie

     Nous avons fait la paix.

   Mascarille

     Oui, mais non pas pour nous.
     Je l’ai fait, ce matin, mort pour l’amour de vous ;
     La vision le choque, et de pareilles feintes
     Aux vieillards comme lui sont de dures atteintes,
     Qui, sur l’état prochain de leur condition,
     Leur font faire à regret triste réflexion.
     Le bonhomme, tout vieux, chérit fort la lumière,
     Et ne veut point de jeu dessus cette matière ;
     Il craint le pronostic, et contre moi fâché,
     On m’a dit qu’en justice il m’avait recherché.
     J’ai peur, si le logis du roi fait ma demeure,
     De m’y trouver si bien dès le premier quart d’heure,
     Que j’aye peine aussi d’en sortir par après
     Contre moi dès longtemps l’on a force décrets ;
     Car enfin la vertu n’est jamais sans envie,
     Et dans ce maudit siècle est toujours poursuivie.
     Allez donc le fléchir.

   Lélie

     Oui, nous le fléchirons :
     Mais aussi tu promets…

   Mascarille

     Ah ! Mon Dieu ! nous verrons.

   (Lélie sort.)

     Ma foi, prenons haleine après tant de fatigues.
     Cessons pour quelques temps le cours de nos intrigues,
     Et de nous tourmenter de même qu’un lutin.
     Léandre, pour nous nuire, est hors de garde enfin,
     Et Célie arrêtée avecque l’artifice…



   Scène VI

   Ergaste, Mascarille.
   Ergaste

     Je te cherchais partout pour te rendre un service,
     Pour te donner avis d’un secret important.

   Mascarille

     Quoi donc ?

   Ergaste

     N’avons-nous point ici quelque écoutant ?

   Mascarille

     Non.

   Ergaste

     Nous sommes amis autant qu’on le peut être.
     Je sais bien tes desseins et l’amour de ton maître ;
     Songez à vous tantôt. Léandre fait parti
     Pour enlever Célie ; et j’en suis averti
     Qu’il a mis ordre à tout, et qu’il se persuade
     D’entrer chez Trufaldin par une mascarade,
     Ayant su qu’en ce temps, assez souvent, le soir,
     Des femmes du quartier en masque l’allaient voir.

   Mascarille

     Oui ? Suffit ; il n’est pas au comble de sa joie ;
     Je pourrai bien tantôt lui souffler cette proie ;
     Et contre cet assaut je sais un coup fourré
     Par qui je veux qu’il soit de lui-même enferré.
     Il ne sait pas les dons dont mon âme est pourvue.
     Adieu, nous boirons pinte à la première vue.



   Scène VII

   Mascarille.
   Mascarille

     Il faut, il faut tirer à nous ce que d’heureux
     Pourrait avoir en soit ce projet amoureux,
     Et, par une surprise adroite et non commune,
     Sans courir le danger, en tenter la fortune.
     Si je vais me masquer pour devancer ses pas,
     Léandre assurément ne nous bravera pas.
     Et là, premier que lui, si nous faisons la prise,
     Il aura fait pour nous les frais de l’entreprise ;
     Puisque, par son dessein déjà presque éventé,
     Le soupçon tombera toujours de son côté,
     Et que nous, à couvert de toutes ses poursuites,
     De ce coup hasardeux ne craindrons point de suites.
     C’est ne se point commettre à faire de l’éclat,
     Et tirer les marrons de la patte du chat.
     Allons donc nous masquer avec quelques bons frères ;
     Pour prévenir nos gens, il ne faut tarder guères.
     Je sais où gît le lièvre, et me puis, sans travail,
     Fournir en un moment d’hommes et d’attirail.
     Croyez que je mets bien mon adresse en usage :
     Si j’ai reçu du ciel les fourbes en partage,
     Je ne suis point au rang de ces esprits mal nés
     Qui cachent les talents que Dieu leur a donnés.



   Scène VIII

   Lélie, Ergaste.
   Lélie

     Il prétend l’enlever avec sa mascarade ?

   Ergaste

     Il n’est rien de plus certain. Quelqu’un de sa brigade
     M’ayant de ce dessein instruit, sans m’arrêter,
     A Mascarille lors j’ai couru tout conter,
     Qui s’en va, m’a-t-il dit, rompre cette partie
     Par une invention dessus le champ bâtie ;
     Et, comme je vous ai rencontré par hasard,
     J’ai cru que je devais de tout vous faire part.

   Lélie

     Tu m’obliges par trop avec cette nouvelle :
     Va, je reconnaîtrai ce service fidèle.



   Scène IX

   Lélie.
   Lélie

     Mon drôle assurément leur jouera quelque trait ;
     Mais je veux de ma part seconder son projet.
     Il ne sera pas dit qu’en un fait qui me touche
     Je ne me sois non plus remué qu’une souche.
     Voici l’heure, ils seront surpris à mon aspect.
     Foin ! Que n’ai-je avec moi pris mon porte-respect ?
     Mais vienne qui voudra contre notre personne,
     J’ai deux bons pistolets, et mon épée est bonne.
     Holà ! quelqu’un, un mot.



   Scène X

   Trufaldin, à sa fenêtre ; Lélie.

   Trufaldin

     Qu’est-ce ? qui me vient ?

   Lélie

     Fermez soigneusement votre porte ce soir.

   Trufaldin

     Pourquoi ?

   Lélie

     Certaines gens font une mascarade
     Pour vous venir donner une fâcheuse aubade ;
     Ils veulent enlever votre Célie.

   Trufaldin

     O dieux !

   Lélie

     Et sans doute bientôt ils viennent en ces lieux.
     Demeurez ; vous pourrez voir tout de la fenêtre.
     Eh bien ! qu’avais-je dit ? Les voyez-vous paraître ?
     Chut, je veux à vos yeux leur en faire l’affront.
     Nous allons voir beau jeu, si la corde ne rompt.



   Scène XI

   Lélie, Trufaldin, Mascarille et sa suite, masqués.
   Trufaldin

     Oh ! les plaisants robins[20], qui pensent me surprendre !

   Lélie

     Masques, où courez-vous ? le pourrait-on apprendre ?
     Trufaldin, ouvrez-leur pour jouer un momon[21].
     (à Mascarille, déguisé en femme.)
     Bon Dieu, qu’elle est jolie, et qu’elle a l’air mignon !
     Eh quoi ! vous murmurez ? Mais, sans vous faire outrage
     Peut-on lever le masque, et voir votre visage ?

   Trufaldin

     Allez, fourbes méchants, retirez-vous d’ici,
     Canaille ; et vous, seigneur, bonsoir et grand merci.



   Scène XII

   Lélie, Mascarille.
   Lélie (après avoir démasqué Mascarille.)

     Mascarille, est-ce toi ?

   Mascarille

     Nenni-da, c’est quelqu’un d’autre.

   Lélie

     Hélas, quelle surprise ! et quel sort est le nôtre !
     L’aurais-je deviné, n’étant point averti
     Des secrètes raisons qui t’avaient travesti ?
     Malheureux que je suis, d’avoir dessous ce masque
     Eté, sans y penser, te faire cette frasque !
     Il me prendrait envie, en mon juste courroux,
     De me battre moi-même, et de me donner cent coups.

   Mascarille

     Adieu, sublime esprit, rare imaginative.

   Lélie

     Las ! si de ton secours ta colère me prive,
     A quel saint me vouerai-je ?

   Mascarille

     Au grand diable d’enfer !

   Lélie

     Ah ! si ton coeur pour moi n’est de bronze ou de fer,
     Qu’encore un coup du moins mon imprudence ait grâce !
     S’il faut pour l’obtenir que tes genoux j’embrasse,
     Vois-moi…

   Mascarille

     Tarare[22] ! allons, camarades, allons :
     J’entends venir des gens qui sont sur nos talons.



   Scène XIII

   Léandre et sa suite, masqués ; Trufaldin, à sa fenêtre.

   Léandre

     Sans bruit ; ne faisons rien que de la bonne sorte.

   Trufaldin

     Quoi ! masques toute nuit assiègeront ma porte ?
     Messieurs, ne gagnez point de rhumes à plaisir ;
     Tout cerveau qui le fait est certes de loisir.
     Il est un peu trop tard pour enlever Célie ;
     Dispensez-l’en ce soir, elle vous en supplie ;
     La belle est dans le lit, et ne peut vous parler ;
     J’en suis fâché pour vous. Mais pour vous régaler
     Du souci qui pour elle ici vous inquiète,
     Elle vous fait présent de cette cassolette.

   Léandre

     Fi ! cela sent mauvais, et je suis tout gâté.
     Nous sommes découverts, tirons de ce côté.




