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| bookZ.ru collection
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|  Emile Gaboriau
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|  La corde au cou
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   Émile Gaboriau
   LA CORDE AU COU


   PREMIÈRE PARTIE Le feu du Valpinson

   Du reste, voici les faits:


   1. Dans la nuit du 22 au 23 juin 1871, vers une heure, le faubourg de Paris

   Dans la nuit du 22 au 23 juin 1871, vers une heure, le faubourg de Paris, qui est le principal et le plus populeux faubourg de la jolie ville de Sauveterre, fut mis enémoi par le galop frénétique d'un cheval sonnant sur les pavés pointus.
   Quantité de bourgeois se précipitèrent à leurs fenêtres. Ils ne virent dans la nuit sombre qu'un paysan en bras de chemise et la tête nue, talonnant et bâtonnant furieusement une grosse jument blanche qu'il montait à cru.
   Ce paysan, après avoir longé le faubourg, prit à droite la rue Nationale – rue Impériale jadis —, traversa la place du Marché-Neuf, tourna la rue Mautrec et s'arrêta court devant la belle maison qui fait l'angle de la rue du Château. C'est là qu'habite le maire de Sauveterre, M. Séneschal, ancien avoué, membre du conseil général.
   Ayant mis pied à terre, le campagnard empoigna la sonnette et se mit à la secouer si violemment, qu'à l'instant toute la maison fut debout. La minute d'après, un gros et gras domestique, les yeux encore chargés de sommeil, venait ouvrir, et d'un accent irrité s'écriait tout d'abord:
   – Quiêtes-vous, l'homme? Que voulez-vous? Avez-vous bu un coup de trop? Ignorez-vous chez qui vous cassez les sonnettes?
   – Je veux parler à monsieur le maire, répondit le paysan, à l'instant même, réveillez-le…
   M. Séneschalétait tout réveillé. Drapé dans une ample robe de chambre de molleton gris, un bougeoir à la main, inquiet et dissimulant mal son inquiétude, il venait d'apparaître dans le vestibule et avait entendu.
   – Le voilà, le maire, prononça-t-il du ton le plus mécontent. Que lui voulez-vous à cette heure où tous les honnêtes gens sont couchés?
   Écartant le domestique, le paysan s'avança, et sans la moindre formule de politesse:
   – Je viens, répondit-il, vous dire de nous envoyer les pompiers.
   – Les pompiers!
   – Oui, tout de suite, dépêchez-vous! Le maire hochait la tête.
   – Hum!… faisait-il, ce quiétait chez lui la manifestation d'une vive perplexité, hum! hum!
   Et qui n'eûtété perplexe à sa place!
   Pour réunir les pompiers, faire battre la généraleétait indispensable; or, en pleine nuit, faire battre la générale, c'était mettre la ville sens dessus dessous, c'était faire bondir d'épouvante dans leur lit les braves Sauveterriens, qui ne l'avaient que trop entendue, depuis un an, cette lugubre batterie, lors de l'invasion prussienne et ensuite pendant la Commune. Aussi:
   – S'agit-il d'un incendie sérieux? demanda M. Séneschal.
   – Sérieux! s'écria le paysan; comment ne le serait-il pas, par le vent qu'il fait; un vent à décorner les bœufs!
   – Hum! fit encore le maire, hum! hum! C'est que ce n'était pas la première fois, depuis qu'il administrait Sauveterre, qu'ilétait ainsi réveillé par un campagnard venant crier sous ses fenêtres: «Au secours! au feu!…»
   À ses débuts, saisi de compassion, il se hâtait de réunir les pompiers, il se mettait à leur tête et on courait au lieu du sinistre. Et quand on arrivait, essoufflé, suant, après cinq ou six kilomètres franchis au pas de course, on trouvait quoi? Quelque méchant pailler valant bien dixécus, achevant de se consumer. On s'était dérangé pour rien.
   Les paysans des environs avaient si souvent crié au loup, quand il y en avait à peine l'ombre, que le loup venant pour tout de bon, on devait hésiter à les croire.
   – Voyons, reprit M. Séneschal, qu'est-ce qui brûle, en définitive?…
   En présence de tant de délais, le paysan mordait de rage le manche de son fouet.
   – Faut-il donc que je vous répète, interrompit-il, que tout est en feu, que tout flambe: granges, métairies, récoltes, maisons, château, tout!… Si vous tardez encore, vous ne trouverez plus pierre sur pierre du Valpinson.
   L'effet de ce nom fut prodigieux.
   – Quoi! demanda le maire d'une voixétranglée, c'est au Valpinson qu'est le feu?
   – Oui.
   – Chez le comte de Claudieuse?
   – Comme de juste, pardi!
   – Imbécile! que ne le disiez-vous immédiatement! s'écria le maire. (Il n'hésitait plus.) Vite, dit-ilà son domestique, viens me donner de quoi m'habiller… C'est– à-dire, non! Madame m'aidera, car il n'y a pas une seconde à perdre. Toi, tu vas courir chez Bolton, tu sais, le tambour, et tu lui commanderas de ma part de battre la générale, à l'instant, partout. Tu passeras ensuite chez le capitaine Parenteau, tu lui expliqueras ce qui en est et tu le prieras de prendre la clef des pompes à la mairie, chez le concierge. Attends!… Cela fait, tu reviendras ici, atteler… Le feu au Valpinson!… J'accompagnerai les pompiers!… Allons, cours, frappe aux portes, crie au feu! On se réunira place du Marché-Neuf!…
   Et le domestique s'étantéloigné de toute la vitesse de ses jambes:
   – Quant à vous, mon brave, reprit M. Séneschal en s'adressant au paysan, enfourchez votre bête et allez rassurer monsieur de Claudieuse, qu'on ne perde pas courage, qu'on redouble d'efforts, les secours arrivent.
   Mais le paysan ne bougeait pas.
   – Avant de retourner au Valpinson, dit-il, j'ai encore une commission à faire en ville.
   – Hein! vous dites?…
   – Il faut que j'aille chercher, pour le ramener avec moi, monsieur Seignebos, le médecin…
   – Le docteur! Y a-t-il donc quelqu'un de blessé?
   – Oui, le maître, monsieur de Claudieuse.
   – L'imprudent! Il se sera jeté au danger, selon son habitude…
   – Oh, non! C'est qu'il a reçu deux coups de fusil.
   Peu s'en fallut que le maire de Sauveterre ne laissâtéchapper son bougeoir.
   – Deux coups de fusil! s'écria-t-il. Où? Quand? Comment? De qui?
   – Ah! je ne sais pas.
   – Cependant…
   – Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'on l'a porté dans une petite grange, où le feu n'était pas encore. C'est là que je l'ai vu, étendu sur une botte de paille, blanc comme un linge, les yeux fermés et tout couvert de sang.
   – Mon Dieu! serait-il donc mort?
   – Il ne l'était pas quand je suis parti.
   – Et la comtesse?
   – La dame de Claudieuse, répondit le paysan, avec un accent marqué de vénération, était dans la grange, agenouillée près de monsieur le comte, lavant ses blessures avec de l'eau fraîche. Les deux petites demoisellesétaient là aussi…
   M. Séneschal frissonnait.
   – Un crime aurait doncété commis, murmura-t-il.
   – Pour cela, oui, sûrement.
   – Par qui? Dans quel but?
   – Ah! voilà!…
   – Monsieur de Claudieuse est très emporté, c'est vrai, très violent, mais c'est le meilleur et le plus juste des hommes, tout le monde le sait.
   – Tout le monde.
   – Il n'a jamais fait que du bien dans le pays.
   – Personne n'oserait dire le contraire.
   – Quant à la comtesse…
   – Oh! fit vivement le paysan, c'est la sainte des saintes.
   Le maire essayait de conclure.
   – Le coupable, poursuivit-il, serait donc unétranger. Nous sommes infestés de vagabonds, de mendiants de passage. Il n'est pas de jour qu'il ne se présente à la mairie, pour demander des secours de route, des hommes à figure patibulaire.
   De la tête, le paysan approuvait.
   – C'est bien mon idée, dit-il. Et la preuve, c'est qu'en venant je songeais qu'après avoir averti le médecin, je ferais peut-être bien de prévenir la justice…
   – Inutile! interrompit M. Séneschal, c'est un soin qui me regarde. Avant dix minutes je serai chez le procureur de la République… Allons, ne ménagez pas votre cheval, et dites bien à madame de Claudieuse que nous vous suivons.
   De sa vie administrative, le maire de Sauveterre n'avaitété si rudement secoué. Il en perdait la tête, ni plus ni moins que ce fameux jour où il luiétait tombé à l'improviste neuf cents mobiles à nourrir et à loger. Jamais, sans l'assistance de sa femme, il n'en eût fini de se vêtir. Pourtant, ilétait prêt lorsque son domestique reparut.
   Ce brave garçon s'était acquitté de toutes ses commissions, et déjà, dans le lointain de la haute ville, retentissaient les roulements sourds de la générale.
   – Maintenant, attelle, lui dit M. Séneschal. Que la voiture soit devant la maison quand je reviendrai.
   Dehors, il trouva tout en rumeur. À chaque fenêtre, une tête s'allongeait, curieuse ou terrifiée. De tous côtés, des portes brusquement refermées claquaient.
   Pourvu, mon Dieu! pensait-il, que je trouve Daubigeon chez lui.
   Successivement procureur impérial, puis procureur de la République, M. Daubigeonétait un des grands amis de M. Séneschal. C'était un homme d'une quarantaine d'années, au regard fin, au visage souriant, qui s'était obstiné à rester célibataire et qui s'en vantait volontiers. On ne lui trouvait à Sauveterre ni le caractère ni l'extérieur de sa sévère profession. Certes, on l'estimait fort, mais on lui reprochait amèrement sa philosophie optimiste, sa bonhomie souriante et surtout sa mollesse à requérir, une mollesse qui, disait-on, dégénérait en une coupable inertie dont le crime s'enhardissait.
   Lui-même s'accusait de n'avoir pas le feu sacré, et, selon son expression, de dérober à la froide Thémis le plus de temps qu'il pouvait, pour le consacrer aux Muses familières. Collectionneuréclairé, il avait la passion des beaux livres, deséditions rares, des reliures précieuses, des belles suites de gravures, et le plus clair de ses dix mille francs de rentes passait à ses chers bouquins. Érudit de la vieilleécole, il professait pour les poètes latins, pour Virgile et pour Juvénal, pour Horace surtout, un culte que trahissaient d'incessantes citations.
   Réveillé en sursaut comme tout le monde, ce digne et galant homme se dépêchait de s'habiller pour courir aux renseignements, lorsque sa vieille gouvernante, tout effarée, vint lui annoncer la visite de M. Séneschal.
   – Qu'il entre! s'écria-t-il, qu'il entre! Et dès que le maire parut:
   – Car vous allez m'apprendre, continua-t-il, pourquoi tout ce tumulte, ces cris et ces roulements de tambour. Clamor que virum, clangorque tubarum.
   – Unépouvantable malheur arrive, prononça M. Séneschal.
   Telétait son accent, qu'on eût juré que c'était lui quiétait atteint. Et ce fut si bien l'impression de M. Daubigeon que tout aussitôt:
   – Qu'est-ce, mon cher ami? fit-il. Quid? Du courage, morbleu! du sang-froid!… Souvenez-vous que le poète conseille de garder dans l'adversité uneâme toujourségale: Æquam, memento, rebus in arduis, Servare mentem…
   – Des malfaiteurs ont mis le feu au Valpinson! l'interrompit le maire.
   – Que me dites-vous là! grands dieux! O Jupiter. Quod verbum audio…
   – Victime d'une lâche tentative d'assassinat, le comte de Claudieuse se meurt peut-être en ce moment.
   – Oh!…
   – Le tambour que vous entendez réunit les pompiers, que je vais envoyer combattre l'incendie, et si je me présente chez vous à cette heure, c'est officiellement, pour vous dénoncer le crime et demander bonne et prompte justice!
   Il n'en fallait pas tant pour glacer toutes les citations sur les lèvres du procureur de la République.
   – Il suffit! dit-il vivement. Venez, nous allons prendre nos mesures pour que les coupables ne puissentéchapper.
   Lorsqu'ils arrivèrent dans la rue Nationale, elleétait plus animée qu'en plein midi, car Sauveterre est une de ces sous-préfectures où les distractions sont trop rares pour qu'on n'y saisisse pas avidement tout prétexte d'émotion.
   Déjà les tristesévénementsétaient connus et commentés. On avait commencé par douter, mais on avaitété sûr, lorsqu'on avait vu passer au grand galop le cabriolet du docteur Seignebos, escorté d'un paysan à cheval.
   Les pompiers, de leur côté, n'avaient pas perdu leur temps.
   Dès que le maire et M. Daubigeon furent signalés sur la place du Marché-Neuf, le capitaine Parenteau se précipita à leur rencontre, et portant militairement la main à son casque:
   – Mes hommes sont prêts, déclara-t-il.
   – Tous?
   – Il n'en manque pas dix. Quand on a su qu'il s'agissait de porter secours au comte et à la comtesse de Claudieuse, nom d'un tonnerre! vous comprenez que personne ne s'est fait tirer l'oreille.
   – Alors, partez et faites diligence, commanda M. Séneschal. Nous vous rattraperons en route. Nous allons, de ce pas, monsieur Daubigeon et moi, prendre monsieur Galpin-Daveline, le juge d'instruction.
   Ils n'eurent pas loin à aller. Ce juge, précisément, les cherchait par la ville depuis une demi-heure, il arrivait sur la place et venait de les apercevoir.
   Vivant contraste du procureur de la République, M. Galpin-Davelineétait bien l'homme de sonétat, et même quelque chose de plus. Tout en lui, de la tête aux pieds, depuis ses guêtres de drap jusqu'à ses favoris d'un blond risqué, dénonçait le magistrat. Il n'était pas grave, ilétait l'incarnation de la gravité. Nul, bien qu'il fût jeune encore, ne se pouvait flatter de l'avoir vu sourire ni entendu plaisanter. Et, telleétait sa roideur, qu'au dire de M. Daubigeon, on l'eût cru empalé par le glaive même de la loi.
   À Sauveterre, M. Galpin-Daveline avait la réputation d'un homme supérieur. Il pensait l'être. Aussi s'indignait-il d'opérer sur un théâtre tropétroit et de dépenser les grandes facultés dont il se croyait doué à des besognes vulgaires, à rechercher les auteurs d'un vol de fagots ou de l'effraction d'un poulailler. C'est que ses démarches désespérées pour obtenir un poste enévidence avaient toujourséchoué. Vainement, il avait mis tous ses amis en campagne. Inutilement, il s'était, en secret, mêlé de politique, disposé à servir le parti, quel qu'il fût, qui le servirait le mieux.
   Mais l'ambition de M. Galpin-Daveline n'était pas de celles qui se découragent, et en ces derniers temps, à la suite d'un voyage à Paris, il avait donné à entendre qu'un brillant mariage ne tarderait pas à lui assurer les protections qui, jusqu'alors, avaient manqué à ses mérites.
   Lorsqu'il rejoignit M. Séneschal et M. Daubigeon:
   – Eh bien! commença-t-il, voici une terrible affaire, et qui va certainement avoir un immense retentissement.
   Le maire voulait lui donner des détails.
   – Inutile, lui dit-il. Tout ce que vous savez, je le sais. J'ai rencontré et interrogé le paysan qui vous avaitété expédié. (Puis, se retournant vers le procureur de la République): Je pense, monsieur, poursuivit-il, que notre devoir est de nous transporter immédiatement sur le théâtre du crime.
   – J'allais vous le proposer, répondit M. Daubigeon.
   – Il faudrait avertir la gendarmerie…
   – Monsieur Séneschal vient de la faire prévenir. L'agitation du juge d'instructionétait grande, si grande qu'elle faisait en quelque sorteéclater sonécorce d'impassible froideur.
   – Il y a flagrant délit, reprit-il.
   – Évidemment.
   – De telle sorte que nous pouvons agir de concert, et parallèlement, chacun selon notre fonction, vous requérant, moi statuant sur vos réquisitions…
   Un ironique sourire glissait sur les lèvres du procureur de la République.
   – Vous devez assez me connaître, répondit-il, pour savoir qu'il n'y a jamais avec moi de conflit d'attributions; je ne suis plus qu'un vieux bonhomme, ami du repos et de l'étude. Sum piger et senior, Pieridumque cornes…
   – Alors, rien ne nous retient plus! s'écria M. Séneschal, qui bouillait d'impatience, ma voiture est attelée! Partons!


   2. De Sauveterre au Valpinson, par la traverse, on ne compte qu'une lieue…

   De Sauveterre au Valpinson, par la traverse, on ne compte qu'une lieue; seulement c'est une lieue de pays, elle a sept kilomètres.
   Mais M. Séneschal avait un bon cheval, le meilleur peut-être de l'arrondissement, affirmait-il, en montant en voiture, à M. Galpin-Daveline et à M. Daubigeon. Le fait est qu'en moins de dix minutes ils eurent rejoint les pompiers, partis bien avant eux.
   Ces braves gens, presque tous maîtres ouvriers de Sauveterre, maçons, charpentiers et couvreurs, se hâtaient cependant de toute leurénergie. Éclairés par une demi-douzaine de torches fumeuses, ils allaient, peinant et soufflant, le long du chemin raboteux, poussant leurs deux pompes et le chariot qui contenait le matériel de sauvetage.
   – Courage, mes amis! leur cria le maire en les dépassant. Bon courage!
   À trois minutes de là, galopant dans la nuit du train d'un cavalier de ballade, un paysan à cheval apparut sur la route.
   M. Daubigeon lui commanda de s'arrêter. Il obéit. C'était le même homme qui déjàétait venu à Sauveterre donner l'alarme.
   – Vous revenez du Valpinson? lui demanda M. Séneschal.
   – Oui, répondit le paysan.
   – Comment va le comte de Claudieuse?
   – Il a repris connaissance.
   – Qu'a dit le médecin?
   – Qu'il s'en tirera probablement. Et moi je cours chez le pharmacien chercher des remèdes.
   Pour mieux entendre, M. Galpin-Daveline, le juge d'instruction, se penchait hors de la voiture.
   – La rumeur publique accuse-t-elle quelqu'un? demanda-t-il.
   – Personne.
   – Et l'incendie?
   – On a de l'eau, répondit le paysan, mais pas de pompes, que voulez-vous qu'on fasse!… Et le vent qui redouble!… Ah! quel malheur, quel malheur!
   Et il piqua des deux, pendant que M. Séneschal rouait de coups son pauvre cheval, lequel, sous ce traitement extraordinaire, loin d'avancer plus vite, se cabrait et faisait des bonds de côté.
   C'est que l'excellent maireétait exaspéré. C'est que ce crime lui paraissait comme un défi à son adresse et la plus cruelle injure qu'on pût faire à son administration.
   – Car, enfin, répétait-il pour la dixième fois à ses compagnons de route, est-il naturel, je vous le demande, est-il logique qu'un malfaiteur soit allé s'adresser précisément au comte et à la comtesse de Claudieuse, à l'homme le plus considérable et le plus considéré de l'arrondissement, à une femme dont le nom est synonyme de vertu et de charité?
   Et intarissable, malgré les cahots de la voiture, M. Séneschal racontait tout ce qu'il savait de l'histoire des propriétaires du Valpinson.
   Le comte Trivulce de Claudieuseétait le dernier descendant d'une des plus vieilles familles du pays. À seize ans, vers 1832, il s'était embarqué en qualité d'enseigne de vaisseau, et pendant de longues années il n'avait fait à Sauveterre que de rares et de brèves apparitions. Ilétait capitaine de vaisseau en 1859, et désigné pour l'épaulette de contre-amiral, lorsque tout à coup il avait donné sa démission etétait venu s'installer au château de Valpinson, lequel ne gardait plus, de ses antiques splendeurs, que deux tourelles tombant en ruine au milieu d'énormes amas de pierres noircies et moussues. Deux années durant, il y avait vécu seul, se ré édifiant tant bien que mal un logis, et, des bribeséparses de la fortune de ses ancêtres, se reconstituant, à force de soin et d'activité, une modeste aisance.
   On pensait bien qu'il finirait ses jours ainsi, lorsque le bruit s'était répandu qu'il allait se marier. Et le bruit, chose rare, était vrai. M. de Claudieuse, un beau matin, était parti pour Paris, et par les lettres de faire-part quiétaient arrivées peu après, on avait appris qu'il venait d'épouser la fille d'un de ses anciens camarades de promotion, Mlle Geneviève de Tassar de Bruc.
   L'étonnement avaitété grand. Le comte avait tout à fait grand air etétait encore remarquablement bien de sa personne; mais il venait d'avoir quarante-sept ans, et Mlle de Tassar de Bruc en avait à peine vingt. Ah! si la nouvelle mariée eûtété pauvre, on eût compris et même approuvé le mariage. Il est si naturel qu'une fille sans dot sacrifie son cœur à la question du pain quotidien. Mais tel n'était pas le cas. Le marquis de Tassar de Bruc passait pour riche et avait, disait-on, compté à son gendre cinquante milleécus.
   Alors, on s'était imaginé que la jeune comtesse devaitêtre laide à faire peur, infirme ou contrefaite pour le moins, idiote peut-être ou d'un caractère impossible. Erreur. Elleétait apparue, et onétait demeuré saisi de sa noble et calme beauté. Elle avait parlé, et chacunétait resté sous le charme. Ce mariageétait-il donc, comme on dit à Sauveterre, un mariage d'inclination? On le crut. Ce qui n'empêcha pas quantité de vieilles dames de hocher la tête et de déclarer que vingt-sept ans, c'est trop entre deuxépoux, et que cette union ne serait pas heureuse.
   Les faits n'avaient pas tardé à démentir ces sombres pronostics. À dix lieues à la ronde, il n'existait pas de ménage aussi parfaitement uni que celui de M. et Mme de Claudieuse, et deux enfants, deux filles, qu'ils avaient eues à quatre ans d'intervalle, devaient avoir, pour toujours, fixé le bonheur à leur paisible foyer.
   De son ancienne profession, de ce temps où il administrait les possessions lointaines de la France, le comte avait, il est vrai, gardé ses habitudes hautaines de commandement, une attitude sévère et froide, une parole brève. Ilétait, de plus, d'une si extrême violence que la plus légère contradiction empourprait son visage. Mais la comtesseétait le calme et la douceur mêmes, et comme elle savait toujours se jeter entre la colère de son mari et celui qui se l'était attirée, comme ilsétaient l'un et l'autre justes, bons jusqu'à la faiblesse, généreux et pitoyables aux malheureux, ilsétaient adorés.
   Il n'y avait guère que sur l'article chasse que M. de Claudieuse n'entendait pas raison. Chasseur passionné, il veillait toute l'année sur son gibier avec la sollicitude inquiète d'un avare, multipliant les gardes et les défenses, poursuivant les braconniers avec un tel acharnement qu'on disait: «Mieux vaut lui voler cent pistoles que lui tuer un merle.»
   M. et Mme de Claudieuse vivaient d'ailleurs assez isolés, absorbés par les soins d'une vaste exploitation agricole et par l'éducation de leurs filles. Ils recevaient rarement, et on ne les voyait pas quatre fois par hiver à Sauveterre, chez les demoiselles de Lavarande ou chez le vieux baron de Chandoré. Tous lesétés, par exemple, vers la fin de juillet, ils s'installaient, pour un mois, à Royan, où ils avaient un chalet. Tous les ans, également, à l'ouverture de la chasse, la comtesse allait, avec ses filles, passer quelques semaines près de ses parents qui habitaient Paris.
   Pour bouleverser cette paisible existence, il ne fallut pas moins que les catastrophes de 1870. En apprenant que les Prussiens vainqueurs foulaient le sol sacré de la patrie, l'ancien capitaine de vaisseau sentit se réveiller en lui tous ses instincts de Français et de soldat. Quoi qu'on pût faire pour le retenir, il partit. Légitimiste obstiné, il se déclarait prêt à mourir pour la République, pourvu que la France fût sauvée. Sans l'ombre d'une hésitation, il offrit sonépée à Gambetta, qu'il détestait. Nommé colonel d'un régiment de marche, il se battit comme un lion, depuis le premier jour jusqu'au dernier, où il fut renversé et foulé aux pieds en essayant d'arrêter l'affreuse débandade d'un des corps d'armée de Chanzy.
   Revenu au Valpinson à la signature de l'armistice, personne, hormis sa femme, n'avait pu lui arracher un mot de cette douloureuse campagne. On l'engageait à se présenter auxélections, et certainement il eûtété élu; il refusa, disant que s'il savait se battre, il ne savait pas discourir.
   Mais c'est d'une oreille distraite que le procureur de la République et le juge d'instructionécoutaient ces détails, qu'ils connaissaient aussi bien que M. Séneschal.
   Aussi tout à coup:
   – N'avançons-nous donc pas? demanda M. Galpin-Daveline; j'ai beau regarder, je n'aperçois aucune apparence d'incendie.
   – C'est que nous sommes dans un bas-fond, répondit le maire. Mais nous approchons, et lorsque nous serons en haut de cette côte que nous gravissons, soyez tranquille, vous verrez…
   Cette côte est bien connue dans le département, et même célèbre sous le nom de montagne de Sauveterre. Elle est si raide et formée d'un granit si dur que les ingénieurs qui ont tracé la route nationale de Bordeaux à Nantes se sont détournés d'une demi-lieue pour l'éviter. Elle domine donc tout le pays, et, parvenus à son sommet, M. Séneschal et ses compagnons ne purent retenir un cri.
   – Horresco! murmura le procureur de la République.
   Le foyer même de l'incendie leurétait encore caché par les hautes futaies de Rochepommier, mais les jets de flamme s'élançaient bien au-dessus des grands arbres, illuminant tout l'horizon de sinistres lueurs…
   Toute la campagneétait en mouvement. Le tocsin sonnait à coups précipités à l'église de Bréchy, dont le clocher tronqué se détachait en noir sur la pourpre du ciel. Dans l'ombre, retentissaient les rauques mugissements de ces conques marines dont on se sert pour appeler les ouvriers des champs. Des pas effarés sonnaient le long des sentiers, et des paysans passaient en courant, un seau de chaque main.
   – Les secours arriveront trop tard! dit M. Galpin-Daveline.
   – Une si belle propriété, dit le maire, si savamment aménagée!
   Et, au risque d'un accident, il lança son cheval au galop sur le revers de la côte, car le Valpinson est tout au fond de la vallée, à cinq cents mètres de la petite rivière.
   Tout yétait terreur, désordre, confusion. Et pourtant les bras n'y manquaient pas, ni la bonne volonté. Aux premiers cris d'alarme, tous les gens des environsétaient accourus, et il en arrivait encore à chaque minute, mais personne ne se trouvait là pour diriger.
   Le sauvetage du mobilier surtout les préoccupait. Les plus hardis tenaient bon dans les appartements et, en proie à une sorte de vertige, jetaient par les fenêtres tout ce qui leur tombait sous la main. Et dans le milieu de la cour, s'amoncelaient pêle-mêle les lits, les matelas, les chaises, le linge, les livres, les vêtements…
   Cependant une immense clameur salua l'arrivée de M. Séneschal et de ses compagnons.
   – Voilà monsieur le maire! s'écriaient les paysans, rassurés par sa seule présence et prêts à lui obéir.
   M. Séneschal, du reste, jugea bien d'un coup d'œil la situation.
   – Oui, c'est moi, mes amis, dit-il, et je vous félicite de votre empressement, il s'agit, à cette heure, de ne pas gaspiller nos forces. La ferme, les chais et les bâtiments d'exploitation sont perdus, abandonnons-les. Concentrons nos efforts sur le château… Organisons-nous! La rivière est tout proche, formons la chaîne. Tout le monde à la chaîne, hommes et femmes!… Et de l'eau, de l'eau… voilà les pompes.
   On les entendait, en effet, rouler comme un tonnerre. Les pompiers parurent. Le capitaine Parenteau prit la direction des secours. Et, enfin, M. Séneschal put s'informer du comte de Claudieuse.
   – Le maître est là, lui répondit une vieille femme en montrant, à cent pas, une maisonnette à toit de chaume, c'est le médecin qui l'y a fait transporter.
   – Allons le voir, messieurs, dit vivement le maire au procureur de la République et au juge d'instruction.
   Mais ils s'arrêtèrent au seuil de l'unique pièce de cette pauvre demeure. C'était une grande chambre, au sol de terre battue, aux solives noircies et toutes chargées d'outils et de paquets de graines. Deux lits à colonnes torses et à rideaux de serge jaunâtre, deux bons grands lits de Saintonge, occupaient tout le fond. Sur celui de gauche, une petite fille de quatre à cinq ans dormait, roulée dans une couverture, sous la garde de sa sœur, de deux ou trois ans plusâgée. Sur le lit de droite, le comte de Claudieuseétaitétendu, ou plutôt assis, car on avait entassé sous ses reins tout ce qu'on avait pu arracher d'oreillers à l'incendie.
   Il avait le torse nu et ruisselant de sang, et un homme, le docteur Seignebos, en bras de chemise et les manches retroussées jusqu'au coude, s'inclinait vers lui et, uneéponge d'une main, un bistouri de l'autre, semblait absorbé par quelque grave et délicate opération. Vêtue d'une robe de mousseline claire, la comtesse de Claudieuseétait debout au pied du lit de son mari, pâle, mais sublime de calme et de fermeté résignée. Elle tenait une lampe et en dirigeait la lumière selon les indications du docteur. Dans un coin, deux servantesétaient assises sur un coffre et, leur tablier relevé sur la tête, pleuraient.
   Singulièrementému, le maire de Sauveterre prit enfin sur lui d'entrer. Ce fut le comte de Claudieuse qui le premier l'aperçut:
   – Eh! c'est ce brave Séneschal! dit-il. Approchez, cher ami, approchez!… L'année 1871, vous le voyez, est une année fatale. De tout ce que je possédais, il ne restera plus, au jour, que quelques pelletées de cendres…
   – C'est un grand malheur, répondit le digne maire, mais nous en avons craint un bien plus irréparable… Dieu merci, vous vivrez…
   – Qui sait! Je souffre terriblement…
   Mme de Claudieuse tressaillit.
   – Trivulce! murmura-t-elle d'une voix doucement suppliante, Trivulce!
   Jamais amant n'arrêta sur l'amie de sonâme un regard plus tendre que celui dont M. de Claudieuse enveloppa sa femme.
   – Pardonne-moi, chère Geneviève, pardonne-moi mon manque de courage…
   Un spasme nerveux lui coupa la parole, et tout aussitôt, d'une voixéclatante comme une trompette:
   – Monsieur! s'écria-t-il, docteur! Tonnerre du ciel!… Vous m'écorchez!
   – J'ai là du chloroforme, prononça froidement le médecin.
   – Je n'en veux pas!
   – Résignez-vous alors à souffrir… Et tenez-vous tranquille, car chacun de vos mouvements augmente la souffrance. (Sur quoi, épongeant un filet de sang qui venait de jaillir sous son bistouri): Du reste, ajouta-t-il, nous allons prendre quelques minutes de repos. Mes yeux et ma main se fatiguent… Je ne suis plus jeune, décidément.
   Le docteur Seignebos avait soixante ans. C'était un petit homme au teint bilieux, maigre, chauve, d'une tenue plus que négligée, et porteur d'une paire de lunettes d'or qu'il passait sa vie à retirer, à essuyer et à remettre.
   Sa réputation médicaleétait grande, on citait de lui, à Sauveterre, des cures merveilleuses; cependant il n'avait que peu d'amis. Les ouvriers lui reprochaient sa morgue dédaigneuse, les paysans sonâpreté au gain, et les bourgeois ses opinions politiques.
   On rapporte qu'un soir, dans un banquet, il s'étaitécrié en levant son verre: «Je bois à la mémoire du seul médecin dont j'envie la pure et noble gloire: à la mémoire de mon compatriote le docteur Guillotin, de Saintes!»Avait-il vraiment porté ce toast? Le positif, c'est qu'il se posait en démocrate farouche, et qu'ilétait l'âme et l'oracle des petits conciliabules socialistes des environs. Ilétonnait quand il entamait le chapitre des réformes qu'il rêvait et des progrès qu'il concevait. Et il faisait frémir par le don dont il parlait de «porter le fer et le feu jusqu'au fond des entrailles pourries de la société».
   Ces opinions, des théories utilitaires souventétranges, certaines expériences plusétranges encore qu'il poursuivait au su et vu de tous, avaient fait douter parfois de l'intégrité de l'intellect du docteur Seignebos. Les plus bienveillants disaient: «C'est un original.»
   Cet original, comme de raison, n'aimait guère M. Séneschal, un ancien avoué réactionnaire. Il tenait en piètre estime le procureur de la République, un inutile fureteur de bouquins. Mais il détestait cordialement M. Galpin-Daveline.
   Pourtant, il les salua tous les trois, et sans se soucier d'être ou non entendu de son malade:
   – Vous voyez, leur dit-il, monsieur de Claudieuse en très fâcheuxétat. C'est avec un fusil chargé de plomb de chasse qu'on lui a tiré dessus, et les désordres des blessures de cette origine sont incalculables. J'inclinerais volontiers à croire qu'aucun organe essentiel n'aété atteint, mais je n'en répondrais pas. J'ai vu souvent, dans ma pratique, des lésions minuscules telles qu'en peut produire un grain de plomb, lésions mortelles cependant, ne se révéler qu'après douze ou quinze heures.
   Il eût continué longtemps, s'il n'eûtété brusquement interrompu:
   – Monsieur le docteur, prononça le juge d'instruction, c'est parce qu'un crime aété commis que je suis ici. Il faut que le coupable soit retrouvé et puni. Et c'est au nom de la justice que, dès ce moment, je requiers le concours de vos lumières.


   3. Par cette seule phrase, M. Galpin-Daveline s'emparait despotiquement de la situation et reléguait au second plan le docteur Seignebos…

   Par cette seule phrase, M. Galpin-Daveline s'emparait despotiquement de la situation et reléguait au second plan le docteur Seignebos, M. Séneschal et le procureur de la République lui-même. Rien plus n'existait qu'un crime dont l'auteurétait à découvrir, et un juge: lui.
   Mais il avait beau exagérer sa raideur habituelle et ce dédain des sentiments humains qui a fait à la justice plus d'ennemis que ses plus cruelles erreurs, tout en lui tressaillait d'une satisfaction contenue, tout, jusqu'aux poils de sa barbe, taillée comme les buis de Versailles.
   – Donc, monsieur le médecin, reprit-il, voyez-vous quelque inconvénient à ce que j'interroge le blessé?
   – Mieux vaudrait certainement le laisser en repos, gronda le docteur Seignebos, je viens de le martyriser pendant une heure, je vais dans un moment recommencer à extraire les grains de plomb dont ses chairs sont criblées. Cependant, si vous y tenez…
   – J'y tiens…
   – Eh bien! dépêchez-vous, car la fièvre ne va pas tarder à le prendre.
   M. Daubigeon ne cachait guère son mécontentement.
   – Daveline! faisait-ilà demi-voix, Daveline!
   L'autre n'y prenait garde. Ayant tiré de sa poche un calepin et un crayon, il s'approcha du lit de M. de Claudieuse, et toujours du même ton:
   – Vous sentez-vous enétat, monsieur le comte, demanda-t-il, de répondre à mes questions?
   – Oh! parfaitement.
   – Alors, veuillez me dire ce que vous savez des funestesévénements de cette nuit.
   Aidé de sa femme et du docteur Seignebos, le comte de Claudieuse se haussa sur ses oreillers.
   – Ce que je sais, commença-t-il, n'aidera guère, malheureusement, les investigations de la justice… Il pouvaitêtre onze heures, car je ne saurais même préciser l'heure, j'étais couché, et depuis un bon moment j'avais soufflé ma bougie, lorsqu'une lueur très vive frappa mes vitres. Je m'enétonnai, mais très confusément, car j'étais dans cetétat d'engourdissement qui, sansêtre le sommeil, n'est déjà plus la veille. Je me dis bien: «Qu'est-ce que cela?», mais je ne me levai pas. C'est un grand bruit, comme le fracas d'un mur qui s'écroule, qui me rendit au sentiment de la réalité. Oh! alors, je bondis hors de mon lit, en me disant: «C'est le feu!…»Ce qui redoublait mon inquiétude, c'est que je me rappelais qu'il y avait, dans ma cour et autour des bâtiments, seize mille fagots de la coupe de l'an dernier… À demi vêtu, je m'élançai dans les escaliers. J'étais fort troublé, je l'avoue, à ce point que j'eus toutes les peines du monde à ouvrir la porte extérieure. J'y parvins cependant. Mais à peine mettais-je le pied sur le seuil que je ressentis au côté droit, un peu au-dessus de la hanche, une affreuse douleur et que j'entendis tout près de moi une détonation…
   D'un geste, le juge d'instruction interrompit.
   – Votre récit, monsieur le comte, dit-il, est certes d'une remarquable netteté. Cependant, il est un détail qu'il importe de préciser. C'est bien au moment juste où vous paraissiez qu'on a tiré sur vous?
   – Oui, monsieur.
   – Donc l'assassinétait tout près, à l'affût. Il savait que, fatalement, l'incendie vous attirerait dehors et il attendait…
   – Telle aété, telle est encore mon impression, déclara le comte.
   M. Galpin-Daveline se retourna vers M. Daubigeon.
   – Donc, lui dit-il, l'assassinat est le fait principal que doit retenir la prévention; l'incendie n'est qu'une circonstance aggravante, le moyen imaginé par le coupable pour arriver plus sûrement à la perpétration du crime… (Après quoi, revenant au comte): Poursuivez, monsieur, dit le juge d'instruction.
   – Me sentant blessé, continua M. de Claudieuse, mon premier mouvement, mouvement tout instinctif, d'ailleurs, fut de me précipiter vers l'endroit d'où m'avait paru venir le coup de fusil. Je n'avais pas fait trois pas que je me sentis atteint de nouveau à l'épaule et au cou. Cette seconde blessureétait plus grave que la première, car le cœur me faillit, la tête me tourna, et je tombai…
   – Vous n'aviez pas même entrevu le meurtrier?
   – Pardonnez-moi. Au moment où je tombais, il m'a semblé voir… j'ai vu un homme s'élancer de derrière une pile de fagots, traverser la cour et disparaître dans la campagne.
   – Le reconnaîtriez-vous?
   – Non.
   – Mais vous avez vu comment ilétait vêtu, vous pouvez me donner à peu près son signalement?
   – Non plus. J'avais comme un nuage devant les yeux, et il a passé comme une ombre.
   Le juge d'instruction dissimula mal un mouvement de dépit.
   – N'importe, fit-il, nous le retrouverons… Mais continuez, monsieur.
   Le comte hocha la tête.
   – Je n'ai plus rien à vous apprendre, monsieur, répondit-il. J'étaisévanoui, et ce n'est que quelques heures plus tard que j'ai repris connaissance, ici, sur ce lit.
   Avec un soin extrême, M. Galpin-Daveline notait les réponses du comte. Lorsqu'il eut terminé:
   – Nous reviendrons, reprit-il, et minutieusement, sur les circonstances du meurtre. Pour le moment, monsieur le comte, il importe de savoir ce qui s'est passé après votre chute. Qui pourrait me l'apprendre?
   – Ma femme, monsieur.
   – Je le pensais. Madame la comtesse a dû se lever en même temps que vous?
   – Ma femme n'était pas couchée, monsieur.
   Vivement le juge se retourna vers la comtesse, et il lui suffit d'un coup d'œil pour reconnaître que le costume de la comtesse n'était pas celui d'une femmeéveillée en sursaut par l'incendie de sa maison.
   – En effet, murmura-t-il.
   – Berthe, poursuivit le comte, la plus jeune de nos filles, celle qui est là sur ce lit, enveloppée d'une couverture, est atteinte de la rougeole et sérieusement souffrante. Ma femmeétait restée près d'elle. Malheureusement, les fenêtres de nos filles donnent sur le jardin, du côté opposé à celui où le feu aété mis…
   – Comment donc madame la comtesse a-t-elleété avertie du désastre? demanda le juge d'instruction.
   Sans attendre une question plus directe, Mme de Claudieuse s'avança.
   – Ainsi que mon mari vient de vous le dire, monsieur, répondit-elle, j'avais tenu à veiller ma petite Berthe. Ayant déjà passé près d'elle la nuit précédente, j'étais un peu lasse, et j'avais fini par m'assoupir, lorsque je fus réveillée par une détonation… à ce qui m'a semblé. Je me demandais si ce n'était pas une illusion, quand un second coup retentit presque immédiatement. Plusétonnée qu'inquiète, je quittai la chambre de mes filles. Ah! monsieur, telleétait déjà la violence de l'incendie qu'il faisait clair, dans l'escalier, comme en plein jour. Je descendis en courant. La porte extérieureétait ouverte, je sortis… À cinq ou six pas, à la lueur des flammes, j'aperçus le corps de mon mari. Je me jetai sur lui, il ne m'entendait plus, son cœur avait cessé de battre, je le crus mort, j'appelai au secours d'une voix désespérée…
   M. Séneschal et M. Daubigeon frémissaient.
   – Bien! approuva d'un air satisfait M. Galpin-Daveline, très bien!
   – Vous savez, monsieur, continuait la comtesse, combien est profond le sommeil des gens de la campagne… Il me semble que je suis restée bien longtemps seule, agenouillée près de mon mari. À la longue, cependant, les clartés de l'incendieéveillaient nos métayers, les ouvriers de la ferme et nos domestiques. Ils se précipitaient dehors en criant: «Au feu!»M'apercevant, ils vinrent à moi et m'aidèrent à transporter mon mari loin du danger, qui grandissait de minute en minute. Attisé par un vent furieux, l'incendie se propageait avec une effrayante rapidité. Les granges n'étaient plus qu'une immense fournaise, la métairie brûlait, les chais remplis d'eau-de-vieétaient en feu, et la toiture de notre maison s'allumait de tous côtés. Et personne de sang-froid!… Ma têteétait à ce point perdue que j'oubliais mes enfants et que leur chambreétait déjà pleine de fumée, lorsqu'un honnête et courageux garçon est allé les arracher au plus horrible des périls… Pour me rappeler à moi-même, il m'a fallu l'arrivée du docteur Seignebos et ses paroles d'espoir… Cet incendie nous ruine peut-être; que m'importe, puisque mes enfants et mon mari sont sauvés!
   C'est d'un air d'impatience dédaigneuse que le docteur Seignebos assistait à ces préliminaires inévitables. Les autres, M. Séneschal, le procureur de la République, les deux servantes, même, avaient peine à maîtriser leurémotion. Lui haussait lesépaules et grommelait entre les dents:
   – Formalités! Subtilités! Puérilités!
   Après avoir retiré, essuyé et remis sur son nez ses lunettes d'or, il s'était assis devant la table boiteuse de la pauvre chambre, et il comptait et alignait, dans uneécuelle, les quinze ou vingt grains de plomb qu'il avait extraits des blessures du comte de Claudieuse.
   Mais, sur les derniers mots de la comtesse, il se leva et, d'un ton bref, s'adressant à M. Galpin-Daveline:
   – Maintenant, monsieur, dit-il, vous me rendez mon malade, sans doute?
   Offensé – on l'eûtété à moins —, le juge d'instruction fronça le sourcil, et froidement:
   – Je sais, monsieur, dit-il, l'importance de votre besogne, mais ma tâche n'est ni moins grave ni moins urgente.
   – Oh!…
   – Par conséquent, vous m'accorderez bien cinq minutes encore, monsieur le docteur…
   – Dix si vous l'exigez, monsieur le juge. Seulement, je vous déclare que chaque minute qui s'écoule désormais peut compromettre la vie du blessé.
   Ils s'étaient rapprochés et, la tête rejetée en arrière, ils se toisaient avec des yeux oùéclatait la plus violente animosité. Allaient-ils donc se prendre de querelle au chevet même de M. de Claudieuse?
   La comtesse dut le craindre, car, d'un accent de reproche:
   – Messieurs, prononça-t-elle, messieurs, de grâce…
   Peut-être son intervention n'eût-elle pas suffi, si M. Séneschal et M. Daubigeon ne se fussent entremis, chacun s'adressant en même temps à l'un des adversaires.
   Des deux, M. Galpin-Davelineétait encore le plus obstiné; car, en dépit de tout, reprenant la parole:
   – Je n'ai plus, monsieur, dit-ilà M. de Claudieuse, qu'une question à vous adresser: où et commentétiez-vous placé? Où et comment pensez-vous qu'était placé l'assassin au moment du crime?
   – Monsieur, répondit le comte d'une voixévidemment fatiguée, j'étais, je vous l'ai dit, debout, sur le seuil de ma porte, faisant face à la cour. L'assassin devaitêtre posté à une vingtaine de pas, sur ma droite, derrière une pile de fagots.
   Ayantécrit la réponse du blessé, le juge se retourna vers le médecin.
   – Vous avez entendu, monsieur, lui dit-il. C'est à vous maintenant à fixer la prévention sur ce point décisif: à quelle distanceétait le meurtrier lorsqu'il a fait feu?
   – Je ne suis pas devin, répondit brutalement le médecin.
   – Ah! prenez garde, monsieur, insista M. Galpin-Daveline, la justice, dont je suis ici le représentant, a le droit et les moyens de se faire respecter. Vousêtes médecin, monsieur, et la médecine est arrivée à répondre d'une façon presque mathématique à la question que je vous pose…
   M. Seignebos ricanait.
   – Vraiment, la médecine est arrivée à ce prodige! fit-il. Quelle médecine? La médecine légale, sans doute, celle qui est à la dévotion des parquets et à la discrétion des présidents d'assises…
   – Monsieur!…
   Mais le médecin n'était pas d'un naturelà supporter un secondéchec.
   – Je sais ce que vous m'allez dire, poursuivit-il tranquillement. Il n'est pas un manuel de médecine légale qui ne tranche souverainement le problème dont il s'agit. Je les aiétudiés, ces manuels, qui sont vos armes à vous autres, messieurs les magistrats instructeurs. Je connais l'opinion de Devergie et celle d'Orfila, et celle encore de Casper, de Tardieu et de Briant et Chaudey… Je n'ignore pas que ces messieurs prétendent décider à un centimètre près la distance d'où un coup de fusil aété tiré. Je ne suis pas si fort. Je ne suis qu'un pauvre médecin de campagne, moi, un simple guérisseur… Et, avant de donner une opinion qui peut faire tomber la tête d'un pauvre diable, la tête d'un innocent, peut-être, j'ai besoin de réfléchir, de me consulter, de recourir à des expériences.
   Il avait siévidemment raison quant au fond, sinon quant à la forme, que M. Galpin-Daveline se radoucit.
   – C'est à titre de simple renseignement, monsieur, dit-il, que je vous demande votre avis. Votre opinion raisonnée et définitive fera nécessairement l'objet d'un rapport motivé.
   – Ah!… comme cela…
   – Veuillez donc me communiquer officieusement les conjectures que vous a inspirées l'examen des blessures de monsieur de Claudieuse.
   D'un geste prétentieux, M. Seignebos rajusta ses lunettes.
   – Mon sentiment, répondit-il, sous toutes réserves, bien entendu, est que monsieur de Claudieuse s'est parfaitement rendu compte des faits. Je crois volontiers que l'assassinétait embusqué à la distance qu'il indique. Ce que je puis affirmer, par exemple, c'est que les deux coups de fusil ontété tirés de distances différentes, l'un de beaucoup plus près que l'autre, et la preuve, c'est que si l'un d'eux, celui de la hanche, a, comme disent les chasseurs, «écarté»légèrement, l'autre, celui de l'épaule, a presque «fait balle»…
   – Mais on sait à combien de mètres un fusil fait balle, interrompit M. Séneschal, qu'agaçait le ton dogmatique du docteur.
   M. Seignebos salua.
   – On sait cela? fit-il. Qui? Vous, monsieur le maire? Moi je déclare l'ignorer. Il est vrai que je n'oublie pas, comme vous semblez l'oublier, que nous n'avons plus, comme autrefois, deux ou trois types seulement de fusils de chasse. Avez-vous réfléchi à l'immense variété d'armes françaises, anglaises, américaines et allemandes qui sont aujourd'hui répandues partout? Comment osez-vous, monsieur, vous prononcer si délibérément? Ignorez-vous donc, vous, un ancien avoué et un magistrat municipal, que c'est sur cette grave question que roulera tout le débat de la cour d'assises?
   Après quoi, décidé à ne plus rien répondre, le médecin reprenait son bistouri et ses pinces, lorsque tout à coup, au-dehors, des clameurséclatèrent, si terribles que M. Séneschal, M. Daubigeon et Mme de Claudieuse elle-même se précipitèrent vers la porte.
   Et ces clameurs, hélas!, n'étaient que trop justifiées.
   La toiture du bâtiment principal venait de s'effondrer, ensevelissant sous ses décombres embrasés le pauvre tambour qui, deux heures plus tôt, avait battu la générale, Bolton, et un pompier, nommé Guillebault, le plus estimé des charpentiers de Sauveterre, un père de cinq enfants. Le capitaine Parenteau semblait près de devenir fou, et c'était à qui se dévouerait pour arracher à la plus horrible des morts ces infortunés, dont on entendait, par-dessus le fracas de l'incendie, les hurlements désespérés.
   Toutes les tentatives pour les secourir devaientéchouer. Un gendarme et un fermier des environs, qui avaient essayé d'arriver jusqu'à eux, faillirent rester dans la fournaise et ne furent retirés qu'au prix d'efforts inouïs, et dans le plus tristeétat, le gendarme surtout.
   Alors, véritablement, on se rendit compte de l'abominable crime de l'incendiaire… Alors, en même temps que les colonnes de fumée et les tourbillons d'étincelles, montèrent vers le ciel des cris de vengeance:
   – À mort, l'incendiaire, à mort!…
   C'est à ce moment que la plus légitime des fureurs inspira M. Séneschal. Il savait, lui, ce qu'est la prudence des campagnes et combien il est difficile d'arracher à un paysan ce qu'il sait. Se dressant donc sur un monceau de débris, d'une voix claire et forte:
   – Oui, mes amis, s'écria-t-il, oui, vous avez raison; à mort! Oui, les courageuses victimes du plus lâche des crimes doiventêtre vengées… Il faut retrouver l'incendiaire, il le faut absolument!… Vous le voulez, n'est-ce pas? Cela dépend de vous… Il est impossible qu'il ne soit pas parmi vous un homme qui sache quelque chose… Que celui-là se montre et parle. Souvenez-vous que le plus léger indice peut guider la justice… Se taire, mes amis, serait se rendre complice. Réfléchissez, consultez-vous…
   De rapides chuchotements coururent à travers la foule, puis tout à coup:
   – Il y a quelqu'un, dit une voix, qui peut parler.
   – Qui?
   – Cocoleu! Ilétait là tout au commencement. C'est lui qui est allé chercher dans leur chambre les filles de la dame de Claudieuse. Qu'est-il devenu? Cocoleu!… Cocoleu!…
   Il faut avoir vécu tout au fond des campagnes, en pleins champs, pour imaginer, pour comprendre l'émotion et la colère de tous ces braves gens qui se pressaient autour des ruines embrasées du Valpinson. L'habitant des villes, lui, n'a nul souci du brigand sinistre qui, pour voler, tue. Il a le gaz, des portes solides, et la police veille sur son sommeil. Il redoute peu l'incendie: à la premièreétincelle, toujours quelque voisin se trouve pour crier «au feu!»Les pompes accourent, et l'eau jaillit comme par enchantement. Le paysan, au contraire, a la conscience des périls de son isolement. Un simple loquet de bois ferme son huis, et nul n'est chargé d'assurer la sécurité de ses nuits. Attaqué par un assassin, ses cris, s'il appelle, ne seront pas entendus. Que le feu soit mis à sa maison, elle sera en cendres avant l'arrivée des premiers secours, trop heureux s'il se sauve et s'il réussit à sauver sa famille des flammes.
   Aussi, tous ces campagnards, que venait de remuer la parole de M. Séneschal, s'employaient fiévreusement à retrouver celui qui, pensaient-ils, savait quelque chose: Cocoleu.
   Tous le connaissaient bien, et de longue date. Il n'enétait pas un seul, parmi eux, qui ne lui eût donné une beurrée ou uneécuellée de soupe, quand il avait faim; pas un seul qui ne lui eût abandonné une botte de paille dans le coin d'uneécurie, quand il pleuvait ou qu'il faisait froid et qu'il voulait dormir. C'est que Cocoleuétait de ces infortunés qui traînent à travers la campagne le poids de quelque terrible difformité physique ou morale.
   Quelque vingt ans plus tôt, un des gros propriétaires de Bréchy, ayant fait bâtir, avait fait venir d'Angoulême une demi-douzaine de peintres-décorateurs qui passèrent chez lui presque tout l'été. Un de ces peintres avait mis à mal une pauvre fille de ferme des environs, nommée Colette, qu'avaient affolée sa longue blouse blanche, ses fines moustaches brunes, sa gaieté, ses chansons et ses propos galants.
   Mais les travaux achevés, le séducteur s'était envolé avec ses camarades, sans plus se soucier de la malheureuse que du dernier cigare qu'il avait fumé. Elleétait enceinte, pourtant.
   Lorsqu'elle ne sut plus dissimuler sonétat, elle fut jetée à la porte de la maison où elleétait employée, et ses parents, qui avaient bien du malà se suffire, la repoussèrent impitoyablement. Dès lors, hébétée de douleur, de honte et de regrets, elle erra de ferme en ferme, demandant l'aumône, insultée, raillée, brutalisée même quelquefois.
   C'est au coin d'un bois, un soir d'hiver, que seule, sans secours, elle mit au monde un garçon. Comment la mère et l'enfant n'étaient-ils pas morts de froid, de faim et de misère!… Il est des grâces d'état incompréhensibles.
   Pendant plusieurs années, on les vit traîner leurs haillons autour de Sauveterre, vivant de la générosité, chèrement achetée, des paysans. Puis la mère mourut, abandonnée, comme elle avait vécu. On ramassa son corps un matin, sur le revers d'un fossé. L'enfant restait seul.
   Il avait huit ans, ilétait assez fort pour sonâge; un fermier en eut pitié et le prit pour garder ses vaches. Le petit misérable n'enétait pas capable.
   Tant qu'il avait eu sa mère, on avait attribué à son existence sauvage son mutisme, ses regards effarés, ses allures de bête traquée. Lorsqu'on essaya de s'occuper de lui, on reconnut que nulle intelligence ne s'étaitéveillée en ce pauvre cerveau déprimé. Ilétait idiot, et de plus atteint d'une de ces effroyables maladies nerveuses dont les accès agitent tout le corps, et particulièrement les muscles du visage, de mouvements convulsifs. Il n'était pas muet, mais ce n'est qu'avec des efforts inouïs et en bégayant lamentablement qu'il parvenait à articuler quelques syllabes. Parfois, des paysans en belle humeur lui criaient:
   – Dis-nous comment tu t'appelles, et tu auras un sou.
   Il en avait pour cinq minutes à bégayer, avec toutes sortes de contorsions, le nom de sa mère:
   – Co… co… co… lette.
   De là son surnom.
   On avait constaté qu'il n'était bon à rien; on cessa de s'intéresser à lui; il se remit à vagabonder comme jadis.
   C'est vers cetteépoque que le docteur Seignebos, en allant à ses visites, le rencontra un matin sur la grande route. Cet excellent docteur, entre autres théories surprenantes, soutenait alors que l'imbécillité n'est qu'une façon d'être du cerveau, un oubli de la nature aisément réparable par l'adjonction de certaines substances connues, de phosphore, par exemple. L'occasion d'une expérience mémorableétait trop belle pour qu'il ne s'empressât pas de la saisir.
   Il fit monter Cocoleu près de lui, dans son cabriolet, l'installa dans sa maison et le soumit à un traitement dont le secret est resté entre lui et un pharmacien de Sauveterre, bien connu pour ses opinions avancées.
   Au bout de dix-huit mois, Cocoleu avait considérablement maigri. Il parlait peut-être un peu moins malaisément, mais son intelligence n'avait fait aucun progrès appréciable.
   Découragé, M. Seignebos fit un paquet des quelques nippes qu'il avait données à son pensionnaire, les lui mit dans la main et le poussa dehors en lui défendant de revenir jamais.
   Le médecin avait rendu un triste service à Cocoleu. Désaccoutumé des privations, déshabitué d'aller de porte en porte demander son pain, le pauvre idiot eût péri de besoin si sa bonneétoile ne l'eût amené au Valpinson. Touchés de sa détresse, le comte et la comtesse de Claudieuse résolurent de se charger de lui.
   Seulement, c'est en vain qu'ils essayèrent de le fixer à l'une de leurs métairies, où ils lui avaient fait donner un lit. L'humeur vagabonde de Cocoleu l'emportait sur tout, même sur la faim. L'hiver, par le froid et la neige, on le tenait encore. Mais dès les premières feuilles, il reprenait ses courses sans but à travers les bois et les champs, restant souvent des semaines entières sans reparaître.
   À la longue, pourtant, s'étaitéveillé en lui quelque chose qui ressemblait assez à l'instinct d'un animal domestique patiemment dressé. Son affection pour Mme de Claudieuse se traduisait comme celle d'un chien, par des gambades et des cris de joie dès qu'il l'apercevait. Souvent, quand elle sortait, il l'accompagnait, courant et bondissant autour d'elle, toujours comme un chien. Il aimait aussi les petites filles, et il paraissait souffrir qu'on l'écartât d'elles, car on l'enécartait, redoutant pour des enfants si jeunes la contagion de ses tics nerveux.
   Avec le temps aussi, ilétait devenu capable de rendre quelques petits services. Ilétait certaines commissions faciles dont on pouvait le charger. Il arrosait les fleurs, il allait appeler un domestique, il savait porter une lettre à la poste de Bréchy. Même, ses progrès avaientété assez sensibles pour inspirer des doutes à quelques paysans défiants, lesquels prétendaient que Cocoleu n'était pas si «innocent»qu'il en avait l'air, que c'était «un malin»au contraire, qui faisait la bête pour bien vivre sans travailler.
   – Nous le tenons! crièrent enfin quelques voix; le voilà! le voilà!…
   La foule s'écarta vivement, et presque aussitôt, maintenu et poussé en avant par plusieurs hommes, un jeune garçon parut.
   – Il s'était caché là-bas, derrière une haie, disaient ces hommes, et il ne voulait pas venir, le mâtin!
   Le désordre des vêtements de Cocoleu attestait en effet une résistance opiniâtre.
   C'était un garçon de dix-huit ans, imberbe, très grand, extraordinairement maigre, et si dégingandé qu'il en paraissait contrefait. Une forêt de rudes cheveux roux s'emmêlait au-dessus de son frontétroit et fuyant. Et ses petits yeux, sa large bouche meublée de dents aiguës, son nez, largementépaté, et ses immenses oreilles donnaient à sa physionomie une expressionétrange d'effarement et d'idiotisme, et aussi, pourtant, de ruse bestiale.
   – Qu'est-ce que nous allons en faire? demandèrent les paysans à M. Séneschal.
   – Il faut le conduire au juge d'instruction, mes amis, répondit le maire, là, dans la petite maison où vous avez porté monsieur de Claudieuse…
   – Et il faudra bien qu'il parle, grondèrent les paysans. Tu entends, n'est-ce pas? Allons! arrive…


   4. Mettant leur amour-propre à lutter de flegme et d'impassibilité

   Mettant leur amour-propre à lutter de flegme et d'impassibilité, ni le docteur Seignebos, ni M. Galpin-Daveline n'avaient fait un mouvement pour reconnaître ce qui se passait au-dehors.
   Le médecin s'apprêtait à reprendre son opération, et méthodiquement, tranquille autant que s'il eûtété chez lui, dans son cabinet, il lavait l'éponge dont il venait de se servir et essuyait ses pinces et ses bistouris.
   Le juge d'instruction, lui, debout au milieu de la chambre, les bras croisés, semblait suivre de l'œil, dans le vide, d'insaisissables combinaisons. Peut-être songeait-il que sa bonneétoile l'avait enfin guidé vers cette cause retentissante qu'il avait si longtemps et si inutilement appelée de tous ses vœux.
   Mais M. de Claudieuseétait loin de partager leur indifférence. Il s'agitait sur son lit, et dès que M. Séneschal et M. Daubigeon reparurent, pâles et bouleversés:
   – Pourquoi tout ce tumulte? interrogea-t-il.
   Et lorsqu'on lui eut appris la catastrophe:
   – Mon Dieu!… s'écria-t-il, et moi qui gémissais de me voir en partie ruiné. Deux hommes morts!… Voilà le vrai malheur!… Pauvres gens, victimes de leur courage! Bolton, un garçon de trente ans! Guillebault, un père de famille, qui laisse cinq enfants sans soutien!…
   La comtesse, qui rentrait, avait entendu les derniers mots prononcés par son mari.
   – Tant qu'il nous restera une bouchée de pain, interrompit-elle, d'une voix profondément troublée, ni la mère de Bolton, ni les enfants de Guillebault ne manqueront de rien!
   Elle n'en put dire davantage. Les paysans qui avaient découvert Cocoleu envahissaient la chambre, poussant devant eux leur prisonnier.
   – Où est le juge? demandaient-ils. Voilà un témoin…
   – Quoi! Cocoleu! s'écria le comte.
   – Oui, il sait quelque chose, il l'a dit, il faut qu'il le répète à la justice et que l'incendiaire soit retrouvé.
   M. Seignebos avait froncé le sourcil. Il exécrait Cocoleu, ce cher docteur, dont la vue lui rappelait cette fameuse expérience dont on fait encore des gorges chaudes à Sauveterre.
   – Est-ce que véritablement vous allez l'interroger? demanda-t-ilà M. Galpin-Daveline.
   – Pourquoi non? fit sèchement le juge.
   – Parce qu'il est complètement imbécile, monsieur, stupide, idiot. Parce qu'il est incapable de saisir la valeur de vos questions et la portée de ses réponses.
   – Il peut nous fournir un indice précieux, monsieur…
   – Lui!… unêtre dénué de raison!… Vous n'y pensez pas! Il est impossible que la justice tienne compte des réponses incohérentes d'un fou!
   Le mécontentement de M. Galpin-Daveline se traduisait par un redoublement de roideur.
   – Je sais ce que j'ai à faire, monsieur, dit-il.
   – Et moi, riposta le médecin, je connais mon devoir. Vous avez requis le concours de mes lumières, je vous l'apporte. Je vous déclare que l'état mental de ce garçon est tel qu'il ne sauraitêtre entendu, même à titre de renseignements. J'en appelle à monsieur le procureur de la République.
   Il espérait un mot d'encouragement de M. Daubigeon. Le mot ne venant pas:
   – Prenez garde, monsieur, ajouta-t-il, vous vous engagez dans une voie sans issue. Que ferez-vous si ce malheureux répond à vos questions par une accusation formelle? Poursuivrez-vous celui qu'il accusera?
   Les paysansécoutaient, bouche béante, cette discussion.
   – Oh! Cocoleu n'est pas tant innocent qu'on croit, fit l'un d'eux.
   – Il sait bien dire ce qu'il veut, le mâtin! ajouta un autre.
   – Je lui dois, en tout cas, la vie de mes enfants, prononça doucement Mme de Claudieuse. Il s'est souvenu d'eux lorsque j'étais comme frappée de vertige et que tout le monde les oubliait. Approche, Cocoleu, approche, mon ami, n'aie pas peur, personne ici ne te veut de mal…
   Ilétait bien besoin de ces bonnes paroles. Effrayé au-delà de toute expression par les brutalités dont il venait d'être l'objet, le pauvre idiot tremblait si fort que ses dents en claquaient.
   – Je… je n'ai pas… pas… peur…, bégaya-t-il.
   – Une fois encore, je proteste, insista le médecin.
   Il venait de reconnaître qu'il n'était pas seul de son avis.
   – Je crois, en effet, qu'il est peut-être dangereux d'interroger Cocoleu, dit M. de Claudieuse.
   – Je le crois aussi, appuya M. Daubigeon.
   Mais le jugeétait le maître de la situation, armé des pouvoirs presque illimités que la loi confère au magistrat instructeur.
   – Je vous en prie, messieurs, fit-il d'un ton qui ne souffrait pas de réplique, laissez-moi agir à ma guise. (Et s'étant assis, et s'adressant à Cocoleu): Voyons, mon garçon, reprit-il de sa meilleure voix, écoute-moi bien et tâche de me comprendre. Sais-tu ce qu'il y a eu, cette nuit, au Valpinson?
   – Le feu, répondit l'idiot.
   – Oui, mon ami, le feu, qui a détruit la maison de tes bienfaiteurs, le feu où viennent de périr deux pauvres pompiers… Et ce n'est pas tout: on a essayé d'assassiner le comte de Claudieuse. Le vois-tu, dans ce lit, blessé et couvert de sang? Vois-tu la douleur de madame de Claudieuse?…
   Cocoleu comprenait-il? Sa figure grimaçante ne trahissait rien de ce qui pouvait se passer en lui.
   – Absurdité! grommelait le docteur. Témérité! Ténacité!
   M. Galpin-Daveline l'entendit.
   – Monsieur! prononça-t-il vivement, ne m'obligez pas à me rappeler qu'il y a là, tout près, des gens chargés de faire respecter mon caractère… (Et revenant au pauvre idiot): Tous ces malheurs, mon ami, poursuivit-il, sont l'œuvre d'un lâche incendiaire. Tu le détestes, n'est-ce pas, ce misérable, tu le hais?…
   – Oui, dit Cocoleu.
   – Tu désires qu'il soit puni…
   – Oui, oui!
   – Eh bien! il faut m'aider à le découvrir, pour qu'il soit arrêté par les gendarmes, mis en prison et jugé. Tu le connais, tu as dit toi-même que tu le connaissais…
   Il s'arrêta, et au bout d'un instant, Cocoleu se taisant toujours:
   – Dans le fait, demanda-t-il, à qui ce pauvre diable a-t-il parlé?
   C'est ce que pas un paysan ne put dire. On s'informa, on n'apprit rien. Peut-être Cocoleu n'avait-il pas tenu le propos qu'on lui attribuait.
   – Ce qui est sûr, déclara un des métayers du Valpinson, c'est que ce pauvre sans cervelle ne dort autant dire jamais, et que toutes les nuits il rôde comme un chien de garde autour des bâtiments…
   Ce fut pour M. Galpin-Daveline un trait de lumière. Changeant brusquement la forme de l'interrogatoire:
   – Où as-tu passé la soirée? demanda-t-ilà Cocoleu.
   – Dans… dans… la cour…
   – Dormais-tu, quand l'incendie s'est déclaré?
   – Non.
   – Tu l'as donc vu commencer?
   – Oui.
   – Comment a-t-il commencé?
   Obstinément, l'idiot tenait ses regards rivés sur Mme de Claudieuse, avec l'expression craintive et soumise du chien qui cherche à lire dans les yeux de son maître.
   – Réponds, mon ami, insista doucement la comtesse, obéis, parle…
   Unéclair brilla dans les yeux de Cocoleu.
   – On… on a mis le feu, bégaya-t-il.
   – Exprès?
   – Oui.
   – Qui?
   – Un monsieur…
   Il n'était pas un des témoins de cette scène qui, pour mieux entendre, ne retînt sa respiration. Seul le docteur se dressa.
   – Cet interrogatoire est insensé! s'écria-t-il.
   Mais le juge d'instruction ne parut pas l'entendre, et se penchant vers Cocoleu, d'une voix qu'altérait l'émotion:
   – Tu l'as vu, ce monsieur? demanda-t-il.
   – Oui.
   – Et tu le connais?
   – Très… très bien.
   – Tu sais son nom?
   – Oh, oui!
   – Comment s'appelle-t-il?
   Une expression d'affreuse angoisse contracta la figure blême de Cocoleu; il hésita, puis enfin, avec un violent effort, il répondit:
   – Bois… Bois… Boiscoran.
   Des murmures de mécontentement et des ricanements incrédules accueillirent ce nom. D'hésitation, de doute, il n'y en eut pas l'ombre.
   – Monsieur de Boiscoran, un incendiaire? disaient les paysans; à qui jamais fera-t-on accroireça?
   – C'est absurde! déclara M. de Claudieuse.
   – Insensé! approuvèrent M. Séneschal et M. Daubigeon.
   Le docteur Seignebos avait retiré ses lunettes et les essuyait d'un air de triomphe.
   – Qu'avais-je annoncé! s'écria-t-il. Mais monsieur le juge d'instruction n'a pas daigné tenir compte de mes observations…
   M. le juge d'instructionétait de beaucoup le plusému de tous. Ilétait devenu excessivement pâle, et les effortsétaient visibles qu'il faisait pour garder son impassible froideur.
   Le procureur de la République se pencha vers lui.
   – À votre place, murmura-t-il, j'en resterais là, considérant comme non avenu ce qui vient de se passer.
   Mais M. Galpin-Davelineétait de ces gens qu'aveugle l'opinion exagérée qu'ils ont d'eux-mêmes, et qui se feraient hacher en morceaux plutôt que de reconnaître qu'ils ont pu se tromper.
   – J'irai jusqu'au bout, répondit-il.
   Et s'adressant de nouveau à Cocoleu, au milieu d'un silence si profond qu'on eût entendu le bruissement des ailes d'une mouche:
   – Comprends-tu bien, mon garçon, lui demanda-t-il, ce que tu dis? Comprends-tu que tu accuses un homme d'un crime abominable?
   Que Cocoleu comprît ou non, ilétait en tout cas agité d'une angoisse manifeste. Des gouttes de sueur perlaient le long de ses tempes déprimées, et des secousses nerveuses secouaient ses membres et convulsaient sa face.
   – Je… je dis la vérité, bégaya-t-il.
   – C'est monsieur de Boiscoran qui a mis le feu au Valpinson?
   – Oui.
   – Comment s'y est-il pris?
   L'œilégaré de Cocoleu allait incessamment du comte de Claudieuse, qui semblait indigné, à la comtesse, quiécoutait d'un air de douloureuse surprise.
   – Parle! insista le juge d'instruction.
   Après un moment d'hésitation encore, l'idiot entreprit d'expliquer ce qu'il avait vu, et il en eut pour cinq minutes d'efforts, de contorsions et de bégaiements à faire comprendre qu'il avait vu M. de Boiscoran, qu'il connaissait bien, sortir des journaux de sa poche, les enflammer avec une allumette et les placer sous une meule de paille quiétait tout proche de deuxénormes piles de fagots, lesquelles piles s'appuyaient au mur d'un chai plein d'eau-de-vie.
   – C'est de la démence! s'écria le docteur, traduisant certainement l'opinion de tous.
   Mais M. Galpin-Daveline avait réussi à maîtriser son trouble. Promenant autour de lui un regard méchant:
   – À la première marque d'approbation ou d'improbation, déclara-t-il, je requiers les gendarmes et je fais retirer tout le monde. (Après quoi, revenant à Cocoleu): Puisque tu as si bien vu monsieur de Boiscoran, interrogea-t-il, commentétait-il vêtu?
   – Il avait un pantalon blanchâtre, répondit l'idiot, toujours en bredouillant affreusement, une veste brune et un grand chapeau de paille. Son pantalonétait rentré dans ses bottes.
   Deux ou trois paysans s'entre-regardèrent comme si enfin ils eussentété effleurés d'un soupçon. C'était avec le costume décrit par Cocoleu qu'ils avaient l'habitude de rencontrer M. de Boiscoran.
   – Et quand il eut mis le feu, poursuivit le juge, qu'a-t-il fait?
   – Il s'est caché derrière les fagots.
   – Et ensuite?
   – Il a préparé son fusil, et, quand le maître est sorti, il a tiré.
   Oubliant la douleur de ses blessures, M. de Claudieuse bondissait d'indignation sur son lit.
   – Il est monstrueux, s'écria-t-il, de laisser ce misérable idiot salir un galant homme de ses stupides accusations! S'il a vu monsieur de Boiscoran mettre le feu et se cacher pour m'assassiner, pourquoi n'a-t-il pas donné l'alarme, pourquoi n'a-t-il pas crié!
   Docilement, à la grande surprise de M. Séneschal et de M. Daubigeon, M. Galpin-Daveline répéta la question.
   – Pourquoi n'as-tu pas appelé? demanda-t-ilà Cocoleu.
   Mais les efforts qu'il faisait depuis une demi-heure avaientépuisé le malheureux idiot. Iléclata d'un rire hébété et, presque aussitôt pris d'une crise de son mal, il tomba en se débattant et en criant, et il fallut l'emporter.
   Le juge d'instruction s'était levé et, pâle, ému, les sourcils froncés, la lèvre contractée, il semblait réfléchir.
   – Qu'allez-vous faire? lui demanda à l'oreille le procureur de la République.
   – Poursuivre! dit-ilà voix basse.
   – Oh!
   – Puis-je faire autrement, dans ma situation? Dieu m'est témoin qu'en poussant ce malheureux idiot, mon butétait de faireéclater l'absurdité de son accusation. Le résultat a trompé mon attente…
   – Et maintenant…
   – Il n'y a plus à hésiter: dix témoins ont assisté à l'interrogatoire, mon honneur est en jeu, il faut que je démontre l'innocence ou la culpabilité de l'homme accusé par Cocoleu… (Et tout aussitôt, s'approchant du lit de M. de Claudieuse): Voulez-vous, à cette heure, monsieur, m'apprendre ce que sont vos relations avec monsieur de Boiscoran?
   La surprise et l'indignation enflammaient les joues du comte.
   – Est-il possible, monsieur, s'écria-t-il, que vous croyiez ce que vous venez d'entendre!
   – Je ne crois rien, monsieur, prononça le juge. J'ai mission de découvrir la vérité, je la cherche…
   – Le docteur vous a dit quel est l'état mental de Cocoleu…
   – Monsieur, je vous prie de me répondre.
   M. de Claudieuse eut un geste de colère, et vivement:
   – Eh bien! répondit-il, mes relations avec monsieur de Boiscoran ne sont ni bonnes ni mauvaises; nous n'en avons pas.
   – On prétend, je l'ai entendu dire, que vousêtes fort mal ensemble…
   – Ni bien, ni mal. Je ne quitte pas le Valpinson. Monsieur de Boiscoran vit à Paris les trois quarts de l'année. Il n'est jamais venu chez moi, je n'ai jamais mis les pieds chez lui.
   – On vous a entendu vous exprimer sur son compte en termes peu mesurés…
   – C'est possible. Nous n'avons ni le mêmeâge, ni les mêmes goûts, ni les mêmes opinions, ni les mêmes croyances. Il est jeune, je suis vieux. Il aime Paris et le monde, je n'aime que ma solitude et la chasse. Je suis légitimiste, ilétait orléaniste et est devenu démocrate. Je crois que seul le descendant de nos rois légitimes peut sauver notre pays, il est persuadé que la République est le salut de la France. Mais on peutêtre ennemis politiques sans cesser de s'estimer. Monsieur de Boiscoran est un galant homme. Il est de ceux qui, pendant la guerre, ont fait bravement leur devoir, il s'est bien battu, il aété blessé.
   Soigneusement, M. Galpin-Daveline notait les réponses du comte. Ayant fini:
   – Il ne s'agit pas seulement de dissentiments politiques, reprit-il. Vous avez eu avec monsieur de Boiscoran des conflits d'intérêts…
   – Insignifiants.
   – Pardon, vous avezéchangé du papier timbré.
   – Nos terres se touchent, monsieur. Il y a entre nous un malheureux cours d'eau qui est pour les riverains unéternel sujet de contestations.
   M. Galpin-Daveline hochait la tête.
   – Vous n'avez pas eu que ces différends, monsieur, dit-il. Vous avez eu, au su et vu de tout le pays, des altercations violentes.
   Le comte de Claudieuse paraissait désolé.
   – C'est vrai, nous avonséchangé quelques propos… Monsieur de Boiscoran avait deux maudits bassets qui toujours s'échappaient de leur chenil et venaient chasser sur mes terres. C'est incroyable ce qu'ils détruisaient de gibier…
   – Précisément… Et un jour que vous avez rencontré monsieur de Boiscoran, vous l'avez menacé de donner un coup de fusilà ses chiens…
   – J'étais furieux, je le reconnais; mais j'avais tort, mille fois tort, je l'ai menacé.
   – C'est bien cela. Vousétiez armés l'un et l'autre, vous vousêtes animés, vous menaciez, il vous a couché en joue… Ne le niez pas; dix personnes l'ont vu, je le sais, il me l'a dit.


   5. Il n'était personne dans le pays qui ne sût de quel mal affreuxétait atteint le pauvre Cocoleu…

   Il n'était personne dans le pays qui ne sût de quel mal affreuxétait atteint le pauvre Cocoleu, personne qui ne fût bien persuadé qu'il n'y avait pas de soins à lui donner. Les deux hommes qui l'avaient emporté avaient donc cru faire assez en le déposant sur un tas de paille humide. L'abandonnant ensuite à lui-même, ils s'étaient mêlés à la foule pour raconter ce qu'ils venaient d'entendre.
   C'est une justice à rendre aux quelques centaines de paysans qui se pressaient autour des décombres fumants du Valpinson, que leur premier mouvement fut d'accabler de quolibets ou de malédictions l'être sans cervelle qui venait d'attribuer l'incendie à M. de Boiscoran.
   Malheureusement, les premiers mouvements, les bons, sont de courte durée. Un de ces mauvais drôles, paresseux, ivrognes et bassement jaloux, comme il s'en trouve au fond des campagnes aussi bien que dans les villes, s'écria: «Pourquoi donc pas?»Et ces seuls mots devinrent le point de départ des suppositions les plus hasardées.
   Les querelles du comte de Claudieuse et de M. de Boiscoran avaientété publiques. Ilétait bien connu que presque toujours les premiers tortsétaient venus du comte et que toujours son jeune voisin avait fini par céder. Pourquoi M. de Boiscoran, humilié, n'aurait-il pas eu recours à ce moyen de se venger d'un homme qu'il devait haïr, pensait-on, et surtout craindre?
   «Est-ce parce qu'il est noble et qu'il est riche?»ricanait le garnement.
   De là à chercher des circonstances à l'appui des affirmations de Cocoleu, il n'y avait qu'un pas et il fut vite franchi. Des groupes se formèrent, et bientôt deux hommes et une femme donnèrent à entendre qu'on serait peut-être bien surpris s'ils racontaient tout ce qu'ils savaient. On les pressa de parler, et comme de raison, ils refusèrent. Mais déjà ils en avaient trop dit. Bon gré mal gré ils furent conduits à la maison où, dans le moment même, M. Galpin-Daveline interrogeait le comte de Claudieuse.
   Telleétait l'animation de la foule et le tapage qu'elle menait, que M. Séneschal, frémissant à l'idée d'un nouvel accident, se précipita vers la porte.
   – Qu'est-ce encore? s'écria-t-il.
   – Des témoins! voilà d'autres témoins! répondirent les paysans.
   M. Séneschal se retourna vers l'intérieur de la chambre, et après un regardéchangé avec M. Daubigeon:
   – On vous amène des témoins, monsieur, dit-il au juge.
   Sans nul doute M. Galpin-Daveline maudit l'interruption. Mais il connaissait assez les paysans pour savoir qu'ilétait important de profiter de leur bonne volonté et qu'il n'en tirerait rien s'il laissait à leur cauteleuse prudence le temps de reprendre le dessus.
   – Nous reviendrons plus tard à notre… entretien, monsieur le comte, dit-ilà M. de Claudieuse. (Et répondant à M. Séneschal): Que ces témoins entrent, dit-il, mais seuls et un à un…
   Le premier qui se présentaétait le fils unique d'un fermier aisé du bourg de Bréchy, nommé Ribot. C'était un grand gars de vingt-cinq ans, large d'épaules, avec une tête toute petite, un front très bas et de formidables oreilles d'un rouge vif. Il avait à deux lieues à la ronde la réputation d'un séducteur irrésistible et n'enétait pas médiocrement fier.
   Après lui avoir demandé son nom, ses prénoms et sonâge:
   – Que savez-vous? poursuivit M. Galpin-Daveline.
   Le gars Ribot se redressa, et d'un air de fatuité qui fut si bien compris que les paysanséclatèrent de rire:
   – J'avais, ce soir, répondit-il, une affaire… très importante, de l'autre côté du château de Boiscoran. On m'attendait, j'étais en retard, je pris donc au plus court, par les marais. Je savais que par suite des pluies de ces jours passés, les fossés seraient pleins d'eau, mais pour une affaire comme celle que j'avais, on trouve toujours des jambes…
   – Épargnez-nous ces détails oiseux, prononça froidement le juge.
   Le beau gars parut plus surpris que choqué de l'interruption.
   – Comme monsieur le juge voudra, fit-il. Pour lors, ilétait un peu plus de huit heures, et le jour commençait à baisser quand j'arrivai auxétangs de la Seille. Ilsétaient si gonflés que l'eau passait de plus de deux pouces par-dessus les pierres du déversoir. Je me demandais comment traverser sans me mouiller, quand, de l'autre côté, venant en sens inverse de moi, j'aperçus monsieur de Boiscoran.
   – Vousêtes bien sûr que c'était lui?
   – Pardi! puisque je lui ai parlé!… Mais attendez. Il n'eut pas peur, lui, de se mouiller. Sans faire ni une ni deux, il releva son pantalon, le fourra dans les tiges de ses grandes bottes jaunes et passa. C'est alors seulement qu'il me vit, et il parutétonné. Je ne l'étais pas moins que lui. «Comment! c'est vous, notre monsieur!»lui dis-je. Il me répondit: «Oui, j'ai quelqu'un à voir à Bréchy.»C'était bien possible; cependant je lui dis encore: «Tout de même, vous prenez un drôle de chemin!»Il se mit à rire. «Je ne savais pas que lesétangs fussent débordés, répondit-il, et je comptais tirer des oiseaux d'eau…»Et en disant cela, il me montrait son fusil. Sur le moment, je ne vis rien à répliquer, mais maintenant, après ce qui s'est passé, je trouve que c'est drôle…
   Cette déposition, M. Galpin-Daveline l'avaitécrite mot pour mot. Ensuite:
   – Commentétait vêtu monsieur de Boiscoran? interrogea-t-il.
   – Attendez… il avait un pantalon grisâtre, un veston de velours marron et un panama à larges bords.
   La stupeur et l'inquiétude se peignaient sur les traits du comte et de la comtesse de Claudieuse, de M. Daubigeon et même du docteur Seignebos. Une circonstance de la déposition de Ribot les frappait surtout: il avait vu M. de Boiscoran rentrer son pantalon dans ses bottes pour passer le déversoir…
   – Vous pouvez vous retirer, dit M. Galpin-Daveline au gars Ribot: qu'un autre témoin se présente.
   Cet autreétait un vieil homme d'assez fâcheux renom, qui habitait seul une masure à une demi-lieue du Valpinson. On l'appelait le père Gaudry.
   Autant le fils Ribot avait montré d'assurance, autant ce bonhomme vêtu de haillons malpropres et puants semblait humble et craintif.
   Après avoir donné son nom:
   – Il pouvaitêtre onze heures du soir, déposa-t-il, et je traversais les bois de Rochepommier par un des petits sentiers…
   – Vous alliez voler des fagots! fit sévèrement le juge.
   – Jour du bon Dieu! geignit le vieux en joignant les mains, est-il bien possible de dire une chose pareille! Voler des fagots, moi!… Non, mon bon monsieur, j'allais tout simplement coucher au fin fond du bois pour yêtre tout rendu au lever du soleil et chercher des champignons, des cèpes, que j'auraisété vendre à Sauveterre… Donc, je suivais le routin, quand voilà que tout à coup, derrière moi, j'entends les pas d'un homme. Naturellement, la peur me prend…
   – Parce que vous voliez!
   – Oh, non! mon bon monsieur; seulement, la nuit, vous comprenez… Enfin, je me cache derrière un arbre, et presque aussitôt je vois passer monsieur de Boiscoran, que je reconnais très bien, malgré l'obscurité, et qui devaitêtre très en colère, car il parlait tout haut, il jurait, il gesticulait, et par moments il arrachait aux branches des poignées de feuilles.
   – Avait-il un fusil?
   – Oui, mon bon monsieur, puisque même c'est à cause de ce fusil qu'il m'avait fait peur, je l'avais pris pour un garde…
   Le troisième et le dernier témoinétait une bonne et brave métayère, maîtresse Courtois, dont la métairieétait située de l'autre côté du bois de Rochepommier.
   Interrogée, après un moment d'indécision:
   – Je ne sais pas grand-chose, répondit-elle; mais je vais toujours le dire: comme nous comptions avoir beaucoup d'ouvriers ces jours-ci, et que je voulais faire une fournée demain, j'étais allée avec monâne au moulin de la montagne de Sauveterre pour chercher de la farine. Il n'y en avait pas de prête, mais le meunier me dit qu'il m'en donnerait si je voulais attendre, et je restai à souper avec lui. Vers dix heures, on me livra un sac que les garçons attachèrent sur monâne, et je me mis en route. J'avais déjà fait plus de la moitié du chemin, et il devaitêtre onze heures, quand, en arrivant au bois de Rochepommier, monâne fait un faux pas, et le sac tombe. J'étais bien en peine, n'étant pas de force à le recharger seule, lorsqu'à dix pas de moi, un homme sort du bois. Je l'appelle, il vient. C'était monsieur de Boiscoran. Je lui demande de m'aider, et aussitôt, sans se faire prier, il pose son fusilà terre, prend le sac et le remet sur l'âne. Je le remercie, il me dit qu'il n'y a pas de quoi, et… voilà tout.
   Toujours debout sur le seuil de la chambre dont il disputait l'accès à l'avide curiosité des paysans, le maire de Sauveterre se résignait aux humbles fonctions d'appariteur.
   Lorsque maîtresse Courtois se retira toute confuse, et déjà peut-être regrettant ce qu'elle venait de dire:
   – Est-il encore quelqu'un qui sache quelque chose? cria-t-il. (Et, comme nul ne se présentait, il ferma sans façon la porte en ajoutant): Alors, éloignez-vous, mes amis, et laissez la justice se recueillir en paix.
   La justice, en la personne du juge d'instruction, était alors en proie aux plus cruelles perplexités.
   Consterné jusqu'à ce point de n'essayer pas même de réagir, M. Galpin-Daveline demeurait accoudé à la table devant laquelle il s'était assis pourécrire, le front entre les mains, semblant chercher une issue à l'impasse où il se trouvait engagé.
   Tout à coup il se dressa, et, oublieux de sa morgue accoutumée, laissant tomber son masque de glaciale impassibilité:
   – Eh bien! fit-il comme si dans la détresse de son esprit il eût espéré un secours ou imploré un conseil, eh bien!…
   On ne lui répondit pas.
   Sa stupeur avait gagné tous ceux qui l'entouraient: le comte et la comtesse de Claudieuse, M. Séneschal, le procureur de la République, et même le docteur Seignebos. Chacun d'eux enétait encore à se débattre contre ce résultat invraisemblable, inconcevable, inouï!
   Enfin, après un moment de silence:
   – Vous le voyez, messieurs, reprit le juge avec une amertumeétrange, j'avais raison d'interroger Cocoleu. Oh! n'essayez pas de le nier: vous partagez maintenant mes doutes et mes soupçons. Qui de vous oserait soutenir que, sous l'empire d'uneémotion terrible, ce malheureux n'a pas recouvré durant quelques minutes la plénitude de sa raison! Lorsqu'il vous a dit avoir vu le crime et qu'il vous a nommé le coupable, vous avez haussé lesépaules. Mais d'autres témoins sont venus, et de l'ensemble de leurs dépositions résulte un faisceau de présomptions terribles… (Il s'animait. L'habitude professionnelle, plus forte que tout, reprenait le dessus): Monsieur de Boiscoran, poursuivait-il, est venu ce soir au Valpinson. C'est désormais incontestable. Or, comment y est-il venu? En se cachant. Du château de Boiscoran au Valpinson, il y a deux chemins fréquentés, celui de Bréchy et celui qui tourne lesétangs. Monsieur de Boiscoran prend-il l'un ou l'autre? Non. Pour venir, il coupe droit à travers les marais, au risque de s'embourber et d'être forcé de se mettre à l'eau jusqu'auxépaules. Pour retourner, il se jette dans les bois de Rochepommier, en dépit de l'obscurité, et malgré le dangerévident de s'y perdre et d'y errer jusqu'au jour. Qu'espérait-il donc? N'être pas vu, cela tombe sous le sens. Et, de fait, qui rencontre-t-il? Un coureur de femmes, Ribot, qui lui-même se cache pour se rendre à un rendez-vous d'amour. Un voleur de fagots, Gaudry, dont l'unique souci est d'éviter les gendarmes. Une fermière, enfin, maîtresse Courtois, attardée par une circonstance toute fortuite. Toutes ses précautionsétaient bien prises, mais la Providence veillait…
   – Oh! la Providence!… gronda le docteur Seignebos, la Providence!…
   Mais M. Galpin-Daveline n'entendit même pas l'interruption. Et toujours plus vite:
   – Peut-on, du moins, continua-t-il, invoquer en faveur de monsieur de Boiscoran certaines discordances de temps?… Non. À quel moment est-il aperçu venant de ce côté? À la tombée de la nuit. Ilétait huit heures et demie, déclare Ribot, quand monsieur de Boiscoran traversait le déversoir desétangs de la Seille. Donc, il pouvaitêtre au Valpinson vers neuf heures et demie. Alors, le crime n'était pas commis encore. À quelle heure le rencontre-t-on, regagnant son logis? Gaudry et la femme Courtois l'ont dit: après onze heures. Monsieur de Claudieuseétait blessé alors, et le Valpinson brûlait. Savons-nous quelque chose des dispositions d'esprit de monsieur de Boiscoran? Oui, encore. En venant, il a tout son sang-froid. Il est fort surpris de rencontrer Ribot, et cependant il lui explique sa présence en cet endroit presque dangereux, et aussi pourquoi il a un fusil sur l'épaule. Il a, prétend-il, quelqu'un à voir à Bréchy, et il se proposait de tirer des oiseaux d'eau. Est-ce admissible? Est-ce même vraisemblable? Cependant, examinons son attitude au retour. Il marchait très vite, dépose Gaudry; il semblait furieux et arrachait aux branches des poignées de feuilles. Que dit-ilà maîtresse Courtois? Rien. Quand elle l'appelle, il n'ose fuir, ce serait un aveu, mais c'est en toute hâte qu'il rend le service qu'elle lui demande. Et après? Son chemin, pendant un quart d'heure, est le même que celui de cette femme. Marche-t-il avec elle? Non. Il la quitte précipitamment, il prend les devants, il se hâte de rentrer chez lui, car il croit que monsieur de Claudieuse est mort, car il sait que le Valpinson est en flammes, car il tremble d'entendre sonner le tocsin et crier au feu!…
   Ce n'est pas d'ordinaire avec ce laisser-aller familier que procède la justice, et ceux qui la représentent s'estiment, en général, trop au-dessus du commun des mortels pour expliquer leurs impressions, rendre compte de leurs agissements, et, en quelque sorte, demander conseil. Cependant, lorsqu'il s'agit d'une enquête, il n'est pas, à proprement parler, de règles fixes. Du moment où un juge d'instruction est saisi d'un crime, toute latitude lui est laissée pour arriver jusqu'au coupable. Maître absolu, ne relevant que de sa conscience, armé de pouvoirs exorbitants, il procède à sa guise…
   Mais en cette affaire du Valpinson, M. Galpin-Daveline avaitété emporté par la rapidité desévénements. Entre la première question adressée à Cocoleu et le moment présent, il n'avait pas eu le temps de se reconnaître. Et sa procédure ayantété publique, ilétait fatalement amené à l'expliquer.
   – Décidément, c'est un réquisitoire en règle! s'écria le docteur Seignebos. (Il avait retiré et essuyait furieusement ses lunettes d'or.) Et basé sur quoi? poursuivait-il avec trop de véhémence pour qu'on pût espérer l'interrompre; basé sur les réponses d'un malheureux que moi, médecin, je déclare inconscient de ses paroles. C'est que l'intelligence ne s'allume pas et ne s'éteint pas dans un cerveau comme le gaz dans un réverbère. On est ou on n'est pas idiot, il l'a toujoursété, et toujours il le sera. Mais, dites-vous, les autres dépositions sont concluantes. Dites qu'elles vous paraissent telles. Pourquoi? Parce que les accusations de Cocoleu vous ont influencé. Est-ce que sans cela vous vous occuperiez de ce qu'a fait ou non monsieur de Boiscoran? Il s'est promené toute la soirée! N'est-ce pas son droit? Il a traversé les marais! Qui l'en empêchait? Il a passé les bois! Est-ce défendu? On l'a rencontré! N'est ce pas naturel? Mais non, un idiot l'accuse, tous ses gestes sont suspects. Il parle! C'est le sang-froid du scélérat endurci. Il se tait! Remords d'un coupable tremblant de peur. Au lieu de nommer monsieur de Boiscoran, Cocoleu pouvait me nommer, moi, Seignebos. C'est alors mes démarches qu'on incriminerait, et, soyez tranquille, on y découvrirait mille preuves de ma culpabilité. On aurait beau jeu, d'ailleurs. Mes opinions ne sont-elles pas plus avancées encore que celles de monsieur de Boiscoran! Car voilà le grand mot lâché: monsieur de Boiscoran est républicain, monsieur de Boiscoran ne reconnaît d'autre souveraineté, d'autre magistrature que celles du peuple…
   – Docteur, interrompit le procureur de la République, docteur, vous ne pensez pas ce que vous dites…
   – Je le pense, morbleu! et même…
   Mais il fut de nouveau interrompu, et par M. de Claudieuse, cette fois:
   – Pour moi, déclara le comte, je reconnais la force des probabilités qu'invoque monsieur le juge d'instruction. Mais, au-dessus des probabilités, je place un fait positif: le caractère de l'homme accusé. Monsieur de Boiscoran est un galant homme et un homme de cœur, incapable d'un crime lâche et odieux…
   Les autres approuvaient.
   – Et moi, prononça M. Séneschal, je dirai: pourquoi ce crime? Ah! si monsieur de Boiscoran n'avait rien à perdre!… Mais est-il ici-bas un homme plus heureux que lui, qui est jeune, bien de sa personne, doué d'une santé admirable, immensément riche, estimé et recherché de tous! Enfin, il est un fait, qui est encore un secret de famille, mais que je puis vous dire et qui seulécarterait tout soupçon: monsieur de Boiscoran aimeéperdument mademoiselle Denise de Chandoré, il est aimé d'elle à la folie, et depuis avant-hier leur mariage est fixé au 20 du mois prochain.
   Le temps passait, cependant. La demie de quatre heures tintait au clocher de Bréchy. Le jourétait venu, faisant pâlir la lumière des lampes. Dégagé des brumes matinales, le soleil frappait les vitres de ses gais rayons. Mais nul ne le remarquait, de ces hommes que de si puissantes considérations réunissaient autour du lit de M. de Claudieuse.
   Sans un mot, sans un geste, M. Galpin-Daveline avaitécouté les objections qui luiétaient présentées, et ilétait redevenu assez maître de soi pour qu'il fût difficile de discerner l'impression qu'il en ressentait. À la fin, hochant gravement la tête:
   – Plus que vous, messieurs, prononça-t-il, j'ai besoin de croire à l'innocence de monsieur de Boiscoran. Monsieur Daubigeon, qui sait ce que je veux dire, peut vous l'affirmer… Mon cœur, avant le vôtre, plaidait sa cause. Mais je suis le représentant de la loi; mais, au-dessus de mes affections, il y a mon devoir… Dépend-il de moi d'anéantir, si stupide, si absurde qu'elle paraisse, l'accusation de Cocoleu! Puis-je faire que trois dépositions inattendues ne soient pas venues donner à cette dénonciation un caractère de vraisemblance inquiétant!
   Le comte de Claudieuse se désolait:
   – Ce qu'il y a d'affreux, disait-il, c'est que monsieur de Boiscoran me croit son ennemi. Pourvu qu'il n'aille pas imaginer que ces soupçons indignes ontété suggérés par ma femme ou par moi. Que ne puis-je me lever!… Du moins, messieurs, que monsieur de Boiscoran sache bien que j'ai déclaré répondre de lui comme de moi-même!… Cocoleu, détestable idiot!… Ah! Geneviève, chère femme aimée, pourquoi l'avoir engagé à parler! Il se fût tu obstinément sans ton insistance!
   Mme de Claudieuse succombait alors aux angoisses de cette affreuse nuit. Pendant les premières heures, elle avaitété soutenue par cette exaltation qui suit les grandes crises; mais, depuis un moment, elle s'était affaissée sur un escabeau, près du lit où reposaient ses deux filles; et, la tête enfoncée dans l'oreiller, elle paraissait dormir. Elle ne dormait pas, pourtant.
   Au reproche de son mari, elle se redressa, pâle, les traits gonflés, les yeux rouges, et, d'une voix pénétrante:
   – Quoi!… s'écria-t-elle, on a tenté d'assassiner Trivulce, nos enfants ont failli mourir au milieu des flammes, et j'aurais laissé échapper un moyen de découvrir le misérable assassin, le lâche incendiaire!… Non! ce que j'ai fait, je devais le faire. Quoi qu'il advienne, je ne regrette rien…
   – Mais monsieur de Boiscoran n'est pas coupable, Geneviève, il est impossible qu'il le soit. Comment un homme qui a ce bonheur immense d'être aimé de Denise de Chandoré, qui compte les jours qui le séparent de son mariage, eût-il pu combiner un crime si abominable?
   – Qu'il démontre donc son innocence! fit durement la comtesse.
   Le plus impertinemment du monde, le docteur faisait claquer ses lèvres.
   – Voilà pourtant la logique des femmes, grommelait-il.
   – Certes, reprit M. Séneschal, on ne tardera pas à reconnaître l'innocence de monsieur de Boiscoran. Il n'en aura pas moinsété soupçonné. Et, tel est l'esprit de notre pays, que ce soupçon fera ombre à sa vie entière. Dans vingt ans d'ici, en parlant de monsieur de Boiscoran, on dira encore: «Ah! oui, celui qui a mis le feu au Valpinson…»
   Ce fut non M. Galpin-Daveline, mais le procureur de la République qui répondit.
   – Je ne saurais, fit-il tristement, partager la manière de voir de monsieur le maire, mais peu importe. Après ce qui s'est passé, monsieur le juge d'instruction ne peut plus reculer, son devoir le lui interdit, et plus encore l'intérêt de l'homme accusé. Que diraient tous ces paysans, qui ont entendu la déclaration de Cocoleu et la déposition des témoins, si l'enquêteétait abandonnée? Ils diraient que monsieur de Boiscoran est coupable et que, si l'on ne le poursuit pas, c'est qu'il est noble et très riche. Sur mon honneur, je crois à son innocence absolue. Mais précisément parce qu'elle est ma conviction, je soutiens qu'il faut le mettre à même de la démontrer victorieusement. Il doit en avoir les moyens. Quand il a rencontré Ribot, il lui a dit qu'il se rendait à Bréchy pour voir quelqu'un…
   – Et s'il n'yétait pas allé? objecta M. Séneschal. Et s'il n'eût vu personne? Si ce n'eûtété là qu'un prétexte pour satisfaire l'indiscrète curiosité de Ribot?
   – Eh bien! il en serait quitte pour dire la vérité à la justice. Je ne suis pas inquiet. Et, tenez, il est une preuve matérielle qui, mieux que tout, disculpe monsieur de Boiscoran. Est-ce que si, par impossible, il eût eu dessein de tuer monsieur de Claudieuse, il n'eût pas chargé son fusilà balle au lieu d'y laisser du plomb de chasse…
   – Et il ne m'eût point manqué à dix pas…, fit le comte.
   Des coups précipités, frappés à la porte, les interrompirent.
   – Entrez! cria M. Séneschal.
   La porte s'ouvrit, et trois paysans parurent, effarés, mais visiblement satisfaits.
   – Nous venons, dit l'un d'eux, de trouver quelque chose de singulier.
   – Quoi? interrogea M. Galpin-Daveline.
   – On dirait, ma foi, unétui, mais Pitard prétend que c'est l'enveloppe d'une cartouche.
   M. de Claudieuse s'était haussé sur ses oreillers.
   – Montrez! fit-il vivement. J'ai tiré, ces jours passés, plusieurs coups de fusil autour de la maison, pourécarter les oiseaux qui mangeaient nos fruits; je verrai si cette enveloppe vient de moi.
   Le paysan la lui tendit.
   C'était une enveloppe de plomb, très mince, comme en ont les cartouches de deux ou trois systèmes de fusils de chasse américains. Fait singulier, elle avaitété noircie par l'inflammation de la poudre, mais elle n'avaitété ni déchirée, ni même faussée par l'explosion. Elleétait si parfaitement intacte qu'on y pouvait lire encore, en lettres repoussées, le nom du fabricant: Klebb.
   – Cette enveloppe ne m'a jamais appartenu, fit le comte.
   Mais ilétait devenu fort pâle en disant cela, si pâle que sa femme se rapprocha de lui, l'interrogeant d'un regard où se lisait la plus horrible angoisse.
   – Eh bien?…
   Il ne répondit pas. Et telleétait en ce moment l'éloquence décisive de ce silence, que la comtesse parut sur le point de se trouver mal et murmura:
   – Cocoleu avait donc toute sa raison!
   Pas un détail de cette scène rapide n'avaitéchappé à M. Galpin-Daveline. Sur tous les visages, autour de lui, il avait pu surprendre l'expression d'une sorte d'épouvante. Pourtant, il ne fit aucune remarque. Il prit des mains de M. de Claudieuse cette enveloppe métallique, qui pouvait devenir une pièce à conviction de la plus terrible importance, et durant plus d'une minute il la retourna en tous sens, l'examinant au jour avec une scrupuleuse attention. Ensuite de quoi, s'adressant aux paysans, debout et respectueusement découverts à l'entrée:
   – Où avez-vous trouvé ce débris de cartouche, mes amis? interrogea-t-il.
   – Tout près de cette vieille tour, qui reste du vieux château, où l'on serre des outils et qui est toute couverte de lierre.
   Déjà M. Séneschal avait maîtrisé la stupeur dont il avaitété saisi en voyant blêmir et se taire le comte de Claudieuse.
   – Assurément, fit-il, ce n'est pas de là que l'assassin a tiré. De cette place, on ne voit même pas l'entrée de la maison.
   – C'est possible, répondit le juge, mais l'enveloppe d'une cartouche ne tombe pas nécessairement à l'endroit d'où l'on fait feu. Elle tombe quand on ouvre le tonnerre de l'arme pour recharger…
   C'était si exact que le docteur Seignebos lui-même n'osa pas protester.
   – Maintenant, mes amis, reprit M. Galpin-Daveline, lequel de vous a trouvé ce débris de cartouche?
   – Nousétions ensemble quand nous l'avons aperçu et ramassé.
   – Eh bien! dites-moi tous trois votre nom et votre domicile, pour que je puisse, au besoin, vous faire citer régulièrement.
   Ils obéirent, et cette formalité remplie, ils se retiraient, après force salutations, quand le galop d'un cheval retentit sur l'aire qui précédait la maison.
   L'instant d'après, l'homme qui avaitété expédié à Sauveterre pour chercher des médicaments entrait. Ilétait furieux.
   – Gredin de pharmacien! s'écria-t-il, j'ai cru que jamais il ne m'ouvrirait!
   Le docteur Seignebos s'était emparé des objets qu'on lui rapportait.
   S'inclinant alors devant le juge d'instruction, d'un air d'ironique respect:
   – Je n'ignore pas, monsieur, dit-il, combien il est urgent de faire couper le cou de l'assassin, mais je crois aussi pressant de sauver la vie de l'assassiné. J'ai interrompu le pansement de monsieur de Claudieuse plus peut-être que ne le permettait la prudence. Et je vous prie de vouloir bien me laisser seul faire en paix mon métier…


   6. Rien, désormais, ne retenait plus le juge d'instruction, le procureur de la République ni M. Séneschal…

   Rien, désormais, ne retenait plus le juge d'instruction, le procureur de la République ni M. Séneschal. À coup sûr, M. Seignebos eût pu s'exprimer plus convenablement, mais onétait fait aux façons brutales de ce cher docteur, car elle est inouïe, la facilité avec laquelle, en notre pays de courtoisie, lesêtres les plus grossiers se font accepter, sous prétexte qu'ils sont comme cela et qu'il faut bien les prendre tels qu'ils sont.
   Donc, après avoir salué la comtesse de Claudieuse, après avoir serré la main du comte en lui promettant de promptes et sûres informations, ils sortirent.
   Faute d'aliments, l'incendie s'éteignait. Quelques heures avaient suffi pour anéantir le fruit de longues années de soins et de travaux incessants. De ce domaine charmant et tant envié du Valpinson, rien ne restait plus que des pans de murs calcinés et croulants, des amas de cendres noires et des monceaux de décombres d'où montaient encore des spirales de fumée.
   Grâce au capitaine Parenteau, tout ce qu'on avait pu arracher aux flammes avaitété transporté à une certaine distance et mis à l'abri vers les ruines du vieux château. là s'entassaient les meubles et les effets sauvés. là se voyaient les charrettes et les instruments d'agriculture, des harnais, des barriques vides, des sacs d'avoine ou de blé. làétaient attachés les bestiaux qu'onétait parvenu, au prix de mille dangers, à tirer de leursécuries: des chevaux, des bœufs, quelques moutons et une douzaine de vaches qui meuglaient lamentablement.
   Peu de gens s'étaientéloignés. Avec plus d'acharnement que jamais, les pompiers, aidés des paysans, continuaient à inonder les restes du bâtiment principal. Ils n'avaient rien à redouter du feu, mais ils conservaient le vague espoir de préserver d'une carbonisation complète les corps de Bolton et de Guillebault, ces deux infortunés qui avaient péri victimes de leur courage.
   – Quel fléau que le feu!… murmura M. Séneschal.
   Ni M. Daubigeon ni M. Galpin-Daveline ne répondirent. Eux aussi, même après tant d'émotions violentes, ils se sentaient le cœur serré par le sinistre spectacle qui s'offrait à leurs regards.
   C'est qu'un incendie n'est rien, sur le moment même, tant que dure la fièvre du péril et l'espoir du salut, tant que les flammeséclairent l'horizon de leurs rouges reflets! Le lendemain seulement, quand tout est fini, éteint, on mesure l'horreur du désastre.
   Mais les pompiers venaient d'apercevoir le maire de Sauveterre et ils le saluaient de leurs acclamations. Rapidement il se dirigea vers eux, et pour la première fois depuis que l'alarme avaitété donnée, le juge d'instruction et le procureur de la République se trouvèrent seuls.
   Ilsétaient debout, très rapprochés, et pendant un bon moment ils gardèrent le silence, chacun cherchant à surprendre dans les yeux de l'autre le secret de ses pensées.
   Enfin:
   – Eh bien?… demanda M. Daubigeon.
   M. Galpin-Daveline tressaillit.
   – C'est uneépouvantable affaire! murmura-t-il.
   – Quelle est votre opinion?
   – Eh! le sais-je moi-même!… J'ai la tête perdue, il me semble que je suis le jouet d'un infernal cauchemar!
   – Croiriez-vous donc à la culpabilité de monsieur de Boiscoran?
   – Je ne crois rien. Ma raison me crie qu'il est innocent, qu'il ne peut pas ne pas l'être, et cependant je vois s'élever contre lui des charges accablantes.
   Le procureur de la Républiqueétait consterné.
   – Hélas! murmura-t-il, pourquoi vousêtes-vous obstiné, envers et contre tous, à interroger Cocoleu, un malheureux idiot!…
   Mais le juge d'instruction se révolta.
   – Me reprocheriez-vous donc, monsieur, interrompit-il violemment, d'avoir obéi aux inspirations de ma conscience?
   – Je ne vous reproche rien.
   – Un crime abominable aété commis; tout ce quiétait humainement possible, mon devoir me commandait de le tenter pour en découvrir l'auteur.
   – Oui!… Et l'homme qu'on accuse est votre ami, et hier encore vous mettiez son amitié au nombre de vos meilleures chances d'avenir…
   – Monsieur!
   – Cela vousétonne que je sois si exactement informé? Allez, rien n'échappe à la curiosité désœuvrée des petites villes… Je sais que votre espoir le plus cherétait d'entrer dans la famille de monsieur de Boiscoran, et que vous comptiez sur son appui pour obtenir la main d'une de ses cousines…
   – Je ne le nie pas.
   – Malheureusement, vous avezété séduit par la perspective d'une affaire retentissante; vous avez oublié toute prudence, et voilà vos projets à vau-l'eau. Que monsieur de Boiscoran soit innocent ou coupable, jamais sa famille ne vous pardonnera votre intervention. Coupable, elle vous reprochera de l'avoir livré à la cour d'assises; innocent, elle vous reprochera plus cruellement encore de l'avoir soupçonné.
   Peut-être pour cacher son trouble, M. Galpin-Daveline baissait la tête.
   – Que feriez-vous donc à ma place, monsieur? interrogea-t-il.
   – Je me récuserais, répondit M. Daubigeon, quoiqu'il soit déjà bien tard.
   – Ce serait compromettre ma carrière.
   – Cela vaudrait mieux que de vous charger d'une affaire où vous n'apporterez ni le calme, ni la froide impartialité qui sont les premières et les plus indispensables vertus d'un magistrat instructeur.
   Le juge peu à peu s'irritait.
   – Monsieur! s'écria-t-il, me croyez-vous donc homme à me laisser détourner de mon devoir par des considérations d'amitié ou d'intérêt personnel?
   – Je ne dis pas cela.
   – Ne venez-vous pas de me voir à l'œuvre! Ai-je bronché, quand le nom de monsieur de Boiscoran est tombé des lèvres de Cocoleu? S'il se fût agi d'un autre, peut-être en serais-je resté là. Mais monsieur de Boiscoran est mon ami, mais j'ai beaucoup à attendre de lui, et, pour cela précisément, j'ai insisté et persisté, et j'insiste et je persiste encore.
   Le procureur de la République haussait lesépaules.
   – C'est bien cela, fit-il. Parce que monsieur de Boiscoran est votre ami, de peur d'être taxé de faiblesse, vous allezêtre dur avec lui, impitoyable, injuste même… Parce que vous aviez beaucoup à attendre de lui, vous voudrez absolument le trouver coupable! Et vous vous dites impartial!
   M. Galpin-Daveline se redressait de toute sa roideur accoutumée.
   – Je suis sûr de moi! prononça-t-il.
   – Prenez garde!
   – Mon parti est arrêté, monsieur.
   Ilétait temps. M. Séneschal revenait, accompagné du capitaine Parenteau.
   – Eh bien! messieurs, demanda-t-il, qu'avez-vous résolu?
   – Nous allons partir pour Boiscoran, répondit le juge d'instruction.
   – Quoi! tout de suite?
   – Oui. Je tiens à trouver monsieur de Boiscoran encore couché. J'y tiens si fort que je me passerai de mon greffier.
   Le capitaine Parenteau s'inclina.
   – Votre greffier est ici, monsieur, dit-il, et même il vous demandait, il n'y a qu'un instant…
   Sur quoi, de sa plus belle voix, il se mit à appeler:
   – Méchinet! Méchinet!
   Un petit homme grisonnant, jovial et joufflu, accourut presque aussitôt et, bien vite, se mit à raconter comment un voisinétait venu le prévenir desévénements et du départ du juge d'instruction, et comment, n'écoutant que son zèle, il s'était mis en route, seul, à pied.
   – Comment allez-vous, monsieur, vous rendre à Boiscoran? demanda le maire à M. Galpin-Daveline.
   – Je l'ignore, Méchinet va se mettre en quête d'un moyen de locomotion.
   Prompt comme l'éclair, le greffier s'élançait déjà, M. Séneschal le retint.
   – Ne cherchez pas, dit-il, je vais mettre à votre disposition mon cheval et ma voiture. Le premier paysan venu vous conduira. Le capitaine Parenteau et moi profiterons, pour rentrer à Sauveterre, du cabriolet d'un fermier de Bréchy. Car il nous faut y rentrer au plus tôt. Je viens de recevoir des nouvelles inquiétantes. Je crains du désordre. Les paysannes, qui se rendaient au marché, y ont raconté, avec toutes sortes d'exagérations, les malheurs déjà si grands de cette nuit. Elles ont assuré que dix ou douze hommes avaientété tués et blessés, et que l'incendiaire, monsieur de Boiscoran, était arrêté. La foule s'est portée chez la veuve du malheureux Guillebault, et il y a une manifestation devant la maison des demoiselles de Lavarande, où demeure la fiancée de monsieur de Boiscoran, mademoiselle Denise de Chandoré.
   Pour rien au monde, en des temps ordinaires, M. Séneschal n'eût consenti à confier à des mainsétrangères son bon cheval – Caraby —, le meilleur peut-être de l'arrondissement. Mais ilétait affreusement bouleversé, on le voyait bien, malgré ses efforts pour conserver cette impassible dignité qui sied si bien à l'autorité.
   Il fit un signe, et en un moment sa voiture fut prête. Seulement, lorsqu'il demanda quelqu'un pour conduire, personne ne se présenta. Tous ces braves campagnards qui venaient de passer la nuit dehors avaient hâte de regagner leur logis, où les réclamaient les soins à donner à leur bétail. Voyant l'hésitation des autres:
   – Eh bien! c'est moi qui mènerai la justice, déclara le fils Ribot, ce gars avantageux qui avait rencontré M. de Boiscoran au déversoir de la Seille.
   Et s'emparant du fouet et des guides, il s'installa sur la banquette de devant, pendant que prenaient place le procureur de la République, le juge d'instruction et le greffier Méchinet.
   – Surtout, ménage Caraby, recommanda M. Séneschal, qui sentit à cet instant suprême se réveiller toute sa sollicitude.
   – N'ayez pas peur, monsieur le maire, répondit le gars en enlevant vigoureusement le cheval, si je tapais trop fort, monsieur Méchinet me retiendrait…
   C'était presque une puissance à Sauveterre que ce Méchinet, greffier du juge d'instruction, et les plus huppés comptaient avec lui. Ses fonctions officiellesétaient humbles et peu rétribuées, mais il avait eu l'art d'y adjoindre, sans que le tribunal y trouvât rien à redire, quantité d'occupations parasites qui grandissaient singulièrement son importance et sextuplaient ses revenus.
   Lithographe distingué, c'était lui qui faisait toutes les cartes de visite que l'on commandait à M. Serpin, le premier imprimeur de la ville et le propriétaire et gérant responsable de L'Indépendant de Sauveterre. Comptable expérimenté, il tenait les livres et débrouillait les comptes chez plusieurs négociants. Il donnait aussi des consultations de droit aux paysans processifs et rédigeait habilement des actes sous seing privé. Depuis longtemps ilétait chef de la musique des pompiers et directeur de l'orphéon.
   Correspondant de la société des auteurs dramatiques, dont il percevait les droits, il devait à ce titre ses entrées au théâtre, non seulement dans la salle, par la porte du public, mais dans les coulisses, par le couloirétroit et malpropre réservé aux artistes. Enfin, il donnait, selon la volonté des personnes, des leçons d'écriture et de français aux petites filles et des leçons de flûte ou de cornet à pistons aux jeunes amateurs.
   Tant de talents divers lui avaient longtemps attiré la sourde inimitié des autres employés de la localité, du secrétaire de la mairie, du factotum de la sous-préfecture, du premier commis des hypothèques et même du fondé de pouvoir de la recette particulière. Mais tous ces ennemis avaient fini par désarmer devant une supériorité universellement reconnue. Et de même que tout le monde, lorsqu'unévénement imprévu les prenait sans vert: «Allons consulter Méchinet», disaient-ils.
   Lui dissimulait, sous les apparences rassurantes d'uneéternelle bonne humeur, l'ambition qui le dévorait de devenir riche et l'un des premiers personnages de Sauveterre. C'est que c'était un diplomate retors que ce Méchinet, fin comme l'ambre et plus délié que la soie. Il l'avait bien prouvé, en réalisant ce problème de remplir la ville du mouvement de sa personnalité remuante, de se mêler de tout et de tous sans se faire un seul ennemi déclaré.
   Le fait est qu'on le craignait et qu'on avait une peur terrible de sa langue. Non qu'il eût jamais fait de malà personne – il n'était pas si sot-, mais à cause du mal qu'il eût pu faire, pensait-on, étant l'homme le mieux au courant de tous les petits secrets de Sauveterre, et le plus exactement informé de toutes les intrigues, de toutes les vilenies et de tous les tripotages.
   Cela tenait à sa situation particulière. Célibataire, il vivait chez ses sœurs, les demoiselles Méchinet, quiétaient les premières couturières de la ville, et de plus des dévotes célèbres affiliées à toutes les congrégations religieuses. Par elles, il avait l'œil et l'oreille dans la belle société, et il savait le fin et le dernier mot des cancans dont il recueillait l'écho, soit à son imprimerie, soit au Palais.
   Il disait plaisamment: «Comment m'échapperait-il quelque chose, à moi, qui ai pour me renseigner l'église et le journal, le tribunal et le théâtre?…»
   Un tel homme eût failli à son rôle s'il n'eût pas connu sur le bout du doigt tout ce qu'on pouvait connaître dans le pays des antécédents de M. de Boiscoran. Aussi, tandis que roulait la voiture, sur la route bien unie, par la plus belle matinée de juin, débitait-il ce qu'il appelait le casier judiciaire du prévenu.
   M. de Boiscoran – Jacques de son prénom – n'était pas fixé à sa propriété et rarement y séjournait plus d'un mois de suite. Il vivait à Paris, où sa famille possédait, rue de l'Université, un confortable hôtel. Car il avait encore ses parents.
   Son père, le marquis de Boiscoran, maître d'une belle fortune territoriale, député sous Louis-Philippe, représentant en 1848, s'était retiré des affaires à l'avènement du Second Empire et dépensait, depuis, tout ce qu'il avait d'activité et de capitaux à collectionner toutes sortes de bibelots artistiques, des porcelaines spécialement et des faïences, dont il avaitécrit une monographie.
   Sa mère, une Chalusse, avait eu la réputation d'une des plus charmantes et des plus spirituelles femmes de la cour du roi-citoyen. Même, à une certaineépoque, la médisance ne l'avait pasépargnée, et vers 1845 ou 1846, elle avaitété, prétendait-on, l'héroïne d'une aventure un peu vive, dont le hérosétait un galant substitut devenu depuis le plus austère des magistrats.
   En vieillissant, la marquise de Boiscoran avait incliné vers la politique comme d'autres se jettent dans la dévotion. Et tandis que son mari se vantait de n'avoir pas ouvert un journal depuis dix ans, elle avait fait de son salon un petit centre parlementaire qui n'était pas sans influence.
   Ayant encore son père et sa mère, Jacques de Boiscoran possédait néanmoins une fortune personnelle assez importante: vingt-cinq ou trente mille livres de rentes. Cette fortune, qui comprenait le château de Boiscoran, ses terres, ses prairies et ses bois, lui avaitété léguée par un de ses oncles, le frère aîné de son père, mort veuf et sans enfants en 1868…
   Jacques de Boiscoranétait alors un homme de vingt-six à vingt-sept ans, brun, grand, vigoureux, bien découplé, non pas joli garçon précisément, mais ayant, ce qui vaut mieux, une de ces physionomies ouvertes et intelligentes qui préviennent en leur faveur. Son caractèreétait, à Sauveterre, moins connu que sa personne. Les gens qui avaient eu avec lui des relations le disaient loyal et généreux, grand ami du plaisir, spirituel et gai, de cette bonne et franche gaieté devenue si rare.
   Lors de l'invasion prussienne, il avaitété nommé capitaine d'une des compagnies de mobiles de l'arrondissement, et même – chose honteuse à dire, et qu'il faut dire pourtant – il s'était trouvé des gens dans le pays pour lui reprocher de n'avoir pas su, comme d'autres chefs, éviter le danger. Il avait vaillamment conduit ses hommes au feu et s'yétait si bien comporté que le général Chanzy avait cru devoir appliquer, sur une blessure qu'il avait reçue, un bout de ruban rouge.
   – Et un tel homme aurait commis le crime si lâche du Valpinson! dit M. Daubigeon au juge d'instruction. Non! ce n'est pas possible, il va, dès les premiers mots, dissiper les doutes affreux qui nous tourmentent…
   – Et ce sera bientôt, fit le gars Ribot, car nous arrivons…
   En Saintonge, pays aisé, mais où les grandes fortunes sont assez rares, on donne carrément le nom de château à la moindre bicoque ayant girouette sur un toit pointu. Mais Boiscoran est bel et bien un château. C'est une construction de la fin du XVII -------
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siècle, d'un goût déplorable, mais massive comme une forteresse. L'emplacement en est heureux. Tout autour verdoient des bois et des prairies, et, au bas des jardins en pente, coule sur un lit de cailloux une petite rivière qui doit sans doute à son perpétuel gazouillement son nom: la Pibole, la pie, en patois saintongeois.


   7. Il était sept heures quand la voiture «qui portait la justice»entra dans la cour de Boiscoran…

   Il était sept heures quand la voiture «qui portait la justice»entra dans la cour de Boiscoran – une vaste cour plantée de tilleuls et entourée de bâtiments d'exploitation.
   Le châteauétait bienéveillé. Devant la porte de son logis, la métayère récurait le chaudron où elle avait fait cuire la soupe du matin; des filles de ferme allaient et venaient, et, près de l'écurie, un robuste gars brossait à tour de bras un cheval de sang. Debout sur le perron, le valet de chambre de M. de Boiscoran, M. Antoine, surveillait tout en fumant son cigare au soleil.
   C'était un homme d'une cinquantaine d'années, fort alerte encore, qui avaitété légué à Jacques de Boiscoran par son oncle, en même temps que sa fortune. Il avaitété marié et il avait perdu sa femme, mais sa filleétait au service de la marquise de Boiscoran. Né dans la famille, ne l'ayant jamais quittée, il se considérait comme en faisant partie et ne voyait aucune différence entre son intérêt à lui et celui de ses maîtres. Et de fait, on le traitait moins en serviteur qu'en ami, et il pensait bien ne rien ignorer des affaires de M. de Boiscoran.
   Voyant descendre de voiture le juge d'instruction et le procureur de la République, il jeta son cigare, et s'avançant rapidement vers eux en les saluant de son plus accueillant sourire:
   – Ah! messieurs, fit-il, quelle bonne surprise! Monsieur vaêtre bien content!
   Avec desétrangers, Antoine ne se fût point permis cette familiarité, car ilétait formaliste, mais il avait déjà vu au château M. Daubigeon, et il savait quels projets avaientété agités entre son maître et M. Galpin-Daveline. Aussi fut-il singulièrementétonné de la raideur embarrassée de ces messieurs, et de l'accent dont le juge d'instruction lui demanda:
   – Monsieur de Boiscoran est-il levé?
   – Pas encore, répondit-il, et même monsieur m'avait bien recommandé de ne pas le réveiller. Comme il est rentré assez tard, il se proposait de dormir la grasse matinée…
   Instinctivement, le juge et le procureur de la République détournèrent la tête, chacun craignant de rencontrer le regard de l'autre.
   – Ah! Monsieur de Boiscoran est rentré tard? insista M. Galpin-Daveline.
   – Vers minuit; plutôt après qu'avant.
   – Et ilétait sorti?…
   – Sur les huit heures.
   – Commentétait-il vêtu?
   – Comme d'ordinaire. Il avait un pantalon gris clair, de velours côtelé, une jaquette de velours marron et un grand chapeau de paille.
   – Avait-il son fusil?
   – Oui, monsieur.
   – Savez-vous où il est allé?
   Le respect seul que professait Antoine pour les amis de son maître avait pu le déterminer à répondre à cet interrogatoire, qu'il jugeait à part soi de la plus haute inconvenance. Mais cette dernière question lui parut passer les bornes. Et c'est d'un ton de réserve offensée qu'il répondit:
   – Je n'ai pas l'habitude de demander à monsieur où il va quand il sort, ni d'où il vient quand il rentre.
   À quels honorables sentiments obéissait l'honnête valet de chambre, M. Daubigeon le comprit. Et c'est d'un air dont la conviction s'imposait que, prenant la parole:
   – Ne croyez pas, mon ami, dit-il, qu'une vaine curiosité nous fasse vous poser toutes ces questions. Répondez. Votre franchise peut servir votre maître plus que vous ne l'imaginez.
   C'est d'un regard décidément stupéfait qu'Antoine examinait tour à tour le juge d'instruction et le procureur de la République, le greffier Méchinet et enfin Ribot qui, descendu de son siège, avait déroulé la longe de Caraby et l'attachait à un arbre.
   – Je vous jure, messieurs, répondit-il, que j'ignore où monsieur de Boiscoran a passé la soirée.
   – Vous ne le soupçonnez même pas?
   – Non.
   – Peut-êtreétait-ilà Bréchy, chez un de ses amis?
   – Je ne lui connais pas d'amis à Bréchy.
   – Qu'a-t-il fait en rentrant?
   L'inquiétude, visiblement, gagnait le digne serviteur.
   – Attendez! répondit-il. Monsieur, en rentrant, est monté à sa chambre et y est resté quatre ou cinq minutes. Il est redescendu, ensuite, et a mangé une tranche de pâté et bu un verre de vin. Après, il a allumé un cigare et m'a dit d'aller me coucher, qu'il voulait faire un tour et qu'il se déshabillerait seul.
   – Et vousêtes allé vous coucher?
   – Naturellement.
   – De sorte que vous ignorez ce qu'a pu faire votre maître?
   – Pardonnez-moi: je l'ai entendu ouvrir la porte qui donne sur le jardin.
   – Il ne vous a pas paru… extraordinaire?
   – Non… ilétait comme tous les jours, plus gai, peut-être, il chantait…
   – Pouvez-vous me montrer le fusil qu'il avait emporté?
   – Non… Monsieur a dû le déposer dans sa chambre.
   M. Daubigeon ouvrait la bouche pour présenter une objection, le juge l'arrêta d'un geste, et vivement:
   – Y a-t-il longtemps, demanda-t-il au domestique, que monsieur de Boiscoran et monsieur de Claudieuse ne se sont rencontrés?
   Antoine tressaillit, comme si un pressentiment eût traversé son esprit.
   – Très longtemps, répondit-il. À ce que je crois, du moins.
   – Vous n'ignorez pas qu'ils sont au plus mal?
   – Oh!…
   – Ils ont eu ensemble les altercations les plus violentes…
   – Des fâcheries, tout au plus… Ne se fréquentant pas, comment se seraient-ils haïs? Vingt fois, d'ailleurs, j'ai entendu monsieur dire qu'il tenait le comte de Claudieuse pour le meilleur et le plus loyal des hommes, et qu'il le respectait infiniment.
   Durant plus d'une minute, M. Galpin-Daveline se tut, cherchant s'il n'oubliait rien. Puis, tout à coup:
   – Quelle distance y a-t-il d'ici au Valpinson? interrogea-t-il.
   – Six kilomètres, monsieur, répondit Antoine.
   – Si vous aviez à vous rendre chez monsieur de Claudieuse, quel chemin prendriez-vous?
   – La grande route, celle qui passe par Bréchy.
   – Vous ne traverseriez pas les marais?
   – Certes, non…
   – Pourquoi?
   – Parce que la Seille est débordée, monsieur, et que les fossés sont pleins d'eau.
   – Est-ce qu'en coupant à travers bois, on ne s'abrégerait pas?…
   – On aurait moins de chemin à faire, mais on mettrait plus de temps… les sentiers sont mal tracés et encombrés d'ajoncs.
   Le procureur de la République dissimulait mal une réelle douleur. De plus en plus, les réponses d'Antoine lui semblaient fâcheuses.
   – Maintenant, reprit le juge, si le feu prenait à Boiscoran, apercevrait-on l'incendie de la cour du Valpinson?
   – Je ne le crois pas, monsieur; nous sommes séparés par des collines et des bois…
   – D'ici, entendez-vous les cloches de Bréchy?
   – Quand le vent est au nord, oui, monsieur.
   – Et hier soir? Et cette nuit?
   – Le ventétait à l'ouest, comme toujours quand il y a tempête.
   – De sorte que vous ne savez rien, vous n'avez pas entendu parler d'un… accidentépouvantable.
   – Un accident… Je ne sais pas ce que monsieur veut dire.
   C'est dans la cour qu'avait lieu cet interrogatoire, et sur ces derniers mots parurent, à cheval, deux gendarmes à qui M. Galpin-Daveline, avant de quitter le Valpinson, avait commandé de venir le rejoindre. Les apercevant:
   – Mon Dieu!… s'écria le vieil Antoine, qu'est-ce que cela signifie!… Je cours réveiller monsieur!…
   Le juge l'arrêta.
   – Pas un mouvement, lui dit-il durement, pas un mot! (Et montrant Ribot aux gendarmes qui avaient mis pied à terre): Vous allez garder ce garçon à vue, ajouta-t-il, et l'empêcher de communiquer avec qui que ce soit. (Puis, revenant à Antoine): Et maintenant, commanda-t-il, conduisez-nous à la chambre de monsieur de Boiscoran!