   ACTE IV


   Scène première

   Lélie, déguisé en Arménien ; Mascarille.
   Mascarille

     Vous voilà fagoté d’une plaisante sorte.

   Lélie

     Tu ranimes par là mon espérance morte.

   Mascarille

     Toujours de ma colère on me voit revenir ;
     J’ai beau jurer, pester, je ne m’en puis tenir.

   Lélie

     Aussi crois, si jamais je suis dans la puissance,
     Que tu seras content de ma reconnaissance,
     Et que quand je n’aurais qu’un seul morceau de pain…

   Mascarille

     Baste ! songez à vous dans ce nouveau dessein.
     Au moins, si l’on vous voit commettre une sottise,
     Vous n’imputerez plus l’erreur à la surprise ;
     Votre rôle en ce jeu par coeur doit être su.

   Lélie

     Mais comment Trufaldin chez lui t’a-t-il reçu ?

   Mascarille

     D’un zèle simulé j’ai bridé le bon sire[23] ;
     Avec empressement je suis venu lui dire,
     S’il ne songeait à lui, que l’on le surprendroit ;
     Que l’on couchait en joue, et de plus d’un endroit,
     Celle dont il a vu qu’une lettre en avance
     Avait si faussement divulgué la naissance ;
     Qu’on avait bien voulu m’y mêler quelque peu ;
     Mais que j’avais tiré mon épingle du jeu,
     Et que, touché d’ardeur pour ce qui le regarde,
     Je venais l’avertir de se donner de garde.
     De là, moralisant, j’ai fait de grands discours
     Sur les fourbes qu’on voit ici-bas tous les jours ;
     Que pour moi, las du monde et de sa vie infâme,
     Je voulais travailler au salut de mon âme,
     A m’éloigner du trouble, et pouvoir longuement
     Près de quelque honnête homme être paisiblement ;
     Que, s’il le trouvait bon, je n’aurais d’autre envie
     Que de passer chez lui le reste de ma vie ;
     Et que même à tel point il m’avait su ravir,
     Que, sans lui demander gages pour le servir,
     Je mettrais en ses mains, que je tenais certaines,
     Quelque bien de mon père, et le fruit de mes peines,
     Dont, avenant que Dieu de ce monde m’ôtat,
     J’entendais tout de bon que lui seul héritât.
     C’était le vrai moyen d’acquérir sa tendresse.
     Et comme, pour résoudre avec votre maîtresse
     Des biais qu’on doit prendre à terminer vos voeux,
     Je voulais en secret vous aboucher tous deux,
     Lui-même a su m’ouvrir une voie assez belle,
     De pouvoir hautement vous loger avec elle,
     Venant m’entretenir d’un fils privé du jour,
     Dont cette nuit en songe il a vu le retour.
     A ce propos, voici l’histoire qu’il m’a dite,
     Et sur quoi j’ai tantôt notre fourbe construite.

   Lélie

     C’est assez, je sais tout : tu me l’as dit deux fois.

   Mascarille

     Oui, oui ; mais quand j’aurais passé jusques à trois,
     Peut-être encor qu’avec toute sa suffisance,
     Votre esprit manquera dans quelque circonstance.

   Lélie

     Mais à tant différer je me fais de l’effort.

   Mascarille

     Ah ! de peur de tomber, ne courons pas si fort !
     Voyez-vous ? vous avez la caboche un peu dure ;
     Rendez-vous affermi dessus cette aventure.
     Autrefois Trufaldin de Naples est sorti,
     Et s’appelait alors Zanobio Ruberti ;
     Un parti qui causa quelque émeute civile,
     Dont il fut seulement soupçonné dans sa ville
     (De fait il n’est pas homme à troubler un Etat),
     L’obligea d’en sortir une nuit sans éclat.
     Une fille fort jeune, et sa femme, laissées,
     A quelque temps de là se trouvant trépassées,
     Il en eut la nouvelle ; et dans ce grand ennui,
     Voulant dans quelque ville emmener avec lui,
     Outre ses biens, l’espoir qui restait de sa race,
     Un sien fils, écolier, qui se nommait Horace,
     Il écrit à Bologne, où, pour mieux être instruit,
     Un certain maître Albert, jeune, l’avait conduit ;
     Mais, pour se joindre tous, le rendez-vous qu’il donne
     Durant deux ans entiers ne lui fit voir personne :
     Si bien que, les jugeant morts après ce temps-là,
     Il vint en cette ville, et prit le nom qu’il a,
     Sans que de cet Albert, ni de ce fils Horace,
     Douze ans aient découvert jamais la moindre trace.
     Voilà l’histoire en gros, redite seulement
     Afin de vous servir ici de fondement.
     Maintenant vous serez un marchand d’Arménie,
     Qui les aurez vus sains l’un et l’autre en Turquie.
     Si j’ai, plutôt qu’aucun, un tel moyen trouvé,
     Pour les ressusciter sur ce qu’il a rêvé,
     C’est qu’en fait d’aventure il est très ordinaire
     De voir gens pris sur mer par quelque Turc corsaire,
     Puis être à leur famille à point nommé rendus,
     Après quinze ou vingt ans qu’on les a crus perdus.
     Pour moi, j’ai vu déjà cent contes de la sorte.
     Sans nous alambiquer, servons-nous-en ; qu’importe ?
     Vous leur aurez ouï leur disgrâce conter,
     Et leur aurez fourni de quoi se racheter ;
     Mais que, parti plus tôt pour chose nécessaire,
     Horace vous chargea de voir ici son père,
     Dont il a su le sort, et chez qui vous devez
     Attendre quelques jours qu’ils y soient arrivés.
     Je vous ai fait tantôt des leçons étendues.

   Lélie

     Ces répétitions ne sont que superflues ;
     Dès l’abord mon esprit a compris tout le fait.

   Mascarille

     Je m’en vais là dedans donner le premier trait.

   Lélie

     Ecoute, Mascarille, un seul point me chagrine.
     S’il allait de son fils me demander la mine ?

   Mascarille

     Belle difficulté ! Devez-vous pas savoir
     Qu’il était fort petit alors qu’il l’a pu voir ?
     Et puis, outre cela, le temps et l’esclavage
     Pourraient-ils pas avoir changé tout son visage ?

   Lélie

     Il est vrai. Mais dis-moi, s’il connaît qu’il m’a vu,
     Que faire ?

   Mascarille

     De mémoire êtes-vous dépourvu ?
     Nous avons dit tantôt qu’outre que votre image
     N’avait dans son esprit pu faire qu’un passage,
     Pour ne vous avoir vu que durant un moment,
     Et le poil et l’habit déguisaient grandement.

   Lélie

     Fort bien. Mais à propos, cet endroit de Turquie…

   Mascarille

     Tout, vous dis-je, est égal, Turquie ou Barbarie.

   Lélie

     Mais le nom de la ville où j’aurai pu les voir ?

   Mascarille

     Tunis. Il me tiendra, je crois, jusques au soir.
     La répétition, dit-il, est inutile,
     Et j’ai déjà nommé douze fois cette ville.

   Lélie

     Va, va-t’en commencer, il ne me faut plus rien.

   Mascarille

     Au moins soyez prudent, et vous conduisez bien ;
     Ne donnez point ici de l’imaginative.

   Lélie

     Laisse-moi gouverner. Que ton âme est craintive !

   Mascarille

     Horace dans Bologne écolier ; Trufaldin,
     Zanobio Ruberti, dans Naples citadin ;
     Le précepteur Albert…

   Lélie

     Ah ! C’est me faire honte
     Que de me tant prêcher ! Suis-je un sot à ton compte ?

   Mascarille

     Non pas du tout ; mais bien quelque chose approchant.



   Scène II

   Lélie.
   Lélie

     Quand il m’est inutile, il fait le chien couchant ;
     Mais parce qu’il sent bien le secours qu’il me donne,
     Sa familiarité jusque-là s’abandonne.
     Je vais être de près éclairé des beaux yeux
     Dont la force m’impose un joug si précieux ;
     Je n’en vais sans obstacle, avec des traits de flamme,
     Peindre à cette beauté les tourments de mon âme ;
     Je saurai quel arrêt je dois… mais les voici.



   Scène III

   Trufaldin, Lélie, Mascarille.
   Trufaldin

     Sois béni, juste ciel, de mon sort adouci !

   Mascarille

     C’est à vous de rêver et de faire des songes,
     Puisqu’en vous il est faux que songes sont mensonges.

   Trufaldin (à Lélie.)

     Quelle grâce, quels biens vous rendrai-je, Seigneur,
     Vous que je dois nommer l’ange de mon bonheur ?

   Lélie

     Ce sont soins superflus, et je vous en dispense.

   Trufaldin (à Mascarille.)

     J’ai, je ne sais pas où, vu quelque ressemblance
     De cet Arménien.