   8. Avec ses apparences de demeure féodale…

   Avec ses apparences de demeure féodale, le château de Boiscoran n'était en réalité qu'un pied– à-terre de garçon – pied-à-terre passablement négligé, même.
   Des quatre-vingts ou cent pièces qui s'y trouvaient, c'est tout au plus si huit ou dixétaient meublées, et encore de la façon la plus rudimentaire. Un salon, une salle à manger, quelques chambres d'amis, c'était tout autant qu'il en fallait pour les séjours de M. de Boiscoran.
   Lui-même occupait au premierétage un tout petit appartement, dont la porte ouvrait sur le palier du grand escalier.
   Lorsqu'arrivèrent devant cette porte, guidés par le vieil Antoine, le juge d'instruction, le procureur de la République et le greffier Méchinet:
   – Frappez, commanda M. Galpin-Daveline au valet de chambre.
   Le bonhomme obéit, et tout aussitôt de l'intérieur:
   – Qui est là? cria une voix jeune et forte.
   – C'est moi, monsieur, répondit le fidèle serviteur, je voudrais…
   – Va-t'en au diable! interrompit la voix.
   – Cependant, monsieur…
   – Laisse-moi dormir, bourreau, je n'ai pu fermer l'œil qu'au jour…
   Impatienté, le juge d'instructionécarta le domestique et, saisissant la poignée de la porte, il essaya de l'ouvrir: elle était fermée en dedans.
   Mais il eut vite pris un parti.
   – C'est moi, monsieur de Boiscoran, prononça-t-il, ouvrez…
   – Eh! c'est ce cher Daveline! fit joyeusement la voix.
   – Il faut que je vous parle…
   – Et je suis à vous, magistrat très illustre!… Le temps de voiler d'un inexpressible [1 - Pantalon.] mes formes apolloniennes et j'apparais.
   Presque aussitôt, en effet, la porte s'ouvrit, et M. de Boiscoran se montra, les cheveuxébouriffés, les yeux encore chargés de sommeil, mais rayonnant de jeunesse et de santé, la lèvre souriante et la main largement tendue.
   – Par ma foi! disait-il, c'est une fameuse inspiration que vous avez eue là, mon cher Daveline, de venir me demander à déjeuner… (Et saluant M. Daubigeon): Sans compter, ajouta-t-il, que je ne saurais trop vous remercier d'avoir décidé à vous accompagner notre cher procureur de la République. C'est une vraie descente de justice…
   Mais il s'arrêta, glacé par l'expression du visage de M. Daubigeon, stupéfait de voir M. Galpin-Daveline se reculer au lieu de prendre et de serrer la main qu'il lui tendait.
   – Ahç à, qu'est-ce qui arrive, mon cher ami?…
   Jamais le juge d'instruction n'avaitété si roide.
   – Il nous faut oublier nos relations, monsieur, prononça-t-il. Ce n'est pas l'ami qui se présente chez vous aujourd'hui, c'est le juge.
   M. de Boiscoran semblait confondu, mais nulle ombre d'inquiétude n'assombrissait sa franche et loyale physionomie.
   – Je veuxêtre pendu, commença-t-il, si je comprends…
   – Entrons! fit M. Daveline.
   Ils entrèrent, et au moment de passer la porte:
   – Monsieur, murmura Méchinet à l'oreille de M. Daubigeon, cet homme est certainement innocent. Jamais un coupable ne nous eût accueillis ainsi…
   – Silence! monsieur, dit sévèrement le procureur de la République, qui, cependant, était un peu de l'avis du greffier; silence!
   Et, grave et attristé, il alla se placer dans l'embrasure d'une fenêtre.
   M. Galpin-Daveline, lui, était debout au milieu de la chambre, et il s'efforçait d'en embrasser et d'en fixer, dans son esprit, jusqu'aux moindres détails.
   Le désordre de cette chambre disait avec quelle précipitation M. de Boiscoran avait dû se coucher la veille. Ses effets, ses bottes, sa chemise, son gilet, sa jaquette et son chapeau de pailleétaient jetés au hasard sur les meubles et à terre. Il avait sur lui ce pantalon gris clair, reconnu et désigné successivement par Cocoleu, par Ribot, par Gaudry et par la femme Courtois.
   – Maintenant, monsieur, commença M. de Boiscoran, avec cette nuance de mécontentement d'un homme qui se demande si on ne se moque pas de lui, m'expliquerez-vous, puisque vous n'êtes plus mon ami, ce qui me vaut l'honneur matinal de votre visite?
   Pas un muscle de la figure de M. Galpin-Daveline ne bougea. Et comme si la question se fût adressée à tout autre qu'à lui:
   – Veuillez, monsieur, me montrer vos mains, dit-il froidement.
   Une vive rougeur colora les joues de M. de Boiscoran, et une perplexité singulière se lut dans ses yeux.
   – Si c'est une plaisanterie, dit-il, elle a peut-être trop duré!
   Il allait s'emporter, c'étaitévident. M. Daubigeon crut devoir intervenir:
   – Malheureusement, monsieur, prononça-t-il, jamais situation ne fut plus grave. Faites ce que vous demande monsieur le juge d'instruction.
   De plus en plus surpris, M. de Boiscoran promenait autour de lui un rapide regard.
   Dans le cadre de la porte, Antoine, le vieux valet de chambre, se tenait debout, l'angoisse peinte sur le front. Près de la cheminée, le greffier Méchinet avait avisé une table, et il s'yétait installé avec son papier, ses plumes et sonécritoire de corne.
   Alors, avec un mouvement d'épaules qui annonçait que, décidément, il renonçait à comprendre, M. de Boiscoran montra ses mains. Ellesétaient parfaitement blanches et nettes. Les ongles, assez longs, étaient soigneusement nettoyés.
   – Quand vousêtes-vous lavé les mains pour la dernière fois? demanda M. Galpin-Daveline, après un minutieux examen.
   À cette question, le visage de M. de Boiscoran s'éclaira, etéclatant de rire:
   – Par ma foi! s'écria-t-il, j'avoue que j'aiété pris. J'allais m'emporter. J'ai eu presque peur…
   – Et vous aviez raison d'avoir peur, monsieur, prononça M. Galpin-Daveline, car une accusation terrible pèse sur vous. Et de votre réponse à la question que je vous pose, et qui vous semble ridicule, dépendent peut-être votre honneur et votre liberté…
   Ah! il n'y avait plus cette fois à s'y méprendre. M. de Boiscoran se sentit saisi de cet effroi que la justice inspire aux plus honnêtes, aux plus sûrs d'eux-mêmes.
   Il pâlit, et d'une voix troublée:
   – Quoi! dit-il, une accusation pèse sur moi, et c'est vous, monsieur Galpin-Daveline, qui vous présentez chez moi pour m'interroger…
   – Je suis magistrat, monsieur!
   – Mais vousétiez aussi mon ami. Si quelqu'un devant moi se fût permis de vous accuser d'un crime, d'une lâcheté, d'une infamie, je vous aurais défendu, monsieur, et de toute monénergie, sans hésitation, sans arrière-pensée… Je vous aurais défendu jusqu'à ce qu'on m'eût fourni des preuveséclatantes, irrécusables, matérielles, de votre culpabilité. Et si, à la fin, il m'eûtété démontré que vousétiez coupable, je vous aurais plaint, et je ne m'en serais pas moins rappelé qu'à un certain moment je vous avais assez estimé pour vous faciliter une alliance qui eût fait de vous mon parent. Tandis que vous!… On m'accuse, je ne sais de quoi, faussement, évidemment, et tout de suite vous ajoutez foi à l'accusation absurde, et vous acceptez d'être mon juge… Eh bien! soit! Je me suis lavé les mains hier soir, en rentrant.
   C'est avec raison que M. Galpin-Daveline avait vanté son sang-froid et sa puissance sur soi. Il ne sourcilla pas à cette rude apostrophe, et toujours du même ton:
   – Qu'est devenue l'eau dont vous vousêtes servi? demanda-t-il.
   – Elle doit encoreêtre là, dans mon cabinet de toilette.
   Le juge d'instruction y courut.
   Sur la table de marbreétait une cuvette de porcelaine pleine d'eau. Cette eauétait noire et sale. Au fond, on voyait distinctement des résidus de charbon. À la surface, mêlés à de la mousse de savon, surnageaient quelques fragments d'une extrême ténuité, mais cependant appréciables, de papier brûlé.
   Avec des précautions infinies, le juge d'instruction apporta lui-même la cuvette sur la table oùécrivait Méchinet, et la montrant à M. de Boiscoran:
   – Est-ce bien là, interrogea-t-il, l'eau dans laquelle vous vousêtes lavé les mains en rentrant?
   D'un ton d'insouciance dédaigneuse:
   – Oui, répondit M. de Boiscoran.
   – Vous aviez donc manié du charbon, touché des matières enflammées?
   – Vous le voyez bien!
   Placés presque en face l'un de l'autre, le procureur de la République et le greffier Méchinetéchangèrent un rapide coup d'œil. Ils avaient, en même temps, ressenti la même impression.
   Si M. de Boiscoran n'était pas innocent, c'était à coup sûr un homme d'une audace et d'uneénergie extraordinaires, et qui obéissait à quelque plan longuement médité, car ses réponses, comme autant d'aveux, semblaient le livrer pieds et poings liés à la prévention.
   Le juge d'instruction lui-même parut frappé de stupeur. Mais ce ne fut qu'unéclair, et se retournant vers son greffier:
   – Écrivez! lui commanda-t-il.
   Et il lui dicta le procès-verbal de cette scène, exactement, minutieusement, se reprenant même parfois pour arriver à l'expression juste et châtier son style.
   Ayant terminé:
   – Reprenons, monsieur, dit-ilà M. de Boiscoran. Vous avez passé dehors la soirée d'hier.
   – Oui, monsieur.
   – Sorti à huit heures, vous n'êtes rentré qu'à minuit.
   – Après minuit.
   – Vous aviez emporté votre fusil?
   – Oui.
   – Où est-il?
   D'un geste insouciant, M. de Boiscoran le montra, dans l'angle de la cheminée, et dit:
   – Le voilà!
   Vivement M. Galpin-Daveline s'en empara.
   C'était une arme de luxe, à double canon, d'un travail et d'un fini exceptionnels. Sur les incrustations de la crosse se lisait le nom du fabricant:
   Klebb.
   – Quand avez-vous fait feu avec ce fusil pour la dernière fois, monsieur? interrogea le juge d'instruction.
   – Il y a quatre ou cinq jours.
   – À quelle occasion?
   – Pour tuer des lapins qui ravagent mes bois.
   Avec toute l'attention dont ilétait capable, M. Galpin-Daveline examinait et faisait jouer la batterie de cette arme, dont le mécanisme avait une certaine analogie avec le système Remington. Bientôt il ouvrit le tonnerre et constata que le fusilétait chargé. Dans chacun des canons se trouvait une cartouche à enveloppe de plomb. Cela fait, il remit l'arme à sa place, et tirant de sa poche l'enveloppe métallique trouvée par Pitard, il la présenta à M. de Boiscoran, en demandant:
   – Reconnaissez-vous ceci?
   – Parfaitement! répondit M. de Boiscoran. C'est l'enveloppe d'une de mes cartouches que j'aurai jetée après l'avoir brûlée.
   – Croyez-vous doncêtre le seul dans le pays à avoir une arme de ce système?
   – Je ne le crois pas, j'en suis sûr.
   – De telle sorte qu'une enveloppe de cartouche Klebb, celle-ci, par exemple, trouvée dans un endroit quelconque, attesterait nécessairement votre présence?
   – Nécessairement, non. J'ai vu plus d'une fois des enfants ramasser les enveloppes que je venais de jeter et jouer avec.
   Tout en faisant voler sa plume sur le papier, le greffier Méchinet se permettait certaines grimaces des plus significatives. Ilétait trop au fait des allures d'une instruction criminelle pour ne pas se rendre compte de la tactique de M. Galpin-Daveline, tactique horriblement dangereuse et perfide, qui consiste à tourner le prévenu avant de l'attaquer sérieusement.
   – Il joue serré, murmura-t-il en se penchant vers M. Daubigeon.
   Le juge d'instruction s'était assis.
   – Ceci posé, reprit-il, je vous prie, monsieur, de vouloir bien me donner l'emploi de votre soirée de huit heures à minuit… Ne vous pressez pas, réfléchissez, prenez votre temps, votre réponse aura certainement une influence décisive.
   M. de Boiscoran, jusqu'à ce moment, était demeuré calme, mais de ce calme inquiétant qui décèle de terribles tempêtes intérieures, difficilement contenues. Les avertissements du juge, et plus encore le ton dont ilsétaient donnés, le révoltèrent comme la plus odieuse des hypocrisies, et cessant de se contenir, les yeux pleins d'éclairs:
   – Enfin, monsieur! s'écria-t-il, que voulez-vous de moi? De quoi m'accuse-t-on?
   M. Galpin-Daveline ne broncha pas.
   – Vous le saurez, monsieur, quand le moment sera venu, répondit-il. Commencez par répondre, et croyez-moi, dans votre intérêt, répondez franchement. Qu'avez-vous fait hier soir?
   – Eh! le sais-je!… Je me suis promené…
   – Ce n'est pas une réponse.
   – C'est cependant la vérité. J'étais sorti sans but, j'ai marché au hasard…
   – Votre fusil sur l'épaule.
   – J'emporte toujours mon fusil, mon valet de chambre vous le dira.
   – N'avez-vous pas traversé les marais de la Seille?
   – Non.
   Le juge d'instruction hocha gravement la tête.
   – Vous ne dites pas la vérité, monsieur, fit-il.
   – Monsieur…
   – Vos bottes, que j'aperçois là, sur votre descente de lit, vous donnent le démenti le plus formel. D'où vient la boue dont elles sont couvertes?
   – Les prairies, autour de Boiscoran, sont très humides.
   – N'insistez pas. Vous avezété vu.
   – Cependant…
   – Vous avezété rencontré par le fils Ribot au moment où vous passiez le déversoir desétangs.
   M. de Boiscoran ne répondit pas.
   – Où alliez-vous? demanda le juge.
   Pour la première fois, une inquiétude réelle contracta les traits de M. de Boiscoran, l'inquiétude d'un homme qui voit tout à coup s'ouvrir sous ses pas un précipice qu'il ne soupçonnait pas.
   Il hésita, et comprenant que nierétait inutile:
   – J'allais à Bréchy, répondit-il.
   – Chez qui?
   – Chez le marchand de bois à qui j'ai vendu mes coupes de 1870. Ne l'ayant pas trouvé, je suis revenu par la grande route…
   D'un geste, M. Galpin-Daveline l'arrêta.
   – C'est faux! prononça-t-il durement.
   – Oh!
   – Vous n'êtes pas allé à Bréchy.
   – Permettez…
   – Et la preuve, c'est que, vers onze heures, vous traversiez d'un pas hâtif les bois de Rochepommier.
   – Moi!…
   – Vous-même. Et ne dites pas non, car, tenez, votre pantalon est encore tout hérissé desépines des ajoncs que vous avez traversés.
   – Il y a des ajoncs ailleurs que dans les bois de Rochepommier.
   – C'est vrai, mais on vous y a vu.
   – Qui?
   – Gaudry, le braconnier. Et il vous a si bien vu qu'il a pu nous dire votre humeur. Vousétiez troublé et fort en colère, vous parliez haut, vous juriez, vous arrachiez des feuilles aux branches d'arbres…
   Tout en parlant, le juge d'instruction s'était levé et avait pris sur un fauteuil la jaquette de M. de Boiscoran. Il en fouilla les poches et en retira une poignée de feuilles flétries.
   – Et tenez, voilà une preuve de la véracité de Gaudry.
   – Il y a des feuilles d'arbres partout, murmura M. de Boiscoran.
   – Oui, mais une femme, maîtresse Courtois, vous a vu sortir du bois de Rochepommier. Vous l'avez aidée à replacer sur sonâne un sac qu'elle ne pouvait soulever seule. Le niez-vous? Non. Vous avez raison, car ici, tenez, sur la manche et sur un des pans de votre jaquette, j'aperçois de la poussière blanche qui certainement est de la farine.
   M. de Boiscoran baissait la tête.
   – Avouez donc, insista le juge d'instruction, que hier au soir, entre dix et onze heures, vousétiez au Valpinson…
   – Jamais, monsieur, cela n'est pas.
   – C'est cependant au Valpinson, près des ruines de l'ancien château, qu'aété ramassée cette enveloppe de cartouche Klebb que je viens de vous montrer…
   – Eh! monsieur, interrompit M. de Boiscoran, ne vous ai-je pas dit que vingt fois j'ai vu des enfants ramasser, pour jouer, de ces enveloppes métalliques?… (Et, essayant de réagir): Si j'étais allé au Valpinson, ajouta-t-il, quel intérêt aurais-je à le nier?
   M. Galpin-Daveline se redressa, et de sa voix la plus solennelle:
   – Je vais vous le dire, prononça-t-il. Hier soir, entre dix et onze heures, le feu aété mis au Valpinson, dont il ne reste plus que des cendres…
   – Oh!…
   – Hier au soir on a tiré deux coups de fusil sur le comte de Claudieuse…
   – Grand Dieu!
   – Et la justice pense, la justice a de fortes raisons de croire que l'incendiaire, que l'assassin, c'est vous, Jacques de Boiscoran.


   9. Tel qu'un homme pris de vertige, pâle comme si tout le sang de ses veines eût afflué à son cœur…

   Tel qu'un homme pris de vertige, pâle comme si tout le sang de ses veines eût afflué à son cœur, Jacques de Boiscoran jetait autour de lui des regardséperdus. Il ne rencontra que des visages mornes et consternés.
   Antoine, son vieux valet de chambre, s'appuyait chancelant à l'huisserie de la porte. Le greffier Méchinet restait la plume en l'air, béant de stupeur. M. Daubigeon baissait la tête.
   – C'est horrible, murmura-t-il, horrible!
   Et lourdement il se laissa tomber sur un fauteuil, comprimant de ses deux mains le sanglot qui brisait sa poitrine.
   Il n'y avait que M. Galpin-Daveline à ne pas paraîtreému. La loi, dont il se considérait comme une imposante manifestation, ne s'émeut pas. Même le pli de ses lèvres minces trahissait comme l'ébauche d'un sourire aussitôt réprimé; le froid sourire de l'ambitieux, content d'avoir bien joué son petit rôlet.
   Tout ne lui prouvait-il pas que Jacques de Boiscoranétait coupable, et qu'ayant à choisir entre un ami et l'occasion de se mettre enévidence, il avait habilement choisi?
   Après une minute de silence qui parut un siècle, se posant debout, les bras croisés, devant l'infortuné:
   – Avouez-vous? interrogea-t-il.
   Comme s'il eûtété mû par un ressort, M. de Boiscoran se dressa.
   – Quoi? fit-il, que voulez-vous que j'avoue?
   – Que vousêtes l'auteur du crime de Valpinson.
   D'un mouvement convulsif, le malheureux jeune homme pressait son front entre ses mains.
   – Mais c'est de la folie! s'écria-t-il. Moi, l'auteur d'un tel crime, si odieux, si lâche!… Est-ce possible, est-ce vraisemblable! Je l'avouerais, que vous ne voudriez pas me croire! Non, vous ne me croiriez pas!
   Il eût réussi àémouvoir le marbre de la cheminée avant M. Galpin-Daveline.
   – Ce n'est pas de moi qu'il s'agit, prononça le magistrat d'un ton glacé. Pourquoi revenir sur des relations qui doiventêtre oubliées? Ici, ce n'est plus l'ami, ce n'est même plus l'homme qui vous parle, c'est le juge. On vous a vu…
   – Quel est le misérable?…
   – Cocoleu.
   M. de Boiscoran parut anéanti.
   – Cocoleu, balbutia-t-il, ce pauvre idiotépileptique recueilli par la comtesse de Claudieuse!
   – Lui-même.
   – Et il a suffi des propos incohérents d'un malheureux frappé d'imbécillité pour que l'on me crût coupable, moi, d'un incendie, d'un meurtre…
   Jamais le juge d'instruction n'avait visé avec tant d'efforts à cette solennité qui frappe les esprits et s'impose.
   – Pendant une heure, au moins, monsieur, le pauvre Cocoleu a joui de la plénitude de sa raison. Les desseins de la Providence sont impénétrables…
   – Eh! monsieur…
   – Qu'a dit Cocoleu? Qu'il vous a vu allumer l'incendie de vos mains, puis vous cacher derrière une pile de fagots et tirer sur le comte de Claudieuse deux coups de fusil…
   – Et cela vous a paru tout simple!
   – Non. J'aiété révolté comme tout le monde. Vous sembliez planer si haut au-dessus des soupçons. Mais voilà que l'instant d'après, on ramasse sur le théâtre du crime une enveloppe de cartouche qui ne peut appartenir qu'à vous. Mais voici que moi, arrivant ici, à l'improviste, je trouve noire de charbon et de débris de papier brûlé l'eau où vous vousêtes lavé les mains en rentrant…
   – Oui, murmura M. de Boiscoran, c'est une fatalité.
   – Et ce n'est pas tout, poursuivit le juge, enflant de plus en plus la voix. Je vous interroge et vous confessezêtre resté dehors hier soir de huit heures à minuit. Je vous demande l'emploi de ces quatre heures, vous refusez de me le dire. J'insiste, vous mentez. Et je suis obligé, pour vous confondre, de vous produire les témoignages de Ribot, de Gaudry et de la femme Courtois, qui vous ont reconnu là où vous prétendez n'être pas allé. Cette dernière circonstance seule vous condamne. Quel a doncété l'emploi de cette soirée, que vous ne pouvez le faire connaître!… Vous vous prétendez innocent. Aidez-moi à faireéclater votre innocence. Parlez. Qu'avez-vous fait, de huit heures à minuit?…
   M. de Boiscoran n'eut pas le temps de répondre. Depuis un moment déjà montaient de la cour comme des clameurs sourdes et le tumulte d'une foule irritée.
   Un gendarme entra tout effaré.
   – Messieurs, dit-il, s'adressant au juge d'instruction et au procureur de la République, il y a en bas une centaine de paysans, hommes et femmes, qui veulent faire un mauvais parti à monsieur de Boiscoran; ils le demandent, ils disent qu'il le leur faut pour le traîner à la rivière. Quelques hommes sont armés de fourches, mais les femmes sont les plus enragées. Mon camarade et moi avons toutes les peines du monde à les contenir…
   Et, en effet, comme pour appuyer ses assertions, les clameurs se rapprochèrent et redoublèrent, et très distinctement, on entendit crier:
   – À l'eau Boiscoran! À l'eau l'incendiaire! Le procureur de la République se leva.
   – Descendez dire à ces paysans, commanda-t-il, que la justice interroge le prévenu, et qu'ils la troublent, et que s'ils continuent, c'est à moi qu'ils auront affaire!
   Le gendarme obéit.
   M. de Boiscoranétait devenu livide.
   – Tous ces malheureux me croient donc coupable! murmura-t-il.
   – Oui, répondit M, Galpin-Daveline, et vous comprendriez leur indignation, jusqu'à un certain point légitime, si vous connaissiez les déplorablesévénements de la nuit…
   – Quoi encore!
   – Deux pompiers de Sauveterre, dont un, père de cinq enfants, ont péri dans les flammes. Deux hommes, un fermier de Bréchy et un gendarme, en essayant de leur porter secours, ontété si grièvement brûlés qu'on craint pour leur vie.
   M. de Boiscoran se taisait.
   – Et c'est vous, poursuivit le juge, qu'on accuse de tant de malheurs. Vous voyez combien il importerait de vous justifier.
   – Eh! le puis-je…
   – Si vousêtes innocent, oui. Faites-moi connaître l'emploi de votre soirée…
   – Je vous ai dit tout ce que je pouvais dire.
   Le juge d'instruction, pendant une bonne minute, parut réfléchir; puis:
   – Prenez garde, monsieur de Boiscoran, prononça-t-il, je vaisêtre obligé de décerner contre vous un mandat…
   – Faites.
   – Je vaisêtre forcé de vous faire arrêter séance tenante et diriger sur la prison de Sauveterre…
   – Soit.
   – Vous avouez donc!
   – J'avoue que je suis victime d'un concours inouï de circonstances. J'avoue… que vous avez raison, et qu'il faut l'idée d'une Providence pour expliquer certaines fatalités. Mais, par tout ce qu'il y a de saint au monde, je le jure, je suis innocent.
   – Prouvez-le!
   – Eh! ce serait fait, si je pouvais.
   – Veuillez alors vous habiller, monsieur, et vous préparer à suivre les gendarmes.
   Sans un mot, M. de Boiscoran passa dans son cabinet de toilette, et il y fut suivi par son valet de chambre portant des vêtements.
   Tout occupé de dicter à son greffier la dernière partie de l'interrogatoire, M. Galpin-Daveline semblait oublier «son prévenu».
   Le vieil Antoine en profita.
   – Monsieur…, souffla-t-ilà l'oreille de son maître, tout en paraissant l'aider.
   – Quoi.
   – Chut! Plus bas! La fenêtre du fond du cabinet est ouverte… Elle n'est qu'à vingt pieds du sol du jardin… La terre, au-dessous, est molle… Tout près est un des soupiraux des caves, et au fond est la cachette que vous connaissez… La mer n'est qu'à cinq lieues, j'aurai un bon cheval cette nuit, à l'entrée du parc.
   Un amer sourire monta aux lèvres de M. de Boiscoran.
   – Et toi aussi, fit-il, toi, mon vieil ami, tu me crois coupable.
   – Je vous en conjure, monsieur, insista Antoine, je réponds de tout; il n'y a que vingt pieds… Au nom de votre mère!
   Mais, au lieu de lui répondre, Jacques de Boiscoran se retourna et appela le juge d'instruction. Et quand M. Galpin-Daveline se fut approché:
   – Voyez cette fenêtre, monsieur, lui dit-il. J'ai de l'argent, de bons chevaux, et la mer est à cinq lieues… Un coupable vous eûtéchappé… Je suis innocent, je reste.
   En un point, du moins, M. de Boiscoran disait vrai: rien ne luiétait plus aisé que de s'évader et de gagner le jardin, et très probablement cette retraite que lui rappelait son valet de chambre. Mais après?
   Il avait, c'était incontestable, le vieil Antoine l'aidant surtout, quelques chances de se soustraire à toutes les recherches. Mais ilétait plus probable, mille fois, qu'il serait découvert dans sa cachette même, ou rejoint en essayant d'atteindre la côte.
   S'il réussissait à fuir, que deviendrait-il? En quels pays et sous quels travestissementséviterait-il une extradition toujours menaçante?
   Ce serait bien autre chose, s'ilétait repris. Sa situation, déjà si compromise, serait alors perdue sans ressources. Fatalement sa tentative de fuite serait considérée comme le plus explicite des aveux.
   En de telles conditions, résister à la tentation de s'évader, et bien faire savoir qu'on résistait, qu'on tenait à rester sous la main de la justice, c'était bien moins démontrer son innocence que donner la preuve d'une rare habileté. Voilà ce qu'en clin d'œil aperçut ou crut apercevoir M. Galpin-Daveline.
   C'est d'après soi qu'on juge les autres. Calculateur oblique et circonspect, il n'admettait pas les inspirations soudaines, les mouvements irréfléchis. Et dans cet accent de froid persiflage de l'homme qui tient à bien faire comprendre qu'il n'est pas dupe:
   – Il suffit, monsieur, fit-il. Cette circonstance, comme toutes les autres, sera relatée au procès-verbal.
   Bien autresétaient les idées du procureur de la République et du greffier Méchinet.
   Si le juge d'instructionétait trop aveuglé par ses préventions pour rien discerner, ils avaient fort bien remarqué, eux, par combien d'émotionsétrangement diverses venait de passer le prévenu.
   Étourdi tout d'abord, jusqu'au point de paraître croire à une plaisanterie de mauvais goût, sa contenance avait ensuite trahi la plus violente colère, puis la peur, puis l'abattement le plus complet. Mais à mesure que les charges s'étaient accumulées, toujours plus accablantes, et que le cercle de l'accusation s'était rétréci, bien loin de se démoraliser davantage, il avait semblé recouvrer son assurance.
   – C'est tout de même singulier, grommela Méchinet.
   M. Daubigeon, lui, ne souffla mot. Mais lorsque M. de Boiscoran sortit de son cabinet de toilette, habillé et prêt:
   – Une question encore, monsieur, fit-il.
   Le malheureux s'inclina. Ilétait pâle, mais calme et maître de soi.
   – Je suis, dit-il, prêt à répondre.
   – Je serai bref. Vous avez paru surpris et indigné qu'on osât vous accuser, c'est une faiblesse. Institution humaine, la justice ne peut juger que sur des apparences. Réfléchissez, et vous reconnaîtrez que toutes les apparences sont contre vous.
   – Je ne le reconnais que trop.
   – Juré, vous n'hésiteriez pas à condamner un accusé qui se trouverait dans la même situation que vous…
   – Non, monsieur, non!
   Le procureur de la République bondit sur sa chaise.
   – Vous n'êtes pas sincère, fit-il.
   Tristement, M. de Boiscoran hocha la tête.
   – C'est sans espoir de vous convaincre, monsieur, répondit-il, mais c'est en toute sincérité que je vous parle. Non, je ne condamnerais pas l'homme que vous dites, s'il s'affirmait innocent, et si je ne discernais pas le mobile de son action. Car enfin, à moins d'être fou, on ne commet pas un crime uniquement pour le commettre. Or, moi, je vous le demande, moi pour qui la destinée n'a eu que des sourires, moi qui suis à la veille d'un mariage ardemment désiré, pourquoi, dans quel but, dans quel intérêt aurais-jeété incendier le Valpinson et tenter d'assassiner le comte de Claudieuse?…
   Ce n'est pas sans une impatience mal dissimulée que M. Galpin-Daveline avait vu M. Daubigeon prendre la parole. Saisissant l'occasion qui s'offrait d'intervenir:
   – Votre mobile, à vous, monsieur, interrompit-il, était la haine. Vous haïssiez mortellement le comte et la comtesse de Claudieuse. Ne protestez pas, ce serait inutile, tout le pays le sait, vous me l'avez dit à moi-même!
   Jacques de Boiscoran pâlit encore, s'ilétait possible, et d'un ton d'écrasant dédain:
   – Quand cela serait, prononça-t-il, je ne sais pas de quel droit vous abuseriez des confidences d'un ami, vous qui proclamiez en entrant ici qu'il n'était plus d'amitié entre nous. Mais cela n'est pas. Jamais je ne vous ai rien dit de pareil. Mes sentiments n'ayant pas varié, je puis répéter mes paroles textuellement. Je vous ai dit que monsieur de Claudieuseétait un voisin tracassier, entêté de ses droits et jaloux de son gibier jusqu'à l'absurde. J'ai ajouté que, s'il déclarait mes opinions politiques exécrables, j'estimais les siennes ridicules et dangereuses. Pour ce qui est de la comtesse, je vous ai dit simplement, en manière de plaisanterie, qu'une personne si parfaite ne serait pas mon fait, et que je serais bien malheureux d'avoir pour femme une sorte de Madone qui traverse la vie sans presque daigner toucher la terre du bout de son orteil.
   – Alors, c'est uniquement pour cela qu'un jour vous avez couché en joue le comte de Claudieuse? Un flot de sang de plus à votre cerveau, et le meurtre avait lieu ce jour-là…
   Un geste terrible trahit la colère de M. de Boiscoran; mais se maîtrisant:
   – Mon emportementétait moins grand qu'il n'a dû le paraître, dit-il. J'ai pour le caractère de monsieur de Claudieuse la plus profonde estime. Ce m'est une grande douleur ajoutée à toutes les autres que de penser qu'il a pu m'accuser…
   – Mais il ne vous a pas accusé! interrompit M. Daubigeon, il aété au contraire le premier et le plus obstiné à vous défendre… (Et en dépit des signes que lui faisait M. Galpin-Daveline): Malheureusement, poursuivit le procureur de la République, tout cela n'enlève rien de l'évidence des faits qui vous accusent. Si vous vous obstinez à vous taire, c'est la cour d'assises, c'est le bagne. Si vousêtes innocent, pourquoi ne pas essayer de vous justifier… Qu'attendez-vous, qu'espérez-vous?
   – Rien…
   Méchinet venait d'achever la rédaction du procès-verbal.
   – Il faut partir, dit M. Galpin-Daveline.
   – Me sera-t-il permis, demanda M. de Boiscoran, d'écrire quelques lignes à mon père et à ma mère? Ils sont vieux: un telévénement peut les tuer…
   – Impossible! fit le juge. (Et, s'adressant au vieil Antoine): Je vais mettre les scellés sur cette pièce, dit-il, et vous en serez provisoirement le gardien… Vous savez à quelle surveillance cela vous oblige, et de quelles peines vous seriez puni si la justice ne retrouvait pas les pièces à conviction décrites au procès-verbal… Maintenant, comment regagner Sauveterre?
   Après mûre délibération, il fut arrêté que M. de Boiscoran ferait la route dans une voiture à lui, où monterait un gendarme. M. Daubigeon, le juge et le greffier devaient reprendre la voiture du maire, toujours conduite par Ribot, lequelétait furieux d'avoirété gardé à vue.
   – Descendons, dit le juge, quand les dernières formalités furent remplies.
   Jacques de Boiscoran descendait lentement. Il savait sa cour pleine de paysans furieux et s'attendait à des huées. Il se trompait. Le gendarme dépêché par M. Daubigeon avait si bien rempli sa mission que pas un cri ne retentit. Mais lorsqu'il eut pris place dans sa voiture et que le cheval partit au trot, des malédictions frénétiques s'élevèrent, et une volée de pierres fut lancée, dont une blessa le gendarme au front.
   – Décidément, vous portez malheur, mon accusé, dit cet homme, quiétait un ami de celui qui avaitété si cruellement blessé au Valpinson.
   M. de Boiscoran ne répondit pas. Il s'enfonça dans son coin et il parut tomber dans une sorte d'anéantissement dont il ne sortit qu'au moment où la voiture s'arrêta dans la cour de la prison de Sauveterre.
   Sur le seuil de la geôle, le geôlier, maître Blangin, attendait, souriant à l'idée de posséder un prisonnier de cette importance.
   – Je vais vous conduire à ma plus belle chambre, monsieur, dit-il au malheureux, mais il faut auparavant que je donne un reçu au gendarme et que je vousécroue.
   Et en effet, atteignant son registre crasseux, ilécrivit le nom de Jacques de Boiscoran au-dessous du nom de Frumence Cheminot, un vagabond arrêté la veille, au moment où il escaladait une clôture.
   C'enétait fait: Jacques de Boiscoranétait prisonnier, au secret…



   DEUXIÈME PARTIE L'affaire de Boiscoran


   1. L'hôtel de Boiscoran, rue de l'Université, 216, est d'apparence modeste…

   L'hôtel de Boiscoran, rue de l'Université, 216, est d'apparence modeste. Étroite est la cour qui le précède, et il serait hardi de donner le nom de jardin aux quelques mètres de terre humide qui s'étendent derrière.
   Il ne faut pas se fier à ces dehors. Le logis lui-même est un chef-d'œuvre de confortable, où des mains patientes et soigneuses ont réuni toutes les aises de la vie et ce luxe solide dont le goût et le secret se perdent.
   Le pavé du vestibule, une mosaïqueétonnante, aété rapporté de Venise en 1798, par un Boiscoran qui avait mal tourné et qui s'était attaché à la fortune de Bonaparte. La rampe de l'escalier est un chef-d'œuvre de serrurerie, et les boiseries de la salle à manger sont sans rivales à Paris, depuis qu'ontété dispersées au vent des enchères les boiseries fameuses du château de Bercy.
   Le salon où la marquise aime à s'entourer d'hommes politiques est à la hauteur de ces magnificences. Pas un meuble n'y aété admis qui n'ait sa valeur artistique. On ferait un bon marché en payant au poids de l'or la garniture de la cheminée. Le lustre est une merveille. Et chacune des huit toiles suspendues aux lambris est uneœuvre hors ligne de quelque maître illustre.
   Tout cela n'est rien, pourtant, comparé au cabinet de curiosités du marquis de Boiscoran. Situé au second étage de l'hôtel, dont il occupe toute la profondeur et la moitié de la largeur, ce cabinet, disposé en façon d'atelier, prend jour par le haut et ferait les délices d'un artiste. Dans de vastes armoires vitrées, placées tout autour, s'étalent les collections du marquis, trésors de toutes lesépoques, ses ivoires, sesémaux, ses bronzes, ses manuscrits uniques, ses porcelaines incomparables, et surtout ses faïences, ses chères faïences, la joie et le tourment de sa vieillesse.
   L'hommeétait digne du cadre. À soixante et un ans qu'il avait alors, le marquisétait droit comme un i et de la maigreur la plus aristocratique. Il avait un grand diable de nez qu'il ne cessait de bourrer de tabac, la bouche large, mais encore bien meublée, et de petits yeux brillants où se lisait toute la malice d'un amateur obligé de lutter sans cesse de ruses avec les marchands de curiosités et les brocanteurs de l'hôtel des ventes.
   C'est vers 1845 qu'il avait atteint l'apogée de sa carrière, signalée par un grand discours sur le droit de réunion; aussi semblait-il que sa montre se fût arrêtée cette année-là. Toutes ses idées trahissaient l'homme de la dynastie de Juillet, de même que son extérieur, son costume, sa haute cravate, ses favoris et le toupet qui bouclait son front décelaient l'admirateur et l'ami du roi-citoyen. Il ne s'occupait pas de politique pour cela, et même, à vrai dire, il ne s'occupait de rien.
   À la seule condition de respecter l'inoffensive passion de son mari, Mme de Boiscoran régnait despotiquement au logis, administrant la fortune, régentant son fils unique, Jacques, décidant sans appel de toutes choses.
   Inutile de rien demander au marquis, sa réponseétait invariable:
   – Adressez-vous à ma femme.
   Cet excellent homme avait acheté la veille, un peu au hasard, un lot assez considérable de faïences, représentant des scènes de la Révolution, et sur les trois heures, installé dans son cabinet, une loupe à la main, il s'occupait d'établir l'origine et la valeur de ses plats et de ses assiettes, lorsque la porte s'ouvrit brusquement.
   La marquise entra, tenant à la main un papier bleu.
   Plus jeune de six ou huit ans que son mari, Mme de Boiscoranétait bien la compagne qu'il fallait à cet esprit paresseux et ami du repos. À sa démarche, à son geste, à sa voix, on reconnaissait tout de suite la femme qui tient le gouvernail, qui commande et qui veutêtre obéie à la baguette.
   D'une beauté jadis célèbre, elle gardait encore d'assez remarquables restes pour faire excuser bien des prétentions. Elle n'en avait aucune, affirmait-elle, disant que, puisqu'il est impossible, d'éviter les ravages des années, c'est faire preuve d'esprit que de les accepter de bonne grâce. Cependant, la coquetterie ne perd jamais ses droits. Si Mme de Boiscoran ne se rajeunissait pas, elle se vieillissait à plaisir. Les quelques années que les femmes, d'ordinaire, s'efforcent de dissimuler de leurâge, elle les ajoutait obstinément au sien. Il y avait de l'affectation dans la façon dont elle faisait bouffer les masses de ses cheveux gris autour de ses tempes encore fraîches comme celles d'une jeune fille. Pour bien peu, elle y eût mis de la poudre.
   Elleétait si défaite et si terriblement agitée quand elle entra dans le cabinet de son mari, qu'il en futému, lui qui, depuis longues années, s'était fait une loi de ne s'émouvoir de rien.
   Abandonnant le plat qu'ilétait en train d'examiner:
   – Qu'est-ce? interrogea-t-il d'une voix inquiète, qu'arrive-t-il?
   – Un horrible malheur.
   – Jacques est mort!… s'écria le vieux collectionneur.
   La marquise secoua la tête.
   – Non, c'est plus affreux peut-être…
   Le vieillard, qui s'était dressé à la vue de sa femme, se laissa pesamment retomber sur son fauteuil.
   – Dis, balbutia-t-il, parle… J'ai du courage.
   Elle lui tendit ce papier bleu qu'elle tenait, et lentement:
   – Voici, fit-elle, la dépêche que je reçois à l'instant du valet de chambre de Jacques, de notre vieil Antoine.
   D'une main tremblante, le marquis déplia le papier, et lut:
   Malheurépouvantable. M. Jacques accusé d'avoir incendié château du Valpinson et assassiné comte de Claudieuse. Charges terribles contre lui. Interrogé, s'est à peine défendu. Vient d'être arrêté et conduit en prison. Désespéré. Que faire…?
   La marquise avait tremblé que son mari ne fût comme foudroyé par cette dépêche, dont le laconisme révélait les terreurs d'Antoine. Il n'en fut rien.
   C'est de l'air le plus calme qu'il la replaça sur la table et que, haussant lesépaules, il dit:
   – C'est absurde!
   Mme de Boiscoran n'en pouvait revenir.
   – Vous n'avez pas compris, mon ami…, commença-t-elle.
   Il l'interrompit.
   – J'ai compris, fit-il, que notre fils est accusé d'un crime qu'il n'a pas, qu'il ne peut pas avoir commis. Est-il possible que vous doutiez de lui! Quelle mèreêtes-vous donc! Je suis, pour ma part, je vous l'assure, parfaitement tranquille. Jacques incendiaire, Jacques assassin!… C'est stupide.
   – Ah! vous n'avez pas lu la dépêche! s'écria la marquise.
   – Pardonnez-moi.
   – Vous n'avez pas vu qu'il y a contre lui des charges…
   – S'il n'y en avait aucune, il est clair qu'on ne l'eût pas arrêté. C'est désagréable, c'est même pénible…
   – Mais il ne s'est pas défendu, monsieur…
   – Parbleu!… Croyez-vous que si demain on venait m'accuser d'avoir dévalisé la boutique d'un bijoutier, je prendrais la peine de me défendre.
   – Vous ne voyez donc pas, monsieur, qu'Antoine croit notre fils coupable…
   – Antoine est un vieux sot, déclara le marquis. (Et, tirant sa tabatière et bourrant son nez de tabac): D'ailleurs, raisonnons, fit-il. Ne m'avez-vous pas dit que Jacques est amoureux de la petite Denise de Chandoré?
   – Comme un fou, monsieur, comme un enfant…
   – Et elle?
   – Elle adore Jacques, monsieur.
   – Bon! et ne m'avez-vous pas dit aussi que le jour de leur mariage est définitivement fixé…
   – Depuis trois jours.
   – Jacques vous aécrit à ce sujet?
   – Une lettre adorable.
   – Où il vous annonce son arrivée?
   – Oui, il voulait faire lui-même ses emplettes de noces.
   D'un mouvement superbe d'insouciance, le marquis frappa sur le couvercle de sa tabatière.
   – Et vous voulez, fit-il, qu'un garçon tel que notre fils, Jacques, un Boiscoran, amoureux, aimé, qui va se marier, qui a la tête pleine de corbeilles de noces, ait commis un crime abominable!… Cela ne se discute pas, et la preuve, c'est que je vais, si vous le voulez bien, me remettre paisiblement à ma besogne.
   Si le doute est contagieux, la foi est communicative. Peu à peu, la marquise de Boiscoran se rassurait de l'assurance superbe de son mari. Le sang remontait à ses joues et le sourire à ses lèvres pâlies.
   Et d'une voix plus ferme:
   – Peut-être, en effet, dit-elle, ai-jeété trop prompte à m'alarmer.
   Du geste, le marquis approuvait.
   – Oui, beaucoup trop prompte, chère amie, fit-il. Et même, entre nous, je vous engage à ne point vous en vanter. Comment la justice n'accuserait-elle pas ce pauvre Jacques, lorsque sa mère elle-même le soupçonne!
   Mme de Boiscoran avait repris et relisait la dépêche d'Antoine.
   – Et cependant, murmura-t-elle, répondant aux dernières objections de son esprit, qui donc, à ma place, n'eûtété frappé d'épouvante! Ce nom de Claudieuse, surtout…
   – Eh bien! mais c'est le nom d'un très digne et très loyal gentilhomme, le meilleur que je sache, en dépit de ses façons de loup de mer.
   – Jacques le hait, mon ami.
   – Jacques, ma chère, se soucie de lui comme de l'an quarante.
   – Ils ont eu plusieurs querelles.
   – Nécessairement; Claudieuse est un forcené légitimiste, et comme tel, c'est toujours avec le dernier mépris qu'il parle de nous autres tous, qui avons servi la famille d'Orléans.
   – Jacques lui a envoyé du papier timbré.
   – Et il a parbleu bien fait, de même qu'il a eu tort de ne pas pousser le procès jusqu'au bout. Claudieuse a, sur le cours de la rivière qui nous sépare, la Pibole, des prétentions par trop exorbitantes. Ne voudrait-il pas, en toute saison et selon son gré, retenir les eaux, au risque de noyer les prés de Boiscoran, qui sont bien plus bas que les siens! Déjà feu mon frère, quiétait un ange de patience et de douceur, avait eu maille à partir avec ce despote.
   Mais la marquise n'était pas convaincue.
   – Il y a autre chose, fit-elle.
   – Quoi?
   – Ah! c'est ce que je me demande.
   – Jacques vous l'aurait-il donné à entendre?
   – Non. Voici ce qui s'est passé. L'an dernier, chez la duchesse de Champdoce, j'ai eu l'occasion de rencontrer la comtesse de Claudieuse et ses filles. Elle est charmante, cette jeune femme, et comme nous donnions un bal la semaine suivante, l'idée me vint, que je mis aussitôt à exécution, de l'inviter. Elle refusa, et d'un ton de réserve si glacial qu'il n'y avait pas à insister.
   – C'est que probablement elle n'aime pas la danse, grommela le marquis.
   – Le soir même, je parlai de ma démarche à Jacques. Il s'en montra très irrité et me dit, avec un emportement que son respect contenait à peine, que j'avais eu grand tort, et qu'il avait ses raisons pour n'avoir rien de commun avec ces gens-là…
   Si parfaiteétait la sécurité de M. de Boiscoran qu'il n'écoutait déjà plus que d'une oreille distraite, guignant du coin de l'œil ses précieuses faïences.
   – Soit, interrompit-il. Jacques déteste les Claudieuse. Qu'est-ce que cela prouve? On n'assassine pas, Dieu merci, tous les gens qu'on déteste!
   Mme de Boiscoran ne poursuivit pas.
   – Enfin, demanda-t-elle, que faire?…
   Elle avait si peu l'habitude de consulter son mari qu'il parut stupéfait.
   – L'important, répondit-il, est de tirer Jacques de prison. Il faudrait voir, consulter…
   Quelques coups rapides et légers, frappés à la porte, l'interrompirent.
   – Entrez! cria-t-il.
   Un domestique entra, portant une large enveloppe avec cette mention: télégraphie privée.
   – Parbleu! s'écria le marquis, j'enétais bien sûr!… Voilà qui va nous mettre l'esprit en repos!
   Le domestique s'était retiré; il rompit l'enveloppe. Mais au dernier regard jeté sur cette dépêche, le sourire se glaça sur ses lèvres; il pâlit et dit seulement:
   – Mon Dieu!…
   Rapide comme la pensée, Mme de Boiscoran s'empara du papier fatal. Elle lut d'un coup d'œil: Vite, arrivez. Jacques en prison, au secret, accusé d'un crime affreux. Toute la ville dit qu'il est coupable et qu'il a même avoué. C'est une infâme calomnie. Son juge est son ancien ami, Galpin-Daveline, qui devaitépouser cousine Lavarande. Ne sais rien, sinon que Jacques est innocent. C'est une intrigue abominable. Grand-père Chandoré et moi ferons l'impossible. Votre secours indispensable. Venez, venez.
   Denise de Chandoré
   – Ah! mon fils est perdu! s'écria Mme de Boiscoran en fondant en larmes.
   Mais déjà le marquis s'était redressé sous ce coup terrible.
   – Et moi, s'écria-t-il, plus que jamais je dis, comme Denise, qui est une brave fille: oui, Jacques est innocent! Mais il est en péril, je le reconnais… c'est un dangereux engrenage que celui d'un procès criminel. Que ne fait-on pas dire à un homme au secret!…
   – Il faut agir! interrompit Mme de Boiscoran, à demi folle de douleur.
   – Oui, et sans perdre une seconde… Nous avons des amis. Cherchons lesquels d'entre eux nous serviront le plus utilement.
   – Je puisécrire à monsieur de Margeril…
   De pâle qu'ilétait, le marquis devint livide.
   – C'est vous! s'écria-t-il, vous, qui osez prononcer ce nom devant moi!
   – Il est tout-puissant, monsieur, mon fils est en danger…
   D'un geste menaçant, le marquis l'arrêta.
   – J'aimerais mieux, s'écria-t-il, de l'accent de la haine la plus atroce, j'aimerais mieux mille fois laisser mon fils innocent périr sur l'échafaud que de devoir son salut à cet homme!
   Mme de Boiscoran semblait près de s'évanouir.
   – Mon Dieu! balbutia-t-elle, vous savez pourtant bien que je n'aiété qu'imprudente…
   – Assez! interrompit durement le marquis. (Et se maîtrisant, grâce à un puissant effort): Avant de rien tenter, il faut savoir à quoi s'en tenir, reprit-il. Ce soir, vous partirez pour Sauveterre…
   – Seule?
   – Non. Je vous trouverai un conseil, un légiste habile et sûr, un avocat qui ne soit pas un homme politique, s'il en reste un… Il vous guidera, là-bas, et me tiendra au courant, afin que je puisse agir ici selon les circonstances. Denise a raison: Jacques doitêtre victime de quelque ténébreuse intrigue… N'importe, nous le sauverons. Mais il faut du calme, beaucoup de calme…
   Et ce disant, il sonnait avec une telle violence que tous les domestiques accoururent, effarés.
   – Vite, commanda M. de Boiscoran, qu'on aille me chercher mon avoué, maître Chapelain… qu'on prenne une voiture.
   Le domestique qui se chargea de la commission fit une telle diligence que, vingt minutes plus tard, maître Chapelain arrivait.
   – Ah! nous avons besoin de toute votre expérience, mon digne ami, lui dit le marquis. Tenez, lisez ces dépêches…
   Fort heureusement l'avoué savait garder le secret de ses impressions, car il crut à la culpabilité de Jacques, sachant bien avec quelle circonspection sont délivrés les mandats d'arrêt.
   – J'ai l'homme qu'il faut à madame la marquise, dit-il enfin.
   – Ah!
   – Un garçon que sa modestie a toujours empêché de se produire, bien qu'il soit un des plus habiles jurisconsultes que je sache, et un admirable orateur.
   – Et vous le nommez?…
   – Manuel Folgat. Je vais vous l'envoyer…
   Deux heures après, en effet, le protégé de maître Chapelain franchissait le seuil de l'hôtel de Boiscoran.
   C'était un homme de trente à trente-deux ans, très brun, avec de grands yeux bien ouverts, et dont toute la physionomie respirait l'intelligence et l'énergie.
   Il plut au marquis, lequel, après lui avoir exposé ce qu'il savait de la situation de Jacques, entreprit de lui faire connaître le terrain sur lequel il allait manœuvrer, lui disant quels alliés et quels adversaires il rencontrerait à Sauveterre, lui recommandant surtout de se fier à M. Séneschal, un vieil ami de la famille, personnage influent et le plus retors de tous ces diplomates de sous-préfecture, qui rendraient des points à Machiavel.
   – Tout ce qu'il est humainement possible de faire sera fait, monsieur, dit l'avocat.
   Et le soir même, à huit heures quinze minutes, la marquise de Boiscoran et Manuel Folgat prenaient place dans un coupé du chemin de fer d'Orléans.


   2. Le chemin de fer qui relie Sauveterre à la ligne d'Orléans doit une légitime célébrité…

   Le chemin de fer qui relie Sauveterre à la ligne d'Orléans doit une légitime célébrité à une série de courbes absolument inutiles, mais qui sont comme un défi au bon sens et qui seraient le théâtre d'accidents quotidiens si l'on s'avisait de marcher à une vitesse de plus de huit ou dix kilomètres à l'heure. La gare, toujours pour la plus grande commodité de messieurs les voyageurs, aété bâtie à une bonne demi-lieue de la ville, sur l'emplacement des jardins de M. Thibault, le premier banquier de l'arrondissement. On y arrive par une jolie route jalonnée d'auberges et de cabarets, lesquels, les jours de marché, s'emplissent de paysans qui, le verre à la main et la bouche pleine de protestations de bonne foi, cherchent à se voler à qui mieux mieux.
   Les jours ordinaires, même, cette route est assez fréquentée, car le chemin de fer est devenu un but de promenade. On y va voir arriver ou partir les trains, dévisager lesétrangers, et aussiépiloguer sur les motifs connus ou secrets qui peuvent déterminer M. Untel ou Mme Unetelle à se mettre en voyage.
   Ilétait neuf heures du matin, lorsqu'approcha enfin de Sauveterre le train qui amenait la marquise de Boiscoran et maître Folgat.
   La marquiseétait brisée des fatigues et des angoisses de cette nuit passée tout entière à discuter les chances de salut de son fils, et d'autant plus anéantie que maître Folgat s'étaitétudié à ne pas encourager ses espérances. C'est qu'il partageait, sans en avoir rien laissé paraître, les doutes de maître Chapelain. De même que le vieil avoué, le jeune avocat s'était dit qu'on n'arrête pas un homme tel que Jacques de Boiscoran sans les plus fortes raisons, sans avoir en main de ces preuves qui valent presque une certitude. Bientôt le train ralentit sa marche.
   – Pourvu, mon Dieu! fit Mme de Boiscoran, pourvu que Denise et monsieur de Chandoré aient eu l'idée d'envoyer une voiture par-devant de nous.
   – Pourquoi cela, madame? demanda maître Folgat.
   – Pour m'y jeter bien vite, monsieur, pour y dérober à tous les yeux ma douleur et mes larmes…
   Le jeune avocat secoua la tête.
   – C'est ce que vous vous garderez de faire, madame, dit-il, si j'ai sur vos actions quelque influence…
   Elle le regardait d'un air surpris.
   – Je veux dire, insista-t-il, qu'il ne faut pas que vous paraissiezéviter les regards. Ce serait une faute immense, peut-être irréparable. Que penserait-on, si l'on vous voyait désolée et en pleurs? On penserait que vousêtes sûre de la culpabilité de votre fils, et ceux qui doutent encore ne douteraient plus. Il vous faut, du premier coup, conquérir l'opinion; car elle est souveraine, madame, dans les petits pays surtout, où chacun vit sous le contrôle immédiat du voisin. L'opinion s'impose à tous et, quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse, elle poursuit les jurés jusque dans la salle de leurs délibérations…
   – C'est vrai, murmurait la marquise, ce n'est que trop vrai…
   – Donc, madame, au nom des intérêts les plus sacrés, faites appelà toute votreénergie, refoulez au plus profond de votreâme vos maternelles angoisses, séchez vos larmes et montrez à tous une confiance superbe. Que chacun, en vous apercevant, se dise: non, une mère n'est pas ainsi quand son fils est coupable.
   Mme de Boiscoran se redressa.
   – Vous avez raison, monsieur, dit-elle, et je vous remercie. Oui, c'est à moi de frapper l'opinion, et autant je souhaitais trouver la gare déserte, autant je désire maintenant qu'elle soit pleine de monde. Je vous ferai voir ce que peut une femme que soutient la pensée de son fils.
   La marquise de Boiscoran n'était pas une femmelette. Tirant un peigne de son sac de voyage, elle répara le désordre de sa coiffure; en quelques gestes rapides, elle rétablit l'harmonie de sa toilette; ses traits, grâce à une puissante projection de volonté, reprirent leur sérénité accoutumée; elle contraignit sa bouche à sourire, sans qu'on discernât l'effort, et d'une voix d'un timbre pur et net:
   – Regardez-moi, monsieur, dit-elle. Puis-je paraître, maintenant?
   Le train s'arrêtait devant les bâtiments de la station. Maître Folgat sauta légèrement à terre, et offrant la main à la marquise pour l'aider à descendre:
   – Soyez satisfaite, madame, lui dit-il, votre courage ne sera pas perdu; tout Sauveterre doitêtre là.
   C'était plus qu'à moitié vrai. Dès la veille au soir, le bruit s'était répandu – semé par qui? on ne sait – que la «mère de l'assassin», comme on disait déjà charitablement, arriverait par le train de neuf heures, et chacun s'était bien promis à part soi de se trouver, par hasard, à la gare à son arrivée.
   C'était uneémotion à ne pas négliger, dans une localité où la conversation vit trois jours sur la dernière robe arborée par la sous-préfète.
   De l'impression de Mme de Boiscoran, en se trouvant en face de tant de monde, nul ne s'était inquiété ni soucié. C'est qu'à Sauveterre la curiosité a du moins cette qualité de n'être pas hypocrite. On y est indiscret naïvement et sans la moindre pudeur. On s'y plante carrément devant vous, et les yeux dans vos yeux, on s'efforce de démêler le secret de votre joie ou de votre douleur.
   Il est vrai d'ajouter que les espritsétaient fort montés contre Jacques de Boiscoran. S'il n'y eût eu à sa charge que la destruction du Valpinson et les coups de fusil tirés à M. de Claudieuse, ce n'eûtété que peu de chose. Mais l'incendie avait eu des conséquencesépouvantables. Deux hommes y avaient péri, et deux autres y avaientété blessés assez grièvement pour qu'on les crût en danger de mort.
   La veille, on avait vu un convoi sinistre traverser la rue Nationale. Dans une charrette, recouverte d'un drap et près de laquelle marchaient deux prêtres, on rapportait les restes carbonisés et n'ayant plus forme humaine de Bolton, le tambour, et du pauvre Guillebault. Dans une voiture qui suivaitétaient les deux blessés, l'un, le gendarme, impassible; l'autre, le fermier, poussant des cris déchirants.
   Toute la ville avait pu voir la veuve de Guillebault se rendre chez le maire, portant entre ses bras son dernier enfant et traînant, pendus à ses jupes, les quatre autres, dont l'aîné n'avait pas douze ans.
   Attribuant tous ces malheurs à Jacques, les gens le chargeaient de malédictions et songeaient peut-être à les faire remonter en huées jusqu'à sa mère, jusqu'à la marquise de Boiscoran.
   – La voilà! la voilà! murmura-t-on dans la foule quand elle parut sur le seuil de la gare, donnant le bras à maître Folgat.
   Seulement, on ne dit que cela, tant onétait surpris de l'assurance de son maintien.
   Deux courants aussitôt divisèrent l'opinion. Elle a du toupet! pensaient les uns. Et les autres: elle est sûre de l'innocence de son fils.
   Elle avait, en tout cas, assez de sang-froid pour discerner l'impression qu'elle produisait, et combien elle avait eu raison de suivre les conseils de maître Folgat. Sa force en fut doublée. Et distinguant dans la foule quelques personnes de sa connaissance, elle s'avança vers elles, et toujours souriante:
   – Eh bien! dit-elle, vous savez ce qui nous arrive! C'est inouï! Voici maintenant la liberté d'un homme tel que mon fils à la merci du premier soupçon saugrenu qui passera par la cervelle d'un juge. J'ai appris la nouvelle hier soir par le télégraphe, et j'accours avec monsieur, qui est de nos amis et l'un des plus remarquables avocats de Paris.
   Maître Folgat fronçait les sourcils. Il eût voulu la marquise plus mesurée. Cependant il ne pouvait se dispenser de la soutenir.
   – Ces messieurs du parquet, prononça-t-il d'un ton d'oracle, regretteront peut-être d'avoirété si prompts.
   Heureusement, un jeune garçon qui portait pour toute livrée une casquette à galon d'or s'approcha de Mme de Boiscoran.
   – La voiture de monsieur de Chandoré est là, dit-il, aux ordres de madame la marquise.
   – Je suis à vous, mon petit ami, dit-elle au jeune garçon. (Et saluant les braves Sauveterriens, interloqués de son assurance): Excusez-moi de vous quitter si brusquement, dit-elle, mais monsieur de Chandoré m'attend. J'espère d'ailleurs avoir, cet après-midi même, le plaisir de vous rendre visite… au bras de mon fils.
   La maison de Chandoré, pour parler comme à Sauveterre, est bâtie de l'autre côté de la place du Marché-Neuf, tout au sommet de la rue de la Rampe, une rue qui n'est guère plus praticable qu'un escalier et dont M. Séneschal, le maire, ne cesse de demander la rectification au conseil municipal, qui ne se lasse pas de la lui refuser.
   C'est une construction toute moderne, gauche, massive, et flanquée d'une prétentieuse tourelle à toit pointu, que le radical docteur Seignebos appelle une perpétuelle menace du système féodal. Il est certain que les Chandoré affichaient autrefois de hautes prétentions nobiliaires, le dédain profond de quiconque n'avait pas eu des ancêtres aux croisades, et la haine de toutes les idées qui datent de la Révolution.
   Mais s'ils avaient jamaisété redoutables, ils avaient depuis longues années cessé de l'être. De cette grande famille, une des plus nombreuses de Saintonge et des plus puissantes, il ne restait plus qu'un vieillard, le baron de Chandoré, et une enfant, sa petite-fille, la fiancée de Jacques de Boiscoran.
   Deniseétait orpheline. Elle n'avait pas trois ans, lorsqu'à moins de cinq mois d'intervalle elle perdit son père, tué en duel, à la suite d'une discussion futile, et sa mère, une demoiselle de Lavarande, qui n'eut pas l'énergie de survivre à l'homme qu'elle avait aimé. Ce fut, certes, pour l'enfant, un immense malheur; mais ni les soins ni la tendresse ne lui manquèrent. Sur elle seule son grand-père reporta toutes ses affections et toutes ses espérances, et les deux sœurs de sa mère, les demoiselles de Lavarande, déjà d'un certainâge, prirent la résolution définitive de ne se jamais marier, afin de se consacrer plus exclusivement à leur nièce.
   Dès cetteépoque, les deux bonnes demoiselles avaient demandé à M. de Chandoré à venir demeurer avec lui. Il avait rejeté bien loin leurs propositions, déclarant que, sa petite-filleétant à lui seul, il prétendait, sarpejeu! la garder pour lui seul. Il trouvait déjà bien beau, ajoutait-il, de permettre aux demoiselles de Lavarande de s'occuper de Denise et de passer avec elle toutes les journées.
   De ce différend devait naître et naquit en effet, entre les tantes et le grand-père, une rivalité qui se traduisit par les plusétonnantes exagérations. Ce fut à qui capterait, et dame!, par n'importe quels moyens, la première place dans l'affection de la petite fille, à qui déroberait une de ses caresses ou achèterait le plus cher un de ses sourires. À cinq ans, Denise avait eu tous les joujoux qui ontété inventés. À dix ans, elleétait rassasiée de robes et ne savait plus où mettre ses bijoux.
   Du soir au lendemain, pour ainsi dire, on avait vu se métamorphoser M. de Chandoré. Brusque, sévère, dur, il avait, sans transition, tourné au «papa gâteau». Il avaitéteint l'éclat métallique de ses yeux, fixé sur ses lèvres un perpétuel sourire et donné à sa voix ces inflexions mignardes que prennent les nourrices. On ne rencontrait que lui, par les rues, en courses pour sa petite-fille, trottant de la boutique du pâtissier au magasin du marchand de jouets. Il invitait les petites amies, organisait des dînettes, poussait le cerceau ou le volant, et même, au besoin, menait les rondes.
   Denise fronçait-elle le sourcil, il tressautait. Toussait-elle, il devenait tout pâle. Elle fut malade, une fois, elle eut la rougeole: il resta douze nuits sans se coucher et fit venir de Paris des médecins qui lui rirent au nez.
   Eh bien! les demoiselles de Lavarande trouvaient encore le moyen de dépasser les folies de M. de Chandoré. Certes, si Denise apprit quelque chose, c'est bien parce qu'elle le voulut absolument, tant au moindre signe d'impatience ellesétaient disposées à congédier le professeur d'écriture ou la maîtresse de piano.
   C'est en haussant lesépaules que Sauveterre assistait à ce spectacle. «Quelleéducation pitoyable! disaient les dames de la société. On n'a pas idée d'une faiblesse pareille. C'est un joli service qu'on rend à cette enfant.»
   Il est sûr que tant et de si incroyables gâteries, cette aveugle soumission et ces adorations perpétuelles couraient grand risque de faire de Denise la plus désagréable petite personne qui se pût voir. Pas du tout. Il est de ces naturels si heureux que rien ne saurait les pervertir. Et d'ailleurs, elle fut peut-être préservée du danger par son excès même.
   Plusâgée, elle disait en riant: «Grand-père Chandoré, tantes Lavarande et moi, nous faisons tout ce que je veux.»
   Ce n'était là qu'une plaisanterie. Jamais jeune fille ne récompensa, par des qualités si rares et si exquises, de plus pures affections.
   Elle vivait donc heureuse et insoucieuse, et elle venait d'avoir dix-sept ans lorsqu'arriva le grandévénement de sa vie.
   M. de Chandoré, ayant un matin rencontré Jacques de Boiscoran, dont l'oncle avaitété son ami, l'invita à dîner. Jacques accepta l'invitation; il vint. Mlle Denise le vit et… l'aima. De ce moment et pour la première fois, elle eut un secret que ne connurent ni grand-père Chandoré ni tantes Lavarande, et, pendant deux ans, ses fleurs et ses oiseaux furent les seuls confidents de cet amour qui grandissait au fond de sonâme, doux comme le rêve, idéalisé par l'absence et poétisé par le souvenir. Car Jacques fut deux ans sans voir…
   Mais aussi, le jour où il vit clair, étourdi de son bonheur, ébloui des perspectives qui s'offraient à lui, il sentit que sa destinéeétait fixée. Aussi n'hésita-t-il pas; et, à moins d'un mois de là, son père, le marquis de Boiscoran, faisait le voyage de Sauveterre pour demander la main de Mlle Denise.
   Ah! ce fut un rude coup pour grand-père Chandoré. Certes, il n'avait pasété sans songer souvent au mariage de sa petite-fille, sans en parler quelquefois, sans lui dire, à elle-même, qu'il se faisait vieux et qu'il se sentirait soulagé d'une grosse inquiétude quand il lui aurait trouvé un bon mari. Mais il parlait de cela comme d'une chose lointaine, comme il parlait de mourir, par exemple.
   La démarche de M. de Boiscoran l'éclaira sur ses véritables sentiments. La pensée de donner Denise, de la voir lui préférant un homme, d'abord, puis des enfants qu'elle aurait de cet homme, lui fit horreur.
   Pour bien peu, il eût jeté dehors l'ambassadeur. Cependant il se contraignit et répondit qu'il ne pouvait rien prendre sur lui et qu'il lui fallait consulter sa petite-fille. Il gardait encore l'espoir qu'elle repousserait cette demande.
   Pauvre grand-père! Aux premiers mots qu'il hasarda:
   – Quel bonheur! s'écria la jeune fille. Mais je m'y attendais.
   Sans doute pour cacher une larme qui jaillit brûlante de ses yeux, M. de Chandoré baissa la tête.
   – Ce mariage se fera donc, murmura-t-il.
   Déjà, un peu consolé par la joie qu'il avait vu briller dans les yeux de sa petite-fille, il enétait à se reprocher son féroceégoïsme et à se gourmander de ne pas s'estimer très heureux lorsque Deniseétait si contente.
   Jacques avait doncété admis à faire officiellement sa cour, et l'avant-veille de l'incendie du Valpinson, après une longue délibération, où l'on avait calculé le temps strictement nécessaire aux emplettes et à l'achèvement du trousseau, le jour de la noce avaitété irrévocablement fixé.
   Ainsi, c'est en plein bonheur que Mlle Denise fut frappée, lorsqu'elle apprit en même temps de quels crimes on accusait Jacques de Boiscoran et son arrestation. Foudroyée d'abord, elleétait restée près de dix minutes sans connaissance entre les bras de ses tantes et de son grand-pèreépouvantés. Mais dès qu'elle revint à elle:
   – Suis-je donc folle, s'écria-t-elle, de m'émouvoir ainsi! N'est-il pasévident qu'il est innocent!
   C'est alors qu'elle avait adressé une dépêche au marquis de Boiscoran, comprenant bien qu'avant de rien tenter, ilétait indispensable de s'entendre avec la famille de Jacques. Puis elle avait demandé qu'on la laissât seule, et sa nuit s'était passée à compter les minutes qui la séparaient encore de l'heure où arrivait le train de Paris.
   Dès huit heures, elle descendit elle-même donner au domestique l'ordre d'atteler et de partir pour attendre Mme de Boiscoran à la gare, lui recommandant surtout de revenir bride abattue. Elle alla ensuite s'établir dans le salon, où se trouvaient déjà ses tantes et son grand-père. Ils lui parlaient, mais son attentionétait ailleurs…
   Bientôt elle entendit une voiture remonter au galop la rue de la Rampe et s'arrêter devant la maison. Elle se dressa alors et s'élança dans le vestibule en s'écriant:
   – Voilà la mère de Jacques!