   Mascarille

     C’est ce que je disois ;
     Mais on voit des rapports admirables parfois.

   Trufaldin

     Vous avez vu ce fils où mon espoir se fonde ?

   Lélie

     Oui, seigneur Trufaldin, le plus gaillard du monde.

   Trufaldin

     Il vous a dit sa vie, et parlé fort de moi ?

   Lélie

     Plus de dix mille fois.

   Mascarille

     Quelque peu moins, je croi.

   Lélie

     Il vous a dépeint tel que je vous vois paraître,
     Le visage, le port…

   Trufaldin

     Cela pourrait-il être,
     Si lorsqu’il m’a pu voir, il n’avait que sept ans,
     Et si son précepteur même, depuis ce temps,
     Aurait peine à pouvoir connaître mon visage ?

   Mascarille

     Le sang bien autrement conserve cette image ;
     Par des traits si profonds ce portrait est tracé,
     Que mon père…

   Trufaldin

     Suffit. Où l’avez-vous laissé ?

   Lélie

     En Turquie, à Turin.

   Trufaldin

     Turin ? Mais cette ville
     Est, je pense, en Piémont.

   Mascarille (à part.)

     O cerveau malhabile !

   (à Trufaldin.)

     Vous ne l’entendez pas, il veut dire Tunis,
     Et c’est en effet là qu’il laissa votre fils ;
     Mais les Arméniens ont tous, par habitude,
     Certain vice de langue à nous autres fort rude :
     C’est que dans tous les mots ils changent «nis» en «rin».
     Et pour dire Tunis, ils prononcent Turin.

   Trufaldin

     Il fallait, pour l’entendre, avoir cette lumière.
     Quel moyen vous dit-il de rencontrer son père ?

   Mascarille (à part.)

     Voyez s’il répondra.

   (A Trufaldin, après s’être escrimé.)

     Je repassais un peu
     Quelque leçon d’escrime ; autrefois en ce jeu
     Il n’était point d’adresse à mon adresse égale,
     Et j’ai battu le fer en mainte et mainte salle.

   Trufaldin (à Mascarille.)

     Ce n’est pas maintenant ce que je veux savoir.

   (à Lélie.)

     Quel autre nom, dit-il, que je devais avoir ?

   Mascarille

     Ah ! Seigneur Zanobio Ruberti, quelle joie
     Est celle maintenant que le ciel vous envoie !

   Lélie

     C’est là votre vrai nom, et l’autre est emprunté.

   Trufaldin

     Mais où vous a-t-il dit qu’il reçut la clarté ?

   Mascarille

     Naples est un séjour qui paraît agréable ;
     Mais pour vous ce doit être un lieu fort haïssable.

   Trufaldin

     Ne peux-tu, sans parler, souffrir notre discours ?

   Lélie

     Dans Naples son destin a commencé son cours.

   Trufaldin

     Où l’envoyai-je jeune, et sous quelle conduite ?

   Mascarille

     Ce pauvre maître Albert a beaucoup de mérite
     D’avoir depuis Bologne accompagné ce fils,
     Qu’à sa discrétion vos soins avaient commis.

   Trufaldin

     Ah !

   Mascarille (à part.)

     Nous sommes perdus si cet entretien dure.

   Trufaldin

     Je voudrais bien savoir de vous leur aventure,
     Sur quel vaisseau le sort qui m’a su travailler…

   Mascarille

     Je ne sais ce que c’est, je ne fais que bâiller.
     Mais, seigneur Trufaldin, songez-vous que peut-être
     Ce monsieur l’étranger a besoin de repaître,
     Et qu’il est tard aussi ?

   Lélie

     Pour moi, point de repas.

   Mascarille

     Ah ! vous avez plus faim que vous ne pensez pas.

   Trufaldin

     Entrez donc.

   Lélie

     Après vous.

   Mascarille (à Trufaldin.)

     Monsieur, en Arménie
     Les maîtres du logis sont sans cérémonie.

   (A Lélie, après que Trufaldin est entré dans sa maison.)

     Pauvre esprit ! Pas deux mots !

   Lélie

     D’abord il m’a surpris ;
     Mais n’appréhende plus, je reprends mes esprits,
     Et m’en vais débiter avecque hardiesse…

   Mascarille

     Voici notre rival, qui ne sait pas la pièce.

   (Ils entrent dans la maison de Trufaldin.)


   Scène IV

   Anselme, Léandre.
   Anselme

     Arrêtez-vous, Léandre, et souffrez un discours
     Qui cherche le repos et l’honneur de vos jours.
     Je ne vous parle point en père de ma fille,
     En homme intéressé pour ma propre famille,
     Mais comme votre père, ému pour votre bien,
     Sans vouloir vous flatter et vous déguiser rien ;
     Bref, comme je voudrais, d’une âme franche et pure,
     Que l’on fît à mon sang en pareille aventure.
     Savez-vous de quel oeil chacun voit cet amour,
     Qui dedans une nuit vient d’éclater au jour ?
     A combien de discours et de traits de risée
     Votre entreprise d’hier est partout exposée ?
     Quel jugement on fait du choix capricieux
     Qui pour femme, dit-on, vous désigne en ces lieux
     Un rebut de l’Egypte, une fille coureuse,
     De qui le noble emploi n’est qu’un métier de gueuse ?
     J’en ai rougi pour vous encor plus que pour moi,
     Qui me trouve compris dans l’éclat que je voi :
     Moi, dis-je, dont la fille, à vos ardeurs promise,
     Ne peut, sans quelque affront, souffrir qu’on la méprise.
     Ah ! Léandre, sortez de cet abaissement !
     Ouvrez un peu les yeux sur votre aveuglement.
     Si notre esprit n’est pas sage à toutes les heures,
     Les plus courtes erreurs sont toujours les meilleures.
     Quand on ne prend en dot que la seule beauté,
     Le remords est bien près de la solennité ;
     Et la plus belle femme a très peu de défense
     Contre cette tiédeur qui suit la jouissance.
     Je vous le dis encor, ces bouillants mouvements,
     Ces ardeurs de jeunesse et ces emportements,
     Nous font trouver d’abord quelques nuits agréables ;
     Mais ces félicités ne sont guères durables,
     Et, notre passion alentissant son cours,
     Après ces bonnes nuits donnent de mauvais jours ;
     De là viennent les soins, les soucis, les misères,
     Les fils déshérités par le courroux des pères.

   Léandre

     Dans tout votre discours je n’ai rien écouté
     Que mon esprit déjà ne m’ait représenté.
     Je sais combien je dois à cet honneur insigne
     Que vous me voulez faire, et dont je suis indigne ;
     Et vois, malgré l’effort dont je suis combattu,
     Ce que vaut votre fille, et quelle est sa vertu :
     Aussi veux-je tâcher…

   Anselme

     On ouvre cette porte :
     Retirons-nous plus loin, de crainte qu’il n’en sorte
     Quelque secret poison dont vous seriez surpris.



   Scène V

   Lélie, Mascarille.
   Mascarille

     Bientôt de notre fourbe on verra le débris,
     Si vous continuez des sottises si grandes.

   Lélie

     Dois-je éternellement ouïr tes réprimandes ?
     De quoi te peux-tu plaindre ? Ai-je pas réussi
     En tout ce que j’ai dit depuis ?

   Mascarille

     Couci-couci.
     Témoin les Turcs par vous appelés hérétiques,
     Et que vous assurez, par serments authentiques,
     Adorer pour leurs dieux la lune et le soleil.
     Passe. Ce qui me donne un dépit nonpareil,
     C’est qu’ici votre amour étrangement s’oublie ;
     Près de Célie, il est ainsi que la bouillie,
     Qui par un trop grand feu s’enfle, croît jusqu’aux bords,
     Et de tous les côtés se répand au dehors.

   Lélie

     Pourrait-on se forcer à plus de retenue ?
     Je ne l’ai presque point encore entretenue.

   Mascarille

     Oui, mais ce n’est pas tout que de ne parler pas ;
     Par vos gestes, durant un moment de repas,
     Vous avez aux soupçons donné plus de matière
     Que d’autres ne feraient dans une année entière.

   Lélie

     Et comment donc ?

   Mascarille

     Comment ? Chacun a pu le voir.
     A table, où Trufaldin l’oblige de se seoir,
     Vous n’avez toujours fait qu’avoir les yeux sur elle.
     Rouge, tout interdit, jouant de la prunelle,
     Sans prendre jamais garde à ce qu’on vous servait,
     Vous n’aviez point de soif qu’alors qu’elle buvait ;
     Et dans ses propres mains vous saisissant du verre,
     Sans le vouloir rincer, sans rien jeter à terre,
     Vous buviez sur son reste, et montriez d’affecter
     Le côté qu’à sa bouche elle avait su porter.
     Sur les morceaux touchés de sa main délicate,
     Ou mordus de ses dents, vous étendiez la patte
     Plus brusquement qu’un chat dessus une souris,
     Et les avaliez tous ainsi que des pois gris[24].
     Puis, outre tout cela, vous faisiez sous la table
     Un bruit, un triquetrac de pieds insupportable,
     Dont Trufaldin, heurté de deux coups trop pressants,
     A puni par deux fois deux chiens très innocents,
     Qui, s’ils eussent osé, vous eussent fait querelle.
     Et puis après cela votre conduite est belle ?
     Pour moi, j’en ai souffert la gêne sur mon corps.
     Malgré le froid, je sue encor de mes efforts.
     Attaché dessus vous comme un joueur de boule
     Après le mouvement de la sienne qui roule,
     Je pensais retenir toutes vos actions,
     En faisant de mon corps mille contorsions.

   Lélie

     Mon Dieu ! qu’il t’est aisé de condamner des choses
     Dont tu ne ressens point les agréables causes !
     Je veux bien néanmoins, pour te plaire une fois,
     Faire force à l’amour qui m’impose des lois.
     Désormais…



   Scène VI

   Trufaldin, Lélie, Mascarille.
   Mascarille

     Nous parlions des fortunes d’Horace.

   Trufaldin (à Lélie.)

     C’est bien fait. Cependant me ferez-vous la grâce
     Que je puisse lui dire un seul mot en secret ?

   Lélie

     Il faudrait autrement être fort indiscret.

   (Lélie entre dans la maison de Trufaldin.)


   Scène VII

   Trufaldin, Mascarille.
   Trufaldin

     Ecoute : sais-tu bien ce que je viens de faire ?

   Mascarille

     Non ; mais si vous voulez, je ne tarderai guère,
     Sans doute, à le savoir.

   Trufaldin

     D’un chêne grand et fort,
     Dont près de deux cents ans ont fait déjà le sort,
     Je viens de détacher une branche admirable,
     Choisie expressément de grosseur raisonnable,
     Dont j’ai fait sur-le-champ, avec beaucoup d’ardeur

   (Il montre son bras.)

     Un bâton à peu près… oui, de cette grandeur,
     Moins gros par l’un des bouts, mais, plus que trente gaules
     Propre, comme je pense, à rosser les épaules ;
     Car il est bien en main, vert, noueux et massif.

   Mascarille

     Mais pour qui, je vous prie, un tel préparatif ?

   Trufaldin

     Pour toi premièrement ; puis pour ce bon apôtre
     Qui veut m’en donner d’une et m’en jouer d’une autre ;
     Pour cet Arménien, ce marchand déguisé,
     Introduit sous l’appât d’un conte supposé.

   Mascarille

     Quoi ! vous ne croyez pas… ?

   Trufaldin

     Ne cherche point d’excuse :
     Lui-même heureusement a découvert sa ruse ;
     En disant à Célie, en lui serrant la main,
     Que pour elle il venait sous ce prétexte vain,
     Il n’a pas aperçu Jeannette, ma fillole[25],
     Laquelle a tout ouï, parole pour parole ;
     Et je ne doute point, quoiqu’il n’en ait rien dit,
     Que tu ne sois de tout le complice maudit.

   Mascarille

     Ah ! vous me faites tort. S’il faut qu’on vous affronte,
     Croyez qu’il m’a trompé le premier à ce conte.

   Trufaldin

     Veux-tu me faire voir que tu dis vérité ?
     Qu’à le chasser mon bras soit du tien assisté ;
     Donnons-en à ce fourbe et du long et du large,
     Et de tout crime après mon esprit te décharge.

   Mascarille

     Oui-da, très volontiers, je l’épousterai bien,
     Et par là vous verrez que je n’y trempe en rien.

   (A part.)

     Ah ! vous serez rossé, monsieur de l’Arménie,
     Qui toujours gâtez tout !



   Scène VIII

   Lélie, Trufaldin, Mascarille.
   Trufaldin (A Lélie, après avoir heurté à sa porte.)

     Un mot, je vous supplie.
     Donc, Monsieur l’imposteur, vous osez aujourd’hui
     Duper un honnête homme, et vous jouer de lui ?

   Mascarille

     Feindre avoir vu son fils en une autre contrée,
     Pour vous donner chez lui plus aisément entrée !

   Trufaldin (bat Lélie.)

     Vidons, vidons sur l’heure.

   Lélie (à Mascarille, qui le bat aussi.)

     Ah ! coquin !

   Mascarille

     C’est ainsi
     que les fourbes…

   Lélie

     Bourreau !

   Mascarille

     Sont ajustés ici.
     Gardez-moi bien cela.

   Lélie

     Quoi donc ! je serais homme… ?

   Mascarille (le battant toujours en le chassant.)

     Tirez, tirez[26], vous dis-je, ou bien je vous assomme.

   Trufaldin

     Voilà qui me plaît fort ; rentre, je suis content.

   (Mascarille suit Trufaldin, qui rentre dans sa maison.)
   Lélie (revenant.)

     A moi, par un valet, cet affront éclatant !
     L’aurait-on pu prévoir l’action de ce traître,
     Qui vient insolemment de maltraiter son maître ?

   Mascarille (à la fenêtre de Trufaldin.)

     Peut-on vous demander comment va votre dos ?

   Lélie

     Quoi ! tu m’oses encor tenir un tel propos ?

   Mascarille

     Voilà, voilà que c’est de ne pas voir Jeannette,
     Et d’avoir en tout temps une langue indiscrète.
     Mais, pour cette fois-ci, je n’ai point de courroux :
     Je cesse d’éclater, de pester contre vous,
     Quoique de l’action l’imprudence soit haute,
     Ma main sur votre échine a lavé votre faute.

   Lélie

     Ah ! je me vengerai de ce trait déloyal !

   Mascarille

     Vous vous êtes causé vous-même tout le mal.

   Lélie

     Moi ?

   Mascarille

     Si vous n’étiez pas une cervelle folle,
     Quand vous avez parlé naguère à votre idole,
     Vous auriez aperçu Jeannette sur vos pas,
     Dont l’oreille subtile a découvert le cas.

   Lélie

     On aurait pu surprendre un mot dit à Célie ?

   Mascarille

     Et d’où doncques viendrait cette prompte sortie ?
     Oui, vous n’êtes dehors que par votre caquet.
     Je ne sais si souvent vous jouez au piquet :
     Mais au moins faites-vous des écarts admirables.

   Lélie

     O le plus malheureux de tous les misérables !
     Mais encore, pourquoi me voir chassé par toi ?

   Mascarille

     Je ne fis jamais mieux que d’en prendre l’emploi ;
     par là, j’empêche au moins que de cet artifice
     Je ne sois soupçonné d’être auteur ou complice.

   Lélie

     Tu devais donc, pour toi, frapper plus doucement.

   Mascarille

     Quelque sot. Trufaldin lorgnait exactement :
     Et puis, je vous dirai, sous ce prétexte utile,
     Je n’étais point fâché d’évaporer ma bile.
     Enfin la chose est faite ; et si j’ai votre foi
     Qu’on ne vous verra point vouloir venger sur moi,
     Soit ou directement, ou par quelque autre voie,
     Les coups sur votre râble assenés avec joie,
     Je vous promets, aidé par le poste où je suis,
     De contenter vos voeux avant qu’il soit deux nuits.

   Lélie

     Quoique ton traitement ait eu trop de rudesse,
     Qu’est-ce que dessus moi ne peut cette promesse ?

   Mascarille

     Vous le promettez donc ?

   Lélie

     Oui, je te le promets.

   Mascarille

     Ce n’est pas encor tout. Promettez que jamais
     Vous ne vous mêlerez dans quoi que j’entreprenne.

   Lélie

     Soit.

   Mascarille

     Si vous y manquez, votre fièvre quartaine !

   Lélie

     Mais tiens-moi donc parole, et songe à mon repos.

   Mascarille

     Allez quitter l’habit, et graisser votre dos.

   Lélie (seul.)

     Faut-il que le malheur, qui me suit à la trace,
     Me fasse voir toujours disgrâce sur disgrâce !

   Mascarille (sortant de chez Trufaldin.)

     Quoi ! vous n’êtes pas loin ? Sortez vite d’ici ;
     Mais surtout gardez-vous de prendre aucun souci,
     Puisque je fais pour vous, que cela vous suffise ;
     N’aidez point mon projet de la moindre entreprise,
     Demeurez en repos.

   Lélie (en sortant.)

     Oui, va, je m’y tiendrai.

   Mascarille (seul.)

     Il faut voir maintenant quel biais je prendrai.