   3. Ce n'est jamais impunément qu'on violente ses sentiments les plus chers…

   Ce n'est jamais impunément qu'on violente ses sentiments les plus chers. Lorsqu'enfin la marquise de Boiscoran put se réfugier dans la voiture envoyée à sa rencontre, elleétait bien près de défaillir, brisée par l'effort inouï qu'elle avait fait pour montrer aux impitoyables curieux de Sauveterre une contenance assurée et un visage riant.
   – Quelle horrible comédie! murmura-t-elle en se laissant tomber sur les coussins.
   – Reconnaissez, du moins, madame, qu'elleétait nécessaire, prononça maître Folgat. Vous venez de conquérir cent personnes peut-être à votre fils.
   Elle ne répondit pas. Les larmes l'étouffaient. Que n'eût-elle pas donné pour se trouver seule, chez elle, pour s'abandonner librement à toutes les lâchetés de sa douleur et de ses angoisses maternelles!
   Jamais trajet ne lui avait paru aussi insupportablement long que celui qui sépare la gare de la rue de la Rampe. Lancé à toute vitesse, le cheval faisait feu des quatre pieds; il lui semblait qu'il n'avançait pas… Pourtant, la voiture finit par s'arrêter. Le petit domestique avait déjà sauté à terre, et il tournait la poignée de la portière en disant:
   – Nous voilà arrivés.
   Aidée de maître Folgat, Mme de Boiscoran descendit, et son pied touchait à peine le pavé de la rue que la porte de la maison s'ouvrit et que Mlle Denise se jeta dans ses bras, tropémue pour pouvoir rien dire, sinon:
   – Oh! ma mère, ma chère mère, quel horrible malheur!
   Dans l'ombre du corridor, s'avançait M. de Chandoré, qui s'était levé en même temps que sa petite-fille.
   – Rentrons, dit-ilà ces infortunées, ne restons pas là… Déjà derrière tous les volets brillent des yeux qui nousépient.
   Et il les entraîna dans le salon.
   Positivement, maître Folgatétait assez embarrassé de son personnage. Nul ne semblait s'apercevoir de son existence. Il avait suivi, cependant, ilétait entré dans le salon et, debout près de la porte, ému de l'émotion de tous, il observait alternativement Mlle Denise, M. de Chandoré et les demoiselles de Lavarande.
   Mlle Denise allait avoir vingt ans. On ne pouvait dire qu'elle fût remarquablement jolie, mais ilétait difficile de l'oublier quand on l'avait vue une fois. Petite, elleétait la grâce même, et chacun de ses mouvements trahissait quelque rare et exquise perfection. Avec des cheveux noirs d'une merveilleuse abondance, elle avait les yeux bleus et le teint d'une blonde des pays du Nord, un teint dont l'éblouissante blancheur faisait paraître jaunes toutes les comparaisons imaginées par les poètes: le lis, la neige, le lait… En elle, tout exprimait une angélique douceur et la plus excessive timidité. Et pourtant, certains plis de ses lèvres et le mouvement de ses sourcils devaient faire soupçonner une grandeénergie.
   Près d'elle, grand-père Chandoré étonnait par sa haute stature et par sa carrure puissante. Soixante-douze années n'avaient pas fait plier ses reins d'hercule, et il semblait bâti pour défier tous les orages de la vie. Ce qu'il avait surtout de singulier, c'était un teint rouge brique, uniformément cramoisi, un teint de vieux chef mohican, que faisaient paraître plus dur et plus cru sa barbe, ses sourcils et ses cheveux blancs. Son visage, malgré tout, exprimait une bonté presque enfantine. Mais il ne fallait pas le regarder deux fois pour comprendre qu'il eûtété peu prudent de se fier au sourire bénin qui voltigeait sur ses lèvres charnues. Et, à certainesétincelles qui s'allumaient au fond de ses yeux gris, on sentait, par exemple, que celui-là eût passé un fâcheux quart d'heure entre ses mains, qui se fût permis d'offenser Mlle Denise.
   Quant aux tantes Lavarande, longues et minces comme une baguette de saule, pâles, discrètes, d'une réserve et d'une froideur ultra-aristocratiques, elles avaient cette physionomie placide et cette expression de sensibilité dévouée des vieilles filles dont le célibat n'a pas aigri les illusions. Elles portaient des toilettes absolument pareilles, comme c'était leur invariable habitude depuis quarante ans, des toilettes de couleur indécise, modestes comme toute leur personne.
   Elles pleuraient, en ce moment, et maître Folgat se demandait de quel sacrifice elles ne seraient pas capables pour racheter les larmes de leur nièce.
   – Pauvre Denise! murmuraient-elles.
   La jeune fille les entendit; et se dressant tout à coup, et rompant le lourd silence qui durait depuis longtemps déjà:
   – Mais notre conduite est indigne! s'écria-t-elle. Que dirait Jacques, si du fond de sa prison il luiétait donné de nous voir! Pourquoi nous affliger? Est-il donc coupable?…
   Ses yeux brillaient d'unéclat extraordinaire, sa voix avait des vibrations qui troublaient maître Folgat jusqu'au fond de l'âme.
   – Je puis, du moins, me rendre cette justice, poursuivit-elle, que je n'ai pas douté de lui une seconde. Et comment le doute m'eût-il effleurée? Le soir même de l'incendie du Valpinson, Jacques m'aécrit une lettre de quatre pages, qu'il m'a envoyée ici par un de ses fermiers, et que j'ai reçue à neuf heures… Je l'ai montrée à grand-père, cette lettre, il l'a lue, et aussitôt il s'estécrié que j'avais mille et mille fois raison et que jamais un homme méditant un crime affreux n'eûtécrit cela.
   – Je l'ai dit et je le pense, approuva M. de Chandoré, et tout homme sensé sera de mon avis, seulement…
   Mais sa petite-fille ne le laissa pas achever.
   – Il est doncévident, interrompit-elle, que Jacques est victime de quelque intrigue abominable, c'est à nous à la déjouer. Assez pleuré, il faut agir… (Et s'adressant à Mme de Boiscoran): Et c'est pour nous aider à cetteœuvre de salut, chère mère, que je vous ai appelée…
   – Et me voici, dit la marquise, non moins sûre que vous, chère enfant, de l'innocence de mon fils.
   Ce n'était sans doute pas tout ce qu'avait rêvé M. de Chandoré, car intervenant:
   – Et le marquis? demanda-t-il.
   – Mon mari reste à Paris.
   Le vieillard eut une grimace des plus significatives.
   – Ah! je le reconnais bien là! s'écria-t-il. Rien ne saurait l'émouvoir. Son fils unique est lâchement accusé d'un crime, arrêté, et en prison. On le prévient, on pense qu'il va accourir… Erreur! Que son fils se tire d'affaire s'il peut. Lui restera à surveiller ses potiches. Ah! si j'avais encore un fils!…
   – Mon mari, monsieur, protesta la marquise, pense qu'il sera plus utile à Jacques en restant à Paris. Il peut y avoir des démarches à faire…
   – Le chemin de fer n'est-il pas là…
   – Enfin, prononça Mme de Boiscoran, il m'a confiée à monsieur… (Elle montrait le jeune avocat.) Monsieur Manuel Folgat, dont l'expérience, le talent et le dévouement nous sont acquis.
   Ainsi présenté régulièrement, maître Folgat s'inclinait.
   – Et j'ai bon espoir, dit-il, tant il avaitété gagné par la confiance de Mlle Denise. Mais je suis de l'avis de mademoiselle de Chandoré. Il faut agir sans perdre une seconde. Or, avant d'arrêter une ligne de conduite, j'aurais besoin de connaître exactement les faits.
   – Malheureusement, nous ne savons rien, répondit M. de Chandoré. Rien, sinon que Jacques est au secret.
   – Eh bien! nous nous informerons. Vous connaissez sans doute les magistrats de Sauveterre?
   – Fort peu, à l'exception du procureur de la République…
   – Et le juge chargé de l'instruction?
   L'aînée des demoiselles de Lavarande se dressa.
   – Celui-là! s'écria-t-elle, monsieur Galpin-Daveline est un monstre d'hypocrisie et d'ingratitude! Il se disait l'ami de Jacques. Et, en effet, Jacques l'aimait assez pour nous avoir décidées, ma sœur et moi, à accorder à ce petit juge la main d'une de nos cousines, une Lavarande… Pauvre enfant! Quand elle a connu l'affreuse vérité: «Ô mon Dieu! s'est-elleécriée, soyez béni de m'avoirépargné la honte d'être la femme d'un tel homme!»
   – Et en effet, ajouta l'autre vieille demoiselle, si tout Sauveterre croit Jacques coupable, c'est que chacun se dit: c'est un ami qui est son juge…
   Maître Folgat hochait la tête.
   – Il me faudrait des renseignements plus précis, dit-il. Monsieur de Boiscoran m'avait parlé du maire de la ville, monsieur Séneschal.
   M. de Chandoré sauta sur son chapeau.
   – En effet! s'écria-t-il, celui-là est notre ami, et si quelqu'un est bien informé, c'est lui! Allons le trouver. Venez…
   Certainement M. Séneschalétait l'ami des Chandoré, et aussi des Lavarande, et pareillement des Boiscoran. Si avoué que l'on soit, ce ne peut-être sans s'attacher aux gens que, vingt années durant, on est leur confident et leur conseil.
   Bien après avoir vendu sa charge, M. Séneschalétait encore le seulà avoir l'absolue confiance de ses anciens clients. Jamais ils n'eussent pris une détermination grave sans avoir son avis. Ils s'adressaient à son successeur, mais ils le consultaient avant. Les services, d'ailleurs, étaient réciproques. La clientèle de grand-père Chandoré et de l'oncle de Jacques n'avait pasété sans attirer plus d'un paysan processif en l'étude de maître Séneschal. Leur appui ne lui avait pasété inutile, lorsque, pris du vertigo [2 - Caprice, fantaisie.] de l'ambition, il s'était «sacrifié à son pays»en sollicitant la place de maire et le mandat de conseiller général.
   Aussi, ce digne et excellent hommeétait-il consterné, lorsqu'au matin de l'incendie du Valpinson, il rentra à Sauveterre. Ilétait si blême et si défait que sa femme en fut toute saisie.
   – Seigneur Dieu! Auguste! s'écria-t-elle, que t'est-il arrivé?
   Augusteétait le prénom de M. Séneschal.
   – Il arrive quelque chose d'affreux! répondit-il d'un accent si tragique que Mme Séneschal en frémit.
   Il est vrai que Mme Séneschal frémissait aisément. C'était une femme de quarante-huit à cinquante ans, très brune, courte, dodue, et dont la poitrine mettait à de rudesépreuves les corsages que lui confectionnaient ses couturières, les demoiselles Méchinet, les sœurs du greffier.
   Jeune, elle avait eu la beauté du diable. Elle gardait en vieillissant des joues enluminées comme une image d' Épinal, une forêt de cheveux noirs bien plantés et des dents admirables. Pourtant elle n'était pas heureuse. Sa vie s'était consumée à souhaiter un enfant et elle n'en avait pas eu. «Ce qui doit, disait-elle, paraître inexplicable aux personnes qui nous connaissent, monsieur Séneschal et moi; lui qui aété un des beaux hommes de Sauveterre, et moi qui ai toujours joui d'une santé exceptionnelle.»
   Et tout de suite, qu'on fût ou non de son intimité, elle entrait à ce sujet dans les détails les plus délicats, disant ses déceptions et celles de son mari, les pèlerinages qu'elle avait faits, le nom des médecins qu'ils avaient consultés, et combien de mois elle avait passés au bord de la mer, vivant presque exclusivement de poisson qu'elle n'aimait point. Rien n'avait réussi; et ses espérances s'évanouissant avec les années, elle s'était résignée, et l'amertume de ses regrets s'était changée en une sorte de mélancolie sentimentale qu'elle nourrissait de romans et de poésies. Elle avait une larme au service de toutes les infortunes, et quelques paroles de consolation pour toutes les douleurs. Sa charité était proverbiale. Jamais une pauvre femme en couches ne s'était inutilement adressée à son cœur.
   Ce qui ne l'empêchait pas d'être une maîtresse femme qu'ilétait malaisé de duper, menant sa maison au doigt et à l'œil, dirigeant une lessive ou réglant un dîner comme pas une dame de Sauveterre.
   C'est donc en sanglotant qu'elleécouta le récit que lui fit son mari desévénements de la nuit. Et lorsqu'il eut achevé:
   – Cette pauvre Denise, dit-elle, est capable d'en mourir. À ta place, j'irais bien vite chez monsieur de Chandoré, lui apprendre avec tous les ménagements convenables cette funeste nouvelle.
   – C'est ce dont je me garderai bien! s'écria M. Séneschal, et même je te défends expressément d'y aller…
   C'est qu'il n'était pas un héros de stoïcisme et que, s'il se fûtécouté, il eût pris le chemin de fer et se fût enfui à cent lieues, pour n'être pas témoin de la douleur de grand-père Chandoré et de tantes Lavarande, du désespoir de Denise, surtout, qu'il affectionnait particulièrement, et dont, depuis tant d'années, il soignait et arrondissait la dot avec autant de sollicitude que si elle eûtété sa fille.
   C'est qu'aussi il ne savait plus que croire, et qu'influencé par l'assurance de M. Galpin-Daveline, désorienté par le déchaînement de l'opinion, il en arrivait à se demander si Jacques, véritablement, n'avait pas commis les crimes dont on l'accusait.
   Ses occupations, par bonheur, devaientêtre, ce jour-là, trop nombreuses pour lui laisser le loisir de la réflexion. Il avait à assurer le transport des restes informes du tambour Bolton et du pauvre Guillebault. Il dut recevoir la mère de l'un et la femme de l'autre, écouter leurs lamentations et essayer de les consoler; promettre à la première une petite pension, affirmer à la seconde qu'il ferait obtenir à l'aîné de ses garçons une bourse entière au collège de Sauveterre ou au petit séminaire de Pons.
   Il lui avait fallu, de plus, donner des ordres pour qu'on rapportât, avec toutes les précautions nécessaires, les blessés de l'incendie, le gendarme et le paysan.
   Il s'était, aussitôt après, mis en quête d'une maison pour le comte et la comtesse de Claudieuse, et ne l'avait pas trouvée sans peine.
   Enfin, une bonne partie de son après-midi avaitété prise par une violente discussion avec le docteur Seignebos. Le docteur, au nom, prétendait-il, de la science outragée, au nom de la justice et de l'humanité, réclamait l'arrestation immédiate de Cocoleu, ce misérable dont le témoignage inconscient avaitété la base de la prévention. Il exigeait, jurait-il, en frappant du poing sur la table, que cet idiotépileptique fût conduit à l'hôpital et séquestré, par mesure administrative, pourêtre ultérieurement soumis à l'examen des hommes de l'art.
   Longtemps le maire avait résisté à ces prétentions, qui lui paraissaient exorbitantes, mais M. Seignebos avait parlé si haut et si ferme qu'à la fin il avait expédié deux gendarmes à Bréchy, avec l'ordre de ramener Cocoleu.
   Ilsétaient revenus quelques heures plus tard, les mains vides. L'idiot avait disparu. Personne, dans le pays, n'avait pu leur donner de ses nouvelles.
   – Et vous trouvez cela naturel! s'étaitécrié le docteur Seignebos, dont les yeuxétincelaient sous ses lunettes d'or. Moi, j'y vois la preuve irrécusable du complot organisé pour perdre monsieur de Boiscoran.
   – Mais, sacrebleu! soyez donc tranquille, avait répondu M. Séneschal, agacé, Cocoleu n'est pas perdu, on le retrouvera.
   Le médecin s'étaitéloigné sans insister, mais avant de rentrer chez lui, ilétait monté au cercle, et là, en présence de plus de vingt personnes, il avait dit avoir acquis la preuve que Jacques de Boiscoranétait victime de ses opinions avancées, que les partis monarchistes ne lui pardonnaient pas d'avoir déserté leurs rangs, et que certainement les jésuites n'étaient pasétrangers à l'affaire.
   Cette intervention devaitêtre plus nuisible qu'utile à Jacques, et le résultat ne se fit pas attendre. Le soir même, lorsque M. Galpin-Daveline traversa la place du Marché-Neuf, il fut outrageusement sifflé.
   Tout naturellement, le juge d'instruction, furieux, se transporta chez le maire, s'en prenant à lui de l'insulte faite à la justice en sa personne, et réclamant la plusénergique répression. M. Séneschal promit de prendre les mesures nécessaires et courut chez M. Daubigeon, le procureur de la République, pour se concerter avec lui. là il apprit ce qui s'était passé à Boiscoran, et le résultat terrible de l'interrogatoire.
   Ilétait donc rentré chez lui fort triste, désolé de la situation de Jacques et très inquiet de la couleur politique que prenait cette affaire.
   Avec de telles préoccupations, il avait passé une mauvaise nuit, et il s'était levé d'une humeur si massacrante que c'est à peine si sa femme avait osé lui adresser la parole.
   C'est que tout n'était pas fini. À deux heures précises devait avoir lieu l'enterrement de Bolton et de Guillebault, et il avait promis au capitaine Parenteau qu'il y assisterait, ceint de sonécharpe, à la tête d'une partie du conseil municipal. Il venait même de donner l'ordre de préparer ses habits de cérémonie, quand son domestique lui annonça la visite de M. de Chandoré et d'un autre monsieur.
   – Il ne manquait que cela! s'écria-t-il. (Mais réfléchissant): Tôt ou tard, la scène aura toujours lieu… Qu'ils entrent!
   M. Séneschalétait bien bon de s'émouvoir ainsi d'avance et de s'affermir contre une déchirante explosion de douleur. Il fut stupéfait de l'air dégagé dont M. de Chandoré lui présenta son compagnon:
   – Monsieur Manuel Folgat, mon cher Séneschal, un des avocats en renom de Paris, qui a bien voulu accompagner la marquise de Boiscoran, arrivée ce matin.
   – Je suisétranger au pays, monsieur le maire, ajouta maître Folgat, j'en ignore les idées, les coutumes, les mœurs, les intérêts, les préjugés, tout enfin, et je risquerais de commettre quelque grosse sottise si je n'avais un conseiller expérimenté, habile et sûr. Monsieur de Boiscoran et monsieur de Chandoré m'ont fait espérer que vous voudriez bienêtre ce conseiller…
   – Assurément, monsieur, et du meilleur cœur, répondit M. Séneschal tout en s'inclinant, visiblement flatté de la déférence de l'avocat de Paris.
   Il avait avancé des sièges à ses hôtes. Lui-même s'était assis et, le coude appuyé au bras de son fauteuil de cuir, il caressait de la main son menton rasé de frais.
   – L'affaire est grave, messieurs, prononça-t-il enfin.
   – Une accusation criminelle l'est toujours, dit maître Folgat.
   – Sarpejeu! messieurs! s'écria M. de Chandoré, doutez-vous donc de l'innocence de Jacques?
   M. Séneschal ne répondit pas non. Il se taisait, il cherchait de ces atténuations savantes dont sa femme parlait la veille.
   – Comment imaginer, commença-t-il enfin, les idées qui peuvent germer dans un cerveau de vingt-cinq ans, exalté par le souvenir de certaines offenses! La colère est une conseillère perfide…
   Grand-père Chandoré n'en putécouter plus long.
   – Que me parlez-vous de colère, interrompit-il, et où en voyez-vous trace en cette affaire du Valpinson! Je n'aperçois, moi, que le plus lâche des crimes, longuement prémédité et froidement exécuté.
   Gravement, le maire hochait la tête.
   – Vous ne savez pas tout ce qui s'est passé, fit-il.
   – Monsieur, dit maître Folgat, c'est avec l'espoir d'être renseignés que nous sommes venus à vous.
   – Soit, fit M. Séneschal.
   Et tout de suite, avec la lucidité d'un vieil avoué accoutumé à débrouiller les fils les plus enchevêtrés d'une procédure, il exposa les faits dont il avaitété témoin au Valpinson, et ceux que le procureur de la République lui avait dit s'être passés à Boiscoran. Et en terminant:
   – Enfin, conclut-il, savez-vous ce que m'a dit Daubigeon, dont certes vous ne suspecterez pas le témoignage? Il m'a dit en propres termes: «Daveline ne pouvait pas ne pas faire arrêter monsieur de Boiscoran. Est-il coupable? Je ne sais plus que penser. Les charges sontécrasantes. Il jure ses grands dieux qu'il est innocent, mais il refuse de faire connaître l'emploi de sa soirée…».
   M. de Chandoré, cet homme si robuste, semblait près de défaillir, encore bien que son visage conservât ses tons cramoisis, dont nulleémotion ne pouvait pâlir l'éclat.
   – Que va dire Denise, mon Dieu! murmura-t-il. (Puis, tout haut, et s'adressant à maître Folgat): Et cependant, fit-il, Jacques avait certainement des projets pour ce soir-là.
   – Vous croyez, monsieur?
   – J'en suis sûr. Est-ce que sans cela il ne fût pas venu à la maison comme tous les soirs depuis un mois? Lui-même le dit d'ailleurs, dans la lettre qu'il a envoyée à Denise par un de ses fermiers, cette lettre dont elle vous a parlé… Il luiécrit: «C'est du fond du cœur que je maudis l'affaire qui m'empêchera de passer la soirée près de vous, mais il m'est impossible de la remettre. À demain…»
   – Vous voyez! s'écria M. Séneschal.
   – Telle est cette lettre, continua le vieillard, qu'il est impossible, je le répète, qu'un homme méditant un odieux forfait l'ait pensée etécrite. Pourtant, à vous, je puis l'avouer, lorsque j'ai appris la funeste nouvelle, cette circonstance d'une affaire urgente m'a impressionné péniblement.
   Mais le jeune avocat semblait bien loin d'être convaincu.
   – Il est clair, prononça-t-il, que monsieur de Boiscoran ne veut, à aucun prix, qu'on sache où il est allé.
   – Il a menti, monsieur, insista M. Séneschal, il a commencé par nier avoir pris la route où les témoins l'ont rencontré.
   – Naturellement, puisqu'il tient à cacher l'endroit où il est allé.
   – Quand on lui a signifié qu'ilétait arrêté, il n'a pas parlé.
   – Parce qu'il espère se tirer d'affaire sans dire où il est allé.
   – Si c'était vrai, ce serait bienétrange!
   – On a vu plusétrange encore.
   – Se laisser accuser de meurtre et d'incendie quand on est innocent…
   – Être innocent et se laisser condamner est bien plus fort encore. Et cependant, on en sait des exemples.
   Le jeune avocat s'exprimait de cet accent impérieux et bref qui est comme un des privilèges de sa profession, et avec un tel accent de certitude que M. de Chandoré semblait renaître à la vie.
   M. Séneschal enétait presque interloqué.
   – Que pensez-vous donc, monsieur? interrogea-t-il.
   – Que monsieur de Boiscoran doitêtre innocent, répondit le jeune avocat. (Et sans permettre une objection): C'est, insista-t-il, l'avis d'un homme dont nulle considération ne trouble le jugement. J'arrive, sans idée préconçue, je ne connais pas plus monsieur de Claudieuse que monsieur de Boiscoran. Un crime aété commis, on m'en dit les circonstances, et tout aussitôt je reconnais que les raisons mêmes qui ont fait arrêter le prévenu me feraient le mettre en liberté.
   – Oh!…
   – Je m'explique: si monsieur de Boiscoran est coupable, il a montré, par la façon dont il a reçu monsieur Galpin-Daveline, une puissance sur soi inouïe et un incomparable talent de comédien. Donc, s'il est coupable, il est très fort.
   – Cependant…
   – Permettez. S'il est coupable, il a fait preuve dans son interrogatoire d'une absence de sang-froid insigne, et, tranchons le mot, d'une imbécillité sans nom. Donc, s'il est coupable, il est très faible.
   – Mais…
   – Pardon, j'achève. Le même homme peut-ilêtre à la fois si fort et si faible que cela? Décidez… Il y a plus: si monsieur de Boiscoranétait coupable, c'est à Charton et non au bagne qu'il faudrait l'envoyer, car tout autre qu'un fou eût jeté l'eau où il avait lavé ses mains noires de charbon et enterré n'importe où ce fusil Klebb, que la prévention brandit si victorieusement.
   – Jacques est sauvé! s'écria M. de Chandoré.
   M. Séneschal n'était pas si prompt à l'enthousiasme.
   – C'est spécieux, fit-il. Malheureusement, il faut autre chose qu'une déduction, si logique qu'elle soit, à des juges qui ont les mains pleines de preuves…
   – On leur en trouvera de plus fortes.
   – Que comptez-vous donc faire?
   – Je ne sais pas… Je viens de vous dire ma première impression; maintenant, il faut que j'étudie l'affaire, que j'interroge les gens, à commencer par le vieil Antoine.
   M. de Chandoré s'était levé.
   – Nous pouvonsêtre à Boiscoran dans une heure, fit-il. Dois-je envoyer chercher ma voiture?…
   – Le plus tôt sera le mieux, répondit le jeune avocat.
   Chargé de cette commission, le domestique de M. Séneschalétait de retour moins d'un quart d'heure après, annonçant que la voitureétait devant la porte.
   M. de Chandoré et maître Folgat y prirent place, et tandis qu'ils s'installaient:
   – Surtout, recommanda le maire à l'avocat parisien, soyez prudent et circonspect. Déjà cette affaire ne passionne que trop l'opinion. La politique s'en mêle. Je crains une manifestation à l'enterrement des pompiers, et l'on m'annonce que le docteur Seignebos prononcera un discours au cimetière. Allons, bonne chance!
   Le cocher fouetta le cheval, et pendant que la voiture roulait le long du faubourg des Dames:
   – Je ne m'explique pas, disait M. de Chandoré, qu'Antoine ne soit pas venu me trouver aussitôt après l'arrestation de son maître. Que peut-il luiêtre arrivé?


   4. Le cheval de M. Séneschalétait peut-être un des meilleurs de l'arrondissement…

   Le cheval de M. Séneschalétait peut-être un des meilleurs de l'arrondissement; mais celui de M. de Chandoré luiétait encore supérieur.
   En moins de cinquante minutes furent franchis les treize kilomètres qui séparent Boiscoran de Sauveterre. Cinquante minutes pendant lesquelles M. de Chandoré et maître Folgat n'échangèrent pas cinquante mots.
   Lorsqu'ils arrivèrent, la cour du château de Boiscoranétait silencieuse et déserte. Portes et fenêtresétaient hermétiquement closes. Sur les marches du perronétait assis un jeune paysan à robuste carrure, lequel, à la vue des «bourgeois», se leva et porta la main à son bonnet de laine.
   – Où est Antoine? lui demanda M. de Chandoré.
   – là-haut, monsieur le baron.
   Le vieux gentilhomme essaya d'ouvrir la porte; elle résista.
   – Oh! monsieur, Antoine est barricadé en dedans, dit le paysan.
   – Singulière idée, fit M. de Chandoré en frappant du bout de sa canne.
   Il frappait depuis un moment de plus en plus fort, quand enfin, de l'intérieur:
   – Qui va là? cria la voix d'Antoine.
   – C'est moi, sarpejeu! le baron de Chandoré.
   Bruyamment les barres furent retirées, et le vieux valet de chambre se montra. Ilétait blême et défait. Au désordre de sa barbe, de ses cheveux et de ses vêtements, ilétait aisé de voir qu'il ne s'était pas couché. Et ce désordreétait fort significatif, de la part d'un homme qui, en toute circonstance, mettait son amour-propre à afficher l'irréprochable tenue d'un gentleman anglais. M. de Chandoré en fut si frappé qu'avant tout:
   – Qu'avez-vous, mon brave Antoine? demanda-t-il.
   Au lieu de répondre, le fidèle serviteur attira le baron et son compagnon à l'intérieur. Et après qu'il eut refermé la porte, se croisant les bras devant eux:
   – J'ai, répondit-il d'un accentétrange, j'ai… que j'ai peur!
   Le vieux gentilhomme et l'avocat se regardaient. Ce malheureux, pensaient-ils, a perdu l'esprit.
   Antoine comprit, car vivement:
   – Non! je ne suis pas fou, dit-il, quoiqu'en vérité il se passe ici des choses telles qu'on se demande si l'on jouit bien de tout son bon sens!… Si j'ai peur, ce n'est pas sans motifs…
   – Douteriez-vous de votre maître? interrogea maître Folgat.
   Si menaçant fut le regard que l'honnête domestique lança au questionneur, que tout de suite M. de Chandoré intervint:
   – Mon cher Antoine, dit-il, monsieur est un ami, un ami dévoué, un avocat venu de Paris avec madame de Boiscoran pour défendre Jacques. Non seulement vous ne devez pas vous défier de lui, mais il faut lui dire tout ce que vous savez, tout absolument et quand même…
   Le visage du digne serviteur s'éclaira.
   – Ah! monsieur est un avocat! s'écria-t-il. Qu'il soit le bienvenu. Je vais pouvoir dire tout ce que j'ai sur le cœur… Non, certes, je ne crois pas monsieur Jacques coupable, il est impossible qu'il le soit, il est stupide de penser qu'il puisse l'être. Mais ce que je crois, ce dont je suis sûr, c'est qu'il y a un coup monté pour lui mettre sur le dos les horreurs du Valpinson…
   – Un coup monté! interrompit maître Folgat, par qui, comment, dans quel but?
   – Ah! c'est ce que j'ignore. Mais je ne me trompe pas, et vous penseriez comme moi si vous aviez assisté à l'interrogatoire… C'était effrayant, messieurs, c'était inouï, à ce point que moi, j'aiété commeébloui, et qu'à un moment j'ai douté de mon maître et que je lui ai conseillé de fuir… Non, jamais on n'a entendu chose pareille. Toutétait contre lui… Chacune de ses réponsesétait comme un aveu. Il y a eu un crime au Valpinson… on l'y a vu aller et en revenir par des chemins détournés. On a mis le feu; l'eau où il s'était lavé les mainsétait noire de charbon. On a tiré des coups de fusil… on a retrouvé une de ses cartouches près de l'endroit où monsieur de Claudieuse aété blessé. Même, c'est là que j'ai reconnu le coup monté. Est-ce que toutes les circonstances se seraient ajustées si exactement, si elles n'eussentété d'avance prévues, calculées et arrangées!… Ce pauvre monsieur Daubigeon avait les larmes aux yeux et ce «tout se mêle»de Méchinet, le greffier, lui-mêmeétait confondu. Il n'y avait à paraître content que ce Galpin-Daveline de malheur. Car c'était lui quiétait le juge et qui interrogeait. Lui, l'ami de monsieur! Un homme qui à tout moment arrivait ici manger notre pain, dormir dans nos lits et tirer notre gibier. Ilétait à genoux devant monsieur, alors, pour obtenir la main de la nièce des demoiselles de Lavarande. Alors, c'était «mon bon Jacques»par-ci, «mon cher Boiscoran»par-là, et des protestations et des cajoleries à n'en plus finir, au point que je me disais toujours qu'un matin je trouverais les bottes de monsieur cirées par lui. Ah! il a pris sa revanche, hier matin, et il fallait voir de quel air il disait à monsieur: «Nous ne sommes plus amis.»Bandit!… non, nous ne sommes plus amis, et si le bon Dieuétait juste, tu aurais dans le ventre les deux coups de fusil qu'on a tirés sur monsieur de Claudieuse, et tu ne les digérerais pas…
   L'impatience de M. de Chandoré était grande. Aussi, dès qu'Antoine s'arrêta pour reprendre haleine:
   – Pourquoi, fit-il, n'êtes-vous pas venu me raconter cela tout de suite?
   Le vieux serviteur se permit un haussement d'épaules.
   – Est-ce que je le pouvais! répondit-il. Quand l'interrogatoire aété fini, le Galpin a mis partout les scellés, des bandes de toile fixées avec de la cire, comme on en pose sur le secrétaire des morts. Oh! il en a mis sur toutes les ouvertures, et deux plutôt qu'une. Il en a placé trois sur la porte extérieure. Puis il m'a dit qu'il me constituait gardien, que j'aurais une rétribution pour cela, mais que les galères m'attendaient si quelqu'un touchait aux scellés, seulement du bout du doigt. là-dessus, après avoir livré monsieur aux gendarmes, le Galpin est parti, me laissant seul ici, hébété comme un homme qui aurait reçu un coup de marteau sur la tête… Pourtant, je serais allé trouver monsieur le baron, sans une idée qui m'est venue et qui m'a donné le frisson.
   Grand-père Chandoré frappait du pied.
   – Au fait! dit-il. Au fait!…
   – Voilà. Il faut que ces messieurs sachent que, dans l'interrogatoire, il aété beaucoup question du fusil Klebb que monsieur avait emporté le soir de l'incendie. Le Galpin a manié ce fusil et a ensuite demandé quand monsieur avait feu avec pour la dernière fois. Monsieur a répondu qu'il y avait cinq jours… Vous m'entendez, je dis: cinq jours. Et là-dessus, mon Galpin a remis le fusilà sa place, sans examiner les canons.
   – Eh bien? fit maître Folgat.
   – Eh bien! monsieur, moi, Antoine, j'avais, l'avant-veille – je dis bien l'avant-veille – lavé et nettoyé à fond le Klebb de monsieur…
   – Sarpejeu! s'écria M, de Chandoré, comment n'avez-vous pas dit cela plus tôt, Antoine… Si les canons sont propres, c'est la preuve irrécusable que Jacques est innocent!
   Le vieux serviteur branla la tête.
   – C'est vrai, dit-il, seulement… les canons sont-ils propres?
   – Oh!
   – Monsieur peut s'être trompé quant à la date de son dernier coup de fusil, et alors les canons seraient encrassés, et au lieu de le sauver, ma déclaration le perdrait définitivement. Avant de parler, il fautêtre sûr.
   – Oui, approuva maître Folgat, et vous avez bien fait de vous taire, mon brave, et je ne saurais trop vous adjurer de ne parler à personne au monde de cette circonstance, qui peut devenir pour la défense un argument décisif.
   – Oh! je saurai tenir ma langue, monsieur; seulement vous devez comprendre ce que je me suis fait de mauvais sang, devant ces maudits scellés qui m'empêchaient d'aller m'assurer de l'état du fusil… Oh! si j'avais osé les briser!…
   – Malheureux!
   – J'en ai eu l'idée, mais je me suis retenu. Seulement j'ai songé, après, que cette pensée pouvait venir à d'autres. Les scélérats qui ont organisé ce complot abominable contre monsieur Jacques sont capables de tout, n'est-ce pas? Pourquoi ne seraient-ils pas venus, de nuit, briser les scellés… J'ai mis le métayer de garde dans le jardin, sous les fenêtres; j'ai placé son fils de faction dans la cour, et moi je suis resté en sentinelle devant les scellés, avec des armes sous la main… Les brigands pouvaient venir ils auraient trouvé à qui parler!
   On a beau dire, les avocats valent mieux que leur réputation. Il est des grâces d'état. Le premier qui versera une larme à la représentation d'un drame bien noir sera toujours dramaturge, un homme du métier qui connaît toutes les ficelles et pour qui les coulisses n'ont plus de secrets. L'avocat, tant accusé de scepticisme, est par excellence crédule et naïf. C'est sincèrement qu'il se passionne, et, quand on pense qu'il joue la comédie, il est de bonne foi. Les trois quarts du temps est gagnée dans son esprit la cause détestable qu'il plaide et qu'il perd devant les juges.
   D'heure en heure, depuis son arrivée à Sauveterre, maître Folgat s'était pénétré de l'innocence de Jacques de Boiscoran, et le récit du vieil Antoine n'était pas fait pourébranler ses convictions. Non qu'il admît l'existence d'un complot. Mais il n'était paséloigné de croire à l'audacieux calcul de quelque scélérat, profitant de circonstances connues de lui seul pour faire retomber le châtiment de son crime sur M. de Boiscoran.
   Mais il avait bien d'autres explications à demander, et ilétait difficile de les obtenir d'Antoine, dans l'état de fiévreuse exaltation où il se trouvait. Car interroger un homme, si disposé qu'il soit à parler, n'est pas facile. Et si l'on n'apporte pas à cette tâche un grand sang-froid, beaucoup de soin et une méthode imperturbable, on risque fort de passer à côté du fait le plus important à recueillir.
   Donc, après un moment:
   – Mon brave Antoine, reprit maître Folgat, je ne saurais trop louer votre conduite en toute cette affaire. Nous sommes loin d'en avoir fini… Seulement, comme je n'ai rien pris depuis hier à Paris, et que j'entends sonner midi…
   M. de Chandoré se frappa le front.
   – Ah! vieil oublieux que je suis! interrompit-il. Comment ne vous ai-je rien offert!… Pourtant, vous m'excuserez, n'est-ce pas, je suis si bouleversé!… Antoine, qu'avez-vous à nous servir?
   – La métayère a desœufs, du confit d'oie, du jambon…
   – Ce qui sera le plus vite prêt sera le meilleur, dit le jeune avocat.
   – Avant vingt minutes ces messieurs seront à table! s'écria le digne serviteur.
   Et il s'élança dehors, pendant que M. de Chandoré faisait entrer maître Folgat dans le salon.
   Le pauvre grand-père faisait appelà toute sonénergie pour garder une contenance assurée.
   – Cette circonstance du fusil, dit-il, c'est le salut, n'est-ce pas?
   – Peut-être, répondit le jeune avocat.
   Et ils gardèrent le silence: le grand-père songeant à la douleur de sa petite-fille et maudissant le jour où, en ouvrant sa maison à Jacques, il l'avait ouverte à tant et de si cruelles angoisses; l'avocat classant dans son esprit les faits qu'il avait recueillis et préparant les questions qu'il voulait poser encore.
   Ilsétaient, l'un et l'autre, si profondément enfoncés dans leurs réflexions qu'ils tressautèrent quand Antoine reparut disant:
   – Ces messieurs sont servis!
   La table avaitété dressée dans la salle à manger, et les deux convives y ayant pris place, l'honnête domestique se plantait debout, près d'eux, la serviette au bras, quand M. de Chandoré l'interpellant:
   – Mettez un troisième couvert, Antoine, dit-il, et déjeunez avec nous.
   – Oh! monsieur, protesta le brave homme, monsieur le baron…
   – Asseyez-vous, insista M. de Chandoré, manger après nous vous ferait perdre du temps, et un serviteur tel que vous fait partie de la famille.
   Antoine obéit, confus, mais rouge de plaisir de l'honneur qui luiétait fait, car ce n'est pas par excès de familiarité que péchait le baron de Chandoré.
   Et le jambon et lesœufs de la métayère expédiés:
   – Maintenant, reprit maître Folgat, revenons à notre affaire, et vous, mon cher Antoine, du calme, et rappelez-vous que si nous n'obtenons pas une ordonnance de non-lieu, vos réponses seront leséléments de ma défense! Quellesétaient, ici, les habitudes de monsieur de Boiscoran?
   – Ici, monsieur, il n'en avait pour ainsi dire pas. Nous venions si rarement et pour si peu de temps…
   – N'importe, quelétait son genre de vie?
   – Il se levait tard, il se promenait beaucoup, il chassait quelquefois, il dessinait, il lisait… car monsieur est un grand liseur, et qui aime les livres autant que monsieur le marquis, son père, aime la porcelaine.
   – Qui recevait-il?
   – Monsieur Galpin-Daveline, le plus souvent; le docteur Seignebos, le curé de Bréchy, monsieur Séneschal, monsieur Daubigeon…
   – Comment passait-il ses soirées?
   – Chez monsieur le baron de Chandoré, qui est ici pour le dire.
   – Il n'avait pas d'autres relations dans le pays?
   – Non.
   – Vous ne lui connaissez pas quelque… bonne amie?
   Antoine eut un geste pudibond.
   – Oh! monsieur, prononça-t-il, monsieur, ne savez-vous donc pas que monsieur est le fiancé de mademoiselle Denise!
   Le baron de Chandoré n'était pas né d'hier, ainsi qu'il se plaisait à le dire. Si puissamment intéressé qu'il fût, il se leva.
   – J'ai besoin de prendre l'air, fit-il.
   Et il sortit, comprenant que sa qualité de grand-père de Denise pouvait arrêter la vérité sur les lèvres d'Antoine.
   Voilà un homme d'esprit, pensa maître Folgat.
   Et tout haut:
   – Puisque nous voilà seuls, mon brave Antoine, reprit-il, parlons nettement. Monsieur de Boiscoran avait-il quelque maîtresse dans le pays?
   – Non, monsieur.
   – N'en a-t-il jamais eu?
   – Jamais. On vous dira peut-être que, dans le temps, il regardait avec plaisir la Fougerouse, une grande rousse, la fille d'un meunier qui demeure tout près d'ici, et que la mâtine venait au château plus souvent qu'il n'était besoin, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre… Mais c'était pur enfantillage. D'ailleurs, il y a cinq ans de cela, et depuis trois la Fougerouse est mariée à un saunier des environs de Marennes.
   – Vousêtes sûr de ce que vous dites?
   – Comme de mon existence. Et monsieur en serait sûr connaissant le pays comme moi, et la langue infernale des gens. Il n'y a pas de ruses qui tiennent, ni précautions; je défie un homme de parler trois fois à une femme sans que tout le monde le sache. À Paris, je dis pas…
   Maître Folgat dressa l'oreille.
   – Il y a donc eu quelque chose à Paris? interrogea-t-il.
   Mais Antoine hésitait.
   – C'est que, balbutia-t-il, les secrets de mon maître ne sont pas les miens, et après le serment que je lui ai fait…
   – De votre franchise dépend peut-être le salut de votre maître interrompit le jeune avocat, soyez sûr qu'il ne vous en voudra pas d'avoir parlé.
   Quelques secondes encore, l'honnête serviteur demeura indécis; puis:
   – Eh bien! commença-t-il, monsieur a eu, comme on dit une grande passion…
   – Quand?
   – Ah! je l'ignore; cela avait commencé avant mon entrée au service de monsieur. Ce que je sais, c'est que pour recevoir… la personne, monsieur avait acheté à Passy bout de la rue des Vignes, au milieu d'un immense jardin, une belle maison qu'il avait fait meubler magnifiquement.
   – Ah!…
   – C'est là un secret que ni le père de monsieur ni sa mère comme de juste, ne connaissent. Et si je le sais, c'est que monsieur, un jour qu'ilétait à cette maison, est tombé dans l'escalier et s'est déboîté le pied, et qu'il m'a fait venir pour le soigner. C'est probablement sous son nom qu'il l'a achetée, mais ce n'était pas sous son nom qu'il l'occupait. Il s'y faisait passer pour un Anglais, monsieur Burnett, et c'était une servante anglaise qui le servait.
   – Et… la personne…
   – Ah! monsieur, non seulement je ne la connais pas, mais je ne soupçonne pas qui elle pouvaitêtre. Ah! monsieur, et elle prenait de fières précautions! Étant ici pour tout dire, j'avouerai que j'ai eu la curiosité de questionner la servante anglaise. Elle m'a répondu qu'elle n'était pas plus avancée que moi; qu'elle savait bien qu'il venait une dame, mais que jamais elle n'avait réussi à lui voir seulement le bout du nez. Monsieur prenait si adroitement son temps que toujours la servanteétait en course quand la dame arrivait et repartait. Quand elleétait à la maison, monsieur et elle se servaient seuls. Et s'ils voulaient se promener dans le jardin, ils envoyaient la servante faire une commission à tous les diables, à Versailles ou à Fontainebleau, ce dont elle enrageait, comme de raison.
   D'un mouvement machinal qui luiétait familier, maître Folgat tortillait une mèche de sa barbe noire. Un instant, il lui avait semblé voir poindre la femme, cette inévitable femme dont l'inspiration toujours se retrouve au fond de toutes les actions d'un homme, et voici que décidément elle s'évanouissait. Car c'est en vain que d'un esprit alerte il cherchait un rapport quelconque possible, sinon probable, entre la mystérieuse visiteuse de la rue des Vignes et lesévénements dont le Valpinson venait d'être le théâtre; il n'en découvrait aucun.
   Quelque peu découragé:
   – Enfin, mon brave Antoine, reprit-il, cette grande passion de votre maître n'existe sans doute plus?
   – Évidemment, monsieur, puisque monsieur Jacques allaitépouser mademoiselle Denise.
   La raison n'était peut-être pas aussi péremptoire que l'imaginait le fidèle serviteur; pourtant le jeune avocat ne fit aucune observation.
   – Et, selon vous, poursuivit-il, quand cette passion aurait-elle pris fin?
   – Pendant la guerre, monsieur et la dame ont dû se trouver séparés, car monsieur n'est pas resté à Paris. Il commandait une compagnie de nos mobiles, et même il aété blessé à leur tête, ce qui lui a valu la croix.
   – Possède-t-il encore sa maison de la rue des Vignes?
   – Je le crois.
   – Pourquoi?
   – Parce que monsieur et moi sommes allés passer huit jours à Paris, après lesévénements, et qu'un soir il m'a dit: «La guerre et la Commune me coûtent bon. Ma bicoque a reçu plus de vingt obus, et il y a logé tour à tour des francs-tireurs, des communeux et des soldats. Les murs sont à jour, et il n'y reste pas un meuble intact. Mon architecte me dit que, tout compris, j'aurai pour plus de quarante mille francs de réparations…»
   – Comment! de réparations!… Il comptait donc encore utiliser cette maison?
   – À cetteépoque, monsieur, le mariage de monsieur n'était pas encore arrêté.
   – Soit, mais cette circonstance tendrait à prouver qu'il a revu à cetteépoque la dame mystérieuse, et que la guerre n'avait pas brisé leurs relations…
   – C'est possible.
   – Et il ne vous a jamais reparlé de cette dame?
   – Jamais…
   Il s'arrêta. Dans le vestibule, on entendait M. de Chandoré tousser avec cette affectation d'un homme qui tient à s'annoncer.
   Aussitôt qu'il reparut:
   – Par ma foi, monsieur, lui dit maître Folgat, lui indiquant ainsi que sa présence n'avait plus aucun inconvénient, je me disposais à aller à votre recherche, craignant que vous ne fussiez incommodé.
   – Je vous remercie, répondit le vieux gentilhomme, l'air m'a tout à fait remis.
   Il s'assit; et le jeune avocat se retournant vers Antoine:
   – Revenons, dit-il, à monsieur de Boiscoran. Commentétait-il, le jour qui a précédé l'incendie?
   – Comme tous les autres jours, monsieur.
   – Qu'a-t-il fait avant de sortir?
   – Il a dîné comme d'habitude, de bon appétit. Il est ensuite monté dans son appartement, où il est resté plus d'une heure. En descendant il tenait à la main une lettre, qu'il a remise à Michel, le fils du fermier, pour la porter à Sauveterre, à mademoiselle Chandoré…
   – Précisément. Dans cette lettre monsieur de Boiscoran dit à mademoiselle Denise qu'il est retenu loin d'elle par une affaire impérieuse.
   – Ah!
   – Avez-vous idée de ce que pouvaitêtre cette affaire?
   – Aucunement, monsieur, je vous le jure.
   – Cependant, voyons, ce ne peutêtre sans raison que monsieur de Boiscoran s'est privé du plaisir de passer la soirée auprès de sa fiancée?
   – Non, en effet.
   – Ce ne peutêtre sans but, qu'au lieu de suivre la grande route, il s'est lancé à travers les marais inondés et qu'il est revenu à travers bois…
   Le vieil Antoine, littéralement, s'arrachait les cheveux.
   – Ah! monsieur! s'écria-t-il, vous dites là précisément ce que disait monsieur Galpin-Daveline!
   – C'est malheureusement ce que dira tout homme sensé.
   – Je le sais, monsieur, je ne le sais que trop. Et monsieur Jacques lui-même l'a si bien senti qu'il a essayé d'inventer un prétexte. Mais il n'a jamais menti, monsieur Jacques, il ne sait pas mentir, et lui qui a tant d'esprit, il n'a rien su trouver qu'un prétexte dont l'absurdité saute aux yeux. Il dit qu'il allait à Bréchy voir son marchand de bois…
   – Et pourquoi non! fit M. de Chandoré.
   Antoine secoua la tête.
   – Parce que, répondit-il, le marchand de bois de Bréchy est un voleur, et qu'au su et vu de tout le monde, monsieur l'a mis dehors par lesépaules, voilà plus de trois ans. C'est à Sauveterre que nous vendons nos coupes.
   Maître Folgat venait de sortir de sa poche un agenda, et il y notait certaines indications d'Antoine, arrêtant déjà les grandes lignes de sa défense.
   Cela fait:
   – À cette heure, commença-t-il, arrivons à Cocoleu.
   – Ah! le misérable! s'écria Antoine.
   – Vous le connaissez?
   – Comment ne le connaîtrais-je pas, moi qui ai passé toute ma vie ici, à Boiscoran, au service de défunt l'oncle de monsieur!
   – Alors, quel individu est-ce, décidément?
   – Un idiot, monsieur, ou, comme on dit ici, un innocent, qui a la danse de Saint-Guy, par-dessus le marché, et qui tombe du haut mal.
   – Ainsi, il est de notoriété publique qu'il est complètement imbécile?
   – Oui, monsieur. Quoique pourtant j'ai entendu des gens soutenir qu'il n'était pas si dénué de bon sens qu'on croyait, et qu'il faisait, comme on dit, l'âne pour avoir du son…
   M. de Chandoré l'interrompit.
   – Sur ce sujet, dit-il, le docteur Seignebos peut donner les renseignements les plus précis, ayant gardé Cocoleu chez lui près de deux ans.
   – Aussi ai-je bien l'intention de voir le docteur, répondit maître Folgat. Mais, avant tout, il faudrait retrouver ce misérable idiot…
   – Vous avez entendu monsieur Séneschal, monsieur, il a mis la gendarmerie à sa poursuite.
   Antoine se permit une grimace.
   – Quand les gendarmes prendront Cocoleu, déclara-t-il, c'est qu'il aura voulu se laisser prendre.
   – Pourquoi, s'il vous plaît?
   – Parce que, messieurs, il n'y a personne comme cet innocent pour connaître les coins et les recoins du pays, les trous, les fourrés, les cachettes, et qu'avec l'habitude qu'il a eu de vivre comme un sauvage, de fruits, de racines et d'oiseaux, il peut, en cette saison, rester trois mois sans approcher d'une maison.
   – Diable! fit maître Folgat, désappointé.
   – Je ne connais qu'un homme, continua le vieux serviteur, capable de dénicher Cocoleu, c'est le fils de notre métayer, Michel, ce gars que vous avez vu en bas.
   – Qu'il vienne! dit M. de Chandoré.
   Appelé, Michel ne tarda pas à paraître, et quand on lui eut expliqué ce qu'on attendait de lui:
   – Il y a moyen, répondit-il, quoique certainement ce ne soit point aisé. Si Cocoleu n'a pas la raison d'un homme, il a la malice d'une bête… Enfin, on va essayer.
   Rien ne retenait plus à Boiscoran M. de Chandoré ni maître Folgat.
   Après avoir recommandé au vieil Antoine de bien surveiller les scellés et de donner, s'ilétait possible, un coup d'œil au fusil de Jacques, lorsque la justice viendrait enlever les pièces à conviction, ils remontèrent en voiture.
   Et cinq heures sonnaient à la cathédrale de Sauveterre quand ils arrivèrent rue de la Rampe.
   Mlle Denise attendait dans le salon. Elle se leva lorsqu'ils entrèrent, pâle, les yeux secs et brillants.
   – Comment! tu es seule! s'écria M. de Chandoré, on t'a laissée seule!
   – Ne te fâche pas, grand-père. Je viens de décider madame de Boiscoran, quiétaitépuisée de fatigue, à prendre, avant dîner, une heure de repos.
   – Et tantes Lavarande?
   – Elles sont sorties, grand-père. Elles doiventêtre en ce moment chez monsieur Galpin-Daveline.
   Maître Folgat tressauta.
   – Oh!… fit-il.
   – Mais c'est une démarche insensée! s'écria le vieux gentilhomme.
   D'un mot la jeune fille lui ferma la bouche.
   – C'est moi, dit-elle, qui l'ai voulu.