   Scène IX

   Ergaste, Mascarille.
   Ergaste

     Mascarille, je viens te dire une nouvelle
     Qui donne à tes desseins une atteinte cruelle.
     A l’heure que je parle, un jeune Egyptien,
     Qui n’est pas noir pourtant, et sent assez son bien,
     Arrive, accompagné d’une vieille fort hâve,
     Et vient chez Trufaldin racheter cette esclave
     Que vous vouliez : pour elle il paraît fort zélé.

   Mascarille

     Sans doute c’est l’amant dont Célie a parlé.
     Fut-il jamais destin plus brouillé que le nôtre !
     Sortant d’un embarras, nous entrons dans un autre.
     En vain nous apprenons que Léandre est au point
     De quitter la partie, et ne nous troubler point ;
     Que son père, arrivé contre toute espérance,
     Du côté d’Hippolyte emporte la balance,
     Qu’il a tout fait changer par son autorité,
     Et va dès aujourd’hui conclure le traité ;
     Lorsqu’un rival s’éloigne, un autre plus funeste
     S’en vient nous enlever tout l’espoir qui nous reste.
     Toutefois, par un trait merveilleux de mon art,
     Je crois que je pourrai retarder leur départ,
     Et me donner le temps qui sera nécessaire
     Pour tâcher de finir cette fameuse affaire.
     Il s’est fait un grand vol ; par qui ? l’on n’en sait rien :
     Eux autres rarement passent pour gens de bien ;
     Je veux adroitement, sur un soupçon frivole,
     Faire pour quelques jours emprisonner ce drôle.
     Je sais des officiers, de justice altérés,
     Qui sont pour de tels coups de vrais délibérés ;
     Dessus l’avide espoir de quelque paraguante[27],
     Il n’est rien que leur art aveuglément ne tente ;
     Et du plus innocent, toujours à leur profit
     La bourse est criminelle, et paye son délit.




   ACTE V


   Scène première

   Mascarille, Ergaste.
   Mascarille

     Ah ! chien ! ah ! double chien ! mâtine de cervelle !
     Ta persécution sera-t-elle éternelle ?

   Ergaste

     Par les soins vigilants de l’exempt Balafré,
     Ton affaire allait bien, le drôle était coffré,
     Si ton maître au moment ne fût venu lui-même,
     En vrai désespéré, rompre ton stratagème :
     Je ne saurais souffrir, a-t-il dit hautement,
     Qu’un honnête homme soit traîné honteusement ;
     J’en réponds sur sa mine, et je le cautionne :
     Et, comme on résistait à lâcher sa personne,
     D’abord il a chargé si bien sur les recors,
     Qui sont gens d’ordinaire à craindre pour leur corps,
     Qu’à l’heure que je parle ils sont encore en fuite,
     Et pensent tous avoir un Lélie à leur suite.

   Mascarille

     Le traître ne sait pas que cet Egyptien
     Est déjà là-dedans pour lui ravir son bien.

   Ergaste

     Adieu. Certaine affaire à te quitter m’oblige.



   Scène II

   Mascarille.
   Mascarille

     Oui, je suis stupéfait de ce dernier prodige.
     On dirait (et pour moi j’en suis persuadé)
     Que ce démon brouillon dont il est possédé
     Se plaise à me braver, et me l’aille conduire
     Partout où sa présence est capable de nuire.
     Pourtant je veux poursuivre, et, malgré tous ces coups,
     Voir qui l’emportera de ce diable ou de nous.
     Célie est quelque peu de notre intelligence,
     Et ne voit son départ qu’avecque répugnance.
     Je tâche à profiter de cette occasion.
     Mais ils viennent ; songeons à l’exécution.
     Cette maison meublée est en ma bienséance,
     Je puis en disposer avec grande licence ;
     Si le sort nous en dit, tout sera bien réglé ;
     Nul que moi ne s’y tient, et j’en garde la clé.
     O Dieu ! qu’en peu de temps on a vu d’aventures,
     Et qu’un fourbe est contraint de prendre de figures !



   Scène III

   Célie, Andrès.
   Andrès

     Vous le savez, Célie, il n’est rien que mon coeur
     N’ait fait pour vous prouver l’excès de son ardeur.
     Chez les Vénitiens, dès un assez jeune âge,
     La guerre en quelque estime avait mis mon courage,
     Et j’y pouvais un jour, sans trop croire de moi,
     Prétendre, en les servant, un honorable emploi ;
     Lorsqu’on me vit pour vous oublier toute chose,
     Et que le prompt effet d’une métamorphose,
     Qui suivit de mon coeur le soudain changement,
     Parmi vos compagnons sut ranger votre amant,
     Sans que mille accidents, ni votre indifférence,
     Aient pu me détacher de ma persévérance.
     Depuis, par un hasard, d’avec vous séparé
     Pour beaucoup plus de temps que je n’eusse auguré,
     Je n’ai, pour vous rejoindre, épargné temps ni peine ;
     Enfin, ayant trouvé la vieille Egyptienne,
     Et plein d’impatience, apprenant votre sort,
     Que pour certain argent qui leur importait fort,
     Et qui de tous vos gens détourne le naufrage,
     Vous aviez en ces lieux été mise en otage,
     J’accours vite y briser ces chaînes d’intérêt,
     Et recevoir de vous les ordres qu’il vous plaît :
     Cependant on vous voit une morne tristesse,
     Alors que dans vos yeux doit briller l’allégresse.
     Si pour vous la retraite avait quelques appas,
     Venise, du butin fait parmi les combats,
     Me garde pour tous deux de quoi pouvoir y vivre ;
     Que si, comme devant, il vous faut encor suivre,
     J’y consens, et mon coeur n’ambitionnera
     Que d’être auprès de vous tout ce qu’il vous plaira.

   Célie

     Votre zèle pour moi visiblement éclate :
     Pour en paraître triste, il faudrait être ingrate,
     et mon visage aussi, par son émotion,
     N’explique point mon coeur en cette occasion.
     Une douleur de tête y peint sa violence ;
     Et si j’avais sur vous quelque peu de puissance,
     Notre voyage, au moins pour trois ou quatre jours,
     Attendrait que ce mal eût pris un autre cours.

   Andrès

     Autant que vous voudrez, faites qu’il se diffère.
     Toutes mes volontés ne butent qu’à vous plaire.
     Cherchons une maison à vous mettre en repos.
     L’écriteau que voici s’offre tout à propos.



   Scène IV

   Célie, Andrès, Mascarille, déguisé en Suisse.
   Andrès

     Seigneur Suisse, êtes-vous de ce logis le maître ?

   Mascarille

     Moi pour serfir à fous.

   Andrès

     Pourrons-nous y bien être !

   Mascarille

     Oui ; moi pour détrancher chafons champre carni.
     Mais che non point locher te chans te méchant vi.

   Andrès

     Je crois votre maison franche de tout ombrage.

   Mascarille

     Fous noufeau dans sti fil, moi foir à la fissage.

   Andrès

     Oui.

   Mascarille

     La matame est-il mariage al monsieur ?

   Andrès

     Quoi ?

   Mascarille

     S’il être son fame, ou s’il être son soeur ?

   Andrès

     Non.

   Mascarille

     Mon foi, pien choli ; fenir pour marchantisse,
     Ou pien pour temanter à la palais choustice ?
     La procès il faut rien, il coûter tant t’archant !
     La procurair larron, l’afocat pien méchant.

   Andrès

     Ce n’est pas pour cela.

   Mascarille

     Fous tonc mener sti file
     Pour fenir pourmener et recarter la file ?

   Andrès (A Célie.)

     Il n’importe. Je suis à vous dans un moment.
     Je vais faire venir la vieille promptement,
     Contremander aussi notre voiture prête.

   Mascarille

     Li ne porte pas pien.

   Andrès

     Elle a mal à la tête.

   Mascarille

     Moi chafoir te pon fin, et te fromage pon.
     Entre fous, entre fous tans mon petit maisson.

   (Célie, Andrès et Mascarille entrent dans la maison.)


   Scène V

   Lélie.
   Lélie

     Quel que soit le transport d’une âme impatiente,
     La parole m’engage à rester en attente,
     A laisser faire un autre, et voir sans rien oser,
     Comme de mes destins le ciel veut disposer.



   Scène VI

   Andrès, Lélie.
   Lélie (A Andrès, qui sort de la maison.)

     Demandiez-vous quelqu’un dedans cette demeure ?

   Andrès

     C’est un logis garni que j’ai pris tout à l’heure.

   Lélie

     A mon père pourtant la maison appartient,
     Et mon valet, la nuit pour la garder s’y tient.

   Andrès

     Je ne sais ; l’écriteau marque au moins qu’on la loue ;
     Lisez.