   5. Oui, la démarche des demoiselles de Lavarandeétait insensée…

   Oui, la démarche des demoiselles de Lavarandeétait insensée. Au point où enétaient les choses, aller trouver M. Galpin-Daveline, c'était peut-être lui porter des armes dont ilécraserait Jacques.
   Mais, à qui la faute, sinon à M. Chandoré et à maître Folgat? N'avaient-ils pas commis une impardonnable imprudence en partant pour Boiscoran sans prévenir, sans autre précaution que de faire dire par le domestique de M. Séneschal qu'ils seraient de retour pour dîner et qu'il ne fallait pas s'inquiéter?
   Ne pas s'inquiéter!… Et c'est à la marquise de Boiscoran et à Mlle Denise, à la mère et à la fiancée de Jacques qu'ils disaient cela!…
   Certainement, sur le premier moment, ces deux infortunées conservèrent un sang-froid relatif, chacune s'efforçant de donner à l'autre l'exemple du courage et de la confiance. Mais à mesure que s'étaientécoulées les heures, leurs angoisses avaient repris le dessus, et peu à peu leur douleur s'était exaltée de l'échange de leurs craintes. Elles se représentaient Jacques innocent et cependant traité comme les pires criminels, seul, au fond d'un cachot, livré aux plus horribles inspirations du désespoir. Quelles pouvaientêtre ses réflexions depuis plus de vingt-quatre heures qu'ilétait sans nouvelle des siens? Ne devait-il pas se croire méprisé, abandonné, renié?
   Cette idée est intolérable! s'écria enfin Mlle Denise. À tout prix, il faut arriver jusqu'à lui.
   – Comment? demanda Mme de Boiscoran.
   – Je ne sais, mais il doit y avoir un moyen. Il est des choses que, seule, je n'aurais pas osé; mais avec vous, ma chère mère, je puis tout tenter. Allons à la prison…
   Vivement, Mme de Boiscoran jeta sur sesépaules son manteau de voyage.
   – Je suis prête, dit-elle, partons!
   Elles avaient bien l'une et l'autre entendu dire que Jacquesétait «au secret», mais ni l'une ni l'autre n'attachaient à cette expression sa réelle et effrayante signification. Elles n'avaient nulle idée de cette mesure atroce et cependant indispensable en l'état de notre législation, qui supprime en quelque sorte un homme, qui le mure dans une cellule, seul en face du crime dont il est accusé, seul, à l'entière et absolue discrétion d'un autre homme, chargé de lui arracher la vérité.
   Pour elles, le secret, ce n'était que la privation de la liberté, la cellule avec son mobilier sinistre, les grilles aux fenêtres, les verrous aux portes, le geôlier secouant ses trousseaux de clefs le long des corridors sombres et le soldat de faction dans la cour.
   – Il est impossible, disait Mme de Boiscoran, qu'on me refuse de voir mon fils.
   – Impossible, approuvait Mlle Denise. Et, d'ailleurs, je connais le geôlier Blangin, dont la femmeétait autrefois à notre service.
   C'est donc avec une entière confiance que la jeune fille, de sa main frêle, souleva le lourd marteau de la porte de la prison.
   Ce fut Blangin lui-même qui vint ouvrir, et, à la vue des deux pauvres femmes, un immenseétonnement se peignit sur sa large face.
   – Nous venons voir monsieur de Boiscoran, dit résolument Mlle Denise.
   – Ces dames ont donc une permission? demanda le geôlier.
   – Une permission!… De qui?
   – De monsieur Galpin-Daveline.
   – Nous n'avons pas de permission.
   – Alors j'ai le regret de dire à ces dames qu'il est impossible qu'elles voient monsieur de Boiscoran. Il est au secret, et j'ai les ordres les plus rigoureux…
   Mlle Denise fronçait les sourcils.
   – Vos ordres, monsieur Blangin, interrompit-elle, ne sauraient concerner madame, qui est la marquise de Boiscoran.
   – Mes ordres concernent tout le monde, mademoiselle.
   – Vous empêcheriez, vous, une mère désolée d'embrasser son fils!
   – Eh! ce n'est pas moi, mademoiselle! Moi! Que suis-je? Rien, un verrou que la justice pousse ou tire à son gré.
   Pour la première fois, la jeune fille eut l'idée que sa tentative pouvaitéchouer.
   – Mais moi, mon bon monsieur Blangin, insista-t-elle, avec des larmes plein les yeux, moi, me refuserez-vous? Ne me connaissez-vous pas? Votre femme ne vous a-t-elle jamais parlé de moi?
   Le geôlier, certainement, étaitému.
   – Je sais, répondit-il, tout ce que ma femme et moi devons aux bontés de mademoiselle, mais… J'ai ma consigne, mademoiselle ne voudrait pas perdre la place d'un pauvre homme…
   – Si vous perdez votre place, monsieur Blangin, moi, Denise de Chandoré, je vous en garantis une qui vous vaudra le double.
   – Mademoiselle…
   – Douteriez-vous de ma parole, monsieur Blangin?
   – Dieu m'en garde! mademoiselle, mais ce n'est pas seulement de ma place qu'il s'agit… Si je faisais ce que vous demandez, je serais puni sévèrement…
   À l'accent du geôlier, Mme de Boiscoran comprit que Mlle de Chandoré n'obtiendrait rien.
   – N'insistez pas, mon enfant, dit-elle, rentrons…
   – Quoi! sans savoir rien de ce qui se passe derrière ces murs implacables, sans savoir même si Jacques est vivant ou mort!
   Ilétait clair qu'un rude combat se livrait dans le cœur du geôlier. Tout à coup, d'une voix brève, et en jetant autour de lui des regards inquiets:
   – Parler, dit-il, m'est interdit, mais n'importe… Je ne vous laisserai pas vouséloigner sans vous apprendre que monsieur de Boiscoran est en bonne santé.
   – Ah!
   – Hier, quand on l'a amené, ilétait comme hébété… Il s'est jeté sur son lit à corps perdu, et il y est resté sans faire un mouvement plus de deux heures. Je crois bien qu'il pleurait…
   Un sanglot, que ne put maîtriser Mlle Denise, fit tressaillir M. Blangin.
   – Oh! rassurez-vous, mademoiselle, reprit-il bien vite, cetétat n'a pas duré. Bientôt monsieur de Boiscoran s'est levé en s'écriant: «Ahç à! mais je suis stupide de me désespérer ainsi…»
   – Vous l'avez entendu? demanda Mme de Boiscoran.
   – Pas personnellement. C'est Frumence Cheminot qui l'a entendu…
   – Frumence Cheminot?
   – Oui, un de nos détenus. Oh! un simple vagabond, pas méchant du tout, et qui a la commission de monter la garde au guichet de monsieur de Boiscoran et de ne jamais le perdre de vue… C'est monsieur Galpin-Daveline qui a eu l'idée de cette précaution, parce que les accusés, quelquefois, dans le premier moment, si le désespoir les prend et le dégoût de la vie… Un malheur est si vite arrivé! Frumence empêcherait le malheur…
   Mme de Boiscoran frémissait d'horreur. Mieux que tout, cette précaution lui donnait la mesure exacte de la situation de son fils.
   – Du reste, poursuivit M. Blangin, il n'y a plus rien à craindre. Monsieur de Boiscoran est redevenu calme, tranquille et même gai, si j'ose m'exprimer ainsi. Quand il s'est levé ce matin, après avoir dormi toute la nuit comme un loir, il m'a appelé pour me demander du papier, de l'encre et des plumes. C'est ce que les prisonniers demandent le second jour. J'avais ordre de lui en donner: il en a eu. Et quand je suis allé lui porter son déjeuner, il m'a remis une lettre, à l'adresse de mademoiselle de Chandoré.
   – Comment! s'écria Mlle Denise, vous avez une lettre pour moi et vous ne me la donnez pas!
   – C'est que je ne l'ai plus, mademoiselle; c'est que je l'ai remise, comme c'était mon devoir, à monsieur Galpin-Daveline, quand il est venu, avec son greffier Méchinet, pour interroger monsieur de Boiscoran.
   – Et qu'a-t-il dit?
   – Il a décacheté la lettre, il l'a lue, et il l'a mise dans sa poche en disant: «Bon!»
   Des larmes, mais de colère, cette fois, jaillirent des yeux de Mlle Denise.
   – Quelle honte! s'écria-t-elle. Cet homme, lire une lettre que Jacques m'adressait! C'est infâme!
   Et, sans songer à remercier M. Blangin, elle entraîna Mme de Boiscoran, et jusqu'à la maison elle ne prononça pas une parole.
   – Ah! pauvre enfant, tu n'as pas réussi! s'écrièrent tantes Lavarande lorsqu'elles virent rentrer leur nièce.
   Mais quand Denise leur eut tout appris:
   – Eh bien! s'écrièrent-elles, nous allons aller le voir, nous, ce petit juge, qui avant-hier encore nous faisait bassement sa cour pour obtenir la dot de notre nièce. Et nous lui dirons son fait. Et si nous n'obtenons pas qu'il nous rende Jacques, nous troublerons du moins son triomphe et nous rabaisserons son orgueil.
   Comment Mlle de Chandoré n'eût-elle pas adopté l'idée des tantes Lavarande, un projet qui donnait à sa colère une satisfaction immédiate et qui servait ses secrètes espérances!
   – Oh, oui! vous avez raison, chères tantes! s'écria-t-elle. Vite, sans perdre une minute, partez…
   Incapables de résister à de tels accents, elles se mirent en route, sansécouter les timides objections de la marquise de Boiscoran.
   Seulement les bonnes demoiselles se trompaient quant aux dispositions d'esprit de M. Galpin-Daveline. L'ex-prétendant de leur nièce Lavarande n'était pas sur un lit de roses. Au début de cetteétrange affaire, il s'yétait jeté fiévreusement, comme sur l'occasion admirable qu'il guettait depuis tant d'années et qui devait ouvrir à deux battants les portes jusqu'alors fermées à son ambition. Puis, une fois engagé, l'enquête commencée, il avaitété emporté par un courant plus rapide que la réflexion. Aussi est-ce avec une sorte de satisfaction malsaine qu'il avait vu les charges se multiplier et grossir, jusqu'à le contraindre de signer un mandat d'arrêt contre son ancien ami. Alors, ilétait comme aveuglé par les plus magnifiques espérances. Ne prouvait-elle pas les plus hautes facultés et un savoir-faire supérieur, cette enquête qui, en quelques heures, avait conduit la justice d'un crime presque inexplicable à un coupable que personne n'eût osé soupçonner?
   Mais quelques heures plus tard, M. Galpin-Daveline ne voyait plus lesévénements du mêmeœil. La réflexion le refroidissant, il commençait à douter de son habileté et à se demander s'il n'avait pas agi avec trop de précipitation. Si Jacquesétait coupable, rien de mieux. Il y avait, c'était clair, de l'avancement pour le juge d'instruction au bout d'une condamnation. Oui, mais… si Jacques allaitêtre innocent!
   Cette idée, se dressant pour la première fois devant M. Galpin-Daveline, le glaça jusqu'à la moelle des os. Jacques innocent! c'était sa condamnation à lui, Galpin-Daveline, c'était son avenir perdu, ses espérances anéanties, sa carrière à jamais entravée! Jacques innocent! c'était une disgrâce certaine. On le retirerait de Sauveterre, devenue impossible pour lui après un teléclat. Mais ce serait pour le reléguer dans quelque pays perdu, sans aucune chance d'avancement.
   Vainement il objectait qu'il n'avait fait que son devoir. On lui répondait, si même on daignait lui répondre, qu'il est de ces maladresseséclatantes, de ces erreurs scandaleuses qu'un magistrat ne doit pas commettre, et que, pour la gloire de la justice et dans l'intérêt de la magistrature si violemment attaquée, mieux vaut, en certaines circonstances, laisser un coupable impuni qu'emprisonner un innocent.
   Avec de telles angoisses, les plus cruelles qui puissent déchirer le cœur d'un ambitieux, M. Galpin-Daveline devrait trouver son chevet rembourré d'épines.
   Dès six heures du matin, ilétait debout. À onze heures, il envoyait chercher son greffier, Méchinet, et ils se rendirent ensemble à la prison, afin de procéder à un nouvel interrogatoire. C'est à ce moment qu'avaitété remise au juge d'instruction la lettre adressée par Jacques à Mlle Denise.
   Elleétait brève, et telle que peut l'écrire un homme trop intelligent pour ne pas savoir qu'un prisonnier ne doit pas compter sur le secret de sa correspondance. Elle n'était même pas cachetée, circonstance qui avaitéchappé à M. Blangin, le geôlier.
   Denise, ma bien-aimée,écrivait Jacques, la pensée de l'horrible chagrin que je vous cause est ma plus cruelle et presque mon unique souffrance. Dois-je m'abaisser jusqu'à vous jurer que je suis innocent? Non, n'est-ce pas? Je suis victime d'un si fatal concours de circonstances que la justice a dû s'y tromper. Mais, rassurez-vous, soyez sans inquiétude. Je saurai, le moment venu, dissiper cette funeste erreur.
   À bientôt…
   Jacques.
   «Bon!»avait dit, en effet, M. Galpin-Daveline après avoir lu cette lettre.
   Elle ne lui en avait pas moins donné un coup au cœur.
   Quelle assurance! avait-il pensé.
   Pourtant, il s'était un peu remis en montant l'escalier de la prison. Jacques, évidemment, ne s'était pas imaginé que sa lettre arriverait directement à destination; donc, il y avait lieu de conjecturer qu'il l'avaitécrite pour la justice bien plus que pour Mlle Denise. L'absence de cachet donnait à cette présomption un certain poids.
   Enfin, c'est ce que nous allons voir, se disait M. Galpin-Daveline, pendant que Blangin lui ouvrait la cellule du prévenu.
   Mais il trouva Jacques aussi calme que s'il eûtété libre à son château de Boiscoran, hautain et même railleur. Impossible de rien tirer de lui. Pressé de questions, il se renfermait dans le silence le plus obstiné ou répondait qu'il avait besoin de réfléchir.
   Le juge d'instructionétait donc rentré chez lui bien plus inquiet qu'il n'enétait parti. L'attitude de Jacques le confondait. Ah! s'il eût pu reculer! Mais il ne le pouvait plus, il avait brûlé ses vaisseaux et ilétait condamné à aller quand même jusqu'au bout. Pour son salut, désormais, pour son avenir, il fallait que Jacques de Boiscoran fût coupable, qu'il fût traduit en cour d'assises et qu'il fût condamné. Il le fallait absolument. C'était une question de vie ou de mort.
   Voilà précisément quellesétaient ses réflexions, quand on vint lui annoncer que les demoiselles de Lavarande demandaient à lui parler.
   Il se dressa tout d'une pièce, et, en moins d'une seconde, son esprit surexcité embrassa toutes leséventualités imaginables. Que pouvaient lui vouloir ces deux vieilles filles?
   – Qu'elles entrent, dit-il enfin.
   Elles entrèrent, roides, hautaines, refusant le fauteuil que leur avançait le magistrat.
   – Je m'attendais peu à l'honneur de votre visite, mesdemoiselles…, commença-t-il.
   L'aînée des tantes Lavarande, Mlle Adélaïde, lui coupa la parole:
   – Je le conçois, dit-elle, après ce qui s'est passé…
   Et tout de suite, avec uneénergie de dévote flétrissant l'impie, elle se mit à lui reprocher ce qu'elle appelait son infâme trahison. Quoi! lui, prendre parti contre Jacques, son ami, un homme qui s'était employé à lui procurer la faveur d'une alliance inespérée!… Par le seul fait de ses espérances de mariage, il faisait en quelque sorte partie de la famille. D'oùétait-il donc né, pour avoir oublié qu'entre parents, se hait-on à la mort, on se doit aide et protection, dès qu'il s'agit de défendre ce patrimoine sacré qui s'appelle l'honneur!
   Étourdi comme un passant qui reçoit d'un cinquièmeétage une volée de pierres, M. Galpin-Daveline gardait cependant assez de sang-froid pour se demander s'il n'y avait nul parti à tirer de cet incident extraordinaire. Un retourétait-il impossible?
   Aussi, dès que Mlle Adélaïde s'arrêta, entreprit-il de se justifier, peignant en métaphores hypocrites la douleur dont ilétait saisi, jurant qu'il n'avait pas pu maîtriser lesévénements, que Jacques luiétait plus cher que jamais…
   – S'il vous est si cher, interrompit Mlle Adélaïde, faites-le mettre en liberté.
   – Eh! le puis-je, mademoiselle.
   – Alors, donnez à sa famille et à ses amis la permission de le voir.
   – La loi me le défend. S'il est innocent, qu'il se disculpe. S'il est coupable, qu'il avoue. Dans le premier cas, il sera libre. Dans le second, il recevra qui bon lui semblera…
   – C'est peut-être aussi par amitié que vous vousêtes permis de lire une lettre de Jacques à sa fiancée…
   – J'ai rempli en cela un des devoirs de ma pénible profession, mademoiselle.
   – Ah! Et cette profession vous défend-elle de nous donner cette lettre que vous avez lue?
   – Oui… Mais je puis vous la communiquer.
   Il la tira d'un dossier, en effet, et la plus jeune des tantes, Mlle Élisabeth, la copia au crayon. Cela fait, elles se retirèrent presque sans saluer.
   M. Galpin-Davelineétait ivre de colère.
   – Ah! vieilles sorcières! s'écria-t-il, votre démarche me prouve que vousêtes loin de croire à l'innocence de Jacques. Pourquoi sa famille tient-elle tant à arriver jusqu'à lui? Sans doute pour lui fournir le moyen de se soustraire, par le suicide, au châtiment de son crime… Mais, de par Dieu, cela ne sera pas, je saurai l'empêcher!
   À quoi bon récriminer sur un fait accompli contre lequel on ne peut rien!
   Si contrarié que fût maître Folgat, lorsqu'il apprit de Mlle Denise la démarche des tantes Lavarande, ilévita d'en rien laisser paraître. N'était-ce pas à lui d'avoir du sang-froid pour tous au milieu de cette famille si cruellementéprouvée?
   M. de Chandoré, d'ailleurs, dissimulait mal son mécontentement. Et, en dépit de son respect pour les volontés de Mlle Denise:
   – Certes, chère fille, je ne dis pas que tu as eu tort… Cependant tu connais tes tantes, et tu sais combien peu elles sont conciliantes. Elles sont capables d'exaspérer monsieur Galpin-Daveline…
   – Qu'importe! interrompit fièrement la jeune fille. La circonspection ne sied qu'aux coupables, et Jacques est innocent.
   – Mademoiselle a raison, approuva maître Folgat, qui parut ainsi subir, comme toute la famille, l'ascendant de Mlle Denise. Quoi que puissent faire ou dire les demoiselles de Lavarande, elles n'empireront pas la situation. Monsieur Galpin-Daveline n'en sera ni plus ni moins un ennemi acharné.
   Grand-père Chandoré eut un soubresaut.
   – Cependant…, commença-t-il.
   – Oh! ce n'est pas à lui que je m'en prends, interrompit le jeune avocat, mais à l'institution dont il subit la fatalité. Est-il bien possible qu'un juge d'instruction demeure absolument impartial, en certaines causes retentissantes comme celle-ci, où il joue en quelque sorte son avenir! On est certes un magistrat intègre, incapable de forfaiture, étroitement attaché au devoir, mais on est homme, mais on a ses intérêts!… On n'aime pas au ministère les enquêtes qui aboutissent à une ordonnance de non-lieu. Le juge qu'on récompense n'est pas toujours celui qui a le mieux su dégager la vérité d'une ténébreuse affaire…
   – Mais monsieur Galpin-Davelineétait notre ami, monsieur…
   – Oui, et c'est là ce qui m'épouvante. Quelle sera sa situation, le jour où monsieur de Boiscoran sera reconnu innocent?
   – Enfin!… nous allons savoir ce qu'ont fait les tantes Lavarande…
   Elles rentraient, en effet, très fières de leur expédition et agitant triomphalement la copie de la lettre de Jacques.
   Cette copie, Mlle Denise la prit, et, tandis qu'elle se retirait à l'écart pour la lire, Mlle Adélaïde racontait l'entrevue, disant combien elle avaitété ferme et dédaigneuse, et combien M. Galpin-Daveline lui avait paru humble et repentant.
   – Car il aété foudroyé, reprenaient, en duo, les vieilles demoiselles, car il aété anéanti, écrasé!
   – Oui, vous venez de faire un beau coup, grommelait M. de Chandoré, et je vous engage à vous en vanter.
   – Les tantes ont bien agi, déclara Mlle Denise. Voyez plutôt ce que m'écrivait Jacques. C'est précis, c'est net. Que pouvons-nous craindre après cette dernière phrase: «Soyez sans inquiétude. Je saurai, le moment venu, dissiper cette funeste erreur.»
   Ayant pris la copie et l'ayant lue, maître Folgat hochait la tête.
   – Il n'était pas besoin de cette lettre, prononça-t-il, pour fixer mon opinion. Au fond de cette affaire est un secret que nul de nous n'a pénétré. Seulement, monsieur de Boiscoran est bien téméraire de jouer ainsi avec un procès criminel. Que ne s'est-il disculpé tout de suite! Ce quiétait facile hier peut devenir difficile demain et impossible dans huit jours…
   – Jacques, monsieur, s'écria Mlle Denise, est un homme trop supérieur pour qu'on ne s'en remette pas absolument à ce qu'il dit!
   Mme de Boiscoran, qui entrait, empêcha l'avocat de répondre.
   Deux heures de repos avaient rendu à la malheureuse femme une partie de sonénergie et de sa présence d'esprit accoutumée, et elle venait demander qu'on expédiât un télégramme à son mari.
   – C'est le moins que nous puissions faire, murmura M. de Chandoré, quoiqu'en vérité ce soit bien inutile. Boiscoran se soucie bien de son fils, ma foi! Ah! s'il s'agissait d'une faïence rare, ou d'une assiette qui manque à sa collection, ce serait une autre histoire!…
   La dépêche n'en fut pas moins rédigée et envoyée au télégraphe, juste comme un domestique venait annoncer que le dînerétait servi.
   Et ce repas fut moins triste qu'on ne l'eût supposé. Certes, chacun avait bien le cœur oppressé, en songeant qu'en ce moment même c'était un geôlier qui servait à Jacques l'ordinaire de la prison. Certes, Mlle Denise ne sut pas retenir une larme en voyant maître Folgat à la place où s'asseyait son fiancé… Mais personne, hormis le jeune avocat, ne croyait que Jacques fût vraiment en péril.
   M. Séneschal, par exemple, qui arriva au moment où on servait le café, partageait, c'était manifeste, les anxiétés de maître Folgat. L'excellent maire venait chercher des nouvelles de ses amis, et leur dire comment s'était passée sa journée.
   L'enterrement des pompiers avait eu lieu sans bruit, sinon sans une profondeémotion. La manifestation qu'il redoutait n'avait pas donné signe de vie, et le docteur Seignebos n'avait point pris la parole au cimetière. Manifestation et discours eussentété, du reste, mal accueillis, ajoutait M. Séneschal, car il avait eu la douleur de constater que l'immense majorité des Sauveterriens croyait fermement à la culpabilité de M. de Boiscoran. Dans plusieurs groupes, il avait entendu des gens qui disaient: «Et cependant, vous verrez qu'il ne sera pas condamné. Un pauvre diable qui aurait commis ce crime abominable serait sûr d'avoir le cou coupé. Mais lui, le fils du marquis de Boiscoran… vous verrez qu'on le renverra blanc comme neige.»
   Le roulement d'une voiture qui s'arrêtait à la porte de la rue lui coupa fort à propos la parole.
   – Qu'est-ce? fit Mlle Denise en se dressant.
   On entendit, dans le corridor, un bruit de voix et de pas, quelque chose comme le trépignement d'une lutte, et presque immédiatement la porte de la salle à manger s'ouvrit, et le fils du métayer de Boiscoran, Michel, parut en s'écriant:
   – C'est fait, je le tiens, je l'amène!
   Et en même temps, il attirait Cocoleu, lequel se débattait en grognant et jetait autour de lui les regards effarés de la bête prise au piège.
   – Par ma foi! mon gars, s'écria M. Séneschal, vous avezété plus habile que les gendarmes!
   À la façon dont Michel cligna de l'œil, il fut aisé de voir que sa foi en l'habileté de la gendarmerie n'était pas illimitée.
   – Ce tantôt, dit-il, quand j'ai promis à monsieur le baron de dénicher Cocoleu, j'avais mon idée. Je savais que, dans le temps, il allait souvent se terrer, comme une bête puante qu'il est, dans une manière de trou qu'il s'était creusé sous des rochers, au plusépais des bois de Rochepommier. C'était le hasard qui m'avait fait découvrir ce terrier, car on passerait bien cent fois à côté et même dessus sans se douter qu'il existe. Donc, quand monsieur le baron m'a dit que «l'innocent»avait disparu, j'ai pensé en moi-même: sûr, il se cache dans son trou, allons voir!… là-dessus, je prends mes jambes à mon cou, j'arrive aux rochers et je trouve Cocoleu… Seulement, je peux dire que j'ai eu du malà le tirer dehors, le gredin, il ne voulait pas venir, et en se défendant, il m'a mordu la main, comme un chien enragé qu'il est… (Sur quoi, Michel agitait sa main gauche enveloppée d'un linge ensanglanté.) Pour amener mon idiot, poursuivit-il,ça aété toute une histoire. J'aiété obligé de lui lier les mains et de le porter jusque chez mon père. là, nous l'avons hissé dans notre cabriolet, et le voilà… Regardez-moi le joli garçon!
   Ilétait hideux, en ce moment, avec sa face livide, marquée de plaques rouges, ses lèvres pendantes, frangées de bave, et ses regards hébétés.
   – Pourquoi ne voulais-tu pas venir? lui demanda M. Séneschal.
   L'idiot ne sembla même pas entendre.
   – Pourquoi as-tu mordu Michel? insista le maire. Cocoleu ne répondit pas.
   – Sais-tu que monsieur de Boiscoran est en prison à cause de ce que tu as dit?
   Toujours pas de réponse.
   – Ah! ce n'est pas la peine de l'interroger, dit Michel. Vous le battriez jusqu'à demain, que vous lui feriez sortir l'âme du corps plutôt qu'une parole de la bouche.
   – J'ai… j'ai faim!… bégaya Cocoleu.
   Maître Folgat eut un geste indigné.
   – Et penser, murmura-t-il, que c'est sur la déposition d'un telêtre qu'on base une accusation capitale!
   Grand-père Chandoré, lui, semblait assez embarrassé.
   – Avec tout cela, demanda-t-il, qu'allons-nous faire de ce misérable idiot?
   – Je vais moi-même, à l'instant, répondit M. Séneschal, le conduire à l'hôpital, et prévenir de la trouvaille le docteur Seignebos et le procureur de la République.
   Le docteur Seignebos avait des ridicules, c'est incontestable, et toutes les burlesques aventures que lui attribuaient ses ennemis n'étaient pas imaginaires. Il avait, en tout cas, cette qualité, devenue rare, de professer pour son «art», comme il disait, un respect voisin du fanatisme. La Faculté, selon lui, était impeccable, et volontiers il lui attribuait l'infaillibilité qu'il déniait au pape. Il confessait bien dans l'intimité que certains de ses confrèresétaient desânesânonnant, mais jamais il n'eût permis à un profane d'émettre, devant lui, cette irrévérencieuse opinion. Du moment où un hommeétait muni de ce fameux diplôme qui confère le droit de vie et de mort, cet homme, à son avis, devaitêtre pour le vulgaire un personnage auguste. C'était un crime, à ses yeux, que de ne se point soumettre aveuglément à l'arrêt d'un médecin.
   De là son opiniâtreté à tenir tête à M. Galpin-Daveline, l'amertume de ses contradictions et le sans-façon avec lequel il avait prié «messieurs de la justice»d'aller procéder hors de la chambre où gisait son malade.
   – Car ces diables-là, avait-il dit, tueraient un homme pour en tirer le moyen de faire couper la tête à un autre…
   Et là-dessus, reprenant ses pinces, ses bistouris et sonéponge, il s'était remis à l'œuvre, et Mme de Claudieuse l'aidant, il avait recommencé à extraire les grains de plomb qui criblaient les chairs du comte.
   À neuf heures, il avait fini.
   – Non que je prétende avoir tout retiré, déclara-t-il modestement, mais s'il reste encore quelques grains, ils sont hors de ma portée, et il me faut attendre que certains symptômes me révèlent leur présence.
   Du reste, ainsi qu'il l'avait prévu, la situation de M. de Claudieuse paraissait fort empirée. À son exaltation première avait succédé une si grande prostration qu'il semblait insensible à tout ce qui se passait autour de son lit. La fièvre traumatique commençait à se manifester par de légers frissons, etétant donné la constitution du comte, ilétait aisé de prévoir que la journée ne s'écoulerait pas sans que le délire s'emparât de son cerveau.
   – Je considère cependant le danger comme nul, dit M. Seignebos à la comtesse, après lui avoir signalé, pour qu'elle ne s'en alarmât pas, tous les accidents qui pouvaient survenir, après lui avoir bien recommandé, surtout, de ne laisser personne approcher du lit de son mari, et M. Galpin-Daveline moins que quiconque.
   La recommandation n'était pas inutile, car presque au même moment, un paysan vint annoncer qu'il y avait là un bourgeois de Sauveterre, lequel demandait à parler à M. de Claudieuse.
   – Qu'il vienne, répondit le docteur. C'est moi qui vais le recevoir.
   C'était un nommé Têtard, un ancien huissier qui avait vendu sonétude pour se lancer dans le commerce des pierres.
   Seulement, outre qu'ilétait ancien officier ministériel et négociant, ainsi que le portaient ses cartes de visite, ledit Têtardétait le représentant d'une compagnie d'assurances contre l'incendie. C'est en cette dernière qualité qu'il osait se présenter, déclara-t-ilà la comtesse, parlant à sa personne.
   Il avait ouï dire que les bâtiments du Valpinson, assurés à sa compagnie, venaient d'être détruits, et que l'incendie avaitété allumé sciemment par M. de Boiscoran, et c'est sur ce sujet qu'il voulait conférer avec M. de Claudieuse. Loin de lui, protestait-il, la pensée de décliner la responsabilité de sa compagnie; seulement il tenait à réserver pour elle le recours légal contre M. de Boiscoran, lequel avait de la fortune et serait certainement condamné à payer le sinistre dont ilétait l'auteur. Mais certaines formalitésétaient nécessaires, et il venait engager M. de Claudieuse à prendre, de concert avec lui, Têtard, les mesures…
   – Et moi, je vous engage à me montrer les talons! s'écria M. Seignebos d'une voix tonnante, et je vous trouve bien hardi de prononcer ainsi le nom de monsieur de Boiscoran!
   M. Têtard fila sans mot dire, et c'est toutému de cet incident que le docteur examina la plus jeune des filles de Mme de Claudieuse, celle qu'elle veillait au moment de la catastrophe et qui allait décidément mieux.
   Après cela, rien ne le retenait plus au Valpinson.
   Il serra soigneusement dans sa trousse les grains de plomb extraits des blessures du comte; puis, attirant Mme de Claudieuse jusqu'au seuil de la pauvre masure:
   – Avant de m'éloigner, madame, dit-il, je tiens à vous demander ce que vous pensez desévénements de cette nuit…
   Plus pâle qu'une morte, la malheureuse femme semblait ne tenir debout que par un miracle d'énergie. Il n'y avait en elle de vivants que les yeux, qui brillaient d'unéclat extraordinaire.
   – Eh! le sais-je, monsieur, répondit-elle d'une voix faible. Ai-je donc, après de si rudesépreuves, la tête assez à moi pour réfléchir?…
   – Vous avez cependant interrogé Cocoleu?…
   – Qui n'aurais-je pas interrogé pour découvrir la vérité!
   – Et le nom qu'il a prononcé ne vous a pas stupéfiée?
   – Vous avez dû le voir, monsieur…
   – Je l'ai vu, et c'est pour cela que j'insiste et que je tiens à avoir votre opinion sur l'état mental de Cocoleu.
   – Le malheureux est idiot, monsieur, ne le savez-vous pas?
   – Je le sais, et c'est pour cela que j'aiété surpris de votre insistance à le faire parler. Vous pensiez donc qu'en dépit de son imbécillité habituelle, il peut avoir quelques lueurs de raison…
   – Il venait, l'instant d'avant, d'arracher mes enfants aux flammes.
   – Cela prouve son dévouement pour vous.
   – Il m'est attaché, en effet, comme le serait un pauvre animal que j'aurais recueilli et dont j'aurais pris soin.
   – Soit… Et pourtant son action dénote plus qu'un instinct purement bestial.
   – C'est possible. Il m'est arrivé de surprendre chez Cocoleu deséclairs d'intelligence.
   Ayant retiré ses lunettes d'or, le docteur les essuyait avec fureur.
   – Il est bien fâcheux, grommela-t-il, qu'un de ceséclairs ne l'ait pas illuminé, quand il a vu monsieur de Boiscoran allumer le feu et se préparer à assassiner monsieur de Claudieuse.
   Comme si elle eûtété près de défaillir, Mme de Claudieuse s'accotait aux montants de la porte..
   – C'est précisément, murmura-t-elle, à l'émotion qu'il a ressentie en voyant les flammes et en entendant les coups de feu, que j'attribue le réveil de la raison de Cocoleu.
   – Possible! fit le docteur, possible! (Et, rajustant ses lunettes d'or): C'est, ajouta-t-il, ce que décideront les hommes de l'art à l'examen desquels ce misérable imbécile sera soumis…
   – Comment, on va l'examiner!
   – Et de près, oui, madame, je vous le promets… Sur quoi je vais avoir l'honneur de vous dire au revoir. Car je reviendrai ici ce soir, si vous ne réussissez pas à vous installer dans la journée à Sauveterre, ce qui serait bien désirable, pour moi d'abord, puis pour votre mari et votre fille, qui sont fort mal dans cette cahute.
   Et cela dit, soulevant légèrement son chapeau à larges bords, le docteur Seignebos avait regagné Sauveterre etétait allé tout droit demander impérieusement à M. Séneschal l'arrestation de Cocoleu.
   Malheureusement, les gendarmes avaient fait buisson creux, et M. Seignebos, qui voyait la fâcheuse tournure que prenait l'affaire de Jacques, commençait à s'impatienter horriblement, lorsque le samedi soir, sur les dix heures, M. Séneschal entra chez lui en s'écriant:
   – Cocoleu est retrouvé!
   D'un saut, le docteur fut debout, canne à la main, chapeau en tête, demandant:
   – Où est-il?
   – À l'hôpital, où je l'ai moi-même installé dans une chambre isolée.
   – J'y cours.
   – Quoi! à cette heure.
   – Ne suis-je pas un des médecins de l'hôpital, ne doit-il pas m'être ouvert de nuit comme de jour?
   – Les sœurs seront couchées…
   Le docteur, à dix reprises au moins, haussa lesépaules.
   – C'est juste, fit-il ce serait un sacrilège que de troubler leur sommeil, à ces bonnes sœurs, à ces chères sœurs, comme vous dites!… Ah! monsieur le maire, quand donc ferons-nous de la médecine laïque, et quand donc me remplacerez-vous vos saintes filles par de bons et solides infirmiers?
   M. Séneschal avait eu, sur ce sujet, trop de prises avec le docteur pour entamer une nouvelle discussion. Il se tut et fit bien, car M. Seignebos se rassit en disant:
   – Enfin!… ce sera pour demain.


   6. «L'hôpital de Sauveterre, dit le Guide Joanne, est, malgré ses proportions restreintes…

   «L'hôpital de Sauveterre, dit le Guide Joanne [3 - Ancêtre des guides Michelin.], est, malgré ses proportions restreintes, un desétablissements hospitaliers les mieux entendus des Deux-Charentes. La chapelle et les bâtiments neufs sont dus à la pieuse munificence de la comtesse de Maupaisan, veuve du ministre de Louis-Philippe.»
   Mais ce que ne dit pas Joanne, c'est que l'hôpital doit à Mme Séneschal la fondation de trois lits pour les femmes en couches. C'estégalement de ses deniers qu'ontété construits les deux pavillons qui flanquent la grande porte. Un de ces pavillons, celui de droite, est occupé par le portier, le sieur Vaudevin, un vieillard superbe qui jadisétait suisse à la cathédrale et qui aime encore à rappeler ce temps où, par sa magnifique prestance, par son uniforme rouge, son baudrier d'or, sa hallebarde et sa canne à pomme d'argent, il contribuait aux pompes du culte.
   Ce portier, le dimanche matin, un peu avant huit heures, fumait sa pipe dans la cour, lorsqu'il vit arriver M. Seignebos.
   Le docteur marchait d'un pas plus saccadé que de coutume, le chapeau sur les yeux, signe de bourrasque, et les mains enfoncées jusqu'au coude dans ses poches. Au lieu d'entrer, comme tous les jours avant sa visite, dans le réduit de la sœur pharmacienne, c'est chez madame la supérieure qu'il monta tout droit. là, après un léger salut:
   – On a dû, ma sœur, commença-t-il, vous amener hier soir un malade, un idiot du nom de Cocoleu…
   – En effet, docteur.
   – Où l'avez-vous placé?
   – Monsieur le maire lui-même l'a fait installer dans la petite chambre qui est en face de la lingerie.
   – Et comment s'est-il comporté?
   – Très bien. La sœur veilleuse ne l'a pas entendu bouger.
   – Merci, ma sœur, dit M. Seignebos.
   Et déjà il gagnait la porte, quand madame la supérieure le retint.
   – Montez-vous donc visiter ce malheureux, monsieur le docteur? demanda-t-elle.
   – Oui, ma sœur, pourquoi?
   – C'est que vous ne pouvez pas le voir.
   – Je ne puis pas…
   – Non, nous avons reçu de monsieur le procureur de la République l'ordre d'empêcher qui que ce soit, hormis la sœur qui le soigne, d'approcher de Cocoleu. Qui que ce soit, docteur, même le médecin, à moins d'urgence, bien entendu.
   M. Seignebos eut un geste ironique.
   – Ah! vous avez cet ordre, fit-il en ricanant, eh bien, moi, je vous déclare que je le tiens pour nul et non avenu. M'interdire l'accès de mon malade! Voyez-vous cela!… Que monsieur le procureur de la République mande, ordonne et commande en son palais de justice, rien de mieux. Mais ici, dans mon hôpital!… Ma sœur, je monte chez Cocoleu…
   – Docteur, vous n'entrerez pas, il y a un gendarme de faction devant la porte.
   – Un gendarme!
   – Qui nous est arrivé ce matin avec la consigne la plus sévère.
   Un instant le docteur demeura abasourdi. Puis tout à coup, avec une violence extraordinaire et deséclats de voix à faire trembler les vitres:
   – C'est un procédé inouï! s'écria-t-il, un abus de pouvoir intolérable! Et par les cent mille tonnerres du ciel! j'en aurai raison, et justice me sera rendue, quand je devrais aller jusqu'à Thiers…
   Et, sans saluer cette fois, il s'élança dehors, traversa la cour et partit comme un trait dans la direction du logis du procureur de la République.
   En ce moment même, M. Daubigeon se levait, mécontent parce qu'il avait passé une mauvaise nuit, ayant passé une mauvaise nuit parce qu'ilétait horriblement préoccupé de cette affaire Boiscoran, comme on disait déjà.
   C'est qu'il partageait presque la conviction de M. Galpin-Daveline. Vainement il se rappelait le noble caractère de Jacques, son admirable loyauté, ses sentiments si vifs de l'honneur… les preuvesétaient là, flagrantes, indiscutables.
   Il voulait douter, mais l'impitoyable expérience lui criait que le passé d'un homme ne répond pas de son avenir. Et d'ailleurs, de même que plusieurs criminalistes, il pensait, sans trop oser le dire, que beaucoup de grands coupables agissent sous l'empire d'une sorte de vertige, et que c'est ainsi que s'explique la stupidité, la naïveté presque de certains crimes, commis par des gens d'une intelligence supérieure.
   N'importe! Depuis son retour de Boiscoran, il s'était tenu obstinément enfermé, et ilétait en train de se promettre de ne pas sortir de la journée lorsqu'on sonna chez lui à briser la sonnette.
   L'instant d'après, le docteur Seignebos entrait comme une bombe.
   – Je sais ce qui vous amène! s'écria M. Daubigeon. Vous venez pour cet ordre que j'ai donné relativement à Cocoleu…
   – C'est bien cela, oui, monsieur, cet ordre est une injure…
   – Il m'aété formellement demandé par monsieur Galpin-Daveline…
   – Et vous ne le lui avez pas refusé, monsieur. C'est vous seul par conséquent que j'en rends responsable. Vousêtes procureur de la République, c'est– à-dire le chef du parquet et le supérieur de monsieur Galpin.
   M. Daubigeon hochait la tête.
   – C'est en quoi vous vous trompez, docteur, dit-il. Le juge d'instruction ne dépend ni de moi ni du tribunal. Il est en quelque sorte même indépendant du procureur général, qui peut bien lui adresser des avertissements, mais non lui tracer une ligne de conduite. Monsieur Galpin-Daveline, en tant que juge d'instruction, exerce une juridiction à part, et il est armé de pouvoirs presque illimités. Mieux que personne un juge d'instruction peut dire avec le poète: «Ainsi je veux et j'ordonne, et ma volonté suffit.»Hoc volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas…
   Positivement, M. Seignebos se sentait désarmé par l'accent de M. Daubigeon.
   – Ainsi, fit-il, monsieur Galpin a même le droit de priver un malade des soins du médecin…
   – Sous sa responsabilité, oui. Mais telle n'est pas son intention. Il se proposait même de vous convoquer officiellement, quoique ce soit aujourd'hui dimanche, pour assister ce matin à un nouvel interrogatoire de Cocoleu… Je suis surpris que vous n'ayez pas reçu son assignation ou que vous ne l'ayez pas vu à l'hôpitalà l'heure de votre visite…
   – Alors, j'y cours! s'écria le médecin.
   Et il repartit précipitamment, et bien lui prit de se hâter, car sur le seuil de l'hôpital, il se trouva en face de M. Galpin-Daveline, lequel arrivait d'un pas solennel, suivi de son inévitable greffier, Méchinet.
   – Vous arrivez à propos, monsieur le docteur…, commença le juge.
   Mais si rapide qu'eûtété la course du docteur, elle lui avait donné le temps de réfléchir et de se calmer. Au lieu donc d'éclater en récriminations:
   – Oui, je sais, répondit-il d'un ton de politesse railleuse. C'est au sujet de ce pauvre diable, à qui vous avez donné un gendarme pour garde-malade. Nous pouvons monter, je suis tout à vos ordres…
   La chambre où l'on avait placé Cocoleuétait vaste, blanchie à la chaux, et n'avait pour tous meubles qu'un lit, une table et deux chaises. Le lit devraitêtre bon, mais l'idiot en avait enlevé matelas et couvertures et s'était couché tout habillé sur la paillasse. C'est là que le trouvèrent le médecin et le juge.
   Il se dressa à leur vue, mais apercevant le gendarme, il poussa un cri et fit un mouvement pour se cacher sous le lit. Ce fut même si manifeste que M. Galpin-Daveline ordonna au gendarme de sortir. S'avançant alors:
   – N'aie pas peur, mon garçon, dit-ilà Cocoleu, nous ne te ferons pas de mal. Seulement, il faut nous répondre. Te souviens-tu de ce qui est arrivé l'autre nuit au Valpinson?
   Cocoleuéclata de rire, de ce rire navrant particulier aux idiots, mais il ne répondit pas. Et c'est en vain que, pendant une heure, le juge varia ses questions, priant, menaçant et promettant tour à tour, invoquant même le souvenir de Mme de Claudieuse; il ne lui arracha pas une syllabe.
   À bout de patience:
   – Allons-nous-en, dit-il enfin; ce misérable est décidément au-dessous de la brute.
   – Était-il donc au-dessus, monsieur, demanda le docteur, quand il vous a désigné monsieur de Boiscoran?
   Mais le juge parut ne pas entendre; et au moment de quitter Cocoleu:
   – Vous savez que j'attends votre rapport, docteur, dit-il au médecin.
   – Avant quarante-huit heures, j'aurai l'honneur de vous le remettre, monsieur, répondit M. Seignebos. (Et tout en s'éloignant): Même, grommelait-il, ce rapport pourrait bien vous gêner, monsieur le juge.
   M. Galpin-Daveline fût entré dans une belle colère s'il eût soupçonné la vérité! Le rapport de M. Seignebosétait prêt, et s'il ne le remettait pas immédiatement au juge d'instruction, c'est qu'il avait calculé que, plus il tarderait, plus il aurait chance de déranger le plan de la prévention.
   Puisque je le garde encore deux jours, pensait-il, tout en regagnant sa maison, pourquoi ne le communiquerais-je pas à cet avocat venu de Paris avec Mme de Boiscoran? Rien ne m'en empêche, que je sache, puisque, dans son trouble, ce pauvre Galpin a totalement oublié de me faire prêter serment…
   Mais il s'interrompit.
   Oui ou non, selon le code qui régit la médecine légale, avait-il le droit de donner connaissance d'une pièce de l'instruction à l'avocat du prévenu?
   Cette question le troublait. Car s'il se vantait de ne pas croire en Dieu, il croyait fermement au devoir professionnel et se fût fait hacher en morceaux plutôt que de manquer aux obligations médicales.
   – Mais mon droit est clair, grommelait-il, et indiscutable. C'est le serment seul qui engage. Les textes sont précis et formels. J'ai pour moi les arrêts de la cour de cassation des 27 novembre et 27 décembre 1828, et ceux du 13 juin 1835, du 9 mai 1844 et du 26 juin 1863.
   Le résultat de cette délibération fut que le docteur Seignebos, dès qu'il eut déjeuné, mit son rapport dans sa poche et s'en alla, par les rues détournées, sonner rue de la Rampe, chez M. de Chandoré.
   Tantes Lavarande et Mme de Boiscoranétaient encore à la grand-messe, où elles avaient cru politique de se montrer, et il n'y avait au salon que Mlle Denise, grand-père Chandoré et maître Folgat.
   Grande fut la surprise du vieux gentilhomme en voyant apparaître le docteur. M. Seignebosétait bien son médecin, mais il y avait entre eux de telles divergences d'opinion que jamais, hors les cas de maladie, ils ne se visitaient.
   – Si vous me voyez, dit le docteur dès le seuil, c'est que, sur monâme et conscience, je crois monsieur Boiscoran innocent.
   Pour ces seuls mots, Mlle Denise lui eût sauté au cou, et c'est avec l'empressement de la reconnaissance qu'elle lui avança un fauteuil en lui disant de sa plus douce voix:
   – Asseyez-vous donc, je vous prie, cher docteur.
   – Merci, fit-il brusquement, bien obligé! (Et s'adressant plus particulièrement à maître Folgat): Ma conviction, dit-il, revenant à sa marotte, est que monsieur Boiscoran est victime du courage qu'il a eu d'affirmer hautement ses opinions républicaines. Car votre futur petit-fils est républicain, monsieur le baron…
   Grand-père Chandoré ne sourcilla pas. On fût venu lui apprendre que Jacques avaitété membre de la Commune qu'il n'en eût probablement pasété plusému. Denise l'aimait. Cela suffisait.
   – Or, poursuivait le docteur, je suis radical, moi, maître…
   – Folgat, dit l'avocat.
   – Oui, maître Folgat, je suis radical, et il est de mon devoir de défendre un homme dont la religion politique se rapproche de la mienne. C'est pourquoi je viens vous soumettre mon rapport médical, afin que vous en tiriez parti pour la défense de monsieur Boiscoran et que vous me suggériez vos idées.
   – Ah! c'est un immense service, monsieur! s'écria le jeune avocat.
   – Mais entendons-nous, fit sévèrement le médecin. Lorsque je parle d'adopter les idées que vous pourriez avoir, c'est en tant qu'elles ne blesseront en rien la vérité. Pour arracher mon fils, si j'en avais un, à l'échafaud, je ne souillerais pas mes lèvres d'un mensonge qui serait une atteinte à la majesté de ma profession… (Il avait tiré son rapport de la poche de sa longue lévite, il le déposa sur la table en disant): Je viendrai le reprendre demain matin. D'ici là, vous aurez le temps de le méditer. Je voudrais seulement vous en signaler la partie essentielle, le point culminant, si j'ose m'exprimer ainsi…
   Il s'exprimait, en tout cas, avec une sorte d'hésitation, et en regardant fixement Mlle Denise, comme pour lui faire comprendre qu'il eûtété content qu'elle se retirât.
   – Une discussion médico-légale, fit-il, n'intéressera guère mademoiselle…
   – Eh! monsieur, interrompit la jeune fille, comment ne serais-je pas intéressée passionnément, lorsqu'il s'agit de l'homme dont je dois devenir la femme.
   – C'est que les dames sont, en général, très impressionnables, dit assez peu poliment le docteur, très sensibles…
   – Rassurez-vous, docteur. Pour le salut de Jacques, je saurais montrer uneénergie virile.
   Le docteur connaissait assez Mlle Denise pour comprendre qu'elle ne s'éloignerait pas.
   – Comme il vous plaira! grommela-t-il. (Et se retournant vers maître Folgat): Vous le savez, reprit-il, deux coups de fusil ontété tirés sur monsieur de Claudieuse. Le premier, qui l'a atteint au flanc, a, comme on dit, légèrementécarté. Le second, qui a frappé l'épaule et le cou, a fait balle…
   – Je sais cela, dit l'avocat.
   – La différence des effets prouve que ces deux coups de feu ontété tirés de distances inégales, le second de plus près que le premier.
   – Je sais, je sais…
   – Permettez… Si je rappelle ces détails, c'est qu'ils ont leur valeur. Appelé au milieu de la nuit près de monsieur de Claudieuse, je procédai immédiatement à l'extraction des grains de plomb. Pendant que j'opérais, monsieur Galpin est arrivé. Je croyais qu'il allait me demander à voir les plombs déjà retirés, il n'en a pas eu l'idée, tant il avait la cervelle à l'envers. Il ne songeait qu'au coupable, à son coupable. Je ne lui ai pas rappelé l'a b c de son métier, ce n'est pas mon affaire. Le médecin doit obtempérer aux injonctions de la justice, mais non pas aller au-devant…
   – Et alors?
   – Alors, monsieur Galpin est parti pour Boiscoran et j'ai continué ma besogne. J'ai extrait cinquante-sept grains de plomb des plaies du côté, et cent neuf des blessures de l'épaule et du cou. Et cela fait, savez-vous ce que j'ai constaté?… (Il s'arrêta, ménageant son effet; et l'attention lui semblant assez surexcitée): J'ai constaté, reprit-il, que le plomb des deux blessures n'est pas pareil…
   M. de Chandoré et maître Folgat eurent en même temps une même exclamation:
   – Oh!…
   – Le plomb du premier coup, continua M. Seignebos, celui qui a atteint le flanc, est de la cendrée aussi menue que possible. Le plomb des blessures de l'épaule, au contraire, est d'un numéro assez fort, de celui, je crois, qu'on emploie pour le lièvre… J'en ai là, d'ailleurs, deséchantillons.
   Et, en disant cela, il dépliait un morceau de papier blanc où se trouvaient dix ou douze grains de plomb, tachés de sang coagulé, et dont la différence de grosseur sautait aux yeux.
   Maître Folgat semblait confondu.
   – Y aurait-il donc eu deux assassins! murmura-t-il.
   – Je pense plutôt, dit M. de Chandoré, que l'assassin, comme beaucoup de chasseurs, avait un canon chargé pour les petits oiseaux et l'autre pour le lièvre ou le lapin…
   – En tout cas, reprit maître Folgat, ceciécarte toute idée de préméditation. Ce n'est pas avec de la cendrée qu'on charge son fusil, quand on part pour tuer un homme.
   En ayant assez dit, à ce qu'il pensait, le docteur Seignebos se levait pour se retirer, lorsque M. de Chandoré lui demanda des nouvelles du comte de Claudieuse.
   – Il n'est pas bien, répondit le docteur, le déplacement, malgré toutes les précautions, l'aénormément fatigué. Car il est à Sauveterre, depuis hier, installé provisoirement dans une maison que monsieur Séneschal lui a louée, rue Mautrec. Toute la nuit il a eu le délire, et quand je me suis présenté chez lui, ce matin, je ne crois pas qu'il m'ait reconnu.
   – Et la comtesse?… interrogea Mlle Denise.
   – Madame de Claudieuse, mademoiselle, est tout aussi malade que son mari, et si elle m'eûtécouté, elle se fût mise au lit. Mais c'est une femme d'une rareénergie, et qui, d'ailleurs, puise dans son affection pour le comte une force de résistance inconcevable. (Il avait, tout en parlant, gagné la porte.) Pour ce qui est de Cocoleu, ajouta-t-il, l'examen de sonétat mental pourrait bien révéler des particularités auxquelles on ne s'attend guère. Mais nous en recauserons plus tard… Et sur ce, mademoiselle et messieurs, j'ai l'honneur de vous saluer.
   – Eh bien? demandèrent Mlle Denise et M. de Chandoré dès qu'ils eurent entendu la porte de la rue se refermer sur le docteur Seignebos.
   Mais déjà s'était refroidi l'enthousiasme de maître Folgat.
   – Avant de me prononcer, répondit-il prudemment, j'ai besoin d'étudier le rapport de ce digne médecin.
   Malheureusement, ce rapport ne contenait rien que n'eût dit M. Seignebos. Et c'est en vain que le jeune avocat employa son après-midi à chercher comment en tirer parti. Il y découvrit, certes, des arguments qui seraient d'une haute valeur pour la défense, si M. de Boiscoran venait àêtre traduit en cour d'assises, mais il n'y trouvait aucun moyen de nature à faire lâcher prise à la prévention.
   Toute la maisonétait donc sous l'empire d'une déception cruelle, lorsque, sur les cinq heures, le vieil Antoine arriva de Boiscoran. Il semblait fort triste.
   – Je suis relevé de ma faction, dit-il; ce tantôt, à deux heures, monsieur Galpin est venu lever les scellés. Ilétait accompagné de son greffier Méchinet et amenait monsieur Jacques, quiétait gardé par deux gendarmes en bourgeois. L'appartement ouvert, ce Galpin de malheur a fait reconnaître à monsieur les vêtements qu'il portait le soir de l'incendie, ses bottes, son fusil Klebb et l'eau de la cuvette. La reconnaissance terminée, l'eau aété transvasée dans un grand bocal qui aété scellé et confié à un gendarme. On a ensuite mis dans une malle les effets de monsieur, son fusil, plusieurs paquets de cartouches, et enfin divers objets que le juge appelait des pièces à conviction. La malle aété scellée comme le bocal, portée sur la voiture, et le Galpin est parti en me disant que j'étais libre.
   – Et Jacques, interrogea vivement Mlle Denise, quelleétait son attitude?
   – Monsieur, mademoiselle, souriait d'un air de mépris.
   – Lui avez-vous parlé? demanda maître Folgat.
   – Impossible, monsieur, le Galpin ne l'a pas permis.
   – Et… avez-vous eu le temps d'examiner le fusil?
   – Je n'ai pu que donner un coup d'œilà la batterie.
   – Et vous avez vu?…
   Le front du fidèle serviteur s'assombrit encore.
   – J'ai vu, répondit-il d'une voix sourde, que j'ai bien fait de me taire… La batterie est noire de poudre, preuve que monsieur a tiré depuis que j'ai nettoyé ce maudit Klebb…
   Grand-père Chandoré et maître Folgatéchangèrent un regard désolé. C'était une espérance, encore, qui s'envolait.
   – Maintenant, reprit le jeune avocat, dites-moi comment monsieur de Boiscoran chargeait son fusil.
   – Il le chargeait avec des cartouches, monsieur, naturellement. Il en avait reçu, je crois, deux mille avec le fusil, les unes à balles, les autres à chevrotines, les autres à plombs de tous les numéros. En ce temps où la chasse est fermée, monsieur ne pouvait tirer que du lapin, ou de ces petits oiseaux de passage, vous savez, qu'on trouve dans les marais. C'est pourquoi il chargeait un des canons de plomb assez gros, et l'autre de menue cendrée…
   Mais il s'arrêta, épouvanté de l'effet produit par ses paroles.
   – C'est horrible! s'écria Mlle Denise, tout est contre nous.
   Maître Folgat ne lui laissa pas le temps de s'expliquer davantage.
   – Mon brave Antoine, interrogea-t-il, monsieur Galpin-Daveline a-t-il saisi toutes les cartouches de votre maître?
   – Non, certes, monsieur.
   – Eh bien! vous allez à l'instant retourner à Boiscoran et vous nous rapporterez trois ou quatre cartouches de chaque numéro de plomb.
   – Soyez tranquille, répondit le bonhomme, je ne serai pas longtemps.
   Il partit sur cette promesse, et il fît, en effet, une telle diligence qu'à sept heures sonnant, au moment où la famille finissait de dîner et se réunissait au salon, il reparut et posa sur la table un lourd paquet de cartouches.
   M. de Chandoré et maître Folgat eurent bientôt fait d'en ouvrir quelques-unes, et, dès la septième ou huitième, ils avaient trouvé deux numéros de plomb qui semblaient exactement pareils auxéchantillons que leur avait laissés le docteur.
   – C'est une fatalité inconcevable! murmura le vieux gentilhomme.
   Le jeune avocat, lui-même, semblait bien près de perdre courage.
   – C'est folie, prononça-t-il, que de chercher àétablir l'innocence de monsieur de Boiscoran avant de pouvoir communiquer avec lui.
   – Et si on le pouvait demain? demanda Mlle Denise.
   – Alors, mademoiselle, il nous donnerait la clef du problème que nous essayons en vain de résoudre, ou, dans tous les cas, il nous dirait dans quel sens diriger nos efforts… Mais il n'y faut point penser. Monsieur de Boiscoran est au secret, et vous pouvez croire que monsieur Galpin-Daveline a pris toutes ses précautions pour que le secret ne soit pas violé…
   – Qui sait! interrompit la jeune fille.
   Et tout de suite, entraînant M. de Chandoré dans un des petits salons de jeu qui ouvraient sur le grand salon:
   – Bon papa, demanda-t-elle, suis-je riche?
   De sa vie elle ne s'était préoccupée de cela, et elle ignorait en quelque sorte la valeur de l'argent.
   – Oui, tu es riche, mon enfant, répondit le vieux gentilhomme.
   – Qu'est-ce que j'ai?
   – Tu possèdes, à toi appartenant, c'est– à-dire du chef de ta mère et de ton pauvre père, vingt-six mille livres de rentes, soit un capital de plus de huit cent mille francs.
   – Et c'est beaucoup?
   – C'est assez pour que tu sois une des plus riches héritières de Saintonge; car tu as, outre ta fortune actuelle, des espérances considérables.
   Mlle Deniseétait si préoccupée de son idée qu'elle ne protesta même pas.
   – Qu'appelle-t-on l'aisance, à Sauveterre? poursuivit-elle.
   – Cela dépend, ma chère fille, et si tu voulais me dire…
   Elle l'interrompit en frappant du pied.
   – Rien! fit-elle, je t'en prie, réponds.
   – Eh bien! mais, dans notre petite ville, avec un revenu de quatre à huit mille francs…
   – Mettons six.
   – Soit. Avec un revenu de six mille francs, on a une honorable aisance.
   – Et combien faut-il de capital, pour faire six mille livres de rentes?
   – À cinq pour cent, il faut cent vingt mille francs.
   – C'est– à-dire, un peu plus du huitième de ma fortune.
   – Justement.
   – N'importe! Je comprends que ce doitêtre une grosse somme et qu'il te serait peut-être bien difficile, bon papa, de la réunir d'ici à demain.
   – Non, parce que j'ai pour bien plus que cela d'obligations de chemins de fer au porteur, et que les titres au porteur sont une monnaie courante.
   – Ah! c'est– à-dire que si je donnais à quelqu'un pour cent vingt mille francs de ces titres, il n'en serait pas plus embarrassé que de cent vingt mille francs de billets de banque.
   – Tu l'as dit.
   Mlle Denise souriait, elle touchait au but.
   – Celaétant, reprit-elle, je te prie, bon papa, de me donner cent vingt mille francs en titres au porteur.
   Le vieux gentilhomme tressauta.
   – Plaisantes-tu! s'écria-t-il. Qu'en veux-tu faire? Mais tu plaisantes sûrement…
   – Jamais, au contraire, je n'ai parlé si sérieusement, prononça la jeune fille d'un ton auquel il n'y avait pas à se méprendre. Je t'en conjure, bon papa, au nom de ton affection pour moi, donne-moi ces cent vingt mille francs ce soir, à l'instant… Tu hésites? Ô mon Dieu! c'est peut-être la vie que tu me refuses…
   Non, M. de Chandoré n'hésitait plus.
   – Puisque tu le veux…, fit-il, je vais monter te les chercher.
   Elle battait des mains de joie.
   – C'est cela, dit-elle, va vite et habille-toi, parce qu'il faut que je sorte et que tu m'accompagnes.
   Et, revenant près des tantes Lavarande et de Mme de Boiscoran:
   – Vous m'excuserez de vous quitter, dit-elle, mais j'ai à sortir…
   – À cette heure! interrompit tante Élisabeth, où veux-tu aller?
   – Chez mes couturières, mesdemoiselles Méchinet, j'ai envie d'une robe…
   – Doux Jésus! s'écria tante Adélaïde, cette petite perd l'esprit.
   – Je t'assure que non, tante.
   – Alors, je vais aller avec toi.
   – Non, tante, j'irai seule, s'il te plaît… c'est– à-dire, seule avec bon papa.
   Et comme M. de Chandoré reparaissait, les poches gonflées de titres, le chapeau sur la tête et la canne à la main, elle l'entraîna en disant:
   – Allons, viens, bon papa, viens, nous sommes très pressés…


   7. Si à genoux que fût M. de Chandoré devant les volontés de sa petite-fille…

   Si à genoux que fût M. de Chandoré devant les volontés de sa petite-fille, devant les moindres désirs de cette enfant en qui survivaient, pour lui, vieillard, toutes ses affections brisées par la mort et ses suprêmes espérances, ce n'est pas sans une arrière-pensée qu'ilétait monté prendre, dans son secrétaire, cette fortune qu'elle lui demandait.
   Aussi, dès qu'ils furent hors de la maison:
   – À présent que nous voilà bien seuls, chère fille, commença-t-il, ne me diras-tu pas ce que tu veux faire de tant d'argent?
   – C'est mon secret, répondit-elle.
   – Et tu n'as plus assez de confiance en ton vieux père pour le lui dire, chérie?
   Il s'arrêtait. Elle l'entraîna de nouveau.
   – Tu sauras tout, poursuivit-elle, et avant une heure. Mais… oh! ne te fâche pas, bon papa… J'ai un projet dont je ne comprends que trop la folie. Si je te le disais, tu voudrais peut-être m'en détourner, et si tu réussissais, et qu'ensuite il arrivât malheur à Jacques, je ne survivrais pas à un malheur, et quels ne seraient pas tes regrets, lorsque tu penserais: si je l'avais laissée faire, cependant!
   – Denise, cruelle enfant!
   – D'un autre côté, continuait-elle, si tu ne parvenais pas à me détourner de mes projets, tu diminuerais certainement mon courage, et j'en ai besoin, va, grand-père, pour oser ce que je vais tenter.
   – C'est que, chère enfant, pardonne-moi de te répéter cela, cent vingt mille francs, c'est une très grosse somme, et il y a bien des gens courageux et habiles qui travaillent et se privent toute leur vie sans parvenir à l'amasser…
   – Ah! tant mieux, interrompit la jeune fille, tant mieux mille fois. Puisse, en effet, cette fortuneêtre assez tentante pour qu'on ne me la refuse pas!
   Grand-père Chandoré commençait à comprendre.
   – Avec tout cela, fit-il, tu ne me dis pas où tu me conduis.
   – Chez mes couturières.
   – Chez les demoiselles Méchinet?
   – Oui.
   M. de Chandoré dutêtre fixé.
   – Nous ne les trouverons pas, dit-il. C'est aujourd'hui dimanche, elles doiventêtre à l'église, pour le salut…
   – Nous les trouverons, bon papa, parce qu'elles soupent toujours à sept heures et demie, à cause de leur frère, le greffier. Mais il nous faut nous hâter.
   Le vieux gentilhomme se hâtait bien; seulement, il y a loin de la rue de la Rampe à la place du Marché-Neuf. Car c'est place du Marché-Neuf que demeurent les sœurs Méchinet, et dans une maison à elles, s'il vous plaît – une maison qui devait réaliser le rêve de leurs jours et qui est devenue le cauchemar de leurs nuits.
   C'est l'année qui a précédé la guerre qu'elles ont acquis cet immeuble, sur les conseils de leur frère, et de moitié avec lui, moyennant une somme totale de quarante-sept mille francs, y compris les frais. C'était une brillante affaire, car le rez-de-chaussée et le premierétage sont loués deux mille trois cents francs par an au plus grosépicier de Sauveterre.
   Les Méchinet ne crurent pas commettre une imprudence en consacrant à cette acquisition dix mille francs, et en s'engageant à payer le reste en trois ans.
   La première année, tout alla bien. Mais la guerre survenant et ses désastres, les revenus du frère et des deux sœurs se trouvèrent taris, et réduits auxémoluments de la place de greffier, ils durent s'imposer les plus rudes privations et encore emprunter pour faire face à leurs engagements.
   Avec la paix, l'argent commença à leur rentrer, et personne ne doutait à Sauveterre qu'ils ne se sortissent d'affaire, le frèreétant le plus industrieux des hommes, et les sœurs ayant la clientèle des dames «les plus distinguées»de l'arrondissement.
   – Bon papa, elles sont chez elles, déclara Mlle Denise en arrivant à la place.
   – Tu crois?
   – J'en suis sûre. Je vois de la lumière à leurs fenêtres.
   M. de Chandoré s'arrêta.
   – Que dois-je faire, maintenant? demanda-t-il.
   – Tu vas, grand-père, me donner les titres que tu as dans ta poche et m'attendre, en faisant les cent pas, pendant que je monterai chez mesdemoiselles Méchinet. Je te dirais bien de venir, mais ta présence effrayerait… D'ailleurs, si la démarche tournait mal, venant d'une jeune fille elle serait sans conséquences…
   Le vieux gentilhomme n'avait plus de doutes.
   – Tu ne réussiras pas, ma pauvre enfant, fit-il.
   – Oh! Mon Dieu! dit-elle, retenant à peine ses larmes, Pourquoi me décourager…
   Il ne répondit pas. Étouffant un soupir, il sortit ses titres que Mlle Denise, tant bien que mal, logea dans toutes ses poches et dans le petit sac qu'elle portait à la main.
   – Allons, à tout à l'heure, grand-père, dit-elle quand elle eut achevé.
   Et légère comme l'oiseau, elle franchit la rue et monta chez ses couturières.
   Ces braves filles et leur frère achevaient en ce moment un souper exclusivement composé d'un petit morceau de porc froid et d'une salade largement vinaigrée.
   À l'entrée inattendue de Mlle de Chandoré, tous se dressèrent.
   – Vous, mademoiselle! s'écria l'aînée des couturières, vous!…
   Tout ce qu'il y avait dans ce «vous», Mlle Denise ne le comprenait que trop. Il signifiait, l'intonation aidant: «Quoi! votre fiancé est accusé d'un crime abominable, il a contre lui des charges accablantes, il est en prison, au secret, tout le monde dit qu'il sera condamné, et cependant vous voici!»
   Mais Mlle Denise garda aux lèvres le sourire qu'elle s'était imposé.
   – Oui, c'est moi, répondit-elle. J'ai absolument besoin de deux robes pour la semaine prochaine, et je viens vous prier de me montrer deséchantillons.
   Toujours sur les conseils de leur frère, les demoiselles Méchinet s'étaient entendues avec un magasin de Bordeaux, qui leur confiait deséchantillons de toutes sesétoffes et qui leur payait une remise sur ce qu'elles vendaient.
   – Je suis à vous, mademoiselle, répondit la sœur aînée, permettez-moi seulement d'allumer une lampe, on n'y voit presque plus… (Et tout en essuyant le verre et en coupant la mèche): Est-ce que tu ne vas pas à ton orphéon? demanda-t-elle à son frère.
   – Pas ce soir, répondit-il.
   – On t'attend, cependant.
   – Non, j'ai prévenu. J'ai deux cartes à mettre sur pierre pour mon imprimeur, et des copies très pressées à achever pour le tribunal. (Tout en répondant, il avait plié sa serviette et allumé une bougie.) Bonne nuit, dit-ilà ses sœurs, car vous ne me reverrez pas ce soir.
   Et, s'étant incliné profondément devant Mlle de Chandoré, il sortit, sa bougie à la main.
   – Où va donc votre frère? demanda vivement Mlle Denise.
   – Chez lui, mademoiselle. Sa chambre est en face de celle-ci, de l'autre côté de l'escalier.
   Mlle de Chandoré était plus rouge que le feu. Allait-elle donc laisseréchapper l'occasion qui la servait au-delà de ses espérances?
   Rassemblant tout ce qu'elle avait d'énergie:
   – Mais au fait! s'écria-t-elle, j'ai deux mots à lui dire, à votre frère, mes chères demoiselles… Attendez-moi, je reviens à l'instant.
   Et elle s'élança dehors, laissant les couturières béantes de stupeur et se demandant si le coup dont elle venait d'être atteinte n'avait pas troublé sa raison.
   Le greffier, lui, était encore sur le palier, cherchant dans sa poche la clef de sa chambre.
   – Il faut que je vous parle, lui dit Mlle Denise, à l'instant.
   Si grand fut l'étonnement de Méchinet, qu'il ne trouva rien à répondre. Il fit seulement un mouvement comme pour revenir chez ses sœurs.
   – Non, chez vous, fit la jeune fille, il ne faut pas qu'on puisse nous entendre… Ouvrez, monsieur, mais ouvrez donc, on peut venir.
   Le fait est qu'ilétait tellement abasourdi qu'il fut plus d'une demi-minute à introduire la clef dans la serrure. Enfin, la porte s'étant ouverte, il s'effaça pour que Mlle Denise passât la première.
   Mais elle:
   – Non, dit-elle, entrez…
   Il obéit. Elle le suivit, et, une fois dans la chambre, elle referma la porte, poussant même une targette qu'elle avait aperçue.
   Méchinet, le greffier, était, à Sauveterre, renommé pour son aplomb. Mlle de Chandoré, elle, était la timidité même, et pour un rien rougissait jusqu'au blanc des yeux et demeurait sans voix. Pourtant, ce n'était pas la jeune fille quiétait interdite, en ce moment.
   – Asseyez-vous, monsieur Méchinet, dit-elle, etécoutez-moi.
   Il posa son flambeau sur la table et s'assit.
   – Vous me connaissez, n'est-ce pas? commença Mlle Denise.
   – Assurément, mademoiselle.
   – Vous n'êtes pas sans avoir entendu dire que mon mariage est arrêté avec monsieur Jacques de Boiscoran?
   Comme s'il eûtété mû par un ressort, le greffier se dressa, se frappant le front d'un furieux coup de poing.
   – Ah! fichue bête que je suis! s'écria-t-il, je comprends.
   – Oui, c'est bien cela, continua la jeune fille, je viens vous parler de monsieur de Boiscoran, de mon fiancé, de mon mari!
   Elle s'arrêta, et durant plus d'une minute Méchinet et elle restèrent face à face, silencieux et immobiles, les yeux dans les yeux, lui se demandant ce qu'elle allait lui proposer, elle essayant de deviner ce qu'elle pouvait oser.
   – Vous devez donc comprendre ce que je souffre, monsieur, reprit-elle enfin, depuis trois jours que monsieur de Boiscoran est en prison, accusé du plus lâche des crimes!
   – Oh, oui! je le comprends! s'écria le greffier. (Et, emporté par sonémotion): Mais je puis vous affirmer, poursuivit-il, que moi qui ai assisté à toute l'instruction et qui ai l'expérience des affaires criminelles, je crois monsieur de Boiscoran innocent. Tel n'est pas, je le sais, l'avis de monsieur Galpin-Daveline, ni de monsieur Daubigeon, ni de ces messieurs du tribunal, ni de la ville entière, n'importe! c'est le mien. J'étais là, voyez-vous, quand on est allé prendre monsieur de Boiscoran au saut du lit. Eh bien! rien qu'au timbre de sa voix, quand il s'estécrié: «Eh! c'est ce cher Daveline!», je me suis dit: cet homme n'est pas coupable!
   – Oh! monsieur, balbutiait Mlle Denise, merci, merci…
   – Il n'y a pas à me remercier, mademoiselle, car le temps n'a fait qu'affermir ma conviction. Est-ce que jamais un coupable aurait l'attitude de monsieur de Boiscoran! Tenez, ce tantôt, lorsque nous sommes allés lever les scellés, il fallait le voir, calme, digne, répondant froidement aux questions qui luiétaient adressées. À ce point que je n'ai pu me retenir de dire à monsieur Galpin-Daveline ce que je pensais. Il m'a répondu que je n'étais qu'un sot. Eh bien! moi, je soutiens que c'est lui qui est… pardon!… que c'est lui qui se trompe. Plus j'étudie monsieur de Boiscoran, plus il me fait l'effet d'un homme qui n'a qu'un mot à dire pour se justifier.
   Mlle Deniseécoutait avec une telle intensité d'attention qu'elle oubliait presque pourquoi elleétait venue.
   – Ainsi, fit-elle, monsieur de Boiscoran ne vous semble pas trop affecté?
   – Je mentirais, mademoiselle, si je vous disais qu'il n'est pas triste. Mais pour inquiet, non, il ne l'est pas. Le premierétourdissement passé, son sang-froid ne s'est plus démenti, et c'est en vain que depuis trois jours monsieur Galpin-Davelineépuise tout ce qu'il a de pénétration et de sagacité…
   Mais il s'arrêta court, tel qu'un homme ivre qui, recouvrant soudain sa lucidité, reconnaît que le vin lui a trop délié la langue.
   – Mon Dieu! qu'est-ce que je dis là! s'écria-t-il. Au nom du ciel, mademoiselle, ne répétez à personne ce que vient de m'arracher ma respectueuse sympathie.
   Pour Mlle Denise, le moment décisifétait arrivé.
   – Si vous me connaissiez mieux, monsieur, prononça-t-elle, vous sauriez qu'on peut compter sur ma discrétion. Ne vous repentez pas d'avoir, par votre confiance, apporté quelque adoucissement à une horrible douleur. Ne vous repentez pas, car… (Sa voix faiblissait, et il lui fallut un effort pour ajouter): Car je viens vous demander plus encore, oh, oui! bien plus!…
   Méchinetétait devenu affreusement pâle.
   – Plus un mot, mademoiselle, interrompit-il violemment, votre espoir seul est une injure. Ignorez-vous donc ce qu'est ma profession, et que par serment je me suis engagé àêtre aussi muet que les cellules où l'on enferme les prisonniers. Moi, un greffier, livrer le secret d'une instruction criminelle…
   Mlle de Chandoré tremblait comme la feuille, mais son esprit restait net et clair.
   – Vous laisseriez plutôt, fit-elle, périr un infortuné…
   – Mademoiselle!
   – Vous laisseriez condamner un innocent lorsqu'il vous serait possible de dissiper, d'un mot, l'épouvantable erreur dont il est victime. Vous vous diriez: c'est malheureux, mais j'ai juré de me taire… et vous le verriez, d'une conscience tranquille, monter à l'échafaud!… Non, ce n'est pas possible, ce n'est pas vrai!
   – Je vous l'ai dit, mademoiselle, je crois monsieur de Boiscoran innocent…
   – Et vous refusez de m'aider à faireéclater son innocence! Ô mon Dieu! Quelle idée les hommes se font-ils donc du devoir! Comment vousémouvoir, comment vous convaincre? Faut-il vous rappeler ce que doiventêtre les tortures de cet honnête homme, accusé d'un ignoble assassinat! Dois-je vous dire nos mortelles angoisses, à nous, ses amis, ses parents, les larmes de sa mère, ma douleur à moi, sa fiancée! Nous le savons innocent, et cependant nous ne pouvons faireéclater son innocence, faute d'un ami qui ait pitié de nous!
   De sa vie, le greffier n'avait eu de tels accents. Remué jusqu'au plus profond de l'âme:
   – Que voulez-vous donc de moi? demanda-t-il, frémissant.
   – Oh! bien peu de chose, monsieur, bien peu… Que vous fassiez tenir dix lignes à monsieur de Boiscoran, rien que dix lignes, et que vous nous rapportiez sa réponse.
   L'audace de la proposition parut frapper le greffier d'épouvante.
   – Jamais! prononça-t-il.
   – Vous resterez impitoyable!
   – Ce serait forfaire à l'honneur…
   – Et laisser condamner un innocent, que serait-ce donc?
   L'angoisse de Méchinetétait visible. Étourdi, bouleversé, il ne savait que résoudre ni que répondre. Enfin, un motif de refus se présentant à son esprit en détresse:
   – Et si j'étais découvert, balbutia-t-il. Ce serait perdre ma place, ruiner mes sœurs, briser mon avenir…
   D'une main fiévreuse, Mlle Denise retirait de ses poches et jetait en tas sur la table les titres que lui avait donnés son grand-père.
   – Il y a là cent vingt mille francs…, commença-t-elle.
   Violemment le greffier se rejeta en arrière.
   – De l'argent! s'écria-t-il, vous m'offrez de l'argent!
   – Oh! ne vous offensez pas, reprit la jeune fille, d'un accent àémouvoir les pierres. Voudrais-je vous offenser, vous, à qui je demande plus que la vie? Il est de ces services qui ne se payent pas. Mais si les ennemis de monsieur de Boiscoran viennent à savoir que vous nous avez aidés, c'est contre vous que se tournera leur rage…
   Machinalement, le greffier dénouait sa cravate. La lutte, au-dedans de lui, devaitêtre terrible. Ilétouffait.
   – Cent vingt mille francs! fit-il d'une voix rauque.
   – N'est-ce pas assez! insista la jeune fille. Oui, vous avez raison, c'est trop peu; mais j'en ai autant, j'en ai le double à votre disposition!
   Blême, les yeux hagards, Méchinet s'était rapproché, et d'un geste convulsif il maniait cette masse de titres en répétant:
   – Six mille livres de rentes!… Six mille livres de rente!…
   – Non, le double, dit Mlle Denise, et en même temps notre reconnaissance, notre amitié dévouée, toute l'influence des familles réunies de Chandoré et de Boiscoran, c'est– à-dire la fortune, la considération, une situation enviée…
   Mais déjà, grâce à une toute-puissante projection de volonté, le greffier avait repris possession de lui-même.
   – Assez, mademoiselle, dit-il, assez! (Et d'une voix résolue, bien que tremblante encore): Reprenez cet argent, continua-t-il. Quand on fait ce que vous me demandez, quand on trahit son devoir, si c'est pour de l'argent, on est le dernier des misérables. Si on n'a eu d'autre mobile qu'une conviction sincère et l'intérêt de la vérité, on peut passer pour fou, on n'en reste pas moins digne de l'estime des gens d'honneur… Reprenez cette fortune, mademoiselle, qui a fait un instant vaciller la conscience d'un honnête homme. Je ferai ce que vous désirez, mais… pour rien.
   Si grand-père Chandoré s'impatientait à faire les cent pas sur la place du Marché-Neuf, les sœurs Méchinet, dans leur atelier, trouvaient le temps bien plus long encore.
   – Qu'est-ce, se demandaient-elles l'une à l'autre, qu'est-ce que mademoiselle de Chandoré peut bien avoir à dire à notre frère?
   Au bout de dix minutes, leur curiosité, irritée par les conjectures les plus insensées, devint un tel supplice que, n'y tenant plus, elles se décidèrent à aller frapper à la chambre du greffier.
   – Ah! laissez-moi en repos! leur cria-t-il, irrité d'être ainsi interrompu. (Mais réfléchissant, il courut ouvrir, et plus doucement): Rentrez chez vous, dit-ilà ces bonnes filles, et si vous tenez à m'épargner les plus graves désagréments, ne parlez à personne de l'entretien que mademoiselle de Chandoré et moi avons en ce moment.
   Dressées à obéir, les deux sœurs se retirèrent, mais non si vivement qu'elles n'eussent eu le temps d'apercevoir les titres que Mlle Denise avait jetés sur la table, et quiétaient des obligations de Paris-Lyon-Méditerranée. Or, précisément, les demoiselles Méchinet connaissaient ces obligations pour en avoir possédé huit, autrefois, avant l'achat de leur maison.
   Leur ardent désir de savoir se compliqua donc aussitôt d'une vague terreur, et dès qu'elles furent rentrées:
   – Tu as vu? demanda la cadette.
   – Oui, ces titres, répondit l'autre.
   – Il y en avait bien cinq ou six cents…
   – Peut-être plus.
   – C'est– à-dire pour une somme considérable.
   – Énorme.
   – Qu'est-ce que cela signifie, sainte Vierge! et à quoi faut-il nous attendre?
   – Et notre frère qui nous recommande le secret!
   – Ilétait plus blanc que sa chemise, et affreusement troublé.
   – Mademoiselle de Chandoré pleurait comme une Madeleine…
   C'était vrai. Tant qu'elle avait douté du résultat, Mlle Denise avaitété soutenue par cette idée que le salut de Jacques dépendait de son courage à elle, sa fiancée, et de sa présence d'esprit. Certaine du succès, elle n'avait plus su maîtriser sonémotion et, brisée par l'effort, elle s'était affaissée sur une chaise en fondant en larmes.
   Ayant refermé sa porte, le greffier la considéra un moment et, plus maître de soi qu'il l'avaitété jusqu'alors:
   – Mademoiselle…, commença-t-il.
   Mais, au son de sa voix, elle se dressa, et lui prenant les mains qu'elle garda un instant entre les siennes:
   – Comment vous remercier, monsieur! s'écria-t-elle, comment vous prouver jamais l'étendue de ma reconnaissance!
   Si l'idéeétait venue au greffier de se dédire, elle se fût envolée, tant irrésistiblement il subissait le charme.
   – Ne parlons pas de cela, dit-il avec la brusquerie des gens qui essayent de dissimuler leurémotion.
   – Je n'en parlerai plus, monsieur, fit doucement la jeune fille, mais je veux cependant vous dire que nul de nous n'oubliera jamais la dette que nous contractons aujourd'hui. L'immense service que vous allez nous rendre n'est pas sans danger, qu'avez-vous dit. Quoi qu'il advienne, rappelez-vous que, de ce moment, vous avez en nous les plus dévoués des amis.
   L'interruption des sœurs Méchinet avait eu cet effet de rendre au greffier une bonne partie de son sang-froid.
   – J'espère bien qu'il ne m'arrivera pas malheur, dit-il, et cependant, mademoiselle, je ne dois pas vous cacher que le service que je vais essayer de vous rendre présente beaucoup plus de difficultés qu'on ne croirait…
   – Mon Dieu! murmura Mlle Denise.
   – Monsieur Daveline, poursuivit le greffier, n'a peut-être pas une intelligence très supérieure, mais il sait son métier, et il est de plus très fin et excessivement défiant. Hier encore, il me disait qu'il prévoyait que la famille de monsieur de Boiscoran tenterait l'impossible pour le soustraire à l'action de la justice. De là, chez lui, des transes incessantes, un redoublement de défiance et un luxe de précautions dont on n'a pas l'idée. S'il osait, ilétablirait son lit en travers la porte de monsieur Jacques…
   – Cet homme me hait, monsieur Méchinet…
   – Non, mademoiselle, non; mais il est ambitieux, il croit que sa carrière dépend du résultat de cette instruction, et il tremble que son prévenu ne s'envole ou qu'on ne le lui prenne… (Fort perplexeévidemment, Méchinet se grattait l'oreille.) Comment vais-je m'y prendre, continuait-il, pour remettre un billet à monsieur de Boiscoran? S'ilétait averti, ce ne serait rien. Mais il ne l'est pas. Mais il est tout aussi défiant que monsieur Daveline. Il craint toujours qu'on ne lui tende quelque piège, et il se tient sur ses gardes. Si je lui fais un signe, me comprendra-t-il? Et si je fais un signe monsieur Daveline, qui a l'œil d'une pie, ne le surprendra-t-il pas?…
   – N'êtes-vous donc jamais seul avec monsieur de Boiscoran, monsieur?
   – Jamais une seconde, mademoiselle. C'est avec le juge d'instruction que j'entre dans la prison et avec lui que j'en sors. Vous me direz qu'en sortant, comme je passe le dernier, je pourrais laisser tomber adroitement le billet… Mais, quand nous sortons, le geôlier, qui a de bons yeux, est là. J'aurais, de plus, à redouter l'excès de prudence de monsieur de Boiscoran. Voyant un billet lui arriver de cette façon, il serait bien capable de le remettre, sans l'ouvrir, à monsieur Galpin-Daveline… (Il s'arrêta, et, après un moment de réflexion): Le plus sûr, reprit-il, serait peut-être de mettre dans la confidence le geôlier Blangin, ou un détenu qui est chargé de servir et d'espionner monsieur de Boiscoran…
   – Frumence Cheminot! fit vivement Mlle Denise.
   La plus extrême surprise se peignit sur les traits de Méchinet.
   – Vous savez son nom! dit-il.
   – Je le sais, parce que Blangin m'a parlé de ce prisonnier, et que son nom m'a frappé le jour où madame de Boiscoran et moi, ignorant ce que c'est que le secret, sommes allées à la prison demander à voir Jacques.
   Le greffier eut un geste de dépit.
   – Maintenant, fit-il, je m'explique les terreurs de monsieur Daveline. Il aura eu vent de votre démarche et se sera imaginé que vous vouliez lui enlever son prisonnier. (Il marmotta entre ses dents quelques mots encore que Mlle Denise n'entendit pas; puis se décidant): N'importe! prononça-t-il, j'agirai selon les circonstances. Écrivez votre lettre, mademoiselle, voici de l'encre et du papier…
   Pour toute réponse, la jeune fille s'assit à la table de Méchinet; mais au moment de prendre la plume:
   – Monsieur de Boiscoran a-t-il des livres dans sa prison? demanda-t-elle.
   – Oui, mademoiselle. Sur sa demande, monsieur Daveline est allé de sa personne lui chercher, chez monsieur Daubigeon, quelques volumes de voyages et plusieurs romans de Cooper…
   Une exclamation joyeuse de Mlle Denise l'interrompit.
   – Ô Jacques! s'écria-t-elle, merci d'avoir compté sur moi!
   Et sans remarquer le profondétonnement de Méchinet, elleécrivit:
   Nous sommes sûrs de votre innocence, Jacques, et cependant nous sommes au désespoir. Votre mère est ici, avec un avocat de Paris, maître Folgat, tout dévoué à nos intérêts. Que devons-nous faire? Donnez-nous vos instructions. Vous pouvez répondre sans crainte, puisque vous avez NOTRE livre.
   Denise.
   – Lisez, monsieur, dit-elle au greffier dès qu'elle eut terminé.
   Mais lui, au lieu d'user de la permission, plia le billet qu'elle lui tendait et le glissa dans une enveloppe qu'il cacheta.
   – Oh! vousêtes bon, murmura la jeune fille, touchée de cette délicatesse.
   – Non, répondit-il, je cherche simplement à faire le plus honnêtement possible une action… malhonnête. Demain, mademoiselle, j'espère avoir une réponse.
   – Je viendrai la chercher…
   Méchinet tressaillit.
   – Gardez-vous-en bien, mademoiselle, interrompit-il. Les gens de Sauveterre sont assez fins pour comprendre que la toilette ne doit guère vous préoccuper en ce moment, et vos visites ici sembleraient suspectes. Remettez-vous-en à moi du soin de vous faire tenir la réponse de monsieur de Boiscoran.
   Pendant que Mlle Deniseécrivait, le greffier avait fait un paquet des titres qu'elle avait apportés. Il le lui remit en disant:
   – Prenez, mademoiselle, s'il me fallait de l'argent pour Blangin ou pour Frumence Cheminot, je vous le ferais savoir… Et maintenant… partez. Il est inutile de revoir mes sœurs. Je me charge de leur expliquer votre visite.