   Lélie

     Certes, ceci me surprend, je l’avoue.
     Qui diantre l’aurait mis ? et par quel intérêt… ?
     Ah ! ma foi, je devine à peu près ce que c’est !
     Cela ne peut venir que de ce que j’augure.

   Andrès

     Peut-on vous demander quelle est cette aventure ?

   Lélie

     Je voudrais à tout autre en faire un grand secret ;
     Mais pour vous il n’importe, et vous serez discret.
     Sans doute l’écriteau que vous voyez paraître,
     Comme je conjecture, au moins, ne saurait être
     Que quelque invention du valet que je di,
     Que quelque noeud subtil qu’il doit avoir ourdi
     Pour mettre en mon pouvoir certaine Egyptienne
     Dont j’ai l’âme piquée, et qu’il faut que j’obtienne.
     Je l’ai déjà manquée, et même plusieurs coups.

   Andrès

     Vous l’appelez ?

   Lélie

     Célie.

   Andrès

     Eh ! que ne disiez-vous ?
     Vous n’avez qu’à parler, je vous aurais sans doute
     Epargné tous les soins que ce projet vous coûte.

   Lélie

     Quoi ? vous la connaissez ?

   Andrès

     C’est moi qui maintenant
     Viens de la racheter.

   Lélie

     O discours surprenant !

   Andrès

     Sa santé de partir ne nous pouvant permettre,
     Au logis que voilà je venais de la mettre ;
     Et je suis très ravi, dans cette occasion,
     Que vous m’ayez instruit de votre invention.

   Lélie

     Quoi ? j’obtiendrais de vous le bonheur que j’espère ?
     Vous pourriez… ?

   Andrès (allant frapper à la porte.)

     Tout à l’heure on va vous satisfaire.

   Lélie

     Que pourrai-je vous dire ? Et quel remerciement… ?

   Andrès

     Non, ne m’en faites point, je n’en veux nullement.



   Scène VII

   Lélie, Andrès, Mascarille.
   Mascarille (à part.)

     Eh bien ! Ne voilà pas mon enragé de maître !
     Il nous va faire encor quelque nouveau bissêtre[28].

   Lélie

     Sous ce grotesque habit qui l’aurait reconnu ?
     Approche, Mascarille, et sois le bienvenu.

   Mascarille

     Moi souis ein chant t’honneur, moi non point Maquerille.
     Chai point fentre chamais le fame ni le fille.

   Lélie

     Le plaisant baragouin ! il est bon, sur ma foi !

   Mascarille

     Alez fous pourmener, sans toi rire te moi.

   Lélie

     Va, va, lève le masque, et reconnais ton maître.

   Mascarille

     Partié ! tiable, mon foi chamais toi chai connaître.

   Lélie

     Tout est accommodé, ne te déguise point.

   Mascarille

     Si toi point t’en aller, che paille ein coup te poing.

   Lélie

     Ton jargon allemant est superflu, te dis-je ;
     Car nous sommes d’accord ; et sa bonté m’oblige.
     J’ai tout ce que mes voeux lui pouvaient demander,
     Et tu n’as pas sujet de rien appréhender.

   Mascarille

     Si vous êtes d’accord par un bonheur extrême,
     Je me dessuisse donc, et redeviens moi-même.

   Andrès

     Ce valet vous servait avec beaucoup de feu.
     Mais je reviens à vous, demeurez quelque peu.



   Scène VIII

   Lélie, Mascarille.
   Lélie

     Eh bien ! que diras-tu ?

   Mascarille

     Que j’ai l’âme ravie
     De voir d’un beau succès notre peine suivie.

   Lélie

     Tu feignais à sortir de ton déguisement,
     Et ne pouvais me croire en cet événement.

   Mascarille

     Comme je vous connais, j’étais dans l’épouvante,
     Et trouve l’aventure aussi fort surprenante.

   Lélie

     Mais confesse qu’enfin c’est avoir fait beaucoup.
     Au moins j’ai réparé mes fautes à ce coup,
     Et j’aurai cet honneur d’avoir fini l’ouvrage.

   Mascarille

     Soit ; vous aurez été bien plus heureux que sage.



   Scène IX

   Célie, Andrès, Lélie, Mascarille.
   Andrès

     N’est-ce pas là l’objet dont vous m’avez parlé ?

   Lélie

     Ah ! quel bonheur au mien pourrait être égalé !

   Andrès

     Il est vrai, d’un bienfait je vous suis redevable.
     Si je ne l’avouais, je serais condamnable :
     Mais enfin ce bienfait aurait trop de rigueur,
     S’il fallait le payer aux dépens de mon coeur.
     Jugez, dans le transport où sa beauté me jette,
     Si je dois à ce prix vous acquitter ma dette !
     Vous êtes généreux, vous ne le voudriez pas :
     Adieu. Pour quelques jours retournons sur nos pas.



   Scène X

   Lélie, Mascarille.
   Mascarille (après avoir chanté.)

     Je ris, et toutefois je n’en ai guère envie ;
     Vous voilà bien d’accord, il vous donne Célie ;
     Hem ! vous m’entendez bien.

   Lélie

     C’est trop ; je ne veux plus
     Te demander pour moi de secours superflus.
     Je suis un chien, un traître, un bourreau détestable,
     Indigne d’aucun soin, de rien faire incapable.
     Va, cesse tes efforts pour un malencontreux,
     Qui ne saurait souffrir qu’on le rende heureux.
     Après tant de malheurs, après mon imprudence,
     Le trépas me doit seul prêter son assistance.



   Scène XI

   Mascarille.
   Mascarille

     Voilà le vrai moyen d’achever son destin ;
     Il ne lui manque plus que de mourir enfin,
     Pour le couronnement de toutes ses sottises.
     Mais en vain son dépit pour ses fautes commises
     Lui fait licencier mes soins et mon appui,
     Je veux, quoi qu’il en soit, le servir malgré lui,
     Et dessus son lutin obtenir la victoire.
     Plus l’obstacle est puissant, plus on reçoit de gloire ;
     Et les difficultés dont on est combattu
     Sont les dames d’atours qui parent la vertu.



   Scène XII

   Célie, Mascarille.
   Célie (A Mascarille, qui lui a parlé bas.)

     Quoi que tu veuilles dire, et que l’on se propose,
     De ce retardement j’attends fort peu de chose.
     Ce qu’on voit de succès peut bien persuader
     Qu’ils ne sont pas encor fort près de s’accorder :
     Et je t’ai déjà dit qu’un coeur comme le nôtre
     Ne voudrait pas pour l’un faire injustice à l’autre,
     Et que très fortement, par de différents noeuds,
     Je me trouve attachée au parti de tous deux.
     Si Lélie a pour lui l’amour et sa puissance,
     Andrès pour son partage a la reconnaissance,
     Qui ne souffrira point que mes pensers secrets
     Consultent jamais rien contre ses intérêts.
     Oui, s’il ne peut avoir plus de place en mon âme,
     Si le don de mon coeur ne couronne sa flamme,
     Au moins dois-je ce prix à ce qu’il fait pour moi
     De n’en choisir point d’autre, au mépris de sa foi,
     Et de faire à mes voeux autant de violence
     Que j’en fais aux désirs qu’il met en évidence.
     Sur ces difficultés qu’oppose mon devoir,
     Juge ce que tu peux te permettre d’espoir.

   Mascarille

     Ce sont, à dire vrai, de très fâcheux obstacles,
     Et je ne sais point l’art de faire des miracles ;
     Mais je vais employer mes efforts plus puissants,
     Remuer terre et ciel, m’y prendre de tous sens
     Pour tâcher de trouver un biais salutaire,
     Et vous dirai bientôt ce qui se pourra faire.



   Scène XIII

   Hippolyte, Célie.
   Hippolyte

     Depuis votre séjour, les dames de ces lieux
     Se plaignent justement des larcins de vos yeux,
     Si vous leur dérobez leurs conquêtes plus belles
     Et de tous leurs amants faites des infidèles :
     il n’est guère de coeurs qui puissent échapper
     Aux traits dont à l’abord vous savez les frapper ;
     Et mille libertés, à vos chaînes offertes,
     Semblent vous enrichir chaque jour de nos pertes.
     Quant à moi, toutefois, je ne me plaindrais pas
     Du pouvoir absolu de vos rares appas,
     Si, lorsque mes amants sont devenus les vôtres,
     Un seul m’eût consolé de la perte des autres :
     Mais qu’inhumainement vous me les ôtiez tous,
     C’est un dur procédé dont je me plains à vous.

   Célie

     Voilà d’un air galant faire une raillerie ;
     Mais épargnez un peu celle qui vous en prie.
     Vos yeux, vos propres yeux se connaissent trop bien,
     Pour pouvoir de ma part redouter jamais rien ;
     Ils sont fort assurés du pouvoir de leurs charmes,
     Et ne prendront jamais de pareilles alarmes.