   8. – Que peut-ilêtre arrivé à Denise, qu'elle ne revient pas!

   – Que peut-ilêtre arrivé à Denise, qu'elle ne revient pas! murmurait grand-père Chandoré en arpentant la place du Marché-Neuf et en consultant sa montre pour la vingtième fois.
   Longtemps la crainte de déplaire à sa petite-fille et la peur d'être grondé le retinrent à l'endroit où elle lui avait commandé d'attendre; mais à la fin, sérieusement tourmenté: ah! ma foi, tant pis! se dit-il, je me risque…
   Et traversant la chaussée qui sépare la place des maisons, il s'engagea dans le long corridor de l'immeuble des sœurs Méchinet. Déjà il mettait le pied sur la première marche de l'escalier, lorsqu'il vit le haut s'éclairer. Il entendit presque aussitôt la voix de sa petite-fille et reconnut son pas léger.
   Enfin!… pensa-t-il.
   Et, leste comme l'écolier qui entend le maître, tremblant d'être pris en flagrant délit d'inquiétude, il regagna la place.
   Mlle Denise y fut presque en même temps, et lui sautant au cou:
   – Bon papa, dit-elle en faisant claquer ses lèvres si fraîches sur les joues rudes du vieillard, je te rapporte tes titres.
   Si une chose devaitétonner M. de Chandoré, c'était qu'il se trouvât en ce monde unêtre assez dur, assez cruel, assez barbare pour résister aux prières et aux larmes de Mlle Denise – surtout à des larmes et à des prières appuyées de cent vingt mille francs.
   Néanmoins:
   – Je t'avais bien dit, chère fillette, fit-il tristement, que tu ne réussirais pas.
   – Et tu te trompais, bon papa, et tu te trompes encore, j'ai réussi.
   – Cependant… puisque tu rapportes l'argent.
   – C'est que j'ai trouvé un honnête homme, grand-père, un homme de cœur. Pauvre garçon! à quelleépreuve j'ai mis sa probité!… car il est très gêné, je le sais de bonne source, depuis que ses sœurs et lui ont acheté leur maison. C'était plus que l'aisance, c'étaitévidemment la fortune que je lui offrais. Aussi, il fallait voir l'éclat de ses yeux et le tremblement de ses mains pendant qu'il regardait ces titres et qu'il les maniait. Eh bien! il les a refusés, bon papa, il les refuse. Il ne veut pas de récompense pour l'immense service qu'il va nous rendre.
   De la tête, M. de Chandoré approuvait:
   – Tu as raison, fillette, dit-il, ce greffier est un brave homme, et qui vient d'acquérir des droitséternels à notre reconnaissance.
   – Il convient d'ajouter, reprit Mlle Denise, que j'aiété extraordinairement brave. Jamais je ne me serais crue capable de tant d'audace. Que n'étais-tu caché dans un petit coin, bon papa, pour me voir et pour m'entendre! Tu n'aurais pas reconnu ta petite-fille. J'ai bien pleuré un peu, mais après, quand j'ai obtenu ce que je voulais…
   – Oh! chère, chère enfant! murmurait le vieillardému.
   – C'est que, vois-tu, je ne songeais qu'au danger de Jacques et à la gloire de me montrer digne de lui, qui est si courageux. J'espère qu'il sera content de moi.
   – Ce serait un seigneur difficile, s'il ne l'était pas! s'écria M. de Chandoré.
   Mais c'est sous les arbres de la place du Marché-Neuf que causaient le grand-père et sa petite-fille, et déjà plusieurs promeneurs avaient trouvé le moyen de passer trois ou quatre fois près d'eux, les oreilles largement ouvertes, fidèles à cette discrétion charmante qui est un des agréments de Sauveterre.
   Mise sur ses gardes par les prudentes recommandations de Méchinet, Mlle Denise ne tarda pas à s'en apercevoir.
   – On nousécoute, dit-elle à son grand-père, viens, je te dirai tout en route.
   Et en effet, tout en cheminant, elle lui racontait jusqu'aux moindres détails de son entrevue, et le vieux gentilhomme déclarait ne savoir en vérité ce qu'il devait le plus admirer, de sa présence d'esprit à elle ou du désintéressement de Méchinet.
   – Raison de plus, conclut la jeune fille, pour ne pas augmenter les périls auxquels va s'exposer cet honnête homme. Je lui ai promis une discrétion absolue, je tiendrai ma promesse. Si tu veux me croire, bon papa, nous ne parlerons de rien, ni aux tantes ni à madame de Boiscoran.
   – Dis tout de suite, rusée, que tu voudrais sauver Jacques à toi toute seule…
   – Ah! si je le pouvais!… Malheureusement il va falloir mettre maître Folgat dans la confidence, car nous ne saurions nous passer de ses conseils.
   Ainsi fut-il fait. Tantes Lavarande et la marquise de Boiscoran durent se contenter de l'explication assez peu vraisemblable que donnait, de sa sortie, Mlle Denise.
   Et quelques heures plus tard, la jeune fille, maître Folgat et M. de Chandoré tenaient conseil dans le cabinet du baron.
   Plus que M. de Chandoré encore, le jeune avocat devaitêtre surpris de la conception de Mlle Denise et de sa hardiesse à l'exécuter. Jamais il ne l'eût soupçonnée capable d'une telle démarche, tant, jeune fille, elle gardait encore les grâces naïves et les timidités de l'enfant.
   Il voulait la complimenter, mais elle:
   – Où est mon mérite? interrompit-elle vivement. À quel danger me suis-je exposée?
   – À un danger fort réel, mademoiselle, je vous l'assure.
   – Bah! fît M. de Chandoré.
   – Corrompre un fonctionnaire, poursuivait maître Folgat, c'est grave! Il y a dans le Code pénal un certain article 179 qui ne plaisante pas et qui assimile le corrupteur au corrompu…
   – Eh bien! tant mieux! s'écria Mlle Denise, si ce pauvre Méchinet va en prison, j'irai avec lui. (Et sans remarquer l'expression de mécontentement de son grand-père): Enfin, monsieur, dit-elle à maître Folgat, voici le vœu que vous formiez réalisé. Maintenant nous allons avoir des nouvelles positives de monsieur de Boiscoran, il nous donnera ses instructions…
   – Peut-être, mademoiselle…
   – Comment! peut-être… Vous avez dit devant moi…
   – Je vous ai dit, mademoiselle, qu'il serait inutile, imprudent peut-être, de rien tenter avant de savoir la vérité. La saurons-nous? Pensez-vous que monsieur de Boiscoran, qui a tant de raisons de se défier de tout, la dira dans une réponse qui doit passer par plusieurs mains avant de vous arriver?
   – Il la dira, monsieur, sans restrictions, sans crainte, sans péril.
   – Oh!…
   – Mes mesures sont prises… Vous verrez.
   – Alors nous n'avons plus qu'à attendre.
   Hélas! oui, il fallait attendre, et c'était bien là ce qui désolait Mlle Denise. À peine dormit-elle. Sa journée du lendemain fut un supplice. À chaque coup de sonnette, elle tressaillait et courait voir. Enfin, vers cinq heures, rien n'étant venu:
   – Ce ne sera pas pour aujourd'hui, dit-elle, pourvu, mon Dieu, que ce pauvre Méchinet ne se soit pas laissé surprendre!
   Et peut-être pouréchapper aux obsessions de ses craintes, elle consentit à accompagner Mme de Boiscoran qui allait rendre visite.
   Ah! si elle eût su!… Il n'y avait pas dix minutes qu'elleétait dehors quand un de ces gamins, comme on en rencontre à toute heure du jour, polissonnant sur les places de Sauveterre, se présenta, porteur d'une lettre à l'adresse de Mlle Denise.
   On la porta à M. de Chandoré, qui, en attendant le dîner, faisait un tour de jardin en compagnie de maître Folgat.
   – Une lettre pour Denise! s'écria le vieux gentilhomme dès que le domestique se futéloigné, c'est la réponse que nous attendons…
   Il rompit le cachet bravement. Ah! empressement inutile. Le billet renfermé dans l'enveloppeétait ainsi conçu:

   31: 9, 17, 19, 23, 25, 28, 32, 101, 102, 129, 137, 504, 515 – 37: 2, 3, 4, 5, 7, 8, 10, 11, 13, 14, 24, 27, 52, 54, 118, 119, 120, 200, 201 – 41: 7, 9, 17, 21, 22, 44, 45, 46…
   Et il y en avait deux pages comme cela.
   – Tenez, maître, essayez de comprendre, dit M. de Chandoré en tendant cette réponse à maître Folgat.
   Positivement, le jeune avocat essaya. Mais, après cinq minutes d'efforts inutiles:
   – Je comprends, fit-il, que mademoiselle de Chandoré avait raison de nous dire que nous saurions la vérité. Monsieur de Boiscoran et elleétaient convenus autrefois d'un chiffre…
   Grand-père Chandoré leva les mains vers le ciel.
   – Voyez-vous ces petites filles, dit-il, voyez-vous!… Nous voilà à sa discrétion, puisqu'il n'y a qu'elle pour nous traduire ce grimoire.
   Si, en accompagnant la marquise de Boiscoran chez Mme Séneschal, Mlle Denise espérait dissiper les tristes pressentiments dont elleétait agitée, son espoir fut déçu. L'excellente femme du maire n'était pas de celles à qui on peut aller demander du courage aux heures de défaillance. Elle ne sut que se jeter alternativement dans les bras de Mme de Boiscoran et de Mlle de Chandoré, et leur répéter, enéclatant en sanglots, qu'elle les tenait, l'une pour la plus malheureuse des mères, l'autre pour la plus infortunée des fiancées.
   Cette femme croit donc Jacques coupable? pensait, non sans irritation, Mlle Denise.
   Et ce n'est pas tout. En revenant, vers le haut de la rue Mautrec, non loin de la maison oùétaient provisoirement installés le comte et la comtesse de Claudieuse, elle entendit un jeune garçon qui criait: «M'man, viens donc voir la mère et la bonne amie de l'assassin!»
   La pauvre jeune fille rentrait donc plus affligée qu'elle n'était partie, lorsque sa femme de chambre, qui, bienévidemment, guettait son retour, lui dit que son grand-père et maître Folgat l'attendaient dans le cabinet du baron.
   Sans prendre le temps d'ôter son chapeau, elle y courut, et dès qu'elle entra:
   – Voici la réponse, lui dit M. de Chandoré en lui présentant la lettre de Jacques.
   Elle ne put retenir un cri de joie, et d'un geste rapide elle porta cette lettre à ses lèvres, en répétant:
   – Nous sommes sauvés, nous sommes sauvés!
   M. de Chandoré souriait du bonheur de sa petite-fille.
   – Seulement, mademoiselle la cachottière, reprit-il, vous aviez, à ce qu'il paraît, de grands secrets àéchanger avec monsieur de Boiscoran, puisque vous aviez adopté un chiffre, ni plus ni moins que des conspirateurs. Maître Folgat et moi y avons perdu notre latin…
   Alors seulement la jeune fille se rappela la présence de l'avocat de Paris, et, plus rouge qu'une pivoine:
   – En ces derniers temps, dit-elle, Jacques et moi, je ne sais à quel propos, avions eu l'occasion de parler des moyens imaginés pour correspondre secrètement, et il m'a enseigné celui-ci. Deux correspondants font choix d'un ouvrage quelconque et en ont chacun un exemplaire de la mêmeédition. Celui quiécrit cherche dans son exemplaire les mots dont il a besoin et les indique par des chiffres. Celui qui reçoit la lettre, avec les chiffres, retrouve les mots. Ainsi, dans le billet de Jacques, les numéros suivis de deux points indiquent une page, et les autres le numéro d'ordre des mots choisis dans cette page.
   – Eh! eh! fit grand-père Chandoré, j'aurais cherché longtemps!
   – C'est très simple, continua Mlle Denise, très connu et cependant très sûr. Comment unétranger devinerait-il le livre choisi par les correspondants? Puis il est des moyens encore, pour dérouter les indiscrétions. On convient, par exemple, que jamais les chiffres n'auront leur valeur, ou plutôt que cette valeur variera selon que le jour où on reçoit la lettre est le premier, le second, le troisième ou le dernier de la semaine. Ainsi, aujourd'hui nous sommes lundi, premier jour, n'est-ce pas? Eh bien! de chaque numéro de page je dois retirer 1, et ajouter 1 à chaque numéro de lettre.
   – Et tu vas t'y reconnaître? fit M. de Chandoré.
   – Assurément, bon papa. Dès que Jacques m'a eu expliqué ce système, j'ai tenu à l'essayer, comme de juste. Nous avons choisi un livre que j'aime beaucoup, Le Lac Ontario, de Cooper, et nous nous amusions à nousécrire des lettres infinies. Oh! cela occupe, va, et c'est long, parce qu'on ne trouve pas toujours les mots qu'on voudrait employer, et qu'il faut alors les désigner lettre par lettre.
   – Et monsieur de Boiscoran a le Lac Ontario dans sa prison? demanda Maître Folgat.
   – Oui, monsieur, je l'ai appris par monsieur Méchinet. Le premier soin de Jacques, dès qu'il s'est vu au secret, aété de demander quelques romans de Cooper, et monsieur Galpin-Daveline qui est si fin, si clairvoyant, si défiant, est allé les lui chercher lui-même. Jacques comptait sur moi, monsieur…
   – Alors, chère fille, va nous déchiffrer cetteénigme, dit M. de Chandoré.
   Et dès qu'elle fut sortie:
   – Comme elle l'aime, murmura-t-il, comme elle l'aime, ce Jacques!… S'il lui arrivait malheur, monsieur, elle en mourrait…
   Maître Folgat ne répondit pas, et il s'écoula près d'une heure avant que Mlle Denise, enfermée dans sa chambre, réussît à rassembler tous les mots désignés par les chiffres de Jacques de Boiscoran.
   Mais lorsqu'elle eut achevé et qu'elle reparut dans le cabinet de son grand-père, le plus profond désespoir se lisait sur son jeune visage.
   – C'est horrible! dit-elle.
   La même idée, telle qu'une flèche aiguë, traversa l'esprit de M. de Chandoré et de maître Folgat. Jacques avouait-il donc?
   – Tenez, lisez, leur dit Mlle Denise en leur tendant sa traduction.
   Jacquesécrivait:

   Merci de votre lettre, ma bien-aimée. Un pressentiment me l’avait si bien annoncée, que je m'étais procuré le Lac Ontario. Je ne comprends que trop votre douleur de voir que ma détention se prolonge et que je ne me disculpe pas. Si je me suis tu, c'est que j'espérais que les preuves de mon innocence viendraient du dehors. Je reconnais que l'espérer encore serait insensé et qu'il faudra que je parle. Je parlerai. Mais ce que j'ai à dire est si grave que je garderai le silence tant qu'il ne me sera pas permis de consulter un homme qui ait toute ma confiance. C'est plus que de la prudence qu'il me faut maintenant, c'est de l'habileté. Jusqu'à ce moment, fort de mon innocence, j'étais tranquille. Mon dernier interrogatoire vient de m'ouvrir les yeux et de me montrer l'étendue du danger que je cours.
   Mes angoisses seront affreuses jusqu'au jour où je pourrai voir un avocat. Merci à ma mère d'en avoir amené un. J'espère qu'il me pardonnera de m'adresser d'abord à un autre qu'à lui. J'ai besoin d'un homme qui connaisse à fond notre pays et ses mœurs. C'est maître Mergis que je choisis, et je vous charge de l'avertir de se tenir prêt pour le jour où, l'instructionétant terminée, le secret sera levé.
   Jusque-là, rien à faire, rien, que d'obtenir, si c'est possible, qu'on retire mon affaire à G. D. et qu'on la confie à un autre. Cet homme se conduit indignement. Il me veut coupable absolument, il commettrait un crime pour m'en accuser, et il n’est sorte de piège qu’il ne me tende. Il faut me faire violence pour garder mon calme, toutes les fois que je vois entrer dans ma prison ce juge qui s'est dit mon ami.
   Ah! chers, j'expie bien cruellement une faute dont, jusqu'ici, je n'avais pour ainsi dire pas eu conscience!
   Et vous, mon unique amie, me pardonnerez-vous jamais les horribles tourments que je vous cause…
   J'en aurais beaucoup encore à vous dire; mais le détenu qui m'a remis votre billet m'a dit de me hâter, et les mots sont longs à rassembler…
   La lecture de cette lettre achevée, maître Folgat et M. de Chandoré détournèrent tristement la tête, craignant peut-être que Mlle Denise ne surprît dans leurs yeux le secret de leurs pensées. Mais elle ne comprit que trop ce que signifiait ce mouvement.
   – Douterais-tu donc de Jacques, grand-père! s'écria-t-elle.
   – Non, murmura faiblement M. de Chandoré, non…
   – Et vous, maître Folgat, seriez-vous froissé de ce que Jacques veut consulter un autre avocat que vous?
   – J'auraisété le premier, mademoiselle, à lui conseiller de voir un homme du pays.
   Il fallait à Mlle Denise toute sonénergie pour retenir ses larmes.
   – Oui, cette lettre est terrible, dit-elle; mais comment ne le serait-elle pas! Ne comprenez-vous pas que Jacques est désespéré, que sa raison chancelle après tant de tortures imméritées…
   Quelques coups légers frappés à la porte l'interrompirent.
   – C'est moi, disait la voix de Mme de Boiscoran.
   Grand-père Chandoré, maître Folgat et Mlle Denise se consultèrent un instant du regard. Enfin:
   – La situation est trop grave, annonça l'avocat, pour que la mère de monsieur de Boiscoran ne soit pas consultée…
   Et il se leva pour ouvrir.
   Depuis que tenaient conseil Mlle Denise, son grand-père et maître Folgat, un domestique, à cinq reprises différentes, était venu leur crier à travers la porte fermée au verrou que la soupeétait sur la table. «C'est bien», avaient-ils répondu à chaque fois. Mais comme ils ne descendaient toujours pas, Mme de Boiscoran avait fini par comprendre qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. Or, que pouvaitêtre ce quelque chose, pour qu'on lui en fît mystère? On ne lui eût pas caché, pensait-elle, unévénement heureux!
   C'est donc avec la très ferme résolution de se faire ouvrir qu'elleétait montée frapper au cabinet de M. de Chandoré. Et dès que maître Folgat lui eut ouvert, dès en entrant:
   – Je veux savoir! dit-elle.
   Mlle Denise lui répondit:
   – Quoi qu'il arrive, madame, dit-elle, rappelez-vous qu'un seul mot de ce que je vais vous confier, arraché à votre douleur ou à votre joie, suffirait pour perdre un honnête homme envers qui nous avons contracté une de ces dettes dont on ne s'acquitte jamais. J'ai réussi à lier une correspondance entre nous et Jacques…
   – Denise!
   – Je lui aiécrit, ma mère, je viens de recevoir sa réponse… lisez-la.
   Saisie d'une sorte de délire, la marquise de Boiscoran se jeta sur la traduction que lui tendait la jeune fille.
   Mais à mesure qu'elle lisait, on pouvait voir à chaque ligne tout son sang se retirer de son visage, ses lèvres blêmir, ses yeux se voiler, l'air manquer à sa poitrine haletante. Et à la fin, la lettreéchappant à ses mains défaillantes, elle s'affaissa lourdement sur un fauteuil, en balbutiant:
   – Pourquoi lutter, puisque nous sommes perdus!
   Superbe fut le geste de Mlle Denise, et admirable l'accent dont elle s'écria:
   – Pourquoi ne dites-vous pas tout de suite, ma mère, que Jacques est un incendiaire et un assassin!
   Et secouant la tête d'un mouvement d'indomptableénergie, la lèvre frémissante, promenant autour d'elle un regard oùéclataient la colère et le dédain:
   – Resterais-je donc seule, fit-elle, à le défendre, lui qui comptait tant d'amis en ses jours prospères! Soit…
   Moinsému, comme de raison, que M. de Chandoré et Mme de Boiscoran, maître Folgat avaitété le premier à se remettre.
   – Nous serions deux, en tout cas, mademoiselle, interrompit-il; car je serais impardonnable si je me laissais influencer par cette lettre. Je serais sans excuse, moi qui sais par expérience ce que votre cœur a deviné. La prison préventive a des angoisses qui dissolvent les caractères les plus vigoureusement trempés. Les jours s'y traînent interminables et les nuits y ont des terreurs sans nom. L'innocent, dans la cellule des secrets, se voit devenir coupable, de même que l'homme le plus sain d'esprit sent son cerveau se troubler dans le cabanon des fous…
   Mlle de Chandoré ne le laissa pas poursuivre.
   – Voilà, monsieur, s'écria-t-elle, ce que je sentais, ce que je n'aurais pas su exprimer comme vous!
   Honteux de leur défaillance, grand-père Chandoré et la marquise de Boiscoran s'efforçaient de réagir contre le doute affreux qui un moment les avait terrassés.
   – Enfin, quel parti prendre? fit la marquise d'une voix faible.
   – Votre fils nous l'indique, madame, répondit l'avocat de Paris; nous n'avons qu'à attendre la fin de l'instruction.
   – Pardon, dit M. de Chandoré, nous avons à obtenir un changement de juge…
   Maître Folgat secoua la tête.
   – Malheureusement, fit-il, ce n'est là qu'un rêve irréalisable. On ne récuse pas comme un simple juré un juge d'instruction agissant à ce titre.
   – Cependant…
   – Le législateur a voulu, selon l'énergique expression d'Ayrault, que rien ne pût prévaloir contre le juge d'instruction, lui couper le chemin ou brider sa puissance. L'article 542 du code d'instruction criminelle est formel.
   – Et… que dit cet article? interrogea Mlle Denise.
   – Il dit en substance, mademoiselle, que la récusation proposée par un prévenu contre un juge d'instruction constitue une demande en renvoi pour cause de suspicion légitime, demande sur laquelle il n'appartient qu'à la cour de cassation de statuer, parce que le juge d'instruction, dans les limites de sa compétence, constitue à lui seul une juridiction… Je ne sais si je m'exprime clairement?
   – Oh! très clairement, déclara M. de Chandoré. Seulement, puisque Jacques le désire…
   – C'est vrai, monsieur; mais monsieur de Boiscoran ne sait pas…
   – Pardon! Il sait que son juge est son mortel ennemi…
   – Soit. En quoi serons-nous plus avancés d'obéir? Pensez-vous donc que la demande en renvoi empêcherait monsieur Galpin-Daveline de continuer à suivre la procédure? Point. Il la suivrait jusqu'à la décision de la cour de cassation. Il serait, jusque-là, c'est vrai, empêché de rendre une ordonnance définitive; mais monsieur de Boiscoran doit la souhaiter, cette ordonnance, dont le premier effet sera de lever le secret et de lui permettre de voir son avocat.
   – C'est atroce! murmura M. de Chandoré. Oui, c'est atroce, en effet, mais c'est la loi. Et ils sont heureux, ceux qui jamais en leur vie, qu'il s'agisse d'eux ou d'unêtre cher, n'ont eu l'occasion d'ouvrir ce livre formidable qui s'appelle le Code, et d'y chercher, le cœur serré d'une inexplicable anxiété, l'article fatidique et inexorable d'où dépend leur destinée…
   Mais, depuis un moment déjà, Mlle Denise réfléchissait.
   – Je vous ai bien compris, monsieur, dit-elle au jeune avocat, et dès demain vos objections seront soumises à monsieur de Boiscoran.
   – Et surtout, insista le jeune avocat, expliquez-lui bien que toutes nos démarches, dans le sens qu'il indique, tourneraient contre lui. Monsieur Galpin-Daveline est notre ennemi, mais nous n'avons à articuler contre lui aucun grief positif. On nous répondrait toujours: «Si monsieur de Boiscoran est innocent, que ne parle-t-il…»
   C'est ce que ne voulait pas admettre grand-père Chandoré.
   – Cependant, commença-t-il, si nous avions pour nous de hautes influences…
   – En avons-nous?
   – Assurément. Boiscoran a des amis intelligents qui ont su rester fort puissants sous tous les régimes. Il aété fort lié, jadis, avec monsieur de Margeril…
   Fort significatif fut le geste de maître Folgat.
   – Diable! interrompit-il, si monsieur de Margeril voulait nous donner un coup d'épaule… Mais c'est un homme peu accessible.
   – On peut toujours lui dépêcher Boiscoran… Puisqu'il est resté à Paris pour faire des démarches, voilà une occasion. Je luiécrirai ce soir même.
   Depuis que ce nom de Margeril avaitété prononcé, Mme de Boiscoranétait devenue plus pâle, s'il est possible. Sur les derniers mots du vieux gentilhomme, elle se dressa, et vivement:
   – N'écrivez pas, monsieur, dit-elle, ce serait inutile, je ne le veux pas…
   Siévidentétait son trouble que les autres enétaient confondus.
   – Boiscoran et monsieur de Margeril sont donc brouillés? interrogea M. de Chandoré.
   – Oui.
   – Mais il s'agit du salut de Jacques, ma mère! s'écria Mlle Denise.
   Hélas! la pauvre femme ne pouvait pas dire quels soupçons avaient troublé la vie du marquis de Boiscoran, ni combien cruellement la mère payait en ce moment une imprudence de l'épouse.
   – S'il le fallait absolument, fit-elle d'une voixétouffée, si c'était là notre suprême ressource… c'est moi qui irais trouver monsieur de Margeril…
   Seul, maître Folgat eut le soupçon des douloureux souvenirs que ce noméveillait dans l'âme de Mme de Boiscoran. Aussi, intervenant:
   – En toutétat de cause, déclara-t-il, mon avis est d'attendre la fin de l'instruction. Cependant je puis me tromper, et avant de répondre à monsieur Jacques, je désire que l'avocat qu'il nous désigne soit consulté.
   – Voilà certainement le parti le plus sage, approuva M. de Chandoré.
   Et sonnant un domestique, il lui commanda de se rendre chez maître Mergis, le prier de passer après son dîner.
   Le choix de Jacques de Boiscoranétait heureux. M. Magloire Mergis, plus connu sous le nom de maître Magloire, passait à Sauveterre pour le plus habile et le pluséloquent avocat, non seulement du département, mais encore de tout le ressort de Poitiers. Il avait encore, ce qui est plus rare et bien autrement glorieux, une réputation inattaquable et bien méritée d'intégrité et d'honneur. Ilétait connu que jamais il n'eût consenti à plaider une causeéquivoque, et on citait de lui des traits héroïques, tels que de jeter à la porte par lesépaules les clients assez mal avisés pour venir, l'argent à la main, le supplier de se charger de quelque affaire véreuse.
   Aussi n'était-il guère riche et gardait-il, à cinquante-quatre ou cinq ans qu'il avait, les habitudes modestes et frugales d'un débutant sans fortune. Marié jeune, maître Magloire avait perdu sa femme après quelques mois de ménage, et jamais il ne s'était consolé de cette perte. Après plus de trente ans, la plaie n'était pas cicatrisée, et toujours, fidèlement, à de certainesépoques, on le voyait traverser la ville, un gros bouquet à la main, et s'acheminer vers le cimetière.
   De tout autre, les esprits forts de Sauveterre ne se fussent pas privés de rire. De lui ils n'osaient, tantétait grand le respect qu'imposait cet honnête homme, au visage calme et serein, aux yeux clairs et fiers, aux lèvres finement dessinées, véritables lèvres d'orateur, traduisant tour à tour la pitié ou la colère, la raillerie ou le dédain.
   De même que le docteur Seignebos, maître Magloireétait républicain, et aux dernièresélections de l'empire, il avait fallu aux bonapartistes d'incroyables efforts, l'appui de l'administration et quantité de manœuvres assez louches pour parvenir à l'écarter de la Chambre. Encore n'eussent-ils pas réussi sans le concours de M. de Claudieuse, qui ne les aimait guère cependant, et qui avait déterminé un grand nombre d'électeurs à s'abstenir.
   Voilà l'homme qui, sur les neuf heures du soir, se rendant à l'invitation de M. de Chandoré, se présentait rue de la Rampe.
   Mlle Denise et son grand-père, Mme de Boiscoran et maître Folgat l'attendaient.
   Il les salua d'un air affectueux, mais en même temps si triste que Mlle Denise en reçut un coup au cœur. Elle crut comprendre que maître Magloire n'était paséloigné de croire à la culpabilité de Jacques de Boiscoran. Et elle ne se trompait pas, car maître Magloire ne tarda pas à le donner à entendre, avec de grands ménagements, sans doute, mais très clairement.
   Ayant passé la journée au Palais, il avait recueilli l'opinion des membres du tribunal, et cette opinionétait loin d'être favorable au prévenu. En de telles conditions, se prêter aux désirs de Jacques et introduire contre M. Daveline une demande en renvoi eûtété une impardonnable faute.
   – L'instruction durera donc des années! s'écria Mlle Denise, puisque monsieur Galpin-Daveline prétend obtenir de Jacques l'aveu d'un crime qu'il n'a pas commis.
   Maître Magloire secoua la tête.
   – Je crois, au contraire, mademoiselle, répondit-il, que l'instruction sera bientôt terminée.
   – Si Jacques se tait, cependant…
   – Le mutisme d'un prévenu, pas plus que son caprice ou son obstination, ne saurait entraver la marche de la procédure. Mis en demeure de produire sa justification, s'il refuse de le faire, la justice passe outre…
   – Pourtant, monsieur, quand un prévenu a des raisons…
   – Il n'y a jamais de raisons valables de se laisser accuser injustement. Cependant le cas aété prévu. Libre au prévenu de ne pas répondre à une question qui l'embarrasse: Nemo tenetur prodere se ipsum. Mais avouez que ce refus de répondre autorise le juge à considérer comme décisives les charges sur lesquelles le prévenu ne s'explique pas.
   Plusétait calme le célèbre avocat de Sauveterre, plus ses auditeurs, à l'exception de maître Folgat, étaient effrayés. Enécoutant ces expressions techniques qu'il employait, ils se sentaient glacés jusqu'aux moelles, comme les amis d'un blessé qui entendent le chirurgien repasser des bistouris.
   – Ainsi, monsieur, demanda d'une voix faible Mme de Boiscoran, la situation de mon malheureux fils vous paraît grave…
   – J'ai dit périlleuse, madame.
   – Vous pensez avec maître Folgat que chaque jour qui s'écoule ajoute au danger qu'il court…
   – Je n'en suis que trop sûr. Et si monsieur de Boiscoran est réellement innocent…
   – Ah! monsieur, interrompit Mlle Denise, monsieur, pouvez-vous parler ainsi, vous quiêtes l'ami de Jacques…
   C'est d'un air de commisération profonde, et bien sincère, que maître Magloire considéra un moment la jeune fille. Puis:
   – C'est parce que je suis un ami, mademoiselle, répondit-il, que je vous dois la vérité. Oui, j'ai connu et apprécié les hautes qualités de monsieur de Boiscoran, je l'ai aimé, je l'aime… Mais ce n'est pas avec le cœur, c'est avec la raison qu'il faut examiner la situation. Jacques est homme, c'est par d'autres hommes qu'il sera jugé. Il y a de sa culpabilité des indices matériels, palpables, tangibles. Quelles preuves avez-vous à offrir de son innocence? Des preuves morales!…
   – Mon Dieu! murmurait Mlle Denise.
   Je pense donc comme mon honorable confrère… (Et maître Magloire saluait maître Folgat.) Je crois fermement que si monsieur de Boiscoran est innocent, il a adopté un système déplorable. Ah! si par bonheur il a un alibi, qu'il se hâte, qu'il se hâte de le produire! Qu'il ne laisse pas la procédure arriver à la chambre des mises en accusation! Une fois là, un prévenu est aux trois quarts condamné.
   Positivement, le cramoisi des joues de M. de Chandoré pâlissait.
   – Et cependant, s'écria-t-il, Jacques ne changera pas de système; ce n'est que trop sûr pour qui connaît son entêtement de mule!
   – Et, malheureusement, sa résolution est prise, dit Mlle Denise, et maître Magloire, qui le connaît bien, ne le verra que trop par cette lettre qu'il nousécrit.
   Jusqu'alors, rien n'avaitété dit qui pût faire soupçonner à l'avocat de Sauveterre le moyen employé pour correspondre avec le prisonnier.
   Lui montrant la lettre, il fallait le mettre dans la confidence, et c'est ce que fit Mlle Denise.
   Étonné d'abord, il ne tarda pas à froncer le sourcil.
   – C'est bien imprudent, murmura-t-il, dès qu'il sut tout, c'est bien hardi… (Et regardant maître Folgat): Notre profession, continua-t-il, a certaines règles dont il est toujours fâcheux… de s'écarter.
   Corrompre un greffier, profiter de sa faiblesse et de sa pitié! L'avocat de Paris avait rougi imperceptiblement.
   – Je n'aurais jamais conseillé une telle imprudence, dit-il; mais du moment où elleétait commise, je n'ai pas cru devoir refuser d'en profiter, et dussé-je encourir un blâme sévère, ou pis encore… j'en profiterai.
   Maître Magloire ne répondit pas; mais ayant lu la lettre de Jacques:
   – Je suis aux ordres de monsieur de Boiscoran, dit-il, et dès que le secret sera levé, je me rendrai près de lui. Je crois, comme mademoiselle Denise, qu'il s'obstinera à garder le silence. Cependant, puisque vous avez un moyen de lui faire parvenir une lettre… Allons, bien! voici que, moi aussi, je profite de l'imprudence commise. Suppliez-le, dans son intérêt, au nom de tout ce qu'il a de plus cher, de parler, de se disculper, de s'expliquer…
   Et, saluant, maître Magloire se retira précipitamment, laissant ses auditeurs consternés, tant ilétait visible que le but de sa brusque retraiteétait surtout de cacher la pénible impression qu'il ressentait de la lettre de Jacques.
   – Certes! dit M. de Chandoré, nous allons luiécrire, mais ce sera comme si nous chantions… Il attendra la fin de l'instruction.
   – Qui sait!… murmura Mlle Denise. (Et après une minute de méditation): On peut toujours essayer, ajouta-t-elle.
   Et sans s'expliquer davantage, elle sortit et courut à sa chambreécrire ce laconique billet:

   Il faut que je vous parle. Notre jardin a une petite porte qui donne sur la ruelle de la Charité, je vous y attends. Si tard que vous soit remis ce mot, venez.

   Denise.
   Puis, ayant mis ce billet sous enveloppe, elle appela la vieille bonne qui l'avaitélevée, et après toutes les recommandations que la prudence lui pouvait inspirer:
   – Il faut, lui dit-elle, que monsieur Méchinet, le greffier, ait cette lettre ce soir même; pars, dépêche-toi!


   9. Depuis vingt-quatre heures, Méchinetétait si changé que ses sœurs ne le reconnaissaient plus…

   Depuis vingt-quatre heures, Méchinetétait si changé que ses sœurs ne le reconnaissaient plus.
   Aussitôt après le départ de Mlle Denise, ellesétaient allées le trouver, espérant qu'il leur apprendrait enfin ce que signifiait cette mystérieuse entrevue; mais dès les premiers mots:
   – Cela ne vous regarde pas! s'était-ilécrié d'un accent qui fit frémir les deux couturières. Cela ne regarde personne!
   Et ilétait resté seul, toutétourdi de l'aventure, et rêvant aux moyens de tenir sa promesse sans se compromettre. Ce n'était pas aisé.
   Le moment décisif arrivé, il reconnut que jamais il ne réussirait à faire passer à Jacques de Boiscoran le billet qui brûlait sa poche sansêtre aperçu de l'œil de lynx de M. Galpin-Daveline.
   Force lui fut donc, après de longues hésitations, de recourir à la complicité de l'homme qui servait Jacques, de Frumence Cheminot enfin. C'était, d'ailleurs, un assez bon diable que ce pauvre diable, dont le vice capitalétait une incurable paresse, et qui n'avait sur la conscience que de légers délits de vagabondage.
   Il aimait Méchinet, lequel, pendant ses séjours antérieurs à la prison de Sauveterre, lui avait donné quelquefois du tabac ou quelques sous pour s'acheter du vin. Il ne fit donc aucune objection à la proposition que lui fit le greffier de remettre un billet à M. de Boiscoran et de rapporter une réponse. Et il s'acquitta fidèlement et honnêtement de la commission.
   Mais de ce que tout s'était bien passé cette fois, il ne s'ensuivait pas que Méchinet fût plus tranquille. Outre qu'ilétait assailli de remords en songeant à ses devoirs trahis, il frémissait de se sentir à la merci d'un complice. Que fallait-il, pour qu'il fût découvert? Une indiscrétion, une maladresse, un hasard malheureux. Qu'adviendrait-il alors? Destitué, il perdrait successivement toutes ses places. La confiance et la considération se retireraient de lui. Adieu les rêves ambitieux, les illusions de fortune, l'espoir d'arriver à une belle position par un mariage avantageux.
   Et cependant, contradiction bizarre, Méchinet ne regrettait pas ce qu'il avait fait, et il se sentait prêt à recommencer.
   Tellesétaient ses dispositions, quand la vieille bonne de M. de Chandoré lui apporta la lettre de sa maîtresse.
   – Quoi, encore! s'écria-t-il. (Et quand il eut parcouru les quelques lignes): Dites à mademoiselle de Chandoré que je suis à ses ordres, répondit-il, persuadé que quelqueévénement fâcheuxétait survenu.
   Moins d'un quart d'heure après, en effet, il sortit, et avec toutes sortes de précautions pour dépister les curieux, il gagna la ruelle de la Charité.
   La petite porte du jardinétait entrebâillée, il n'eut qu'à la pousser pour entrer.
   Quoiqu'il n'y eût pas de lune, la nuitétait fort claire: à quelques pas, sous les arbres, il reconnut Mlle Denise et s'avança.
   – Excusez-moi, monsieur, commença-t-elle, d'avoir osé vous envoyer chercher…
   Toutes les angoisses de Méchinet se dissipaient. Il ne songeait plus qu'à l'étrangeté de la situation. Sa vanité se délectait de se voir le confident de cette jeune fille, la plus noble, la plus jolie et la plus riche héritière du pays.
   – Vous avez bien fait de me mander, si je puis vousêtre utile, mademoiselle, dit-il.
   En peu de mots elle l'eut mis au fait, et quand elle lui demanda son avis:
   – Je pense comme maître Folgat, répondit-il, que le chagrin et l'isolement commencent à agir d'une façon désastreuse sur le moral de monsieur de Boiscoran.
   – Oui, c'est à devenir fou! murmura la jeune fille.
   – Je crois, avec maître Magloire, poursuivit le greffier, que monsieur de Boiscoran, en s'obstinant à se taire, empire sa situation. J'en ai la preuve. Monsieur Galpin-Daveline, si anxieux les deux premiers jours, a recouvré toute son assurance. Le procureur général lui aécrit pour le féliciter de sonénergie.
   – Et alors…
   – Alors, mademoiselle, il faudrait déterminer monsieur de Boiscoran à parler. Je sens bien que sa résolution est très fermement arrêtée, mais si vous luiécriviez, puisque vous pouvez luiécrire…
   – Une lettre serait inutile.
   – Cependant…
   – Inutile, vous dis-je. Seulement, je sais un moyen…
   – Employez-le bien vite, alors, mademoiselle, interrompit le greffier. Ne perdez pas une minute, il n'est que temps.
   Si claire que fût la nuit, Méchinet ne pouvait voir la pâleur de la jeune fille.
   – Eh bien! reprit-elle, il faut que j'arrive jusqu'à monsieur de Boiscoran, que je le voie, que je lui parle…
   Elle supposait que le greffier allait bondir, se récrier, point:
   – En effet, dit-il du ton le plus tranquille; mais comment?
   – Blangin, le geôlier, et sa femme ne tiennent à leur place que parce qu'elle les fait vivre. Pourquoi ne leur offrirais-je pas, enéchange d'une entrevue avec monsieur de Boiscoran, de quoi s'établir à la campagne?
   – Pourquoi non? fit le greffier. (Et plus bas, répondant aux objections de son expérience): La prison de Sauveterre, poursuivit-il, ne ressemble en rien aux maisons d'arrêt des grandes villes… Les prisonniers y sont rares, la surveillance y est nulle. Les portes fermées, Blangin y est le maître…
   – J'irai le trouver demain! déclara Mlle Denise.
   Il est de ces pentes sur lesquelles on ne saurait se retenir. En cédant une première fois aux suggestions de Mlle Denise, Méchinet, à son insu, s'était engagé pour l'avenir.
   – Non, n'y allez pas, mademoiselle, dit-il. Vous ne sauriez ni démontrer à Blangin qu'il ne court aucun danger, ni exciter suffisamment ses convoitises. C'est moi qui lui parlerai.
   – Oh! monsieur! s'écria Mlle Denise, monsieur, comment jamais…
   – Combien puis-je offrir? interrompit le greffier.
   – Tout ce que vous jugerez convenable, tout…
   – Alors, mademoiselle, demain, ici, à la même heure qu'aujourd'hui, je vous apporterai la réponse.
   Et il s'éloigna, laissant Mlle Denise si enflammée d'espoir que tout le reste de la soirée et toute la journée du lendemain, tantes Lavarande et Mme de Boiscoran, à qui elle n'avait rien confié, ne cessèrent de se demander: qu'a donc cette petite?
   Elle songeait que, si la réponseétait favorable, avant vingt-quatre heures elle verrait Jacques, et elle se disait: pourvu que Méchinet soit exact.
   Il le fut. À dix heures précises, comme la veille, il poussait la petite porte, et tout d'abord:
   – J'ai réussi, dit-il.
   Si violente fut l'émotion de Mlle Denise, qu'elle dut s'appuyer à un arbre.
   – Blangin consent, poursuivit le greffier. Je lui ai promis seize mille francs… C'est peut-être beaucoup.
   – C'est bien trop peu…
   – Il exige qu'ils lui soient remis en or.
   – Il les aura.
   – Enfin, il met à l'entrevue des conditions qui vous paraîtront peut-être bien dures, mademoiselle…
   Déjà la jeune fille s'était remise.
   – Dites, monsieur.
   – Tout en prenant ses précautions pour le cas où il serait découvert, Blangin tient à ne pas l'être. Voici donc comment il a réglé les choses. Demain soir, à six heures, vous passerez devant la prison. La porte sera ouverte, et sur la porte se tiendra la femme de Blangin, que vous connaissez bien, puisqu'elle aété à votre service. Si elle ne vous salue pas, continuez votre chemin, il serait survenu quelque empêchement. Si elle vous salue, allez à elle, toute seule, et elle vous conduira dans une petite pièce qui dépend de son logement. Vous y resterez jusqu'à l'heure, assez avancée nécessairement, où Blangin croira pouvoir vous conduire sans danger à la cellule de monsieur de Boiscoran. L'entrevue terminée, vous reviendrez à votre petite chambre, où un lit sera préparé, et vous y passerez le reste de la nuit. Car voilà la condition terrible, vous ne pourrez sortir de la prison que de jour.
   C'était terrible, en effet.
   Pourtant, après un moment de réflexion:
   – N'importe! fit Mlle Denise. J'accepte. Dites à Blangin, monsieur Méchinet, que tout est convenu.
   Que Mlle Denise acceptât toutes les conditions du geôlier Blangin, rien de mieux – rien du moins de plus naturel. Obtenir l'assentiment de M. de Chandoré devaitêtre plus difficile.
   La pauvre jeune fille le comprit si bien que, pour la première fois, elle se sentitémue en présence de son grand-père, qu'elle hésita, qu'elle prépara ses phrases et qu'elle chercha ses mots.
   Mais c'est en vain qu'avec un art dont la veille elle ne se fût pas crue capable, elle ménagea l'étrangeté de sa requête; dès qu'elle se fut expliquée:
   – Jamais! s'écria M. de Chandoré, jamais! jamais!…
   Jamais, c'est positif, le vieux gentilhomme ne s'était exprimé avec cette autorité décisive. Jamais ses sourcils ne s'étaient ainsi froncés. Jamais, à une demande de sa petite-fille, il n'avait répondu non, sans que sonœil répondît oui.
   – Impossible! prononça-t-il encore, et d'un ton qui ne semblait pas admettre de réplique.
   Certes, en ces douloureuses circonstances, il ne s'était pas marchandé, et il avait bien montré à Mlle Denise tout ce qu'elle pouvait attendre de lui. Du doigt et de l'œil, elle lui avait imposé ses volontés. Selon qu'elle lui avait soufflé, il avait dit oui, il avait dit non, il avait dit peut-être. Que n'eût-il pas dit encore?
   Sans lui apprendre ce qu'elle en voulait faire, Mlle Denise lui avait demandé cent vingt mille francs, et il les lui avait donnés, bien que ce soit une grosse somme en tout pays, énorme à Sauveterre, immense pour un vieillard qui l'aéconomisée louis à louis. Ilétait prêt à en donner autant, à en donner le double, sans plus d'explications.
   Mais que Mlle Denise quittât la maison paternelle un soir, à six heures, pour ne rentrer que le lendemain…
   – C'est ce que je ne puis souffrir! répétait-il.
   Mais que Mlle Denise allât passer la nuit dans la prison de Sauveterre, pour y avoir une entrevue avec son fiancé, prisonnier et accusé de meurtre et d'incendie, la nuit entière, seule, à l'absolue discrétion d'un geôlier, d'un homme dur, avide et grossier…
   – C'est ce que je ne puis souffrir! répétait-il. C'est ce que je ne permettrai pas! s'écria encore le vieux gentilhomme.
   Calme, Mlle Denise avait laissé passer l'orage. Et lorsque son grand-père s'arrêta:
   – Et s'il le faut, cependant? dit-elle.
   M. de Chandoré haussa lesépaules.
   – S'il le faut, insista-t-elle en haussant le ton, pour déterminer Jacques à renoncer à un système qui le perd, pour le déterminer à parler avant la fin de l'instruction?
   – Ce n'est pas ton rôle, mon enfant, dit M. de Chandoré.
   – Oh!…
   – C'est le rôle de sa mère, de la marquise de Boiscoran. Ce que Blangin consent à risquer pour toi, il le risquera pour elle au même prix. Que madame de Boiscoran aille passer la nuit à la prison, je l'approuverai; qu'elle voie son fils, elle fera son devoir…
   – Ce n'est pas elle qui changera les résolutions de Jacques.
   – Et tu te crois sur lui plus d'influence que sa mère.
   – Ce n'est pas la même chose, bon papa…
   – N'importe!
   Ce «n'importe»de M. de Chandoré n'était pas moins net que son «impossible», mais il discutait. Et discuter, c'est s'exposer àêtre entamé par les objections de l'adversaire.
   – N'insiste pas, chère fille, reprit-il, mon parti est irrévocablement arrêté, et je te jure…
   – Ne jure pas, bon papa, interrompit la jeune fille.
   Et si résolueétait son attitude, et si ferme son accent, que le vieux gentilhomme en demeura un instant abasourdi.
   – Si je ne veux pas, cependant…, reprit-il.
   – Tu consentiras, bon papa, tu ne mettras pas ta petite-fille, qui t'aime tant, dans la douloureuse nécessité de te désobéir pour la première fois de sa vie.
   – Parce que pour la première fois, en effet, je ne fais pas la volonté de ma petite-fille.
   – Bon papa, laisse-moi te dire…
   – Écoute-moi, plutôt, pauvre chère enfant, et laisse-moi te montrer à quels dangers, à quels malheurs tu t'exposerais… Aller passer la nuit à cette prison, ce serait risquer, entends-tu bien, ton honneur de jeune fille, cette fleur de renommée qu'une médisance flétrit, le bonheur et le repos de toute la vie…
   – L'honneur et la vie de Jacques sont en danger.
   – Pauvre imprudente! Sais-tu seulement s'il ne serait pas le premier à te reprocher cruellement ta démarche?
   – Lui!
   – Les hommes sont ainsi faits qu'ils s'irritent des plus admirables dévouements.
   – Soit. Je souffrirais moins des injustes reproches de Jacques que de ne pas faire mon devoir.
   Le désespoir gagnait M. de Chandoré.
   – Et si je priais, Denise, reprit-il, au lieu de commander… Si ton vieux grand-père te conjurait à genoux de renoncer à ce funeste projet…
   – Tu me ferais une peine affreuse, bon papa, et inutile; car je résisterais à tes prières, comme je résiste à tes ordres.
   – Implacable! s'écria le vieillard, elle est implacable! (Et, tout à coup, changeant de ton): Pourtant, je suis le maître! s'écria-t-il.
   – Bon papa, de grâce! Et puisque rien ne saurait te toucher, c'est à Méchinet que je m'adresserai, c'est à Blangin que je signifierai ma volonté…
   Plus blanche qu'un marbre, mais l'œilétincelant, Mlle Denise recula d'un pas.
   – Si tu faisais cela, grand-père, interrompit-elle, si tu brisais ma dernière espérance…
   – Eh bien!…
   – Demain, je te le jure par la mémoire de ma mère, je serais dans un couvent, et tu ne me reverrais de ma vie; non, pas même au moment de ma mort, qui ne tarderait pas…
   D'un mouvement désespéré, M. de Chandoré leva les bras vers le ciel et, d'une voix rauque:
   – Ô mon Dieu! s'écria-t-il, voilà donc nos enfants, et voilà ce qui nous attend, nous, vieillards! Notre existence entière s'est passée à veiller sur eux, nous avonsété à genoux devant toutes leurs fantaisies, ils ontété notre souci le plus cher et notre meilleure espérance; de même que nous leur avons donné notre vie jour à jour, nous voudrions leur donner notre sang goutte à goutte, ils sont tout pour nous et nous nous croyons aimés!… Pauvres fous! Un jour, un jeune homme passe, insoucieux, rieur, l'œil brillant et quelques mots d'amour aux lèvres, et c'est fini, notre enfant n'est plus à nous, notre enfant ne nous connaît plus… Meurs en ton coin, vieillard…
   Et succombant à sonémotion, de même que le chêne touché par la hache, le vieux gentilhomme chancela et s'affaissa lourdement sur son fauteuil.
   – Ah! c'est affreux, murmura Mlle Denise, c'est affreux ce que tu dis là, grand-père, toi, douter de moi!
   Elle s'était agenouillée, elle pleurait, et ses larmes roulaient sur les mains du vieux gentilhomme.
   À cette sensation, il se dressa, et tentant un dernier effort:
   – Malheureuse! reprit-il, et si Jacquesétait coupable, et si, lorsque tu paraîtras, il te faisait l'aveu de son crime…
   Mlle Denise secoua la tête.
   – C'est impossible, dit-elle, et cependant, si celaétait, je devraisêtre punie comme lui, car je sens que, s'il l'eût voulu, j'auraisété sa complice…
   – Elle est folle! soupira M. de Chandoré en retombant sur son fauteuil, elle est folle!
   Mais ilétait vaincu, et le lendemain, à cinq heures du soir, le cœur déchiré d'une horrible douleur, il descendait la rue de la Rampe, donnant le bras à sa petite-fille.
   Mlle Denise avait choisi la plus simple et la plus sombre de ses toilettes, et le petit sac qu'elle portait au bras renfermait non pas seize, mais vingt mille francs en or.
   Comme de raison, il avait fallu mettre dans la confidence Mme de Boiscoran, tantes Lavarande et maître Folgat, et, à la profonde stupeur de M. de Chandoré, personne n'avait risqué une objection.
   Jusqu'à la rue de la prison, le grand-père et sa petite-fille n'échangèrent pas une parole. Mais là:
   – Je vois madame Blangin sur sa porte, bon papa, dit Mlle Denise, faisons bien attention…
   Ils approchaient; Mme Blangin salua.
   – Allons, le moment est venu, dit la jeune fille. À demain, bon papa, et surtout rentre bien vite et ne t'inquiète pas.
   Et, rejoignant la femme du geôlier, elle disparut dans l'intérieur de la prison.


   10. La prison, à Sauveterre, c'est le château situé tout en haut de la vieille ville…

   La prison, à Sauveterre, c'est le château situé tout en haut de la vieille ville, au milieu d'un quartier pauvre et presque désert.
   Très important autrefois, le château de Sauveterre aété démantelé lors du siège de La Rochelle, et il n'en reste plus que des débris maladroitement restaurés, des remparts dont les fossés ontété comblés, une porte surmontée d'un beffroi, une chapelle convertie en magasin militaire, et enfin deux tours massives reliées par un immense bâtiment dont le rez-de-chaussée est voûté. Rien de moins triste que ces ruines entourées d'un mur tapissé de lierre, et jamais on ne soupçonnerait leur destination sans le soldat qui, nuit et jour, monte à l'entrée sa faction monotone.
   Des ormes séculaires ombragent les vastes cours, et sur les plates-formes, et dans les crevasses des murailles, il fleurit assez de ravenelles et de lilas de terre pour faire la joie de cent prisonniers.
   Mais les prisonniers manquent à cette poétique prison. «C'est une cage sans oiseaux», dit parfois le geôlier d'un ton mélancolique. Il en profite pour cultiver des légumes le long des préaux, et l'exposition est si favorable qu'il est toujours le premier, à Sauveterre, à cueillir des petits pois. Il en a de même profité – avec l'autorisation de l'administration – pour s'attribuer dans une des tours un joli logement, qui se compose de deux pièces au rez-de-chaussée et d'une chambre à l'étage supérieur, où on arrive par unétroit escalier pratiqué dans l'épaisseur du mur.
   C'est dans cette chambre que la geôlière, avec la promptitude de la peur, entraîna Mlle Denise.
   La pauvre jeune fille suffoquait, tant son cœur violemment battait dans sa poitrine, et, à peine entrée, elle se laissa tomber sur une chaise.
   – Jésus Dieu! s'écria la geôlière, vous trouvez-vous donc mal, ma chère demoiselle! Attendez, je descends vous quérir du vinaigre…
   – C'est inutile, fit Mlle Denise d'une voix faible; restez près de moi, ma bonne Colette, restez!
   Forte et robuste commère de quarante-cinq ans, brune comme le pain bis, avec unépais duvet noir à la lèvre supérieure, Mme Blangin s'appelait Colette.
   – Pauvre demoiselle, reprit-elle, cela vous semble drôle de vous trouver ici.
   – Oui, très drôle, assurément. Mais où est donc votre mari?
   – En bas, à faire le guet, mademoiselle. Il ne tardera pas à monter.
   Bientôt, en effet, un pas pesant retentit dans l'escalier, et Blangin apparut, pâle et l'œil trouble, comme un homme qui vient de courir un grand danger.
   – Ni vu ni connu, dit-il, personne ne se doute de rien. Je ne craignais que ce mauvais chien de factionnaire, et juste comme mademoiselle arrivait, j'ai réussi à l'attirer derrière le mur en lui offrant la goutte. Je commence à croire que je ne perdrai pas ma place.
   Mlle de Chandoré prit cette phrase pour une mise en demeure.
   – Eh! qu'importe votre place, dit-elle, affectant une gaieté bien loin de sonâme, puisqu'il est convenu que je vous en assure une meilleure…
   Et, ouvrant son sac, elle déposait sur la table les rouleaux qu'il contenait.
   – Ah! c'est l'or! fit Blangin, dont l'œilétincela.
   – Oui. Chacun de ces rouleaux contient mille francs, et en voici seize…
   Une tentation irrésistible contractait les traits du geôlier.
   – On peut voir? interrogea-t-il.
   – Certes, répondit la jeune fille, vérifiez…
   Elle se trompait. Blangin songeait bien à vérifier, vraiment! Ce qu'il voulait, c'était repaître sa vue de cet or, l'entendre sonner, le manier.
   D'un geste fiévreux, il déchira les enveloppes et se mit à faire tomber les pièces en cascades sur la table, et, à mesure que le tas grossissait, ses lèvres blêmissaient et la sueur perlait à ses tempes.
   – Tout cela est à moi! fit-il avec un rire stupide.
   – Oui, à vous, répondit Mlle Denise.
   – Je ne me figurais pas ce que pouvaient faire seize mille francs. Comme c'est beau, l'or! Regarde donc, ma femme.
   Mais la geôlière détournait la tête. Elleétait aussiâpre au gain que son mari, et plusémue peut-être, mais elleétait femme, elle savait dissimuler.
   – Ah! chère demoiselle, reprit-elle, jamais mon homme ni moi ne vous aurions demandé de l'argent pour vous rendre service, si nous n'avions à songer qu'à nous! Mais nous avons des enfants…
   – Votre devoir est de vous préoccuper de vos enfants, dit Mlle Denise.
   – Je sais bien que seize mille francs, c'est une grosse somme… Mademoiselle regrette peut-être de nous donner tant d'argent…
   – Je le regrette si peu, interrompit la jeune fille, que j'ajouterais volontiers quelque chose encore.
   Et elle montrait un des quatre rouleaux restés dans son sac.
   – Alors, en effet, au diable la place! s'écria Blangin. (Et grisé par la vue et le contact de l'or): Vousêtes ici chez vous, mademoiselle, poursuivit-il, et la prison et le geôlier sont à vos ordres. Que désirez-vous? Parlez. J'ai neuf prisonniers, sans compter monsieur de Boiscoran et Cheminot. Voulez-vous que je leur donne la clef des champs?
   – Blangin!… fit sévèrement la femme.
   – Quoi! Ne suis-je pas le maître de lâcher les prisonniers?
   – Avant de faire le fier, attends d'avoir rendu à mademoiselle le service qu'elle attend de toi.
   – C'est juste.
   – Alors, insista la prudente geôlière, cache cet argent qui nous trahirait.
   Et, tirant de l'armoire un bas de laine, elle le tendit à son mari qui y glissa les seize mille francs, moins une douzaine de pièces qu'il garda dans sa poche pour avoir sous la main une preuve matérielle de sa fortune nouvelle.
   Et quand ce fut fait, et quand le bas, plein à craquer, fut remis au fond de l'armoire sous une pile de linge:
   – Maintenant, descends, commanda la geôlière à son mari. On peut encore venir, et si tu n'allais pas ouvrir dès qu'on frappera, cela donnerait des soupçons.
   Époux bien dressé, Blangin obéit sans réplique, et aussitôt la geôlière entreprit de distraire Mlle Denise. Elle espérait bien, disait-elle, que sa chère demoiselle lui ferait l'honneur d'accepter quelque chose. Cela la soutiendrait et, d'ailleurs, l'aiderait à passer le temps, car il n'était que sept heures, et ce ne serait qu'après dix que Blangin pourrait la conduire sans danger à la cellule de M. de Boiscoran.
   – Mais j'ai dîné, objectait Mlle Denise, je n'ai besoin de rien.
   L'autre n'en insistait que plus fort. Elle se rappelait bien, Dieu merci, les goûts de sa chère demoiselle, et elle lui avait préparé un bouillon exquis et une crème incomparable. Et, tout en parlant, elle dressait la table, ayant mis dans sa tête que, dût Mlle Denise en périr, elle mangerait, ce qui est d'ailleurs une tradition de Saintonge. Du moins, les fastidieux empressements de cette femme eurent cet avantage qu'ils empêchèrent Mlle Denise de s'abandonner à ses douloureuses pensées.
   La nuitétait venue. Neuf heures sonnèrent, puis dix. Puis on entendit le pas de la ronde qui allait relever les factionnaires.
   Un quart d'heure après, Blangin reparut, portant une lanterne et unénorme trousseau de clefs.
   – J'ai envoyé coucher Cheminot, dit-il, mademoiselle peut venir.
   Mlle Deniseétait déjà debout.
   – Allons, dit-elle simplement.
   Et, à la suite du geôlier, elle traversa d'interminables corridors, puis une immense salle voûtée où les pas retentissaient comme dans uneéglise, puis une longue galerie.
   Enfin, montrant une porte massive dont les fentes laissaient filtrer quelques rayons de lumière:
   – C'est là! dit Blangin.
   Mais Mlle Denise lui prit le bras, et d'une voix à peine distincte:
   – Attendez un moment, dit-elle.
   C'est qu'elleétait près de succomber à tant d'émotions successives. C'est qu'elle sentait ses jambes fléchir et ses yeux se voiler. Sonâme gardait toujours son admirableénergie, mais la chairéchappait à sa volonté et lui manquait, en quelque sorte.
   – Êtes-vous malade? interrogea le geôlier. Que faites-vous?
   Elle demandait à Dieu de lui donner du courage et des forces. Et, sa prière achevée:
   – Entrons, dit-elle.
   Et, avec un grand bruit de clefs et de verrous, Blangin ouvrit la porte de Jacques de Boiscoran.
   Ce n'était déjà plus les jours, c'était les heures que comptait Jacques de Boiscoran depuis qu'ilétait au secret.
   Il avaitété écroué le vendredi matin, 23 juin, et onétait au mercredi soir, 28. Il y avait donc cent trente-deux heures que, selon la terrible expression d'Ayrault, il avaitété «vivant, rayé du monde des vivants et muré dans la tombe». Aussi, chacune de ces cent trente-deux heures avait-elle pesé sur son front autant qu'un mois entier. Aussi, en le voyant pâle et amaigri, les cheveux et la barbe en désordre, les yeux brillants de fièvre comme des charbons maléteints, eût-on eu peine à reconnaître l'heureux et insoucieux châtelain de Boiscoran, ce Benjamin de la destinée, à qui toujours tout avait souri, ce fier et sceptique garçon qui, du haut de son passé, défiait l'avenir.
   C'est que de tous les supplices imaginés par les sociétés obligées de se défendre, il n'en est pas de plus effroyable que «le secret». C'est qu'il n'en est pas qui, plus promptement, détrempe lesénergies, désarticule les volontés et réduise les plus indomptables organisations.
   C'est qu'il n'est pas de lutte plusémouvante que la lutte qui s'établit entre un prévenu innocent ou coupable, et un juge inexorable ou clément; où l'on voit un homme sans défense se débattre contre un autre homme armé d'un pouvoir discrétionnaire.
   Si les grandes douleurs n'avaient pas leur pudeur, Mlle Denise se serait informée de Jacques. Rien ne luiétait plus facile. Et si elle se fût informée, elle eût appris par Blangin, qui gardait etépiait M. de Boiscoran, et par la geôlière qui préparait ses repas, par quelles phases il avait passé depuis son arrestation.
   Anéanti sur le premier moment, il n'avait pas tardé à réagir, et, le vendredi et le samedi, il s'était montré tranquille et plein de confiance, causeur et presque gai.
   Le dimanche lui avaitété fatal. Conduit à Boiscoran entre deux gendarmes pour la levée des scellés, il avaitété, le long du chemin, accablé d'injures et de malédictions par des gens qui l'avaient reconnu, et ilétait rentré mortellement triste.
   Pendant toute la journée du lundi, il avaitété torturé par le juge d'instruction, et après six heures d'interrogatoire, quand on lui avait apporté son dîner, il avait dit que sa santé n'y résisterait pas, et qu'autant vaudrait le tuer tout de suite.
   Le mardi, il avait reçu la lettre de Mlle Denise et y avait répondu. C'avaitété pour lui le sujet d'une extrême agitation, et, pendant une partie de la nuit, Frumence Cheminot l'avait vu se promener dans sa cellule avec les gestes et les imprécations incohérentes d'un fou.
   Il espérait un mot pour le mercredi. Ce mot n'étant pas venu, ilétait tombé dans une torpeur glacée dont M. Galpin-Daveline n'avait pas pu le tirer. Il n'avait rien pris de la journée qu'une tasse de bouillon et un peu de café. Et, le juge parti, il s'était accoudé à sa table, en face de la fenêtre, et il yétait resté immobile comme une statue, les lèvres pendantes, le regard hébété, si profondément enfoncé dans ses rêveries qu'il ne s'était pas dérangé quand on lui avait monté de la lumière.
   C'est ainsi qu'ilétait encore, quand, un peu après dix heures, il entendit grincer les verrous de sa porte. Déjà ilétait assez au fait de la prison pour en connaître les usages. Il savait à quelles heures on lui apportait ses repas, à quel moment Cheminot venait mettre en ordre sa cellule, et quand enfin il devait s'attendre à voir paraître le juge d'instruction.
   La nuit venue, il s'appartenait jusqu'au lendemain. Donc, une visite si tardive annonçait immanquablement unévénement insolite – la liberté, peut-être, cette visiteuse qu'implorent tous les prisonniers. Aussi se dressa-t-il. Et dès qu'il distingua dans l'ombre le rude visage de Blangin:
   – Que me veut-on? demanda-t-il vivement.
   Blangin salua. C'était un geôlier poli.
   – Monsieur, répondit-il, je vous amène une personne…
   Et s'effaçant, il livra passage à Mlle Denise, ou plutôt il la poussa dans la chambre, car elle semblait avoir perdu la faculté de se mouvoir.
   – Une personne…, répétait M. de Boiscoran.
   Mais le geôlier ayantélevé sa lanterne, le malheureux reconnut sa fiancée.
   – Vous! s'écria-t-il, ici!
   Et il se rejeta en arrière, tremblant d'être dupe d'un rêve, d'être le jouet d'une de ces effrayantes hallucinations qui précèdent la folie et qui se fixent dans les cerveaux malades comme les orfraies au milieu des ruines.
   – Denise! murmura-t-il encore. Denise!
   Quand il se fût agi, non de sa vie, elle n'y pensait pas, mais de la vie de Jacques, la pauvre jeune fille n'eût pu articuler une parole, tant l'émotion serrait sa gorge et contractait ses lèvres.
   Le geôlier répondit pour elle:
   – Oui, fit-il, mademoiselle de Chandoré…
   – À cette heure, dans ma prison!
   – Elle avait quelque chose d'important à vous communiquer, elle est venue me trouver…
   – Ô Denise, balbutia Jacques, amie incomparable!
   – Et j'ai consenti, poursuivait Blangin d'un ton paterne, à l'introduire secrètement… C'est une grande faute que je commets, si cela venait à se savoir!… Mais on a beauêtre geôlier, on a un cœur comme tout le monde! Si je dis cela à monsieur, c'est que mademoiselle oublierait peut-être de le prévenir… Si le secret n'était pas bien gardé, je perdrais ma place, et je ne suis qu'un pauvre homme, j'ai femme et enfants…
   – Vousêtes le meilleur des hommes! s'écria M. de Boiscoran, bienéloigné de soupçonner le prix de la sensibilité de Blangin, et le jour où je serai libre, je vous prouverai, mon brave, que vous n'avez pas obligé des ingrats!
   – Bien à votre service, monsieur, fit modestement le geôlier.
   Mais peu à peu, Mlle Denise reprenait possession d'elle-même.
   – Laissez-nous, mon ami, dit-elle doucement à Blangin.
   Et dès qu'il se fut retiré, sans laisser à M. de Boiscoran le temps de prononcer une parole:
   – Jacques, murmura-t-elle, mon grand-père m'a dit qu'en venant à vous, seule, en secret, la nuit, je m'exposais à diminuer votre affection pour moi et à amoindrir votre estime…
   – Ah!… vous ne l'avez pas cru!…
   – Mon grand-père a plus d'expérience que moi, Jacques… Pourtant je n'ai pas hésité, me voici, et j'aurais bravé bien d'autres périls, parce qu'il s'agit de votre honneur qui est le mien, de votre vie qui est la mienne, de notre avenir, de notre bonheur, de toutes nos espérances ici-bas!
   Une joie délirante avait comme transfiguré le visage du prisonnier.
   – Grand Dieu! s'écria-t-il, un tel moment rachèterait des années de tortures!
   Mais Mlle Denise s'était juré, en venant, que rien ne la détournerait de sonœuvre.
   – J'en atteste la mémoire de ma mère, Jacques, continua-t-elle, jamais une seconde je n'ai douté de votre innocence.
   Le malheureux eut un geste désolé.
   – Vous! dit-il, mais les autres, mais monsieur de Chandoré…
   – Serais-je donc ici, s'il vous croyait coupable!… Mes tantes et votre mère sont aussi sûres de vous que je le suis moi-même.
   – Et mon père? Vous ne m'en parlez pas dans votre lettre…
   – Votre père est resté à Paris, pour le cas où il y aurait quelque démarche à faire.
   Jacques de Boiscoran secouait la tête.
   – Je suis en prison à Sauveterre, murmura-t-il, accusé d'un crime atroce, et mon père reste à Paris… Est-ce donc vrai qu'il ne m'a jamais aimé! J'ai toujoursété un bon fils, cependant, et jamais, jusqu'à cette catastrophe effroyable, il n'a eu à se plaindre de moi. Non, mon père ne m'aime pas…
   Mlle Denise ne pouvait le laisser s'égarer ainsi.
   – Écoutez-moi, Jacques, interrompit-elle, écoutez pourquoi je risque cette démarche si grave et qui me coûte tant! C'est au nom de tous nos amis que je viens, au nom de maître Folgat, cet avocat de Paris que votre mère a amené, et que vous ne connaissez pas, et aussi au nom de maître Magloire, en qui vous avez tant de confiance. Tous sont d'accord. Vous avez adopté un système affreux. Vous obstiner à vous taire, c'est courir volontairement aux abîmes. Entendez bien ce que je vous dis: si vous attendez, pour vous disculper, que l'instruction soit close, vousêtes perdu. Le jour où la chambre des mises en accusation sera saisie du procès, c'est en vain que vous parlerez. Il sera trop tard. Et vous irez, vous, innocent, grossir la liste déplorable des erreurs judiciaires…
   C'est en silence, et le front penché vers la terre, comme pour en dérober la pâleur, que Jacques de Boiscoran avaitécouté Mlle de Chandoré.
   Et dès qu'elle s'arrêta, palpitante:
   – Hélas! murmura-t-il, tout ce que vous venez de me dire, je me l'étais déjà dit.
   – Et vous vousêtes tu!
   – Je me suis tu.
   – Ah! c'est que vous ne soupçonnez pas le danger que vous courez, Jacques, c'est que vous ne savez pas…
   Il l'interrompit d'un geste. Et d'une voix sourde:
   – Je sais, prononça-t-il, que c'est l'échafaud que je risque… ou le bagne.
   Mlle Deniseétait pétrifiée d'horreur. Pauvre jeune fille! Elle s'était imaginée qu'elle n'aurait qu'à paraître pour triompher de l'obstination de M. de Boiscoran, et que dès qu'elle l'aurait entendu elle serait rassurée. Et au lieu de cela!
   – Malheureux! s'écria-t-elle, cesépouvantables idées vous sont venues, et vous persisteriez à garder le silence!
   – Il le faut.
   – C'est impossible… Vous n'avez pas réfléchi!
   – Pas réfléchi!… répéta-t-il. (Et plus bas): Que croyez-vous donc que j'aie fait, depuis cent trente mortelles heures que je suis seul dans cette prison, seul en face d'une accusation terrible et des plus effroyableséventualités…
   – Voilà le malheur, Jacques, vous avezété dupe de votre imagination! Qui ne l'eûtété, à votre place! Maître Folgat me le disait hier encore: il n'est pas d'homme qui, après quatre jours de secret, ait tout son sang-froid. La douleur et la solitude sont de mauvaises conseillères. Jacques, revenez à vous, écoutez vos amis les plus chers dont ma voix vous transmet les conseils… Jacques, votre Denise vous en conjure, parlez…
   – Je ne puis.
   – Pourquoi?
   Elle attendit quelques secondes, et comme il ne répondait pas:
   – Le premier des devoirs, insista-t-elle, non sans une nuance d'amertume, n'est-il donc pas, quand on est innocent, de faireéclater son innocence?
   D'un mouvement désespéré, le prisonnierétreignait son front de ses mains crispées. Se penchant vers Mlle Denise, si près qu'elle sentit son souffle dans ses cheveux:
   – Et quand on ne peut pas, dit-il, quand on ne peut pas faireéclater son innocence!
   Elle recula, pâle comme pour mourir, chancelant à ce point d'être réduite à s'appuyer au mur, et fixant sur Jacques de Boiscoran des regards où montaient toutes lesépouvantes de sonâme.
   – Que dites-vous, mon Dieu! balbutia-t-elle.
   Il riait, le malheureux, de ce rire sinistre qui est la dernière expression du désespoir.
   – Je dis, répondit-il, qu'il est de ces circonstances fatales qui confondent la raison, de ces coïncidences inouïes qui feraient douter de soi. Je dis que tout m'accuse, que tout m'accable, que tout témoigne contre moi. Je dis que si j'étais à la place de Galpin-Daveline, et qu'il fût à la mienne, j'agirais certainement comme lui!
   – C'est de la démence! s'écria Mlle de Chandoré.
   Mais Jacques de Boiscoran ne l'entendit pas. Toutes les amertumes des jours passés lui remontaient à la gorge; il s'animait, ses joues s'empourpraient.
   Et toujours plus vite, en phrases haletantes:
   – Faireéclater son innocence! poursuivait-il. Ah! c'est aisé à conseiller… Mais comment?… Non, je ne suis pas coupable, mais un crime aété commis, et pour ce crime il faut un coupable à la justice! Si ce n'est pas moi qui ai tiré sur monsieur de Claudieuse et mis le feu au Valpinson, qui donc est-ce?… Oùétiez-vous, me dit-on, au moment de l'attentat? Où j'étais?… Est-ce que je puis le dire! Me disculper, c'est accuser! Et si je me trompais!… Et si, ne me trompant pas, j'étais incapable de démontrer la réalité de mes accusations!… Est-ce que le meurtrier, est-ce que l'incendiaire n'a pas pris toutes ses mesures pouréchapper au châtiment et le faire retomber sur ma tête! J'étais averti! Il est des haines qui méditent de ces vengeances exécrables!… Ah! si on savait, si on pouvait prévoir!… Comment lutter!… Et moi, qui le premier jour me disais: une telle imputation ne saurait m'atteindre, c'est un nuage que d'un souffle je dissiperai! Misérable fou! Le nuage est devenu avalanche et je puisêtreécrasé!… Je ne suis ni un enfant, ni un lâche, et j'ai toujours marché droit aux fantômes… J'ai mesuré le péril, il est immense!
   Mlle Denise frissonnait.
   – Qu'allons-nous devenir! s'écria-t-elle.
   Cette fois, M. de Boiscoran l'entendit, et il eut honte de sa faiblesse. Mais avant qu'il réussît à maîtriser son trouble:
   – Qu'importent, reprit la jeune fille, ces considérations vaines! Au-dessus des calculs les plus habiles et des systèmes les mieux combinés, il y a la vérité, invincible, immuable! Il faut dire la vérité, Jacques, sans arrière-pensée, sans restrictions, sans détours…
   – Ce n'est plus possible! murmura l'infortuné.
   – Elle est donc bien affreuse?
   – Elle est invraisemblable.
   Ce n'est pas sans effroi que Mlle Denise le considérait. Elle ne retrouvait en lui ni l'expression de son visage, ni son regard, ni le timbre de sa voix. Elle s'approcha, et lui prenant la main entre ses petites mains blanches:
   – Mais à moi, fit-elle, à moi, votre amie, vous pouvez la dire, cette vérité!
   Il tressaillit, et reculant:
   – À vous moins qu'à tout autre! s'écria-t-il. (Et comprenant ce que cette réponse avait d'affligeant): Trop pur est votre esprit, ajouta-t-il, pour de si honteuses intrigues. Je ne veux pas que sur votre robe de noces rejaillisse une tache de cette boue où l'on m'a précipité!
   Fut-elle dupe? Non, mais elle eut ce courage de sembler l'être.
   – Soit, poursuivit-elle, mais cette vérité, il vous faudra la dire tôt ou tard…
   – Oui, à maître Magloire.
   – Eh bien! Jacques, ce que vous lui diriez, écrivez-le-lui, voici des plumes et de l'encre, je porterai fidèlement votre lettre.
   – Il est des choses qu'on n'écrit pas, Denise!
   Elle se sentait vaincue, elle comprenait que rien ne ferait plier cette volonté glacée; et cependant:
   – Mais si je vous suppliais, Jacques, reprit-elle, au nom de notre passé et de notre avenir, au nom de cet amour unique etéternel que vous me juriez…
   – Voulez-vous donc, interrompit-il, rendre mille fois plus atroces encore mes heures de prison! Voulez-vous m'enlever ce qu'il me reste encore de forces et de courage! N'avez-vous plus en moi aucune confiance! Ne sauriez-vous me faire crédit de quelques jours encore…
   Il s'arrêta. On frappait à la porte; et presque aussitôt:
   – Le temps passe! cria Blangin par le guichet, je voudraisêtre en bas quand on relèvera les factionnaires! Je joue gros jeu… je suis un père de famille…
   – Éloignez-vous, Denise, dit Jacques vivement, éloignez-vous… La pensée qu'on vous surprendrait ici m'est odieuse.
   Combien elle courait peu de risques d'être surprise, Mlle de Chandoré avait payé pour le savoir. Pourtant elle ne résista pas.
   Elle tendit son front à Jacques qui l'effleura de ses lèvres et, plus morte que vive et se tenant aux murs, elle regagna la chambrette du geôlier. On lui avait préparé un lit, elle s'y jeta toute habillée et elle y resta, aussi immobile que si elle eûtété morte, plongée dans un anéantissement qui lui enlevait jusqu'à la faculté de souffrir.
   Il faisait grand jour, ilétait huit heures, quand elle se sentit tirée par le bras.
   – Chère demoiselle, lui disait la geôlière, le moment serait bien propice pour vous esquiver. On s'étonnera peut-être de vous voir seule dans les rues, mais on se dira que vous revenez de la messe de sept heures.
   Sans mot dire, Mlle Denise sauta à terre, et en un tour de main elle eut réparé le désordre de sa toilette. Puis, comme Blangin, inquiet, venait voir si elle se décidait à partir:
   – Tenez, lui dit-elle en lui donnant un des rouleaux de mille francs restés dans son sac, ceci est pour que vous vous souveniez de moi si j'avais encore besoin de vous.
   Et, rabattant sa voilette sur son visage, elle sortit.


   11. Le baron de Chandoré avait eu, en sa vie, une nuit terrible…

   Le baron de Chandoré avait eu, en sa vie, une nuit terrible, dont il avait compté les secondes au pouls de son fils agonisant. La veille au soir, les médecins lui avaient dit: «S'il passe cette nuit, il peutêtre sauvé.»Au jour, il avait rendu le dernier soupir.
   Eh bien! c'est à peine si, pour le vieux gentilhomme, cette nuit fatale avait eu plus d'angoisses que celle-ci, passée tout entière hors de la maison par Mlle Denise. Il savait bien que Blangin et sa femmeétaient de braves gens, malgré leur avarice et leurâpreté au gain; il savait bien que Jacques de Boiscoranétait un homme d'honneur. N'importe!… Toute la nuit, son vieux valet de chambre l'entendit se promener de long en large dans sa chambre, et dès sept heures du matin, ilétait sur le seuil de la porte, interrogeant d'unœil inquiet le lointain de la rue.
   Vers sept heures et demie, maître Folgat vint le rejoindre, mais c'est à peine s'il lui souhaita le bonjour, et certainement il n'entendit rien de tout ce que lui dit l'avocat pour le rassurer.
   Jusqu'à ce qu'enfin:
   – La voilà! s'écria le vieillard.
   Il ne se trompait pas. Mlle Denise venait de tourner le coin de la rue de la Rampe. Elle remontait avec une hâte fiévreuse, comme si elle eût senti que ses forcesétaient à bout et qu'il lui en resterait bien juste assez pour arriver.
   C'est avec une sorte de joie farouche que grand-père Chandoré se jeta au-devant d'elle et qu'il la serra entre ses bras en répétant:
   – Ô Denise,ô ma fille bien-aimée, comme j'ai souffert, comme tu as tardé!… Mais tout est oublié, viens, viens vite!
   Et il l'entraîna, il la porta plutôt, dans le salon, et il l'assit mollement sur une causeuse. Il s'agenouilla ensuite près d'elle, riant de bonheur. Mais dès qu'il lui eut pris les mains:
   – Tes mains sont brûlantes! s'écria-t-il. Tu as la fièvre…
   Il la regarda. Elle venait de relever son voile.
   – Tu es pâle comme la mort, continua-t-il, tu as les yeux rouges et gonflés…
   – J'ai pleuré, bon papa, répondit-elle doucement.
   – Pleuré!… Pourquoi?
   – Hélas! je n'ai pas réussi!
   Comme s'il eûtété mû par un ressort, M. de Chandoré se dressa.
   – Par le saint nom de Dieu! s'écria-t-il, on n'a jamais rien ouï de pareil depuis que le monde est monde!… Quoi! tu es allée, toi, Denise de Chandoré, le trouver dans sa prison, tu l'as supplié…
   – Et il est resté inflexible, oui, bon papa. Il ne parlera pas avant la fin de l'instruction.
   – C'est que nous nousétions trompés, ce garçon n'a ni cœur niâme…
   Péniblement, Mlle Denise s'était soulevée.
   – Ah! ne l'accuse pas, bon papa, interrompit-elle, ne l'accuse pas. Il est si malheureux!
   – Enfin, que dit-il, pour ses raisons?
   – Il dit que la vérité est tellement invraisemblable que certainement on refusera de le croire, et qu'il se perdrait s'il parlait tant qu'il est au secret et privé de l'assistance d'un défenseur. Il dit que son horrible situation est le résultat d'une exécrable vengeance. Il dit qu'il croit connaître le coupable, et que, puisqu'il y est réduit, pour se défendre il accusera…
   Témoin silencieux jusqu'à ce moment, maître Folgat s'approcha.
   – Êtes-vous bien sûre, mademoiselle, interrogea-t-il, que monsieur de Boiscoran se soit exprimé ainsi?
   – Oh! très sûre, monsieur, et je vivrais des milliers d'années que je n'oublierais ni l'expression de son regard, ni le timbre de sa voix…
   M. de Chandoré ne permit pas qu'on l'interrompît davantage.
   – Mais à toi, reprit-il, à toi, chère fille, Jacques a dû dire quelque chose de plus précis.
   – Rien.
   – Tu ne lui as donc pas demandé ce qu'est cette vérité si invraisemblable?
   – Oh, si!…
   – Eh bien?
   – Il s'estécrié que c'était à moi surtout qu'il ne pouvait pas la dire, que j'étais la dernière personne du monde à qui il la dirait…
   – Cet homme mériterait d'être brûlé à petit feu! gronda M. de Chandoré. (Puis, à haute voix): Et tout cela, chère fille, interrogea-t-il, ne te paraît pas bien extraordinaire, bienétrange?
   – Tout cela me semble affreux…
   – J'entends… Mais que penses-tu de la conduite de Jacques?
   – Je pense, bon papa, que s'il agit ainsi, c'est qu'il ne peut agir autrement. Jacques est un homme trop supérieur par l'intelligence et par le courage pour s'abuser grossièrement. Étant seulà savoir, il est seul bon juge de la situation. Plus que personne je dois respecter ses raisons…
   Mais le vieux gentilhomme ne se croyait pas obligé de les respecter, lui, et cette réponse résignée de sa petite-fille achevant de l'exaspérer, il allait lui dire toute sa pensée, lorsqu'elle se leva, non sans effort.
   – Je suis brisée, bon papa, fit-elle d'une voix expirante, permets-moi, je te prie, de regagner ma chambre…
   Elle quitta le salon, en effet; M. de Chandoré la suivit jusqu'à la porte, et il y resta jusqu'à ce qu'il l'eût vue monter l'escalier au bras de sa femme de chambre.
   Revenant alors à maître Folgat:
   – On me la tuera, monsieur! s'écria-t-il, avec une explosion de colère et de désespoir effrayants chez un homme de cetâge. J'ai vu dans ses yeux, à travers ses larmes, le regard qu'avait sa mère, quand après la mort de son mari, de mon fils, elle me disait: «Je n'y survivrai pas.»Elle n'y a pas survécu, en effet… Et alors, moi, vieillard, je suis resté seul avec cette enfant qui peut-être avait en elle le germe du mal affreux qui a emporté sa mère. Seul!… et voilà vingt ans que je retiens mon haleine pourécouter si elle respire toujours du même souffleégal et pur…
   – Vous vous alarmez à tort, monsieur…, commença maître Folgat.
   Grand-père Chandoré secoua la tête.
   – Non, dit-il, mon enfant est peut-être frappée au cœur. Ne venez-vous donc pas de la voir, plus blanche que la cire, et d'entendre sa voix, sans vie et sans chaleur!… Mon Dieu! de quelle faute me punissez-vous en mes enfants! Par pitié, rappelez-moi à vous avant celle qui est la joie de ma vie! Et ne rien pouvoir pour conjurer le malheur! Vieillard inepte et stupide! Ah! ce Jacques de Boiscoran!… S'ilétait coupable cependant!… Si cet homme que Denise aimeétait un assassin! Ah! le misérable! j'achèterais la place du bourreau pour qu'il périsse de mes mains!…
   Profondémentému, maître Folgat arrêta du geste M. de Chandoré.
   – N'accablez pas monsieur de Boiscoran, alors que tout l'accable, monsieur, prononça-t-il. De nous tous, c'est encore lui le plus cruellementéprouvé, car il est innocent.
   – Le croyez-vous toujours?
   – Plus que jamais. Si peu qu'il ait parlé, il en a dit assez à mademoiselle Denise pour me démontrer la justesse de mes conjectures et me prouver que j'avais touché du doigt le point précis…
   – Quand?
   – Le jour où nous sommes allés ensemble à Boiscoran, monsieur le baron…
   M. de Chandoré parut chercher.
   – Je ne me rappelle pas…, commença-t-il.
   – Et cependant, insista l'avocat, vousêtes sorti pour permettre au vieil Antoine, que j'interrogeais, de me répondre plus librement…
   – C'est juste! interrompit M. de Chandoré, c'est très juste! Et alors vous supposez…
   – Je crois que mon point de départétait exact, oui, monsieur. Quant à chercher comment, c'est ce que je ne ferai pas. Monsieur de Boiscoran nous dit que la vérité est invraisemblable, j'en serai donc pour mes conjectures. Seulement, puisque nous voici les mains liées et réduits à attendre la fin de l'instruction, j'en profiterai pour questionner des gens du pays, qui me répondront peut-être mieux qu'Antoine. Vous avez parmi vos amis des personnes qui doiventêtre bien informées, monsieur Séneschal, le docteur Seignebos…
   Pour ce dernier, maître Folgat ne devait pas avoir longtemps à attendre, car au moment où son nométait prononcé, il le criait au domestique, dans le corridor:
   – C'est moi, Seignebos, le docteur Seignebos!
   Et presque aussitôt, il entra comme une trombe dans le salon.
   Il y avait alors quatre jours que le docteur Seignebos n'avait paru rue de la Rampe. Car il n'était pas venu reprendre lui-même le rapport et les grains de plomb qu'il avait confiés à maître Folgat; il les avait envoyé chercher par son domestique, s'excusant sur l'importance et la multiplicité de ses occupations.
   Il est de fait que ces quatre jours, il les avait autant dire passés à l'hôpital, en compagnie d'un sien confrère, médecin au chef-lieu, mandé par le parquet pour procéder, «conjointement avec le docteur Seignebos», à l'examen de l'état mental de Cocoleu.
   – Et c'est cette expertise qui m'amène! s'écria-t-il, dès en entrant, c'est cette expertise qui, si nous n'y mettons bon ordre, est en train d'enlever à monsieur de Boiscoran sa plus belle et sa plus sûre chance de salut.
   Après ce que venait de leur rapporter Mlle Denise, ni M. de Chandoré ni maître Folgat n'attachaient une grande importance à l'état de Cocoleu.
   Ce mot de salut leur fit pourtant dresser l'oreille. Il n'y a pas de circonstance indifférente, dans un procès criminel.
   – Il y a donc du nouveau, docteur? demanda l'avocat.
   Le médecin commença par fermer soigneusement les portes, et posant sur la table sa canne et son chapeau à larges bords:
   – Non, il n'y a rien de nouveau, répondit-il. On continue, comme par le passé, à vouloir perdre monsieur de Boiscoran, et, pour y parvenir, on ne recule devant aucune manœuvre.
   – On… qui, on? demanda M. de Chandoré.
   Dédaigneusement, le docteur haussa lesépaules.
   – Enêtes-vous vraiment encore à vous le demander, monsieur? répondit-il. Les faits, cependant, parlent assez haut. Du reste, écoutez. Dans notre département, comme dans plusieurs autres, on trouve, j'ai la douleur de l'avouer, un certain nombre de médecins qui ne sont pas à la hauteur de leur grande mission et qui, même, pour parler net, sont desânes bâtés!
   Si grave que fût la situation, maître Folgat avait quelque peine à réprimer un sourire, tant le docteur avait de singulières façons.
   – Mais il est un de cesânes, poursuivait-il, qui, pour l'épaisseur du sabot et la longueur des oreilles, dépasse de beaucoup tous les autres. Eh bien! c'est celui-là que le parquet a trié sur le volet et m'a adjoint.
   Sur ce chapitre, ilétait prudent de brider la verve du docteur Seignebos.
   – Bref?… interrogea M. de Chandoré.
   – Bref, monsieur, mon docte confrère est absolument persuadé que sa mission de médecin légiste consiste uniquement à opiner du bonnet et à dire amen à toutes les antiennes de la prévention. «Cocoleu est idiot!»déclare péremptoirement monsieur Galpin-Daveline. «Il l'est ou doit l'être», répond mon docte confrère. «S'il a parlé lors du crime, c'est par suite d'une inspiration d'en haut», reprend le juge d'instruction. «Évidemment, conclut le confrère, il y a eu inspiration d'en haut.»Car enfin, voilà la conclusion du rapport de ce savant docteur: Cocoleu est un idiot qui aété providentiellement illuminé par unéclair de raison. Il ne l'a pasécrit en propres termes, mais c'est tout comme.
   Il avait retiré ses lunettes d'or, et il les essuyait avec une sorte de rage.
   – Mais votre opinion à vous, docteur? demanda maître Folgat.
   D'un geste solennel, M. Seignebos rajusta ses lunettes, et froidement:
   – Mon avis, répondit-il, et je l'ai longuement développé dans mon rapport, mon avis est que Cocoleu n'est pas idiot.
   M. de Chandoré tressauta, tant la proposition lui parut monstrueuse. Il connaissait Cocoleu, lui. Il l'avait vu traîner par les rues de Sauveterre, pendant les dix-huit mois que ce misérableétait resté en traitement chez le docteur.
   – Quoi! Cocoleu ne serait pas idiot? répétait-il.
   – Non, déclara péremptoirement M. Seignebos, et, pour en acquérir la certitude, il n'y a qu'à l'examiner. A-t-il la face large et plate, la bouche démesurée, la peau jaune et tannée, les lèvresépaisses, les dents cariées et les yeux louches? Sa tête déformée se balance-t-elle d'uneépaule à l'autre, trop lourde pour le cou? Sa taille est-elle difforme, sa colonne vertébrale déviée? Lui trouvez-vous un ventre volumineux et lâche, les mains lourdes etépaisses pendant sur les hanches, les jambes gauches, les articulations d'uneépaisseur insolite?… Messieurs, ce sont là les caractères principaux de l'idiot. Les apercevez-vous chez Cocoleu? Moi je vois un gaillard qui a une santé de fer, adroit de ses mains, qui grimpe comme un singe sur les arbres pour y dénicher des nids et qui franchit des fossés de dix pieds… Certes, je ne prétends pas qu'il ait une intelligence normale, mais je soutiens qu'il faut le classer parmi ces imbéciles chez qui certaines autres facultés, en quelque sorte plus essentielles…
   Si maître Folgatécoutait avec toutes les marques d'un puissant intérêt, il n'enétait pas de même de M. de Chandoré.
   – Entre un idiot et un imbécile…, commença-t-il.
   – Il y a un abîme! s'écria M. Seignebos. (Et tout de suite, avec une volubilité torrentielle): L'imbécile, poursuivit-il, garde encore des fragments d'intelligence. Il sait parler, exprimer ses sensations, traduire ses besoins. Il associe des idées, compare ses impressions, se souvient, acquiert de l'expérience. Il est capable de ruse et de dissimulation. Il hait, il aime ou il craint. S'il n'est pas toujours sociable, il est toujours accessible aux suggestions d'autrui. On arrive aisément à exercer sur lui une domination absolue. L'inconsistance de ses desseins est caractéristique, et cependant il est souvent d'une obstination inexpugnable et peut s'attacher à une idée avec une opiniâtreté extraordinaire. Enfin, les imbéciles, précisément à cause de cette demi-lucidité, sont fréquemment dangereux. C'est parmi eux que se trouvent presque tous ces misérables monomanes que la société est obligée de séquestrer, faute de savoir comment refréner leurs instincts…
   – Très bien! approuva maître Folgat, qui trouvait peut-être là leséléments d'une plaidoirie, très bien…
   Le docteur s'inclina.
   – Tel est Cocoleu, prononça-t-il. S'ensuit-il que je l'estime responsable de ses actes? Non, certes. Mais il s'ensuit que je puis voir en lui un faux témoin stylé pour perdre un honnête homme.
   Ilétait clair qu'un tel système ne plaisait pas à M. de Chandoré.
   – Autrefois, docteur, fit-il, vous ne disiez pas cela…
   – Je disais même précisément le contraire, monsieur, répondit, non sans dignité, M. Seignebos. Je n'avais pas assezétudié Cocoleu, et j'aiété sa dupe, il ne m'en coûte pas de l'avouer. Mais, de mon aveu précisément, je tirerai une preuve de l'astuce et de la perversité obstinées de ces demi-idiots, et de leur aptitude à poursuivre un dessein. Après un an d'expériences, j'ai renvoyé Cocoleu en déclarant et en croyant certes qu'ilétait incurable. La vérité est qu'il ne voulait pasêtre guéri. Les campagnards, ces fins et soupçonneux observateurs, ne s'y sont pas trompés, eux. Presque tous vous diront que Cocoleu est bien plus malin que bête. C'est exact. Il a constaté qu'en exagérant son imbécillité, qui, je le répète, existe, il gagnerait de pouvoir vivre sans travailler, et il l'a exagérée. Installé chez monsieur de Claudieuse, il a eu l'art de montrer juste assez d'intelligence pour se rendre plus supportable et s'attirer un meilleur traitement, sans toutefoisêtre astreint à aucune besogne.
   – En un mot, fit M. de Chandoré, toujours incrédule, Cocoleu serait un grand comédien…
   – Assez grand pour m'avoir trompé, oui, monsieur, répondit le docteur. (Et s'adressant à maître Folgat): Tout cela, reprit-il, je l'avais dit à mon docte confrère avant de le conduire à l'hôpital. Nous y avons trouvé Cocoleu plus que jamais obstiné dans le mutisme dont n'avait jamais pu le tirer monsieur Galpin-Daveline. Tous nos efforts pour lui arracher un mot ontéchoué, bien qu'il fût trèsévident pour moi qu'il comprenait. Je voulais recourir à certains artifices fort licites, selon moi, qu'on emploie pour découvrir les simulateurs, mon confrère s'y est opposé et aété encouragé dans sa résistance, je ne sais de quel droit, par le juge d'instruction. Alors j'ai demandé qu'on fît venir madame de Claudieuse, et qu'on la priât d'interroger Cocoleu, puisqu'elle a le talent de le faire parler… Monsieur Daveline ne l'a pas permis. Et voilà où nous en sommes…
   Il arrive tous les jours que deux médecins chargés d'une expertise médico-légale diffèrent totalement de sentiment. La justice aurait fort à faire si elle prétendait les mettre d'accord. Elle nomme donc simplement un troisième expert dont l'opinion décide. Ainsi allait-il arriver, nécessairement, pour le cas de Cocoleu.
   – Et non moins nécessairement, concluait le docteur Seignebos, le parquet, qui m'a adjoint un premierâne, m'en adjoindra un second. Ils s'entendront comme baudets en foire, et je serai atteint et convaincu d'ignorance et de présomption.
   Si donc il se présentait chez M. de Chandoré, ajoutait-il, c'est qu'il avait à réclamer un coup d'épaule. Il demandait que les familles de Boiscoran et de Chandoré missent en branle toutes leurs relations et fissent jouer toutes leurs influences pour obtenir qu'une commission de médecinsétrangers au pays, et parisiens s'ilétait possible, fût chargée d'examiner Cocoleu et de se prononcer sur sonétat mental.
   – À des hommeséclairés, disait-il, je me fais fort de démontrer que l'imbécillité de ce triste sujet est en partie simulée, et que son mutisme obstiné n'est qu'un système pour s'éviter des réponses compromettantes.
   Mais ni M. de Chandoré ni maître Folgat ne répondirent tout d'abord. Ils méditaient.
   – Notez, insista M. Seignebos, choqué de leur silence, notez, je vous prie, que si mon opinion triomphe, comme je suis en droit de l'espérer, l'affaire prend aussitôt une tournure nouvelle.
   Eh! oui, assurément, les bases de l'accusation pouvaient, par suite, se trouver en quelque sorte déplacées, et c'était là ce qui préoccupait si fort maître Folgat.
   – Et c'est ce qui fait, commença-t-il, que je me demande s'il ne sera pas plutôt nuisible qu'utile à monsieur de Boiscoran de démontrer la fourberie de Cocoleu…
   Le docteur Seignebos bondit.
   – Je voudrais, parbleu, savoir…
   – Rien de si simple, répondit l'avocat. L'idiotie de Cocoleu est peut-être le plus grave embarras de la prévention et le plus solide argument de la défense. Que peut répondre monsieur Galpin-Daveline, lorsque monsieur de Boiscoran lui reproche de baser une accusation capitale sur les propos incohérents d'un malheureux privé de toute intelligence, et par suite irresponsable?
   – Ah! permettez!… s'écria M. Seignebos.
   Mais M. de Chandoré ne perdait pas une syllabe.
   – Permettez vous-même, docteur, interrompit-il. Cet argument de l'imbécillité de Cocoleu est celui que vous avez invoqué dès le premier jour, et qui vous paraissait, disiez-vous, si décisif qu'il n'était pas besoin d'en chercher un autre…
   Avant que le médecin eût trouvé une réplique maître Folgat poursuivit:
   – Qu'il soitétabli, au contraire, que Cocoleu a véritablement conscience de ses paroles, et tout change, et la prévention est en droit, de par un arrêt de la Faculté, de dire à monsieur de Boiscoran: «Il n'y a plus à nier, vous avezété vu, voilà un témoin.»
   Il fallait que ces considérations frappassent bien vivement M. Seignebos, car il demeura court dix bonnes secondes, essuyant d'un air pensif ses lunettes d'or. Allait-il donc avoir nui à Jacques de Boiscoran en prétendant le servir? Mais il n'était pas homme à douter longtemps de soi.
   – Je ne discuterai pas, messieurs, reprit-il d'un ton sec. Je vous adresserai seulement une question: oui ou non, croyez-vous à l'innocence de Jacques de Boiscoran?
   – Nous y croyons absolument, répondirent M. de Chandoré et maître Folgat.
   – Alors, messieurs, nous ne courons, ce me semble, aucun risque à essayer de démasquer un misérable garnement.
   Tel n'était pas l'avis du jeune avocat.
   – Démontrer que Cocoleu a conscience de ce qu'il dit, reprit-il, serait funeste, si l'on ne réussissait pas à prouver en même temps qu'il a menti et que son accusation lui aété suggérée. Peut-on le prouver? Est-il un moyen d'établir que, s'il s'obstine à ne répondre à aucune question, c'est qu'il redoute les conséquences de son faux témoignage?…
   Le docteur n'en voulut pasécouter davantage.
   – Arguties d'avocat, que tout cela! s'écria-t-il assez peu poliment. Je ne connais qu'une chose, moi, la vérité…
   – Elle n'est pas toujours bonne à dire, murmura l'avocat.
   – Si, monsieur, toujours! riposta le médecin, toujours et quand même, et quoi qu'il puisse arriver. Je suis l'ami de monsieur de Boiscoran, mais je suis encore plus l'ami de la vérité. Si Cocoleu est un misérable fourbe, comme j'en ai la conviction, notre devoir est de le démasquer.
   Ce que ne disait pas M. Seignebos – et peut-être ne se l'avouait-il pas —, c'est que c'était entre Cocoleu et lui une affaire personnelle. Cocoleu l'avait joué, pensait-il, et lui avaitété l'occasion d'une averse de quolibets dont il avait cruellement souffert, sans qu'il y parût. Démasquer Cocoleu, c'était prendre sa revanche et renvoyer à ses ennemis le ridicule dont ils l'avaient accablé.
   – Ainsi, reprit-il, mon parti est pris, et quoi que vous décidiez, messieurs, je vais dès aujourd'hui me mettre en campagne, pour obtenir, s'il est possible, la nomination d'une commission.
   – Il serait peut-être prudent, objecta maître Folgat, de réfléchir avant de rien faire, de consulter maître Magloire…
   – Je n'ai pas besoin des consultations de maître Magloire, quand le devoir parle.
   – Vous nous accorderez bien vingt-quatre heures…
   Le docteur Seignebos fronçait les sourcils en broussaille.
   – Pas une heure! s'écria-t-il, et je me rends de ce pas chez monsieur Daubigeon, le procureur de la République!
   Sur quoi, reprenant son chapeau et sa canne, il salua et sortit, aussi mécontent que possible, sans daigner répondre à grand-père Chandoré qui lui demandait des nouvelles de M. de Claudieuse, dont la situation, d'après ce qui se disait en ville, loin de s'améliorer empirait de jour en jour.
   – Le diable emporte le vieil original! s'écria M. de Chandoré avant même que le médecin eût quitté le corridor. (Puis, s'adressant à maître Folgat): Bien que je doive convenir, ajouta-t-il, que vous avez un peu froidement accueilli les grandes nouvelles qu'il nous apportait.
   – C'est précisément parce qu'elles sont terriblement graves, répondit l'avocat, que j'aurais voulu qu'il me laissât le temps de réfléchir. Cocoleu jouant l'imbécillité, ou du moins exagérant son inintelligence!… c'est la confirmation de ce que disait hier monsieur de Boiscoran à mademoiselle Denise. C'est la preuve d'un odieux guet-apens, d'une exécrable vengeance longuement méditée et préparée. là est le nœud de l'affaire, évidemment…
   M. de Chandoré tombait de son haut.
   – Quoi! s'écria-t-il, telle est votre opinion, et vous avez hésité à appuyer les démarches de Seignebos, qui est un brave homme, décidément…
   Le jeune avocat hochait la tête.
   – Si je tenais à gagner vingt-quatre heures, c'est que je crois indispensable de consulter monsieur de Boiscoran. Pouvais-je dire cela à monsieur Seignebos? Avais-je le droit de lui livrer le secret de mademoiselle Denise?
   – C'est juste, murmura M. de Chandoré, c'est juste…
   Mais pourécrire à M. de Boiscoran, l'assistance de Mlle Deniseétait indispensable, et ce n'est que dans l'après-midi qu'elle reparut, très pâle encore, mais armée, visiblement, d'uneénergie nouvelle.
   Maître Folgat lui dicta les questions à poser au prisonnier, elle se hâta de les traduire, et, vers les quatre heures, la lettre fut portée au greffier Méchinet.
   Le lendemain soir, la réponse arriva.
   Le docteur Seignebos doit avoir raison, mes chers amis,écrivait Jacques. Je n'ai que trop de raisons d'être sûr que l'imbécillité de Cocoleu est en partie simulée et que sa déposition lui aété suggérée. Cependant, je vous en prie, ne faites aucune démarche pour provoquer une nouvelle enquête médicale. La moindre imprudence peut me perdre. Au nom du ciel, attendez pour agir la fin de l'instruction, qui est prochaine maintenant, d'après ce que me dit Daveline…
   C'est en famille que fut lue cette réponse, et sa concision résignée arracha à Mme de Boiscoran un cri de désespoir.
   – Lui obéirons-nous donc! s'écria-t-elle, lorsqu'il estévident qu'il se perd, le malheureux, en s'obstinant ainsi…
   Mlle Denise se leva.
   – Seul juge de la situation, prononça-t-elle, Jacques a le droit de commander, et notre devoir est d'obéir… J'en appelle à maître Folgat.
   Du geste le jeune avocat approuvait.
   – Tout ce quiétait possible aété fait, dit-il. Maintenant, il ne reste plus qu'à attendre.


   12. Depuis la nuit fameuse de l'incendie du Valpinson, Sauveterre ne s'ennuyait plus…

   Depuis la nuit fameuse de l'incendie du Valpinson, Sauveterre ne s'ennuyait plus. Sauveterre avait sur le tapis, désormais, palpitant d'un intérêt toujours renouvelé, intarissable, fécond en discussions et en conjectures, un sujet de conversation: l'affaire Boiscoran. «Où en est l'affaire?»se demandaient les gens qui s'abordaient.
   Aussi, lorsque M. Galpin-Daveline se rendait du Palais à la prison et qu'il remontait de son pas solennel et roide la rue Nationale, vingt bourgeoises embusquées derrière leurs rideaux cherchaient à surprendre sur son visage les secrets de l'instruction. Elles n'y surprenaient que l'empreinte des plus cuisants soucis, et une pâleur de jour en jour plus visible. De sorte qu'elles se disaient: «Vous verrez que ce pauvre monsieur Galpin finira par attraper la jaunisse.»
   Si triviale que fût l'expression, elle traduisait exactement les sensations de l'ambitieux magistrat. Cette affaire de Boiscoran luiétait devenue comme une de ces plaies vives, dont rien ne saurait calmer l'incessante irritation.
   – J'en ai perdu le sommeil, disait-il au procureur de la République.
   L'excellent M. Daubigeon, qui avait toutes les peines du monde à modérer les ardeurs de son zèle, ne le plaignait que médiocrement.
   – À qui la faute! répondait-il. Mais on veut parvenir, et les soucis suivent de près la fortune croissante: Crescentem sequitur cura pecuniam, majorumque fames…
   – Eh! je n'ai fait que mon devoir! s'écriait le juge d'instruction, et ce serait à recommencer que j'agirais de même.
   Pourtant, chaque jour luiéclairait d'une lumière plus crue la fausseté de sa situation. L'opinion publique, tout enétant hostile à M. de Boiscoran, était bien loin de luiêtre favorable, à lui, Daveline. On croyait généralement à la culpabilité de Jacques, et on appelait sur lui toute la rigueur des lois; mais, d'un autre côté, on s'étonnait que M. Galpin-Daveline eût accepté cette mission si cruelle de juge d'instruction. Ce fait d'instruire contre un ancien ami, de rechercher les preuves de ses crimes, de le pousser vers la cour d'assises, c'est– à-dire au bagne ou à l'échafaud, avait comme un reflet de trahison qui révoltait les consciences.
   Rien qu'à la façon dont les gens lui rendaient son salut, ou même l'évitaient, le magistrat pouvait se rendre compte du sentiment dont ilétait l'objet.
   Sa colère contre Jacques en redoublait, et, par contre, son inquiétude.
   Il avait reçu, c'est vrai, des félicitations du procureur général, mais est-on jamais sûr de l'issue d'une instruction tant que le coupable n'a pas avoué? Certes, les charges qui s'élevaient contre Jacquesétaient trop accablantes pour que la décision de la chambre des mises en accusation fût douteuse. Mais, au-dessus de la chambre des mises en accusation, il y a le jury.
   – Et, en somme, mon cher, objectait le procureur de la République, vous n'avez pas un seul témoin oculaire. Et, comme le dit Loisel en ses Maximes du droit coutumier:

     Un seulœil a plus de crédit
     Que deux oreilles n'ont d'audivi.
     – Témoin qui l'a vu est meilleur
     Que cil qui a ouy, et plus seur…

   – J'ai Cocoleu, interrompit M. Daveline, que leséternelles citations de M. Daubigeon avaient le don d'exaspérer.
   – Les médecins ont donc décidé qu'il n'est pas idiot?
   – Non. Monsieur Seignebos est toujours seul de son avis.
   – Alors, du moins, Cocoleu consent à répéter son témoignage?
   – Non.
   – C'est donc comme si vous n'aviez personne.
   Eh! oui, M. Daveline ne le comprenait que trop. De là ses angoisses.
   Plus ilétudiait son prévenu, plus il lui trouvait une attitudeénigmatique et menaçante qui ne présageait rien de bon.
   Aurait-il un alibi? pensait-il. Tiendrait-il en réserve, pour le dernier moment, quelqu'un de ces moyens imprévus qui démolissent tout l'échafaudage de la prévention et couvrent de ridicule le magistrat instructeur!
   Lorsque de telles idées lui venaient, si invraisemblables qu'elles fussent, elles faisaient perler des gouttes de sueur à ses tempes, et il traitait comme un nègre son pauvre greffier Méchinet.
   Et ce n'était pas tout. Si retiré qu'il vécût depuis cette affaire, bien deséchos lui arrivaient encore de la rue de la Rampe. Certes, ilétait à mille lieues d'imaginer qu'on y eût des intelligences avec son prévenu, et des intelligences, qui plus est, nouées et servies par Méchinet, par son propre greffier. Il eût haussé lesépaules, si on fût venu lui dire que Mlle Denise avait passé une nuit dans la prison et rendu une visite à Jacques. Mais il lui revenait toujours quelque chose des espérances et des projets des parents et des amis de Jacques, et ce n'est pas sans une secrète terreur qu'il se les représentait puissants par la fortune et par l'honorabilité, appuyés par de hautes relations, aimés et estimés de tous.
   Il savait que près de Mlle Denise se groupaient des hommes intelligents et dévoués, grand-père Chandoré, M. Séneschal, le docteur Seignebos, maître Magloire, et, enfin, cet avocat que la marquise de Boiscoran avait amené de Paris, maître Folgat.
   Et Dieu sait ce qu'ils tenteraient, pensait-il, pour soustraire le coupable à l'action de la justice.
   Aussi peut-on dire que jamais instruction ne fut conduite avec tant d'ardeur passionnée, avec un zèle si méticuleux. Chacun des points acquis à la prévention fut pour M. Galpin-Daveline le sujet d'une laborieuse enquête. En moins de quinze jours, soixante-sept témoins défilèrent dans son cabinet. Il fit comparaître le quart de la population de Bréchy. Il eût cité le pays entier, s'il eût osé.
   Inutiles efforts! Après des semaines d'investigations enragées, l'instruction restait au même point, le mystère demeurait aussi impénétrable. Le prévenu n'avait pas dissipé une seule des chargesécrasantes qui pesaient sur lui, mais le juge n'avait pas recueilli une preuve nouvelle à ajouter aux preuves qu'il avait réunies dès le premier jour.
   Il fallait en finir cependant.
   Par une chaude après-midi de juillet, les bourgeoises de la rue Nationale crurent remarquer que M. Davelineétait plus soucieux encore que d'ordinaire. Elles ne se trompaient pas. Après une longue conférence avec le procureur de la République et le président du tribunal, le juge d'instruction avait pris son parti.
   Arrivé à la prison, il se fit conduire à la cellule de Jacques de Boiscoran, et là, voilant sonémotion d'une roideur plus grande:
   – Ma pénible mission touche à sa fin, monsieur, commença-t-il, l'instruction dont j'étais chargé vaêtre close. Dès demain, les pièces de la procédure, avec unétat des pièces servant à conviction, seront transmises à monsieur le procureur général, pourêtre soumises à la chambre d'accusation.
   Jacques ne sourcilla pas.
   – Bien! fit-il simplement.
   – N'avez-vous rien à ajouter, monsieur? insista le juge.
   – Rien, sinon que je suis innocent.
   C'est à peine si M. Daveline réussit à réprimer un mouvement d'impatience.
   – Alors, prouvez-le, fit-il. Alors, détruisez les charges qui vous accusent, qui vous accablent, qui font que pour moi, pour la justice, pour tout le monde vousêtes coupable. Alors, parlez, expliquez votre conduite…
   Obstinément, Jacques garda le silence.
   – Votre résolution est bien arrêtée, reprit encore le juge, vous ne voulez rien dire?
   – Je suis innocent!
   Ce n'était pas la peine d'insister, M. Galpin-Daveline le comprit.
   – À dater de ce moment, monsieur, dit-il, votre secret est levé. Vous pourrez recevoir, au parloir de la prison, les visites de votre famille. Le défenseur que vous désignerez sera admis dans votre cellule pour conférer avec vous…
   – Enfin! s'écria Jacques avec une explosion de joie. (Et tout de suite): M'est-il permis, demanda-t-il, d'écrire à monsieur de Chandoré?
   – Oui, répondit le juge, et si vous voulezécrire immédiatement, mon greffier se chargera de faire parvenir votre lettre ce soir même.
   À l'instant même Jacques de Boiscoran profita de l'occasion, et il eut vite fini, car le billet qu'ilécrivit et qu'il remit à Méchinet n'avait que ces deux lignes:
   J'attends maître Magloire demain matin, à neuf heures.
   J.
   Du jour où ils avaient compris qu'une fausse démarche pouvait avoir les plus funestes conséquences, les amis de Jacques de Boiscoran s'étaient scrupuleusement abstenus. À quoi bon des démarches, d'ailleurs!
   Sur sa seule requête, le docteur Seignebos avaitété en partie exaucé, et le parquet avait désigné pour décider de l'état mental de Cocoleu un médecin de Paris, un aliéniste célèbre. C'est un samedi que M. Seignebos vint tout triomphant annoncer rue de la Rampe cette heureuse nouvelle. Dès le mardi suivant, il revenait, blême de colère, raconter sonéchec.
   – Il y a desânes à Paris comme ailleurs! s'écriait-il, d'une voix à faire vibrer les vitres du salon Chandoré, ou plutôt, en ce temps d'égoïsmes trembleurs et de servilités avides, les hommes indépendants sont aussi introuvables à Paris qu'en province! J'attendais un savant inaccessible à toutes les considérations mesquines; on m'envoie un farceur qui serait désolé d'être désagréable à messieurs du parquet… Ah! la surprise est cruelle! (Et toujours, comme de coutume, tracassant ses lunettes d'or): J'étais informé, poursuivait-il, de l'arrivée du confrère de la capitale, et j'étais allé, de ma personne, l'attendre au chemin de fer. Le train arrive, et immédiatement je distingue mon homme dans la foule. Belle tête, bien encadrée de cheveux grisonnants,œil fin, lèvre gourmande et narquoise… C'est lui, me dis-je. Hum! il avait bien un peu la mise d'un freluquet, beaucoup de décorations à la boutonnière, des favoris taillés comme les buis de mon jardin, et au lieu de fidèles lunettes, un binocle impertinent… mais nul n'est parfait. Je m'approche, je me nomme, nouséchangeons une poignée de main, je l'invite à déjeuner; il accepte, et bientôt nous voilà à table, lui rendant bonne justice à mon vin de Bordeaux, moi lui exposant méthodiquement l'affaire. Le repas fini, il veut voir Cocoleu; nous nous rendons à l'hôpital, et là, tout de suite, après un seul coup d'œil: «Ce garçon, s'écrie-t-il, est tout bonnement le plus complet type d'idiot que j'aie vu de ma vie!…»Un peu déconcerté, j'entreprends de lui réexpliquer l'affaire; il refuse de m'écouter. Je le supplie de revoir Cocoleu; il m'envoie promener. Blessé, je lui demande alors comment il explique le témoignage si net de cet idiot, la nuit du crime. Il me répond en chantonnant qu'il ne l'explique pas. Je veux discuter, il me plante là pour se rendre au tribunal… Et savez-vous où il dînait, le soir même? À l'hôtel, avec notre confrère du chef-lieu. Et là, ils rédigeaient, de concert, un rapport qui boucle Cocoleu dans la plus parfaite imbécillité qui se puisse rêver… (Il se promenait à grands pas par le salon et, sans rienécouter, il continuait): Mais le sieur Galpin aurait tort de chanter victoire! Tout n'est pas dit! On ne se débarrasse pas comme cela du docteur Seignebos… J'ai dit que Cocoleu est un ignoble fourbe, un misérable simulateur, un faux témoin, je le prouverai. Boiscoran peut compter sur moi… (Il s'interrompit sur ces mots, et se plantant devant maître Folgat): Et si je dis que Boiscoran peut compter sur moi, ajouta-t-il, c'est que j'ai mes raisons. Il m'est venu de singuliers soupçons, monsieur l'avocat, très singuliers…
   Maître Folgat, Mlle Denise et la marquise de Boiscoran le pressaient de s'expliquer, mais il déclara que le moment n'était pas venu encore, et que, d'ailleurs, il n'était pas assez sûr… Et il s'échappa, jurant qu'ilétait très pressé, ayant abandonné ses malades depuis quarante-huit heures etétant attendu par la comtesse de Claudieuse, dont le mari allait de mal en pis.
   – Quels soupçons peut avoir ce vieil original? demandait encore grand-père Chandoré, une heure après le départ du médecin.
   Maître Folgat eût pu répondre que ces soupçons vraisemblablement n'étaient autres que les siens, mais plus précis alors et appuyés sur des indices positifs.
   Mais à quoi bon dire cela, puisque toute investigationétait interdite, puisqu'un seul mot imprudemment prononcé pouvait donner l'éveil? À quoi bon troubler d'espérances peut-être aussitôt déçues la morne tristesse de ces longues journées qui, l'une après l'autre, s'écoulaient à attendre le bon plaisir de M. Galpin-Daveline.
   Déjà, à ce moment, les nouvelles de Jacques de Boiscoranétaient devenues plus rares. Les interrogatoires n'ayant lieu qu'à d'assez longs intervalles, Méchinetétait quelquefois jusqu'à quatre ou cinq jours sans apporter de lettre.
   – C'est la plus intolérable des agonies…, ne cessait de répéter Mme de Boiscoran.
   L'heure du dénouement allait sonner.
   Mlle Denise se trouvait seule au salon, un après-midi, lorsqu'elle crut reconnaître dans le vestibule la voix du greffier.
   Précipitamment, elle sortit. Elle ne s'était pas trompée.
   – Ah! l'instruction est terminée! s'écria-t-elle, comprenant bien qu'il ne fallait rien moins que ce graveévénement pour décider Méchinet à se montrer en plein jour rue de la Rampe.
   – En effet, mademoiselle, répondit le brave garçon, et c'est sur l'ordre de monsieur Daveline que je vous apporte ce billet de monsieur de Boiscoran…
   Elle le prit, elle le lut d'un coup d'œil et, oubliant tout, à demi folle de joie, elle courut à son grand-père et à maître Folgat, criant en même temps à un domestique d'aller bien vite chercher maître Magloire.
   Moins d'une heure plus tard, le premier avocat de Sauveterre arrivait, et quand on lui eut remis le billet qui le mandait:
   – J'ai promis mon assistance à monsieur de Boiscoran, dit-il d'un ton embarrassé, elle ne lui fera pas défaut… Je serai demain près de lui à l'ouverture de la prison, et je viendrai vous rendre compte de notre entrevue.
   On ne put lui rien tirer de plus; ilétait visible qu'il ne croyait pas à l'innocence de son client. Dès qu'il fut sorti:
   – Jacques est fou, s'écria M. de Chandoré, de confier sa défense à un homme qui doute ainsi de lui!
   – Maître Magloire est un honnête homme, bon papa, dit Mlle Denise, s'il pensait compromettre Jacques, il se retirerait.
   Pour cela, oui, maître Magloireétait un honnête homme, et encore assez accessible aux sentiments tendres pour que l'idée lui fût affreuse de revoir prisonnier, accusé d'un crime odieux, et accusé justement, pensait-il, un homme qu'il avait aimé et que, malgré tout, il aimait encore.
   Il n'en dormit pas de la nuit, et chacun put remarquer sa mine soucieuse lorsqu'il traversa la ville le lendemain matin, pour se rendre à la prison.
   Blangin, le geôlier, le guettait.
   – Ah! venez vite, monsieur, lui cria-t-il, le prévenu est fou d'impatience!
   Lentement, et avec un sourd battement de cœur, le célèbre avocat gravit l'étroit escalier. Il traversa la longue galerie. Blangin lui ouvrit une porte… Ilétait dans la cellule de Jacques de Boiscoran.
   – Enfin, vous voilà! s'écria le malheureux jeune homme en se jetant au cou de maître Magloire. Enfin, je vois un visage ami et je presse une main loyale! Ah! j'ai cruellement souffert, si cruellement que je m'étonne que ma raison ait résisté! Mais vous voici, vousêtes près de moi, je suis sauvé!
   Si l'avocat se taisait, c'est qu'ilétait effrayé des ravages de la douleur sur la physionomie si noble et si intelligente de Jacques. C'est qu'il s'épouvantait du désordre de ses traits, de l'éclat délirant de ses yeux, du rire convulsif qui pinçait ses lèvres.
   – Malheureux! murmura-t-il enfin.
   Jacques se méprit, et il devait se méprendre au sens de cette exclamation. Il recula, plus blanc que le plâtre du mur.
   – Vous me croyez coupable! s'écria-t-il.
   – Je crois, mon pauvre ami, que tout vous accuse…, répondit l'avocat.
   Une expression d'indicible désespoir contracta le visage de Jacques.
   – En effet, interrompit-il, avec unéclat de rire terrible, il faut que les charges soient bien accablantes, puisqu'elles ont convaincu mes amis les plus chers. Aussi, pourquoi me suis-je tu, le premier jour?… L'honneur! Effroyable duperie!… Et cependant, victime d'une inconcevable vengeance, je me tairais encore, s'il ne s'agissait que de la vie. Mais il y va de mon honneur, de l'honneur des miens, de la vie de Denise… Je parlerai. À vous, Magloire, je dirai la vérité, je puis me disculper d'un mot… (Et saisissant le poignet de maître Magloire, et le serrant à le briser): D'un mot, fit-il d'une voix sourde, je vais tout vous expliquer: j'étais l'amant de la comtesse de Claudieuse.