   Hippolyte

     Pourtant en ce discours je n’ai rien avancé
     Qui dans tous les esprits ne soit déjà passé ;
     Et sans parler du reste, on sait bien que Célie
     A causé des désirs à Léandre et Lélie.

   Célie

     Je crois qu’étant tombés dans cet aveuglement,
     Vous vous consoleriez de leur perte aisément,
     Et trouveriez pour vous l’amant peu souhaitable
     Qui d’un si mauvais choix se trouverait capable.

   Hippolyte

     Au contraire, j’agis d’un air différent,
     Et trouve en vos beautés un mérite si grand ;
     J’y vois tant de raisons capables de défendre
     L’inconstance de ceux qui s’en laissent surprendre,
     Que je ne puis blâmer la nouveauté des feux
     Dont envers moi Léandre a parjuré ses voeux,
     Et le vais voir tantôt, sans haine et sans colère,
     Ramené sous mes lois par le pouvoir d’un père.



   Scène XIV

   Célie, Hippolyte, Mascarille.
   Mascarille

     Grande, grande nouvelle, et succès surprenant,
     Que ma bouche vous vient annoncer maintenant !

   Célie

     Qu’est-ce donc ?

   Mascarille

     Ecoutez ; voici sans flatterie…

   Célie

     Quoi ?

   Mascarille

     La fin d’une vraie et pure comédie
     La vieille Egyptienne à l’heure même…

   Célie

     Eh bien ?

   Mascarille

     Passait dedans la place, et ne songeait à rien,
     Alors qu’une autre vieille assez défigurée
     L’ayant de près au nez longtemps considérée,
     Par un bruit enroué de mots injurieux,
     A donné le signal d’un combat furieux,
     Qui pour armes pourtant, mousquets, dagues ou flèches,
     Ne faisait voir en l’air que quatres griffes sèches,
     Dont ces deux combattants s’efforçaient d’arracher
     Ce peu que sur leurs os les ans laissent de chair.
     On n’entend que ces mots, chienne, louve, bagasse.
     D’abord leurs escoffions[29] ont volé par la place,
     Et laissant voir à nu deux têtes sans cheveux,
     Ont rendu le combat risiblement affreux.
     Andrès et Trufaldin, à l’éclat du murmure,
     Ainsi que force monde, accourus d’aventure,
     Ont à les décharpir[30] eu de la peine assez,
     Tant leurs esprits étaient par la fureur poussés.
     Cependant que chacune, après cette tempête,
     Songe à cacher aux yeux la honte de sa tête,
     Et que l’on veut savoir qui causait cette humeur,
     Celle qui la première avait fait la rumeur,
     Malgré la passion dont elle était émue,
     Ayant sur Trufaldin tenu longtemps la vue :
     C’est vous, si quelque erreur n’abuse ici mes yeux,
     Qu’on m’a dit qui viviez inconnu dans ces lieux,
     A-t-elle dit tout haut ; ô rencontre opportune !
     Oui, seigneur Zanobio Ruberti, la fortune
     Me fait vous reconnaître, et dans le même instant
     Que pour votre intérêt je me tourmentais tant.
     Lorsque Naples vous vit quitter votre famille,
     J’avais, vous le savez, en mes mains votre fille,
     Dont j’élevais l’enfance, et qui, par mille traits,
     Faisait voir, dès quatre ans, sa grâce et ses attraits.
     Celle que vous voyez, cette infâme sorcière,
     Dedans notre maison se rendant familière,
     Me vola ce trésor. Hélas ! de ce malheur
     Votre femme, je crois, conçut tant de douleur,
     Que cela servit fort pour avancer sa vie :
     Si bien qu’entre mes mains cette fille ravie
     Me faisant redouter un reproche fâcheux,
     Je vous fis annoncer la mort de toutes deux.
     Mais il faut maintenant, puisque je l’ai connue,
     Qu’elle fasse savoir ce qu’elle est devenue.
     Au nom de Zanobio Ruberti, que sa voix,
     Pendant tout ce récit, répétait plusieurs fois,
     Andrès, ayant changé quelque temps de visage,
     A Trufaldin surpris a tenu ce langage :
     Quoi donc ! le ciel me fait trouver heureusement
     Celui que jusqu’ici j’ai cherché vainement,
     Et que j’avais pu voir, sans pourtant reconnaître
     La source de mon sang et l’auteur de mon être !
     Oui, mon père, je suis Horace votre fils.
     D’Albert, qui me gardait, les jours étant finis,
     Me sentant naître au coeur d’autres inquiétudes,
     Je sortis de Bologne, et, quittant mes études,
     Portai durant six ans mes pas en divers lieux,
     Selon que me poussait un désir curieux :
     Pourtant, après ce temps, une secrète envie
     Me pressa de revoir les miens et ma patrie ;
     Mais dans Naples, hélas ! je ne vous trouvai plus,
     Et n’y sus votre sort que par des bruits confus :
     Si bien qu’à votre quête ayant perdu mes peines,
     Venise pour un temps borna mes courses vaines ;
     Et j’ai vécu depuis, sans que de ma maison
     J’eusse d’autres clartés que d’en savoir le nom.
     Je vous laisse à juger si, pendant ces affaires,
     Trufaldin ressentait des transports ordinaires.
     Enfin, pour retrancher ce que plus à loisir
     Vous aurez le moyen de vous faire éclaircir
     Par la confession de votre Egyptienne,
     Trufaldin maintenant vous reconnaît pour sienne ;
     Andrès est votre frère ; et comme de sa soeur
     Il ne peut plus songer à se voir possesseur,
     Une obligation qu’il prétend reconnaître
     A fait qu’il vous obtient pour épouse à mon maître
     Dont le père, témoin de tout l’événement,
     Donne à cet hyménée un plein consentement,
     Et, pour mettre une joie entière en sa famille,
     Pour le nouvel Horace a proposé sa fille.
     Voyez que d’incidents à la fois enfantés !

   Célie

     Je demeure immobile à tant de nouveautés.

   Mascarille

     Tous viennent sur mes pas, hors les deux championnes,
     Qui du combat encor remettent leurs personnes.
     Léandre est de la troupe, et votre père aussi.
     Moi je vais avertir mon maître de ceci,
     Et que lorsqu’à ses voeux on croit le plus d’obstacle,
     Le ciel en sa faveur produit comme un miracle.

   (Mascarille sort.)
   Hippolyte

     Un tel ravissement rend mes esprits confus,
     Que pour mon propre sort je n’en aurais pas plus.
     Mais les voici venir.



   Scène XV

   Trufaldin, Anselme, Pandolfe, Célie, Hippolyte, Léandre, Andrès.
   Trufaldin

     Ah ! ma fille !

   Célie

     Ah ! mon père !

   Trufaldin

     Sais-tu déjà comment le ciel nous est prospère ?

   Célie

     Je viens d’entendre ici ce succès merveilleux.

   Hippolyte (A Léandre.)

     En vain vous parleriez pour excuser vos feux,
     Si j’ai devant les yeux ce que vous pouvez dire.

   Léandre

     Un généreux pardon est ce que je désire :
     Mais j’atteste les cieux qu’en ce retour soudain
     Mon père fait bien moins que mon propre dessein.

   Andrès (A Célie.)

     Qui l’aurait jamais cru que cette ardeur si pure
     Pût être condamnée un jour par la nature !
     Toutefois tant d’honneur la sut toujours régir,
     Qu’en y changeant fort peu je puis la retenir.

   Célie

     Pour moi, je me blâmais, et croyais faire faute,
     Quand je n’avais pour vous qu’une estime très haute.
     Je ne pouvais savoir quel obstacle puissant
     M’arrêtait sur un pas si doux et si glissant,
     Et détournait mon coeur de l’aveu d’une flamme
     Que mes sens s’efforçaient d’introduire en mon âme.

   Trufaldin (A Célie.)

     Mais en te recouvrant, que diras-tu de moi,
     Si je songe aussitôt à me priver de toi,
     Et t’engage à son fils sous les lois d’hyménée ?

   Célie

     Que de vous maintenant dépend ma destinée.



   Scène XVI

   Trufaldin, Anselme, Pandolfe, Célie, Hippolyte, Lélie, Léandre, Andrès, Mascarille.
   Mascarille (A Lélie.)

     Voyons si votre diable aura bien le pouvoir
     De détruire à ce coup un si solide espoir ;
     Et si, contre l’excès du bien qui nous arrive,
     Vous armerez encor votre imaginative.
     Par un coup imprévu des destins les plus doux,
     Vos voeux sont couronnés, et Célie est à vous.

   Lélie

     Croirai-je que du ciel la puissance absolue…

   Trufaldin

     Oui, mon gendre, il est vrai.

   Pandolfe

     La chose est résolue.

   Andrès (A Lélie.)

     Je m’acquitte par là de ce que je vous dois.

   Lélie (A Mascarille.)

     Il faut que je t’embrasse et mille et mille fois.
     Dans cette joie…

   Mascarille

     Ahi ! ahi ! doucement, je vous prie.
     Il m’a presque étouffé. Je crains fort pour Célie,
     Si vous la caressez avec tant de transport :
     De vos embrassements on se passerait fort.

   Trufaldin (A Lélie.)

     Vous savez le bonheur que le ciel me renvoie ;
     Mais puisqu’un même jour nous met tous dans la joie,
     Ne nous séparons point qu’il ne soit terminé,
     Et que son père aussi nous soit vite amené.

   Mascarille

     Vous voilà tous pourvus. N’est-il point quelque fille
     Qui pût accommoder le pauvre Mascarille ?
     A voir chacun se joindre à sa chacune ici,
     J’ai des démangeaisons de mariage aussi.

   Anselme

     J’ai ton fait.

   Mascarille

     Allons donc, et que les cieux prospères
     Nous donnent des enfants dont nous soyons les pères.

 //-- FIN DE L’ETOURDI --// 



   Notes

   [1] «Gent», «gente» ne veut pas dire «gentille». Ce mot exprime à la fois la légèreté dans la taille, la propreté et l’élégance dans les vêtements. (Voyez Nicot et Le Duchat.)
   [2] «Avoir maille à partir», c’est-à-dire à se partager, du latin «partiri». La maille était une petite monnaie de si peu de valeur qu’elle ne pouvait être divisée. De là le proverbe «avoir maille à partir», se disputer sur un partage impossible, et, par extension, avoir une dispute interminable. Ménage dit que cette monnaie était ainsi appelée du vieux mot français «maille», qui signifie «figure carrée», parce que la maille avait cette forme. N’avoir ni «denier» ni «maille» signifiait autrefois n’avoir aucune sorte de monnaie, ni «ronde» ni «carrée».
   [3] «Coucher d’imposture», pour «payer de ruses, de mensonges». Cette manière de s’exprimer, dit Voltaire, n’est plus admise : elle vient du jeu. On disait : «Couché de vingt pistoles», «de trente pistoles», «couché belle».
   [4] Imitation du proverbe italien : «Salir le mosche al naso». On dit proverbialement en français, qu’»un homme est tendre aux mouches», qu’»il prend la mouche», que «la mouche le pique», pour exprimer qu’il est trop susceptible, qu’il se fâche mal à propos. (B.)
   [5] On appelle «panneau» un filet à prendre des lièvres, des lapins, etc. De là les expressions proverbiales «donner», «se jeter», et «jeter quelqu’un dans le panneau». (A.)
   [6] «Etre en paroles», pour «converser», «s»entretenir». On dit encore aujourd’hui, «ils sont en paroles de mariage», «en paroles d’affaires». Ces phrases toutes faites dérivent peut-être de la phrase dont Molière se sert ici, et qui n’est plus d’usage.
   [7] «Semondre», de «submonere», inviter, convier. Il est bon de remarquer que ce mot était hors d’usage longtemps avant Molière.
   [8] Ce demi-vers est obscur. Anselme veut dire sans doute : Plût à Dieu qu’il dormît en paix ! que rien ne troublât le repos de son âme, car il ne doute pas un seul instant que son ami ne soit mort, comme le prouve le vers suivant.
   [9] «Prou», vieux mot qui signifie «assez», «beaucoup». Il n’est plus d’usage que dans ces phrases familières : «peu ou prou», «ni peu ni prou». (B.)
   [10] Il faut suppléer «le ferait ; mais je ne le ferai pas». Cette locution elliptique, très commune dans nos anciennes comédies, est encore d’usage dans la conversation. (A.)
   [11] «Si jamais mon bien te fut considérable», c’est-à-dire, si jamais mon bien te fut cher, fut de quelque prix à tes yeux. Autrefois «considérable» s’employait avec un régime.
   [12] «Devis», propos familiers, propos qui font passer le temps.
   [13] Ce mot «baie» vient de l’italien «baia». Les Italiens disent comme nous, «dar la baia», pour «se moquer». (Ménage.)
   [14] «Male», de «malus», mauvais. Ce mot est très ancien dans notre langue. On disait dans le douxième siècle, male-femme, male-loi, pour mauvaise femme, mauvaise loi.
   [15] Ce vers fait allusion au soleil représenté sur les louis d’or du temps de Louis XIV. Charles IX est le premier de nos rois qui ait fait frapper des monnaies d’or avec l’effigie du soleil ; Louis XIV est le dernier.
   [16] Suivant une vieille légende, Olibrius, gouverneur des Gaules, ne pouvant toucher le coeur de sainte Reine, la fit mourir. Le martyre de cette sainte fut plus tard le sujet d’un grand nombre de «mystères» qui plaisaient beaucoup au peuple. Olibrius y était représenté comme un fanfaron ; un glorieux, «un occiseur d’innocents» ; de là l’expression proverbiale : «faire l’Olibrius», pour «faire le faux brave», «persécuter ceux qui sont sans défense», etc. (Voyez le «Dictionnaire des proverbes», par la M…)
   [17] Cette expression tire son origine d’un jeu fort en usage sous le règne de Louis XIV, mais beaucoup plus ancien. Au premier jour de mai, chacun devait se trouver muni d’une branche de verdure. On se visitait, on tâchait de se surprendre en faute ; ces mots : «Je vous prends sans vert», retentissaient de tous côtés, et la moindre négligence était punie d’une amende dont le produit était destiné à une fête champêtre où l’on célébrait le printemps.
   [18] Par «amis d’épée», Molière n’entend pas «compagnons d’armes», mais seulement «compagnons de duel».
   [19] Le «teston» valait dix sous tournois, le marc d’argent étant à douze livres dix sous ; il était appelé «teston» à cause de la tête de Louis XII qui y était représentée. Cette monnaie, fabriquée en 1513, subsista jusqu’à Henri III. (B.)
   [20] Le mot «robin» signifiait autrefois un «bouffon», un «sot», un «facétieux». (B.) – On avait donné le nom de «robin» au mouton, à cause de sa robe de laine. Or le mouton étant, au dire d’Aristote, cité par Rabelais, le plus sot des animaux, le nom de «robin» est devenu par extension celui des hommes sans esprit. (Le Duchat.)
   [21] «Momon», somme d’argent que des masques jouaient aux dés. (B.) – On donnait aussi ce nom aux personnes masquées qui s’introduisaient dans les maisons pour jouer ou pour danser. Suivant Ménage, ce mot vient de «Momus», dieu de la folie.
   [22] «Tarare», expression burlesque, imaginée, suivant Richelet, pour imiter le son de la trompette, et dont on se sert pour exprimer qu’on ne veut rien entendre, qu’on n’ajoute aucune foi à la chose qu’on nous dit.
   [23] On dit proverbialement, «brider l’oison», «brider la bécasse», pour «tromper quelqu’un», «le conduire à sa guise». Molière a fait passer dans son vers toute l’énergie de ce proverbe.
   [24] On disait autrefois, pour exprimer la voracité d’un homme : «C’est un avaleur de pois gris». Il est probable que le proverbe tire son origine des charlatans qui étaient dans l’usage d’avaler, avec dextérité, devant le public, une grande quantité de ces pois. On trouve un exemple de ce proverbe dans la «Prison» d’Assoucy, page 45.
   [25] On prononce «fillol» à la ville, dit Vaugelas, et «filleul» à la cour ; et il ajoute : L’usage de la cour doit prévaloir sur l’usage de la ville, sans y chercher d’autre raison. Cette décision de Vaugelas s’est accomplie malgré l’autorité de Molière.
   [26] «Tirez, tirez», est ici pour «fuyez, éloignez-vous». On dit proverbialement, «il a tiré au large», pour «il s’est enfui».
   [27] Les Espagnols disent encore : «Dar para guantes» : c’est-à-dire, «donner pour les gants», dont nous avons fait le mot «paraguante». (Ménage.) – On donne ce nom au présent qu’on fait à une personne dont on a reçu quelques bons offices.
   [28] Vieux mot qui signifiait «malheur», par corruption du mot «bissexte», parce que anciennement l’année bissextile était réputée malheureuse. (Lav.)
   [29] «Escoffions», nom ancien d’une coiffe de femme. On disait également «escoffions» ou «scoffions».
   [30] «Décharpir», expression basse et populaire, mais énergique, et qui ne se trouve pas dans le «Dictionnaire de l’Académie» : elle signifie séparer avec effort des personnes acharnées l’une contre l’autre.