   13. Moins affreusement troublé, Jacques de Boiscoran eût reconnu combien sagement il avaitété inspiré en choisissant, pour se confier à lui…

   Moins affreusement troublé, Jacques de Boiscoran eût reconnu combien sagement il avaitété inspiré en choisissant, pour se confier à lui, le célèbre avocat de Sauveterre.
   Unétranger, maître Folgat, par exemple, l'eûtécouté sans sourciller, n'eût vu dans la révélation que le fait lui-même et ne lui eût donné que son impression personnelle. Par maître Magloire, au contraire, il eut l'impression du pays entier. Et maître Magloire, en l'entendant déclarer que la comtesse de Claudieuse avaitété sa maîtresse, eut un geste de réprobation et s'écria:
   – C'est impossible!
   Du moins, Jacques ne fut pas surpris. Il avaitété le premier à dire qu'on refuserait de le croire quand il avouerait la vérité, et cette conviction n'avait pas peu contribué à retenir les aveux sur ses lèvres.
   – C'est invraisemblable, je le sais, dit-il, et cependant cela est…
   – Des preuves! interrompit maître Magloire.
   – Je n'ai pas de preuves.
   L'expression attristée et bienveillante du visage de l'avocat de Sauveterre venait de changer du tout au tout. Il y avait de l'étonnement et de l'indignation dans le regard obstiné qu'il fixait sur le prisonnier.
   – Il est de ces choses, reprit-il, qu'il est bien téméraire d'avancer, lorsqu'on n'est pas à même de les prouver. Réfléchissez…
   – Ma situation me commande de tout dire.
   – Pourquoi avoir tant attendu?
   – J'espérais qu'on m'épargnerait cette horrible extrémité…
   – Qui, on?
   – Madame de Claudieuse.
   De plus en plus, maître Magloire fronçait les sourcils.
   – Je ne suis pas suspect de partialité, prononça-t-il. Le comte de Claudieuse est peut-être le seul ennemi que j'aie en ce pays, mais c'est un ennemi acharné, irréconciliable. Pour m'empêcher d'arriver à la Chambre et m'enlever des voix, il est descendu à des actes peu dignes d'un galant homme. Je ne l'aime point. Mais la justice m'oblige à déclarer hautement que je considère la comtesse de Claudieuse comme la plus haute, la plus pure et la plus noble manifestation de la femme, de l'épouse, de la mère de famille…
   Un sourire amer crispait les lèvres de Jacques.
   – Et cependant j'étais son amant, dit-il.
   – Quand? Comment? Madame de Claudieuse habitait le Valpinson, vous habitiez Paris.
   – Oui, mais tous les ans madame de Claudieuse venait passer le mois de septembre à Paris, et je venais plusieurs fois à Boiscoran.
   – Il est bien difficile que, d'une telle intrigue, il n'ait pas transpiré quelque chose.
   – C'est que nous avons su prendre nos précautions.
   – Et personne, jamais, ne s'est douté de rien?
   – Personne…
   Mais Jacques s'irritait, à la fin, de l'attitude de maître Magloire. Il oubliait qu'il n'avait que trop prévu les flétrissants soupçons auxquels il se voyait en butte.
   – Pourquoi toutes ces questions? s'écria-t-il. Vous ne me croyez pas? Soit. Laissez-moi du moins essayer de vous convaincre. Voulez-vous m'écouter?
   Maître Magloire attira une chaise et, s'y plaçant, non à la façon ordinaire, mais à cheval et croisant les bras sur le dossier:
   – Je vousécoute, dit-il.
   Livide, l'instant d'avant, la face de Jacques de Boiscoranétait devenue pourpre. La colère flambait dans ses yeux. Être traité ainsi, lui! Jamais les hauteurs de M. Galpin-Daveline ne l'avaient offensé autant que cette condescendance froidement dédaigneuse de maître Magloire. La pensée de lui commander de sortir traversa son esprit. Mais après?… Ilétait condamné à vider jusqu'à la lie le calice des humiliations. Car il fallait se sauver, avant tout, se retirer de l'abîme.
   – Vousêtes dur, Magloire, prononça-t-il d'un ton de ressentiment à grand-peine contenu, et vous me faites impitoyablement sentir l'horreur de ma situation. Oh! ne vous excusez pas! À quoi bon!… Laissez-moi parler, plutôt…
   Il fit au hasard quelques pas dans sa cellule, passant et repassant la main sur son front, comme pour y rassembler ses souvenirs.
   Puis, d'un accent plus calme:
   – C'est, commença-t-il, dans les premiers jours du mois d'août 1866, à Boiscoran, où j'étais venu passer quelques semaines près de mon oncle, que, pour la première fois, j'ai aperçu la comtesse de Claudieuse. Le comte de Claudieuse et mon oncleétaient alors au plus mal, toujours au sujet de ce malheureux cours d'eau qui traverse nos propriétés, et un ami commun, monsieur de Besson, s'était mis en tête de les réconcilier et les avait décidés à se rencontrer chez lui à dîner. Mon oncle m'avait emmené avec lui. La comtesse avait accompagné son mari. Je venais d'avoir vingt ans, elle en avait vingt-six. En la voyant, je restai béat d'admiration. Il me semblait que jamais encore je n'avais rencontré une femme si parfaitement belle et gracieuse, ni contemplé un si charmant visage, des yeux si beaux, un sourire si doux. Elle ne parut pas me remarquer, je ne lui adressai pas la parole, et cependant je sentis en moi comme un pressentiment que cette femme jouerait un rôle dans ma vie, et un rôle fatal… Même, l'impression fut si vive qu'en sortant de la maison où nous avions dîné, je ne pus me retenir d'en dire quelque chose à mon oncle. Il se mit à rire et me répondit que je n'étais qu'un nigaud, et que si jamais mon existenceétait troublée par une femme, ce ne serait pas par la comtesse de Claudieuse.
   »En apparence, il avait mille fois raison. À peine pouvait-on imaginer unévénement qui, de nouveau, me rapprochât de la comtesse. La tentative de réconciliation de monsieur de Besson avait complètementéchoué, madame de Claudieuse vivait au Valpinson, je repartais le surlendemain pour Paris… Je partis cependant préoccupé, et le souvenir du dîner de monsieur de Besson palpitait encore dans mon esprit, quand à un mois de là, à Paris, me trouvant à une soirée chez monsieur de Chalusse, le frère de ma mère, il me sembla reconnaître madame de Claudieuse…
   »C'était bien elle. Je la saluai. Et voyant, à la façon dont elle me rendait mon salut, qu'elle me reconnaissait, je m'approchai tout tremblant, et elle me permit de m'asseoir près d'elle. Elle m'apprit qu'elleétait à Paris pour un mois, comme tous les ans, chez son père, le marquis de Tassar de Bruc. Elleétait venue à cette soirée à son corps défendant et ne s'y amusait guère, détestant le monde. Elle ne dansait pas, je restai à causer avec jusqu'au moment où elle se retira…
   »J'étais amoureux fou en la quittant, et cependant je ne cherchai pas à la revoir… C'était encore le hasard qui nous réunit. Un jour que j'avais affaire à Melun, arrivant à la gare comme le train allait partir, je n'eus que le temps de me jeter dans le wagon le plus rapproché de l'entrée. Dans ce wagonétait madame de Claudieuse! Elle me dit, et je ne retins que cela de tout ce qu'elle me dit, qu'elle se rendait à Fontainebleau chez une de ses amies avec laquelle, chaque semaine, elle passait le mardi et le samedi. Le plus ordinairement, elle prenait le train de neuf heures… C'était un mardi, et, pendant les trois jours qui suivirent, se livrèrent en moi les plusétranges combats. J'étais passionnémentépris de la comtesse, et cependant elle me faisait peur…
   »Mais ma mauvaiseétoile l'emporta, et le samedi suivant, à neuf heures, j'arrivais à la gare de Lyon. Madame de Claudieuse, elle me l'a avoué depuis, m'attendait. M'apercevant, elle me fit un signe, et, lorsqu'on ouvrit les portes, j'allai me placer dans le même compartiment qu'elle…
   Déjà, depuis un moment, maître Magloire s'agitait sur sa chaise avec tous les signes de la plus extrême impatience. N'y tenant plus, à la fin: – C'est trop invraisemblable! s'écria-t-il. Jacques de Boiscoran ne répondit pas tout d'abord. À remuer ainsi les cendres de son passé, il frissonnait, troublé d'émotions indicibles. Ilétait comme frappé de stupeur de sentir monter à ses lèvres le secret, si longtemps enseveli au plus profond de son cœur, de ses amourséteintes.
   Il avait aimé, après tout, et il avaitété aimé. Et il est de ces sensations poignantes qui jamais plus ne se renouvellent et que rien ne saurait effacer. L'attendrissement le gagnait, des larmes mouillaient ses yeux… Pourtant, comme le célèbre avocat de Sauveterre répétait son exclamation et disait encore:
   – Non, ce n'est pas croyable!
   – Je ne vous demande pas de me croire, mon ami, dit Jacques doucement, je vous demande seulement de m'écouter. (Et réagissant de toute sonénergie contre la torpeur qui l'envahissait): Ce voyage à Fontainebleau, reprit-il, décida de notre destinée. Bien d'autres le suivirent. Madame de Claudieuse passait la journée chez son amie, et moi j'usais les longues heures à errer dans la forêt. Mais nous nous retrouvions le soir à la gare. Nous nous jetions dans un coupé que je faisais garder depuis Lyon, et nous rentrions ensemble à Paris, et je l'accompagnais en voiture jusqu'à la rue de la Ferme-des-Mathurins, où demeurait le marquis de Tassar de Bruc, son père… Puis enfin, un soir, elle sortit bien de chez son amie de Fontainebleau à l'heure ordinaire… mais elle ne rentra chez son père que le lendemain…
   – Jacques! interrompit maître Magloire, révolté comme s'il eût entendu un blasphème, Jacques!
   M. de Boiscoran ne broncha pas.
   – Oh! je sais, dit-il, je sens ce que doit vous paraître ma conduite, Magloire. Vous pensez qu'il n'est point d'excuses pour l'homme qui trahit la confiance de la femme qui s'est abandonnée à lui! Attendez avant de me juger. (Et d'un accent plus ferme): Alors, poursuivit-il, je m'estimais le plus heureux des hommes, et mon cœur se gonflait de vanités malsaines en songeant qu'elleétait à moi, cette femme si belle, et dont la pure renommée planait bien au-dessus de toutes les calomnies.
   »Je venais de nouer autour de mon cou une de ces cordes fatales que la mort seule peut trancher, et, insensé que j'étais, je me félicitais. Peut-être m'aimait-elle véritablement alors. Elle ne calculait pas, du moins, et, bouleversée par la seule, par l'unique passion de sa vie, elle me découvrait sonâme jusqu'en ses plus sombres profondeurs… Alors, elle ne songeait pas encore à se mettre en garde contre moi et à m'asservir à toutes ses volontés, et elle me disait le secret de son mariage, de ce mariage qui autrefois avait stupéfié le pays.
   »Ayant donné sa démission, le marquis de Bruc, son père, n'avait pas tardé à se lasser de son oisiveté et à s'irriter de la médiocrité de sa fortune. Il s'était lancé dans des spéculations hasardeuses; il avait perdu tout ce qu'il possédait et compromis jusqu'à son honneur. Désespéré, dévoré de regrets et de craintes, il songeait au suicide, lorsque tomba chez lui à l'improviste un de ses anciens camarades de promotion, le comte de Claudieuse. En un moment d'expansion, monsieur de Tassar de Bruc avoua tout, et l'autre lui jura de l'arracher à cet abîme de honte. C'était beau et grand, cela. Il devait en coûter une somme considérable. Et ils sont rares, les amis d'enfance capables de si ruineux dévouements.
   »Malheureusement, le comte de Claudieuse ne sut pas rester le héros qu'annonçait le début. Ayant vu mademoiselle Geneviève de Tassar de Bruc, il futébloui de sa beauté;épris d'une de ces passions que rien n'entrave, oubliant qu'elle n'avait que vingt ans et qu'il allait en avoir cinquante, il fit comprendre à son ami qu'ilétait toujours disposé à lui rendre le service promis, mais… qu'il voulait enéchange la main de mademoiselle Geneviève.
   »Le soir même, le gentilhomme ruiné entrait dans la chambre de sa fille, et, les larmes aux yeux, lui exposait l'horrible situation. Elle n'hésita pas. "Avant tout, dit-elle à son père, sauvons l'honneur que votre mort ne rachèterait pas. Monsieur de Claudieuse est un fou cruel d'oublier qu'il a trente ans de plus que moi. De ce moment, je le méprise et je le hais. Dites-lui que je suis prête à devenir sa femme."
   »Et comme son père, éperdu de douleur, s'écriait que jamais le comte n'accepterait un tel consentement: "Oh! soyez tranquille, lui répondit-elle – à ce qu'elle m'a dit, du moins —, je saurai m'exécuter de bonne grâce, et votre ami ne fera pas un marché de dupe. Mais je sais ma valeur, et si grand que soit le service qu'il vous rend, rappelez-vous que vous ne lui devez rien…"
   »À moins de quinze jours de là, en effet, mademoiselle Geneviève avait laissé soupçonner au comte de Claudieuse qu'elle pouvait l'aimer, et, un mois plus tard, elle devenait sa femme. Le comte, de son côté, avait dépassé ses promesses et déployé la plus habile délicatesse pour que nul ne soupçonnât la ruine de monsieur de Tassar de Bruc. Il lui avait remis deux cent mille francs pour arranger ses affaires, il avait reconnu à sa jeune femme une dot de cinquante milleécus, qui n'avait pasété versée, et, enfin, il s'était engagé à servir à monsieur et madame de Bruc, leur vie durant, dix mille livres de rentes. Plus de la moitié de sa fortune y avait passé…
   Maître Magloire, alors, ne songeait plus à protester. Roide sur sa chaise, les pupilles dilatées par la stupeur, tel qu'un homme qui se demande s'il veille ou s'il est le jouet d'un rêve.
   – C'est inconcevable, murmurait-il, c'est inouï!…
   Jacques, lui, s'animait peu à peu.
   – Voilà, poursuivait-il, ce que madame de Claudieuse me racontait aux premières heures d'enivrement. Et c'est posément qu'elle me le racontait, froidement, et comme une chose toute naturelle. "Et certes, disait-elle, monsieur de Claudieuse n'a jamais eu à regretter le marché qui me livrait à lui. S'il aété généreux, j'aiété loyale. Mon père lui doit la vie, mais je lui ai donné des années d'un bonheur qui n'était plus fait pour lui. S'il n'a pas eu l'amour, il en a eu la comédie divine, et des apparences plus délicieuses que la réalité."
   »Et, comme je ne savais pas dissimuler monétonnement: "Seulement, ajoutait-elle en riant, j'apportais au marché une restriction mentale. Je me réservais de prendre, quand elle passerait à ma portée, ma part de bonheur ici-bas. Cette part, c'est vous, Jacques. Et ne croyez pas qu'aucun remords me trouble. Tant que mon mari se croira heureux, je serai dans les termes du contrat…"
   »Ainsi elle parlait, en ce temps, Magloire, et un homme plus expérimenté eûtété effrayé… Mais j'étais un enfant, mais je l'aimais de toute monâme et de toute ma chair, j'admirais son génie et je m'éprenais de ses sophismes…
   »Une lettre du comte de Claudieuse nouséveilla de notre songe. Imprudente pour la première et la dernière fois de sa vie, la comtesseétait restée à Paris trois semaines de plus qu'il n'était convenu, et son mari inquiet parlait de venir la chercher. "Il faut rentrer au Valpinson, me dit-elle, car il n'est rien que je ne sacrifie à la renommée que j'ai su me faire. Ma vie, la vôtre, la vie de ma fille, je sacrifierais tout, sans hésiter, à ma réputation d'honnête femme." Nousétions alors – ah! les dates sont restées dans ma mémoire comme dans du bronze —, nousétions, dis-je, au 12 octobre. "Je ne saurais, me dit-elle, rester plus d'un mois sans vous voir. D'aujourd'hui en un mois, c'est– à-dire le 12 novembre, à trois heures précises, trouvez-vous dans le bois de Rochepommier, au carrefour des Hommes-Rouges… J'y serai…"
   »Et elle partit, me laissant plongé dans une extase qui m'empêchait de souffrir de notre séparation. La pensée que j'étais aimé d'une telle femme m'emplissait d'un orgueil excessif, et qui m'évita, je puis l'avouer, bien desécarts. L'ambition me mordait au cœur, en songeant à elle. Je voulais travailler, me distinguer, conquérir une supériorité quelconque… Je veux qu'elle soit fière de moi, me disais-je, honteux de n'être rien à monâge que le fils d'un père riche.
   Dix fois déjà, maître Magloire s'était soulevé sur sa chaise, et ses lèvres avaient remué comme s'il allait présenter une objection. Mais il s'était engagé, vis– à-vis de lui-même, à ne pas interrompre, et de son mieux il tenait parole.
   – Cependant, continuait Jacques, l'époque fixée par madame de Claudieuse approchait. Je partis pour Boiscoran, et au jour dit, un peu après l'heure indiquée, j'arrivais au carrefour des Hommes-Rouges. Si j'étais ainsi en retard, ce dont j'étais désolé, c'est que je connaissais fort imparfaitement les bois de Rochepommier, et que l'endroit choisi par la comtesse, pour notre rendez-vous, est situé au plusépais des futaies.
   »Le tempsétait d'une rigueur extraordinaire pour la saison. Ilétait tombé beaucoup de neige, la veille, les sentiersétaient tout blancs, et une biseâpre secouait les flocons dont les arbresétaient chargés. De loin, j'aperçus la comtesse de Claudieuse, marchant avec une sorte d'impatience fébrile dans unétroit espace où le terrainétait sec et abrité du vent par d'énormes blocs de rochers. Elle portait une robe de soie grenat, très longue, un manteau de drap garni de fourrure et une toque de velours pareilà sa robe.
   »En trois bonds, je fus près d'elle. Mais elle ne sortit pas la main de son manchon, pour me la tendre, et sans me permettre de m'excuser de mon retard: "Quandêtes-vous arrivé à Boiscoran? me demanda-t-elle d'un ton sec. – Hier soir. – Quel enfant vous faites! s'écria-t-elle en frappant du pied. Hier soir!… Et sous quel prétexte? – Je n'ai pas besoin de prétexte pour venir visiter mon oncle. – Et il n'a pasété surpris de vous voir tomber chez lui, en cette saison, par un temps pareil? – Mais… si, un peu", répondis-je niaisement, incapable que j'étais de lui dissimuler la vérité. Son mécontentement redoublait. "Et ici, reprit-elle, commentêtes-vous ici? Vous connaissiez donc ce carrefour? – Non, je me le suis fait indiquer. – Par qui? – Par un des domestiques de mon oncle, et même ses renseignementsétaient si peu clairs que je me suis trompé de chemin…" Elle me regarda en souriant d'un sourire tellement ironique que je m'arrêtai. "Et tout cela vous paraît simple! interrompit-elle. Vous croyez qu'on va trouver tout naturelà Boiscoran de vous voir arriver comme une bombe, et tout de suite vous mettre en quête du carrefour des Hommes-Rouges? Qui sait si l'on ne vous a pas suivi! qui sait si derrière quelqu'un de ces arbres il n'y a pas deux yeux qui nousépient!" Et comme, en parlant, elle regardait autour d'elle avec la plus vive expression d'inquiétude, je ne pus me retenir de lui dire: "Que craignez-vous? Ne suis-je pas là!…"
   »Il me semble voir encore le coup d'œil dont elle me toisa. "Je n'ai peur de rien, entendez-vous, me dit-elle, de rien au monde… que d'être, je ne dirai pas compromise, mais seulement soupçonnée. Il me plaît d'agir comme j'agis, il me convient d'avoir un amant. Mais je ne veux pas qu'on le sache. C'est si on savait ce que je fais que je ferais mal. Entre ma réputation et ma vie, ce n'est pas ma vie que je choisirais. À ce point que si je devaisêtre surprise avec vous, j'aimerais mieux que ce fût par mon mari que par unétranger. Je n'ai nulle affection pour monsieur de Claudieuse, et je ne lui pardonnerai jamais notre mariage, mais il a sauvé l'honneur de mon père, je dois garder le sien intact. Il est mon mari, d'ailleurs, le père de ma fille, je porte son nom, je prétends qu'il soit respecté. Je mourrais de douleur, de honte et de rage, s'il me fallait donner le bras à un homme qu'accueilleraient des sourires mal dissimulés. Les femmes sont lâchement stupides, qui ne comprennent pas que, sur elles, rejaillit en mépris le ridicule bêtement injuste dont elles n'ont pas su préserver l'homme qu'elles ont trahi. Non, je n'aime pas monsieur de Claudieuse, Jacques, et je vous adore… Mais entre vous et lui, rappelez-vous que je ne balancerais pas une seconde et que, pour luiépargner l'ombre d'un soupçon, dût mon cœur s'en briser, c'est le sourire aux lèvres que je sacrifierais votre vie et votre honneur…" Je voulais répliquer. "Assez, fit-elle. Chaque minute que nous passons ici est une imprudence de plus. De quel prétexte allez-vous colorer votre voyage à Boiscoran? – Je ne sais, répondis-je. – Il faut emprunter de l'argent à votre oncle, une certaine somme, pour payer des dettes. Il se fâchera peut-être, mais s'expliquera votre soudaine passion de voyage au mois de novembre. Allons, adieu…" Étourdi, confondu: "Quoi! m'écriai-je, sans nous revoir, ne fût-ce que de loin… – À ce voyage, répondit-elle, ce serait une insigne folie. Attendez, cependant… Restez à Boiscoran jusqu'à dimanche. Votre oncle ne manque jamais la grand-messe; accompagnez-le. Mais prenez garde, soyez maître de vous, surveillez vos yeux. Une imprudence, une faiblesse, et je vous mépriserais… Maintenant, il faut nous quitter. Vous trouverez à Paris une lettre de moi…"
   Jacques s'arrêta sur ces mots, cherchant sur le visage de maître Magloire un reflet de ses impressions et de ses pensées. Mais le célèbre avocat demeurant impassible, il soupira et reprit:
   – Si je suis entré dans de tels détails, Magloire, c'est qu'il faut que vous sachiez quelle femme est madame de Claudieuse, pour comprendre sa conduite. Elle ne me prenait pas en traître, vous le voyez; elle m'éclairait de ses mains l'abîme où je devais rouler… Hélas! loin de m'effrayer, les côtés sombres de ce caractèreétrange exaltaient ma passion. J'admirais ses airs impérieux, sa bravoure et sa prudence, son absence de toute morale qui contrastait siétrangement avec sa terreur de l'opinion. Celle-là, me disais-je avec une fierté imbécile, celle-là est une femme forte.
   »Elle dutêtre contente de moi, à la grand-messe de Bréchy, car je sus même me défendre d'un tressaillement en la voyant et en la saluant, et en passant près d'elle, si près que ma main frôla sa robe. Je lui obéis d'ailleurs scrupuleusement. Je demandai six mille francs à mon oncle, qui me les donna en souriant, car c'était le plus généreux des hommes, mais qui me dit en même temps: "Je me doutais bien que ce n'étais pas uniquement pour courir les bois de Rochepommier que tuétais venu à Boiscoran."
   »Cette futile circonstance devait encore contribuer à redoubler mon admiration pour madame de Claudieuse. Comme elle avait su prévoir l'étonnement de mon oncle, alors que moi, je n'y avais pas songé! Elle a le génie de la prudence, pensais-je.
   »Oui, en effet, elle l'avait, et celui du calcul aussi, et je ne tardai pas à en avoir une preuve. En arrivant à Paris, j'avais trouvé une lettre d'elle, qui n'était qu'une longue paraphrase de ses recommandations au carrefour des Hommes-Rouges. Cette lettre fut suivie de plusieurs autres, qu'elle me recommandait de garder pour l'amour d'elle, et qui toutes avaient à l'un des angles un numéro d'ordre.
   »La première fois que je la revis: "Pourquoi ces numéros? lui demandai-je. – Mon cher monsieur Jacques, me répondit-elle, une femme doit toujours savoir combien elle aécrit de lettres à son amant… Jusqu'à ce moment, vous avez dû en recevoir neuf…"
   »Cela se passait au mois de mai 1867, à Rochefort, où elleétait allée pour assister à la mise à l'eau d'une frégate, où je m'étais rendu sur son ordre, et où nous avions pu dérober quelques heures. Comme un niais je me mis à rire de cette idée de comptabilité épistolaire, et je n'y pensai plus. J'avais alors bien d'autres préoccupations. Elle m'avait fait remarquer que le temps passait, malgré les tristesses de notre séparation, et que le mois de septembre, son mois de liberté, serait bientôt arrivé. En serions-nous réduits, comme l'année précédente, à ces voyages de Fontainebleau, si périlleux malgré nos précautions?… Pourquoi ne pas se procurer une maison isolée dans un quartier désert?… Chacun de ses désirsétait un ordre. La générosité de mon oncleétait inépuisable. J'achetai une maison…
   Enfin, à travers les explications de Jacques de Boiscoran, une circonstance apparaissait, qui allait peut-être devenir un commencement de preuve. Aussi, maître Magloire tressaillit-il, et vivement:
   – Ah! vous avez acheté une maison? interrompit-il.
   – Oui, une jolie maison, avec un grand jardin, rue des Vignes, à…
   – Et elle vous appartient encore?
   – Oui.
   – Vous en avez les titres, par conséquent.
   Jacques eut un geste désolé.
   – Ici encore, dit-il, la fatalité est contre moi. Il y a toute une histoire au sujet de cette maison.
   Plus promptement qu'elle s'étaitéclaircie, la physionomie de l'avocat de Sauveterre se rembrunit.
   – Ah! il y a une histoire, fit-il, ah! ah!…
   – J'étais à peine majeur, reprit Jacques, lorsque je voulus acheter cette maison. Je craignis des difficultés, j'eus peur que mon père n'en apprît quelque chose; enfin, je tins à me hausser jusqu'à la prudence savante de madame de Claudieuse. Je priai donc un de mes amis, un gentleman anglais, sir Francis Burnett, de faire cette acquisition à son nom. Il y consentit volontiers. Et l'acte, une fois passé et enregistré, il me le remit en même temps qu'une contre-lettre qui constatait mes droits…
   – Eh bien! mais alors…
   – Oh! attendez. Je n'emportai pas ces titres dans le logement que j'occupais chez mon père. Je les déposai dans le tiroir d'un meuble de ma maison de Passy. Quand la guerreéclata, je ne songeai pas à les reprendre. J'avais quitté Paris avant l'investissement, vous le savez, puisque je commandais une compagnie de mobiles du département. Pendant les deux sièges, ma maison fut successivement occupée par des gardes nationaux, par des soldats de la Commune et par les troupes régulières. Lorsque je rentrai, je retrouvai bien les quatre murs troués par les obus, mais tous les meubles avaient disparu et mes titres avec eux…
   – Et sir Francis Burnett?…
   – Il a quitté la France au moment de l'invasion, et j'ignore ce qu'il est devenu. Deux de ses amis d'Angleterre auxquels j'aiécrit m'ont répondu, l'un qu'il devaitêtre en Australie, l'autre qu'il le croyait mort.
   – Et vous n'avez fait aucune démarche pour vous assurer la propriété d'un immeuble qui vous appartient légitimement?
   – Aucune, jusqu'à présent.
   – C'est– à-dire, que, selon vous, il y aurait à Paris une maison sans propriétaire, oubliée de tout le monde, même du percepteur…
   – Pardon! Les contributions ont toujoursété fort justement acquittées, et pour tout le quartier, le propriétaire, c'est moi. C'est sur la personnalité qu'il y a erreur. Je me suis emparé sans façon de celle de mon ami. Pour les voisins, pour les fournisseurs des environs, pour les ouvriers et les entrepreneurs que j'ai employés, pour le tapissier et pour le jardinier, je suis sir Francis Burnett. Allez demander Jacques de Boiscoran, rue des Vignes, on vous répondra: «Connais pas.»Demandez sir Burnett, on vous dira: «Ah! très bien!»et on vous tracera mon portrait.
   C'est d'un air peu convaincu que maître Magloire branlait la tête.
   – Alors, fit-il, vous dites que madame de Claudieuse est allée dans cette maison de Passy.
   – Plus de cinquante fois en trois ans.
   – Celaétant, on l'y connaît.
   – Non.
   – Cependant…
   – Paris n'est pas Sauveterre, Magloire, et on n'y est pas exclusivement préoccupé de ce que fait, dit ou pense le voisin. La rue des Vignes est fort déserte, et la comtesse prenait, pour venir et pour partir, les plus habiles précautions…
   – Soit, j'admets cela pour l'extérieur. Mais à l'intérieur? Vous aviez bien quelqu'un pour garder et entretenir cette maison que vous n'habitiez pas, et pour vous servir quand vous y veniez.
   – J'avais une servante anglaise…
   – Eh bien! cette fille doit connaître madame de Claudieuse.
   – Jamais elle ne l'a seulement entrevue.
   – Oh!…
   – Lorsque la comtesse devait venir, ou quand elle sortait, ou quand nous voulions nous promener dans le jardin, j'envoyais cette fille aux courses. Je l'ai envoyée jusqu'à Orléans, pour nous débarrasser d'elle vingt-quatre heures. Le reste du temps, nous nous tenions à l'étage supérieur, et nous nous servions nous-mêmes…
   Visiblement, maître Magloireétait au supplice.
   – Vous devez vous abuser, reprit-il. Les domestiques sont curieux, et se cacher d'eux, c'est irriter leur curiosité jusqu'à la folie. Cette fille doit vous avoirépié. Cette fille doit avoir trouvé le moyen de voir la femme que vous receviez. On peut l'interroger. Est-elle toujours à votre service?
   – Non. Elle m'a quitté lors de la guerre.
   – Pour aller?…
   – En Angleterre, je suppose.
   – De sorte qu'il faut renoncer à la retrouver.
   – Je le crois.
   – Renonçons-y donc. Mais votre valet de chambre?… Le vieil Antoine avait toute votre confiance; ne lui avez-vous jamais rien dit?
   – Jamais. Une seule fois je l'ai fait venir rue des Vignes, et encoreétait-ce parce qu'en glissant dans l'escalier, je m'étais foulé le pied.
   – De sorte qu'il vous est impossible de prouver que madame de Claudieuse est allée à la maison de Passy. Vous n'avez ni une preuve, ni un témoin de sa présence.
   – J'ai eu des preuves autrefois. Elle avait apporté divers menus objets à son usage, ils ont disparu pendant la guerre…
   – Ah! oui, fit maître Magloire, toujours la guerre… elle répond à tout.
   Jamais aucun des interrogatoires de M. Galpin-Daveline n'avaitété aussi pénible à Jacques de Boiscoran que cette série de questions rapides trahissant une désolante incrédulité.
   – Ne vous ai-je pas dit, Magloire, reprit-il, que madame de Claudieuse avait le génie de la circonspection? Il est aisé de se cacher quand on peut jeter l'argent sans compter. Est-il possible que vous me fassiez un crime de n'avoir pas de preuves à fournir! Le devoir d'un homme d'honneur n'est-il pas de tout faire au monde pour préserver de l'ombre d'un soupçon la réputation de la femme qui s'est fiée à lui! J'ai fait mon devoir, et quoi qu'il advienne, je ne m'en repens pas. Pouvais-je prévoir desévénements inouïs? Pouvais-je prévoir qu'un jour fatal viendrait, où ce serait moi, Jacques de Boiscoran, qui dénoncerais la comtesse de Claudieuse et qui en serais réduit à chercher contre elle des preuves et des témoins!
   Le célèbre avocat de Sauveterre détournait la tête. Et, au lieu de répondre:
   – Continuez, Jacques, dit-il d'une voix altérée, continuez…
   Surmontant le découragement qui le gagnait:
   – C'est le 2 septembre 1867, reprit Jacques de Boiscoran, que, pour la première fois, madame de Claudieuse entra dans cette maison de Passy achetée et décorée pour elle, et, pendant cinq semaines qu'elle resta à Paris cette année-là, elle vint presque tous les jours y passer quelques heures.
   »Elle jouissait chez ses parents d'une indépendance absolue, presque sans contrôle. Elle confiait à sa mère, la marquise de Tassar de Bruc, sa fille – car elle n'avait qu'une fille, à cetteépoque —, et elleétait libre de sortir et d'aller où bon lui semblait. Lorsqu'elle voulait une liberté plus grande, elle allait visiter son amie de Fontainebleau, et, à chaque fois, elle gagnait vingt-quatre ou quarante-huit heures sur le voyage. De mon côté, pour ne pasêtre gêné par les obligations de la famille, j'étais ostensiblement parti pour l'Irlande, et j'étais venu me fixer à demeure rue des Vignes.
   »Ces cinq semaines passèrent comme un rêve, et cependant je dois dire que la séparation ne me fut pas aussi douloureuse que je l'aurais supposé. Non que le prisme fût brisé! Mais j'ai toujours trouvé humiliant d'être obligé de se cacher. Je commençais à me lasser de cette existence de précautions incessantes, et il me tardait un peu d'abandonner la personnalité de mon ami Francis Burnett et de reprendre la mienne. Nous nousétions bien jurés, d'ailleurs, madame de Claudieuse et moi, de ne jamais rester un mois sans passer quelques heures ensemble, et elle avait imaginé divers expédients pour nous voir sans danger.
   »Un malheur de famille vint précisément, à cetteépoque, servir nos projets. Le frère aîné de mon père, cet oncle indulgent qui m'avait donné de quoi acheter ma maison de Passy, mourut en me léguant toute sa fortune. Propriétaire de Boiscoran, j'allais désormais avoir des raisons sérieuses d'habiter le pays et d'y venir, en tout cas sans que personne s'inquiétât de ce que j'y venais faire.


   14. Jacques de Boiscoran, c'était manifeste, avait hâte d'en finir…

   Jacques de Boiscoran, c'était manifeste, avait hâte d'en finir, d'en arriver à la nuit de l'incendie du Valpinson et de savoir enfin, du célèbre avocat de Sauveterre, ce qu'il avait à craindre ou à espérer.
   Après un moment de silence, car la respiration lui manquait, après quelques pas au hasard dans sa cellule:
   – Mais à quoi bon des détails, Magloire, reprit-il d'un ton amer. Aurez-vous la foi qui vous manque, parce que je vous auraiénuméré une à une mes entrevues avec la comtesse de Claudieuse et que je vous aurai rapporté jusqu'à ses moindres paroles?
   »Nous enétions vite venus à calculer si exactement et si prudemment nos pas et nos démarches, que nous nous rencontrions assez fréquemment sans danger. Nous nous disions en nous quittant, ou elle m'écrivait: " À tel jour, à telle heure, en tel endroit", et siéloigné que fût le jour, si incommode que fût l'heure, si grande que fût la distance, nous arrivions.
   »J'étais parvenu promptement à connaître le pays mieux que les plus vieux braconniers, et rien ne nous servait autant que cette connaissance parfaite de toutes les retraites ignorées. La comtesse, de son côté, ne laissait jamais s'écouler trois mois sans découvrir quelque motif urgent de se rendre à La Rochelle ou à Angoulême, et, de Paris, j'allais l'y rejoindre. Et rien ne la retenait. Sa grossesse même, car c'est cette année de 1867 qu'elle eut sa seconde fille, n'empêcha pas ses voyages. Il est vrai que ma vie à moi se passait sur les grands chemins, et qu'à tout moment, lorsqu'on s'y attendait le moins, je disparaissais des semaines entières. Voilà l'explication de cette humeur vagabonde dont se moquait mon père, et que vous-même, Magloire, m'avez reprochée autrefois…
   – C'est vrai! approuva l'avocat. Je me souviens…
   Jacques de Boiscoran ne releva pas l'approbation.
   – Je mentirais, poursuivait-il, si je disais que cette vie me déplaisait. Non. Le mystère et le danger ajoutaient à l'attrait de nos amours. Les obstacles irritaient ma passion. Je trouvais quelque chose de sublime dans ce fait de deuxêtres intelligents consacrant exclusivement tout ce qu'ils avaient d'intelligence à poursuivre et à cacher une dangereuse intrigue.
   »Mieux je constatais la vénération dont la comtesse de Claudieuseétait l'objet dans le pays, mieux j'acquérais la preuve de l'habileté de sa dissimulation et de la profondeur de sa perversité, et plus j'étais fier d'elle. L'orgueil, en chaudes bouffées, me montait au cerveau, quand, à Bréchy, où je me rendais le dimanche, uniquement pour elle, je la voyais passer calme et sereine, dans l'imposante sécurité de sa pure renommée… Je riais de la naïveté de ces braves dupes qui s'inclinaient si bas, croyant saluer une sainte, et c'est avec un ravissement idiot que je me félicitais d'être le seulà connaître la véritable comtesse de Claudieuse, celle qui prenait si gaiement sa revanche dans notre maison de la rue des Vignes.
   »Mais de tels délires ne sauraient durer… Il ne m'avait pas fallu beaucoup de temps pour reconnaître que je m'étais donné un maître, et le plus impérieux et le plus exigeant qui fut jamais. J'avais en quelque sorte cessé de m'appartenir. J'étais devenu sa chose et je ne devais plus vivre, respirer, penser, agir que pour elle. Que lui importaient mes répugnances et mes goûts! Elle voulait, cela suffisait. Elle m'écrivait: «Venez», il fallait accourir à l'instant. Elle me disait: «Partez», je n'avais qu'à m'éloigner au plus vite. Au début, c'est avec joie que j'acceptais le despotisme de son amour; mais peu à peu je me fatiguai de cette abdication perpétuelle de ma volonté. Il me déplut de ne pouvoir disposer de moi, de n'oser plus faire un projet vingt-quatre heures d'avance. Je commençai à sentir la gêne de la corde que je m'étais passée autour du cou.
   »L'idée de fuir me vint. Un de mes amis allait entreprendre un voyage autour du monde, qui devait durer dix-huit mois ou deux ans; j'eus envie de partir avec lui. Qui me retenait? J'étais, par ma position et par ma fortune, absolument indépendant. Pourquoi ne pas suivre cette inspiration? Ah! pourquoi!… C'est que le prisme n'était pas brisé encore. C'est que si je maudissais la tyrannie de madame de Claudieuse, je tressaillais encore quand j'entendais prononcer son nom. C'est que si je songeais à la fuir, un seul de ses regards me remuait encore jusqu'au fond des veines. C'est que je luiétais attaché par les mille fils de l'habitude et de la complicité, ces fils qui semblent plus ténus qu'un fil de la Vierge, et qui sont plus durs à briser que le câble d'un vaisseau.
   »Pourtant, cette idée qui m'était venue fut cause que, pour la première fois, je prononçai devant elle le mot de séparation, lui demandant ce qu'elle ferait si je venais à la quitter. Elle me regarda d'un air singulier, et, au bout d'un moment: "Est-ce sérieux? me demanda-t-elle. Est-ce une préface?" Je n'osai pas pousser plus loin, et, m'efforçant de sourire: "Ce n'est qu'une plaisanterie, répondis-je. – Alors, fit-elle, n'en parlons pas. Si jamais vous en veniez là, vous verriez ce que je ferais." Je n'insistai plus, mais son regard me resta dans l'esprit et me fit comprendre que j'étais bien plusétroitement lié encore que je ne l'avais supposé. Pour cette raison, rompre devint mon idée fixe.
   – Eh bien! il fallait rompre! s'écria l'avocat.
   Jacques de Boiscoran secoua la tête.
   – C'est aisé à conseiller, répondit-il. J'ai essayé, je n'ai pas pu. Dix fois je suis arrivé près de madame de Claudieuse, résolu à lui dire: "Ne nous revoyons plus", dix fois, au dernier moment, le courage m'a manqué. Elle m'irritait, j'en arrivais presque à la haïr, mais pouvais-je oublier combien je l'avais aimée et tout ce qu'elle avait risqué pour moi?… Puis, pourquoi ne pas l'avouer? elle me faisait peur. Ce caractère inflexible que j'avais tant admiré jadis m'épouvantait, et je frissonnais, saisi de vagues et sinistres appréhensions, en songeant à tout ce dont je la savais capable.
   »J'étais donc en proie aux plus affreuses perplexités, lorsque ma mère me parla d'un mariage qu'elle rêvait pour moi depuis longtemps. Ce pouvaitêtre le prétexte que je n'avais pas su trouver. À tout hasard, je demandai à réfléchir. Et la première fois que je me trouvai avec madame de Claudieuse, rassemblant tout mon courage: "Vous savez ce qui arrive, lui dis-je, ma mère veut me marier." Elle devint plus pâle que la mort, et me fixant bien dans les yeux, comme si elle eût espéré lire jusqu'au fond de monâme: "Et vous, me demanda-t-elle, que voulez-vous? – Moi, répondis-je en riant d'un rire forcé, je ne veux rien pour le moment. Mais il faudra bien tôt ou tard en passer par là. Il faut à un homme un intérieur, des affections que le monde reconnaisse… – Et moi, interrompit-elle, que suis-je donc pour vous? – Vous! m'écriai-je, Geneviève, je vous aime de toutes les forces de monâme, mais un abîme nous sépare, vousêtes mariée." Elle me fixait toujours obstinément. "En d'autres termes, reprit-elle, vous m'avez aimée pour passer le temps… J'aiété la distraction de votre jeunesse, la poésie de vos vingt ans, ce roman d'amour que tout homme veut avoir… Mais vous vous faites grave, il vous faut des affections sérieuses, et vous m'abandonnez… Soit. Mais que vais-je devenir, moi, si vous vous mariez?" Je souffrais cruellement. "Vous avez votre mari, balbutiai-je, vos enfants…" Elle m'arrêta. "C'est cela, fit-elle, je retournerai vivre au Valpinson, dans ce pays tout plein de votre souvenir, dont chaque site me rappelle un de nos rendez-vous, près de mon mari que j'ai trahi, près de mes filles dont une est vôtre… Ce n'est pas possible, Jacques…" J'étais alors en veine de courage. "Cependant, dis-je, il est possible que je me marie. Que feriez-vous? – Oh! peu de chose, me répondit-elle. Je remettrais toutes vos lettres au comte de Claudieuse…"
   Depuis tantôt trente ans qu'il plaidait aux assises, maître Magloire avait entendu d'étranges confidences. Jamais cependant ses idées n'avaientété bouleversées comme en ce moment.
   – C'est à confondre l'esprit, murmurait-il.
   Mais Jacques, déjà, poursuivait:
   – La menace de la comtesse de Claudieuseétait-elle sérieuse? Je n'en doutais pas. Affectant cependant un grand calme: "Vous ne feriez pas cela, lui dis-je. – Sur tout ce que j'ai au monde de cher et de sacré, me répondit-elle, je le ferais!…"
   »Bien des mois se sontécoulés depuis cette scène, Magloire, bien desévénements se sont succédés, et cependant, il me semble qu'elle date d'hier. Je revois encore la comtesse, plus blanche qu'un spectre, j'entends toujours sa voix frémissante, et c'est presque textuellement que je vous rapporte ses paroles: "Ah! ma résolution vousétonne, Jacques, continuait-elle en phrases enflammées. Je le conçois. Les femmes qui manquent à leurs devoirs n'ont pas habitué leurs amants à compter avec elles. Trahies, elles se taisent. Délaissées, elles se résignent. Sacrifiées, elles cachent leurs larmes, car pleurer, ce serait avouer la faute. Qui les plaindrait, d'ailleurs, si elles laissaient soupçonner leur désespoir? L'abandon n'est-il pas le châtiment prévu! Aussi, parmi les hommes, et il en est d'assez bassement cyniques pour l'avouer, est-il convenu qu'une femme mariée est une maîtresse commode, dont on n'a jamais à craindre la jalousie, et qu'on peut toujours quitter comme on l'a prise, en un moment de caprice! Ah! lâches que nous sommes! Si nous avions plus de courage, on y regarderait à deux fois avant de s'emparer de la femme d'autrui!… Mais ce que les autres n'osent pas, je l'oserai, moi! Il ne sera pas dit que de notre faute commune il sera fait deux parts, que vous en aurez recueilli tout le bénéfice et que j'en supporterai tout le châtiment… Quoi! vous, demain, vous seriez libre de courir à de nouvelles amours et de recommencer votre vie, et moi, je resterais, seule, au fond de l'abîme de honte, déchirée de regrets et rongée de remords! Je ne serais dans votre passé qu'un rêve charmant, et vous seriez dans le mien un souvenir affreux! Non, non!… Des liens tels que les nôtres, rivés par des années de complicité, ne se brisent pas ainsi! Vous m'appartenez, vousêtes à moi, et envers et contre toutes je vous défendrai avec les seules armes qui soient à ma portée!… Je vous ai dit que je tenais à ma réputation plus qu'à la vie, mais je ne vous ai pas dit que je tinsse à la vie!… Mariez-vous… La veille de votre mariage, mon mari saura tout… Je ne survivrai pas à la perte de mon honneur, mais du moins je serai vengée! Si vouséchappez à la haine du comte de Claudieuse, votre nom restera attaché à une si tragique histoire que votre vie en sera à tout jamais perdue…"
   »Ainsi elle s'exprimait, Magloire, et avec des emportements dont je ne saurais vous donner une idée. C'était absurde, ce qu'elle disait, c'était insensé! Mais la passion n'est-elle pas insensée et absurde? Ce n'était pas, d'ailleurs, une inspiration soudaine de son orgueil blessé, que cette vengeance dont elle me menaçait. À la précision de ses phrases, à la sûreté de ses coups, il m'était impossible de ne pas reconnaître un projet longuement médité, dont elle avait calculé l'effroyable portée, et irrévocablement arrêté.
   »J'étais atterré. Et comme je gardais un morne silence: "Eh bien!" me demanda-t-elle froidement. Il me fallait gagner du temps avant tout. "Eh bien! répondis-je, je ne m'explique pas votre colère. Ce mariage dont je viens de vous parler n'a jamais existé que dans l'imagination de ma mère… – Bien vrai? interrogea-t-elle. – Je vous l'affirme." Elle m'examinait d'unœil soupçonneux. "Allons, je vous crois, dit-elle enfin, avec un grand soupir. Mais vous voilà prévenu. Et maintenant chassons ces vilaines idées."
   »Elle pouvait les chasser, peut-être; moi, non. C'est la rage dans le cœur que je la quittai. Ainsi donc, elle avait disposé de moi. J'avais pour la vie autour du cou cette corde fatale dont les meurtrissures devenaient chaque jour plus douloureuses. Et à la moindre tentative pour la rompre, je devais m'attendre à un scandale abominable, à quelqu'une de ces aventures sinistres quiécrasent un homme. Pouvais-je, du moins, espérer lui faire entendre raison? Non, je n'enétais que trop sûr. Je ne savais que trop que je perdrais mon temps à essayer de lui rappeler que je n'étais pas si coupable qu'elle le voulait bien dire, à essayer de lui démontrer que sa vengeance atteindrait plus que moi encore son mari et ses enfants, et que si elle avait à reprocher au comte de Claudieuse les conditions de leur mariage, ses filles, elles, étaient innocentes…
   »Mais c'est en vain que je m'épuisais à chercher une issue à cette horrible situation. Sur mon honneur, Magloire, il y avait des moments où j'étais tenté de passer outre et d'imaginer un semblant de mariage, pour déterminer la comtesse à agir, pour faireéclater enfin sur moi ces menaces toujours suspendues sur ma tête. Je ne crains pas le danger, mais savoir qu'il existe et l'attendre les bras croisés m'est insupportable. Il faut que je marche à lui. L'idée que madame de Claudieuse se servait du comte pour me retenir me révoltait. Il me semblait ridicule et ignoble à la fois qu'elle fît de son mari le gendarme de son amant. Pensait-elle donc qu'il me faisait peur!… Ah! comme je lui eusse toutécrit, si cette dénonciation ne m'eût pas paru si odieuse!
   »Ma mère, cependant, m'avait demandé le résultat de mes réflexions au sujet de ce mariage dont elle m'avait entretenu, et c'est avec un pouce de rouge sur la face que je lui avais répondu que, décidément, je ne voulais pas me marier encore, que je me trouvais trop jeune pour accepter la responsabilité d'une famille. C'était vrai; mais ce ne l'eût pasété qu'il m'eût fallu le répondre quand même.
   »Voilà où j'enétais, me répétant qu'il fallait en finir et flottant entre plusieurs partis contraires, quand la guerreéclata. Mes opinions plus encore que monâge me faisaient soldat. J'accourus à Boiscoran. On venait d'organiser les mobiles du pays, et ils me nommèrent leur capitaine, et c'est à leur tête que je rejoignis l'armée de la Loire. Dans la disposition d'esprit où je me trouvais, la guerre n'avait rien qui m'effrayât; touteémotion me semblait bonne, qui pouvait me donner l'oubli. Et si j'ai montré quelque bravoure, mon mérite n'est pas grand.
   »Pourtant, comme les semaines s'écoulaient, puis les mois, et que je n'entendais plus parler de la comtesse de Claudieuse, un secret espoir me venait qu'elle m'oubliait et que, le temps et l'absence faisant leurœuvre, elle se résignait.
   »La paix signée, je revins à Boiscoran, et pas plus que les mois passés, la comtesse ne me donna signe de vie. Je commençais à me rassurer et à reprendre possession de moi-même, quand un jour monsieur de Chandoré, me rencontrant, m'invita à dîner. J'y allai. Je vis mademoiselle Denise. Il y avait déjà longtemps que je la connaissais, et son souvenir n'avait peut-être pasété sans contribuer à me détacher de madame de Claudieuse. Pourtant, j'avais toujours eu la raison de la fuir, tremblant d'attirer sur elle quelque sinistre vengeance.
   »Rapproché d'elle par son grand-père, je n'eus plus le courage de m'éloigner. Et le jour où il me sembla lire dans ses yeux si beaux qu'elle m'aimait, mon parti fut pris, et je me dis que je braverais tout. Mais comment exprimer mes angoisses, Magloire, et avec quelles anxiétés chaque soir, en rentrant à Boiscoran, je demandais: "Il n'est pas venu de lettre?"
   »Il n'en venait toujours pas. Et cependant ilétait impossible que la comtesse de Claudieuse n'eût pasété informée de mon mariage. Mon pèreétait venu demander la main de Denise; on me l'avait accordée, j'avaisété admis officiellement à faire ma cour, il ne restait plus à fixer que le jour de la cérémonie… Ce calme m'épouvantait!
   Épuisé, haletant, Jacques de Boiscoran s'était arrêté, appuyant ses deux mains sur sa poitrine, comme pour comprimer les battements désordonnés de son cœur.
   Il touchait au dénouement. Et cependant, c'est en vain qu'il attendait de l'avocat de Sauveterre un mot, un signe d'encouragement. Maître Magloire demeurait impénétrable, son visage restait aussi impassible qu'un masque de plomb.
   Enfin, avec un grand effort:
   – Oui, reprit Jacques, ce calme me semblait présager la tempête. Être aimé de Denise, c'était trop de bonheur. J'attendais unéclat, une catastrophe, quelque chose de funeste. Je l'attendais si positivement que j'avais fini par décider en moi-même qu'ilétait de mon devoir de tout avouer à monsieur de Chandoré. Vous le connaissez, Magloire. Il est, ce vieux gentilhomme, la plus pure, la plus respectable expression de l'honneur. Je pouvais lui confier mon secret tout aussi impunément qu'autrefois, en mes heures de délire, je livrais au vent de la nuit le nom de Geneviève.
   »Hélas! pourquoi ai-je tant hésité, tant combattu, tant tardé?… Un mot prononcé alors me sauvait, et je ne serais pas ici, accusé d'un crime atroce, innocent et réduit à vous voir douter de mes paroles. Mais la fatalité était sur moi. Après avoir durant toute une semaine remis mes aveux, un soir, sur un mot de Denise à propos des pressentiments, je me dis, bien décidé à me tenir parole: ce sera demain.»Et le lendemain, en effet, je partis de Boiscoran de bien meilleure heure que de coutume, et à pied, parce que j'avais à donner des ordres à une douzaine d'ouvriers qui travaillaient à mes vignes. Je pris au plus court, par les champs. Hélas! pas un détail n'est sorti de ma mémoire! Et mes ordres donnés, je venais de regagner la grande route, quand je rencontrai le vieux curé de Bréchy, qui est mon ami. "Il faut, me dit-il, que vous me fassiez un bout de conduite. Puisque vous allez à Sauveterre, cela ne vous allongera pas beaucoup de prendre la traverse, qui passe par le Valpinson et les bois de Rochepommier." À quoi tiennent les destinées, cependant! J'accompagnai le curé, et je ne le quittai qu'à cet endroit où la grande route et la traverse se croisent, et qu'on appelle dans le pays la «Cafourche des Maréchaux». Sitôt seul, je doublai le pas, et j'avais presque traversé le bois, quand tout à coup, à vingt pas de moi, venant en sens inverse, je reconnus la comtesse de Claudieuse…
   »Si grand que fût monémoi, je poursuivis mon chemin, résolu à me contenter de la saluer sans lui adresser la parole. Ainsi je fis, et déjà je la dépassais, quand je l'entendis m'appeler: "Jacques!…" Je m'arrêtai, ou plutôt je fus cloué sur place par cette voix qui, si longtemps, avait eu sur monâme un empire absolu. Aussitôt elle s'approcha. Elleétait plusémue que moi encore, son regard vacillait, ses lèvres tremblaient. "Eh bien! me dit-elle, ce n'est pas une illusion, cette fois vousépousez mademoiselle de Chandoré." Le tempsétait passé des ménagements. "Oui, répondis-je. – Ainsi, c'est bien vrai, reprit-elle, tout est bien fini! C'est en vain que je vous rappellerais ces serments d'unéternel amour que vous me juriez autrefois, tenez, là-bas, sous ce bouquet de chênes, en face de cet admirable horizon… Ce sont les mêmes arbres et le même paysage, et je suis toujours la même femme… Votre cœur seul a changé…" Je ne répondis pas. "Vous l'aimez donc bien!" insista-t-elle. Obstinément je gardai le silence. "Je vous comprends, fit-elle, je ne vous comprends que trop. Et elle, Denise? Elle vous aime à ce point de ne savoir plus le dissimuler. Elle arrête ses amies pour leur apprendre son mariage et leur dire combien elle est heureuse… Oh, oui! bien heureuse, en effet!… Cet amour quiétait ma honte est sa gloire, à elle… J'étais réduite à m'en cacher comme d'un crime, elle s'en pare comme d'une vertu… Les conventions sociales sont absurdes et iniques, mais bien fou qui cherche à s'y soustraire…" Des larmes, les premières que je lui aie vues répandre, brillaient entre ses longs cils. "N'être plus rien pour vous, reprit-elle, rien!… Ah! j'ai trop calculé! Vous souvient-il qu'au lendemain de la mort de votre oncle, riche désormais, vous me proposiez de fuir?… J'ai refusé. Je tenais à ma renommée, j'avais soif de considération. Je croyais qu'on peut faire deux parts de sa vie: consacrer l'une au plaisir et l'autre à l'hypocrisie du devoir. Pauvre folle!… Et cependant, il y a bien longtemps que j'ai deviné votre lassitude. Je vous connaissais si bien! Votre cœurétait pour moi comme un livre ouvert où je lisais vos plus secrètes pensées. Alors je pouvais vous retenir encore. Il fallait me faire humble, prévenante, soumise. Au lieu de cela, j'ai prétendu m'imposer…" Un spasme lui coupa la parole, puis brusquement: "Et vous, me demanda-t-elle,êtes-vous heureux, au moins? – Je ne puis l'être complètement, vous sachant malheureuse répondis-je. Mais il n'est pas de douleur que le temps ne cicatrise, vous oublierez… – Jamais!" s'écria-t-elle. Et baissant la voix: "Puis-je vous oublier, poursuivit-elle, alors que sans cesse je retrouve votre regard dans les yeux de ma plus jeune fille!… Monsieur de Claudieuse est pour elle plus affectueux que pour l'aînée… Vous doutez-vous ce que je souffre, quand il la tient sur ses genoux, quand il la caresse, quand il l'embrasse?… Comprenez-vous quelle violence je dois me faire, pour ne pas la lui arracher, pour ne pas lui crier:'Eh! tu vois bien qu'elle n'est pas tienne, celle-là!'Ah! le crime est affreux, mon Dieu! mais quel châtiment!"
   »Des gens, au loin, apparaissaient sur la route. "Remettez-vous", lui dis-je. Elle se roidit contre sonémotion. Les gens passèrent en nous saluant poliment. Et après un moment: "Enfin, reprit-elle, à quand le mariage?" Je tressaillis. D'elle-même elle venait au-devant de l'explication. "Il n'est pas encore fixé, dis-je. Ne devais-je pas vous voir avant? Vous m'avez fait autrefois certaines menaces… – Et vous aviez peur? – Non. Je croyais vous connaître assez pourêtre sûr que vous ne voudriez me punir comme d'un crime de vous avoir aimée. Tant d'événements sont survenus depuis ce jour où vous me menaciez… – Oui, bien desévénements en effet, interrompit-elle. Mon pauvre père est incorrigible. Une fois encore, il s'est exposé follement, et de nouveau mon mari a dû sacrifier une grosse somme pour le sauver. Ah! monsieur de Claudieuse est un noble cœur, et il est bien fâcheux que je sois la seule envers qui jamais il ait manqué de générosité. Chacun de ces bienfaits dont il me comble, dont il m'écrase, est pour moi un nouveau grief… mais en les acceptant je me suis enlevé le droit de le frapper d'un coup plus terrible que le coup de la mort… Vous pouvezépouser Denise, Jacques, vous n'avez rien à craindre de moi…"
   »Ah! je n'espérais pas tant, Magloire. Éperdu de joie, je saisis sa main, et la portant à mes lèvres: "Vousêtes la meilleure des amies!", m'écriai-je. Mais vivement, et comme si mes lèvres l'eussent brûlée, elle retira sa main: "Non, pas cela", dit-elle en pâlissant. Et maîtrisant à peine son trouble: "Cependant, il faut nous revoir encore une fois, reprit-elle. Vous avez mes lettres, n'est-ce pas? – Je les ai toutes. – Eh bien! il faut me les rapporter… Mais où, et comment? Il m'est bien difficile de m'absenter, en ce moment, la plus jeune de mes filles… notre fille, Jacques, est bien malade… Cependant il faut en finir. Voyons, jeudi,êtes-vous libre?… Oui… En ce cas, jeudi soir, vers neuf heures, soyez au Valpinson… Vous me trouverez de l'autre côté des chais, à l'entrée du bois, près de ces vieilles tours de l'ancien château que mon mari a fait réparer. – Est-ce bien prudent? demandai-je. – Ai-je jamais rien livré au hasard, me répondit-elle, et est-ce en ce moment que je manquerais de prudence! Fiez-vous à moi! Allons, il faut nous séparer, Jacques. À jeudi, et soyez exact."
   »Étais-je donc libre? La chaîneétait-elle brisée, redevenais-je enfin mon maître? Je le crus, et dans le délire de ma liberté, je pardonnais à madame de Claudieuse toutes mes angoisses depuis un an. Que dis-je? Déjà je m'accusais d'injustice et de cruauté. Je l'admirais de s'immoler à mon bonheur. J'aurais voulu, dans l'effusion de ma reconnaissance, m'agenouiller à ses pieds et baiser le bas de sa robe. Confier mon secret à monsieur de Chandoré devenait inutile. Je pouvais rentrer à Boiscoran.
   »Mais j'étais à plus de moitié chemin, je continuai, et quand j'arrivai à Sauveterre, mon visage reflétait si bien l'épanouissement de monâme, que Denise me dit: "Il vous arrive quelque chose d'heureux, Jacques!…" Oh, oui! de bien heureux. Pour la première fois près d'elle, je respirais librement. Il m'était permis de l'aimer sans trembler que mon amour ne lui fût fatal.
   »Cette sécurité dura peu. Réfléchissant, je ne tardai pas à m'étonner du singulier rendez-vous que madame de Claudieuse m'avait assigné. Ne serait-ce pas un piège? pensais-je, à mesure que le jour approchait.
   »Toute la journée du jeudi, je fus assailli par les plus tristes pressentiments. Si j'avais su comment faire prévenir la comtesse, très certainement je ne serais pas allé à son rendez-vous. Mais je n'avais aucun moyen de l'avertir. Et je la connaissais assez pour savoir que lui manquer de parole, ce serait tout remettre en question.
   »Je dînai cependant à mon heure accoutumée, et, quand j'eus achevé, je montai à mon appartement, où j'écrivis à Denise de ne pas m'attendre de la soirée, que je serais retenu loin d'elle par une affaire de la plus haute importance. Je remis cette lettre au fils de mon fermier, Michel, en lui commandant de la porter sans perdre une minute. Cela fait, je réunis toutes les lettres de madame de Claudieuse en un paquet que je mis dans ma poche. Je pris mon fusil, et je partis. Il pouvaitêtre huit heures. Il faisait encore grand jour…
   Que maître Magloire ajoutât ou non foi au récit du prévenu, ilétait manifestement intéressé au plus haut point. Il avait rapproché sa chaise. À tout moment des exclamations sourdes luiéchappaient.
   – En toute autre circonstance, reprit Jacques, j'aurais suivi, pour me rendre au Valpinson, une des deux routes ordinaires. Travaillé de défiances comme je l'étais, je ne songeai qu'à me cacher, et je pris à travers les marais. Ilsétaient en partie inondés, je le savais, mais je comptais, pour n'être pas arrêté par l'eau, sur ma parfaite connaissance du terrain et sur mon agilité. Je me disais que par-là je ne serais certainement pas vu, que je ne rencontrerais personne…
   »Je me trompais. En arrivant au déversoir de la Seille, et au moment de le traverser, je me trouvai en face du gars Ribot, le fils d'un fermier de Bréchy. Il parut tellement surpris de me voir en cet endroit que je me crus obligé de lui expliquer ma présence, et mon trouble me rendant stupide, je lui dis que j'avais affaire à Bréchy et que je traversais les marais pour tirer des oiseaux d'eau. "Si c'est ainsi, fit-il en ricanant, nous ne chassons point le même gibier." Il s'éloigna, mais cette rencontre me contraria vivement. Et c'est en envoyant le gars Ribot à tous les diables que je continuai ma route qui, de plus en plus, devenait difficile et périlleuse. Neuf heures devaientêtre sonnées depuis longtemps, lorsque j'arrivai aux environs du Valpinson. Mais la nuitétait fort claire. Je redoublai de précautions. L'endroit choisi par la comtesse pour notre rendez-vousétaitéloigné de plus de deux cents mètres de l'habitation et des métairies, abrité par les bâtiments des chais et tout rapproché du bois.
   »C'est par le bois que j'approchai. Caché par les arbres, j'explorai le terrain, et je ne tardai pas à apercevoir madame de Claudieuse, debout près d'une des vieilles tours. Elleétait vêtue d'un peignoir de mousseline claire qui se voyait de très loin.
   »Ne découvrant rien de suspect, j'avançai, et dès qu'elle m'aperçut: "Voilà près d'une heure que je vous attends", me dit-elle. Je lui expliquai les difficultés du chemin que j'avais pris, et tout de suite: "Mais où est votre mari? lui demandai-je. – Il souffre de ses rhumatismes, me répondit-elle, il est couché. – Ne s'étonnera-t-il pas de votre absence? – Non. Il sait que je dois veiller la plus jeune de mes filles… Je suis sortie par la petite porte de la buanderie." Et sans me laisser répliquer: "Mais où sont mes lettres? reprit-elle. – Les voici", dis-je en les lui tendant. Elle les prit d'un mouvement fiévreux, en disant à demi-voix: "Il y en a quatre-vingt-quatre." Et sans le souci de l'injure qu'elle me faisait, elle se mit à les compter. "Elles y sont bien toutes", dit-elle quand elle eut fini. Et tirant un paquet de son sein: "Et voici les vôtres", ajouta-t-elle. Mais elle ne me les donna pas. "Nous allons, déclara-t-elle, les brûler." Je tressaillis de surprise. "Y pensez-vous? m'écriai-je, ici, à cette heure… La flamme attirerait quelqu'un. – Qui? Que craignez-vous? D'ailleurs nous allons entrer sous bois… Allons, donnez-moi des allumettes." Je cherchai dans toutes mes poches, mais inutilement. "Je n'en ai pas, répondis-je. – Allons donc, vous, un fumeur obstiné, vous qui, même près de moi, ne saviez pas renoncer à vos cigares… – J'ai oublié ma boîte hier chez monsieur de Chandoré." Elle frappait du pied violemment. "Puisque c'est ainsi, dit-elle, je vais rentrer en prendre…" C'était un retard et une imprudence nouvelle. Comprenant qu'il fallait en passer par où elle voulait: "C'est inutile, dis-je, attendez."
   »Il est un moyen, connu de tous les chasseurs, de remplacer les allumettes. Je l'employai. Retirant de mon fusil une cartouche, j'en enlevai la charge de plomb, que je remplaçai par un morceau de papier. Appuyant ensuite mon arme contre terre, pourétouffer l'explosion, j'enflammai la poudre… Nous avions du feu, je le communiquai aux lettres… Et quelques minutes après, il ne restait plus que des débris noircis que j'émiettai entre mes mains et que j'éparpillai au vent…
   »Immobile autant qu'une statue, madame de Claudieuse me regardait faire… "Voilà donc, murmura-t-elle, ce qu'il reste de cinq années de notre vie, de nos amours et de vos serments! Des cendres…" Je ne répondis que par une exclamationéquivoque. J'avais hâte de me retirer. Elle ne le comprit que trop, et violemment: "Décidément, je vous fais donc horreur! s'écria-t-elle. – Nous venons, dis-je, de commettre une imprudence inouïe… – Eh! qu'importe!" Puis, d'une voix sourde: "Le bonheur vous attend, vous, ajouta-elle, et une nouvelle vie pleine d'enivrantes promesses, il est naturel que vous ayez peur… Moi, dont la vie est finie et qui n'ai plus rien à attendre, en qui vous avez tué jusqu'à l'espérance, moi je ne crains pas…" Je sentais monter sa colère. "Regretteriez-vous donc votre générosité, Geneviève? dis-je doucement. – Peut-être! répondit-elle d'un accent qui me fit frémir. J'aiété bien faible et bien lâche… Comme vous devez rire de moi… Quelle chose misérable qu'une femme abandonnée qui se résigne et qui pleure!…" Puis brusquement: "Avouez, reprit-elle, que vous ne m'avez jamais aimée. – Ah! vous savez bien le contraire. – Pourtant, vous m'abandonnez… pour une autre… pour cette Denise! – Vousêtes mariée, vous ne pouviezêtre à moi. – Alors si j'avaisété… libre… Si j'avaisété… veuve… – Vous seriez ma femme, vous le savez bien!" D'un gesteéperdu elle leva les bras au ciel, et d'une voix qui me parut retentir jusqu'au château: "Sa femme! s'écria-t-elle. Si j'étais veuve, je serais sa femme…ô mon Dieu! heureusement, cette idée affreuse ne m'est pas venue plus tôt!…"
   Tout d'une pièce, à ces mots, le célèbre avocat de Sauveterre se dressa, et se plantant devant Jacques de Boiscoran et l'enveloppant d'un de ces regards qui essayent de fouiller au plus profond des consciences:
   – Et après? interrogea-t-il.
   Pour conserver encore quelques apparences de sang-froid, Jacques n'avait pas trop de toute sa volonté.
   – Ensuite, répondit-il, je tentai l'impossible pour calmer madame de Claudieuse, pour l'émouvoir, pour la ramener aux sentiments généreux des jours passés… J'étais bouleversé au point de ne plus voir clair en moi… Je la haïssais d'une haine mortelle, et cependant je ne pouvais m'empêcher de la plaindre… Je suis homme, et il n'est pas d'homme qui ne soit touché de se voir l'objet de tels regrets et d'un si effrayant désespoir… Sais-je tout ce que je lui ai dit! Il y allait de mon bonheur et du bonheur de Denise. Je ne suis pas un héros de roman, moi! J'aiété lâche, je me suis humilié, j'ai supplié, j'ai menti… J'ai juré que c'était ma famille surtout qui voulait mon mariage… J'espérais, à force de paroles caressantes, adoucir l'amertume de mon abandon… grossier!
   »Elleécoutait plus froide qu'un bloc de glace, et dès que je m'arrêtai: "Et c'est à moi que vous contez tout cela, fit-elle avec un rire sinistre. Votre Denise!… Eh! si j'étais une femme comme les autres, je me tairais aujourd'hui, et avant un an je vous reverrais à mes pieds." Avait-elle donc réfléchi depuis notre rencontre sur la grande route? Était-ce la convulsion suprême de la passion, au moment où se brisaient nos derniers liens! Je voulais parler encore, mais brusquement: "Oh! assez! interrompit-elle, épargnez-moi du moins l'offense de votre commisération! Je verrai… Je ne vous promets rien… Adieu!…"
   »Et elle s'enfuit vers le château, et je restai planté sur mes jambes, hébété de stupeur, me demandant si elle ne courait pas tout avouer au comte de Claudieuse. C'est même à ce moment que, machinalement, je retirai de mon fusil la cartouche brûlée et que je la remplaçai par une neuve… Puis, comme rien ne bougeait, je m'éloignai à grands pas.
   – Quelle heureétait-il? interrogea maître Magloire.
   – Il me serait impossible de le préciser. Il est de ces tourmentes pendant lesquelles on perd toute notion du temps. J'ai pris, pour revenir, par les bois de Rochepommier…
   – Et vous n'avez rien vu?
   – Non.
   – Rien entendu?
   – Rien.
   – Pourtant, d'après votre récit, vous ne pouviezêtre loin du Valpinson quand l'incendie aéclaté…
   – C'est vrai, et en rase campagne j'aurais certainement aperçu les flammes. Mais j'étais sous bois, les arbres me dérobaient l'horizon…
   – Et ces mêmes arbres ont empêché la détonation des deux coups de fusil tirés sur monsieur de Claudieuse d'arriver jusqu'à vous…
   – Ils auraient pu y contribuer. Mais il n'enétait pas besoin. Je remontais le vent quiétait déjà violent, et il est prouvé que dans de telles conditions, on n'entend pas à cinquante mètres de l'explosion d'une arme de chasse.
   C'est bien juste si maître Magloire réprimait ses mouvements d'impatience. Et, sans s'apercevoir que lui, l'avocat, ilétait plus dur que le juge d'instruction:
   – Ainsi, reprit-il, vous croyez que votre récit répond à tout!
   – Je crois que mon récit, qui est l'expression de la plus scrupuleuse vérité, explique les charges relevées contre moi par monsieur Galpin-Daveline… Il explique comment je tenais à cacher ma visite au Valpinson, comment j'aiété rencontré à l'aller et au retour, et à des heures qui correspondent à celles de l'incendie; comment enfin mon premier mouvement aété de tout nier… Il explique encore pourquoi l'enveloppe d'une de mes cartouches aété ramassée près des ruines, et pourquoi l'eau où j'avais lavé mes mains en rentrantétait noire…
   Rien ne semblait devoirébranler les convictions de l'avocat de Sauveterre.
   – Et le lendemain, demanda-t-il, quand on est venu vous arrêter, quelle aété votre première impression?
   – J'ai pensé immédiatement au Valpinson…
   – Et quand on vous a appris quel crime avaitété commis?
   – Je me suis dit que madame de Claudieuse avait voulu devenir veuve.
   Tout le sang de maître Magloire affluait à son visage.
   – Malheureux! s'écria-t-il, osez-vous bien accuser la comtesse de Claudieuse d'un tel forfait!
   La colère rendait des forces à Jacques.
   – Qui donc accuserais-je! répondit-il. Un crime aété commis, et dans de telles conditions qu'il ne peut l'avoirété que par elle ou par moi. Je suis innocent, donc elle est coupable…
   – Pourquoi n'avoir pas dit tout cela le premier jour?
   Jacques haussa lesépaules.
   – Combien donc de fois, répondit-il d'un ton d'ironie arrière, et sous combien de formes faudra-t-il que je vous expose mes raisons? Si je me suis tu le premier jour, c'est que j'ignorais les circonstances du crime, c'est qu'il me répugnait d'accuser une femme qui aété ma maîtresse et que la passion a rendue criminelle; c'est qu'enfin, tout en me sentant compromis, je ne me croyais pas en danger… Plus tard, j'ai gardé le silence, parce que j'espérais que la justice saurait découvrir la vérité, ou que madame de Claudieuse ne pourrait supporter l'idée de me voir accusé, moi, innocent… Plus tard, enfin, quand j'ai reconnu le péril, j'ai eu peur de la vérité…
   L'honnêteté de l'avocat semblait révoltée.
   – Vous mentez, Jacques! interrompit-il, et je vais vous dire pourquoi vous vousêtes tu! C'est qu'ilétait difficile de trouver un roman qui s'ajustât à toutes les circonstances de la prévention… Mais vousêtes un homme de ressources, vous avez cherché et vous avez trouvé. Rien ne manque à votre récit, rien… que la vraisemblance. Vous me diriez que madame de Claudieuse a volé sonéclatante renommée, qu'elle aété cinq ans votre maîtresse, peut-être consentirais-je à vous croire… Mais qu'elle ait de sa main incendié sa maison, et qu'elle se soit armée d'un fusil pour tirer sur son mari, c'est ce que jamais vous ne me ferez admettre…
   – C'est la vérité, pourtant.
   – Non, car le témoignage de monsieur de Claudieuse est précis, il a vu son assassin, c'est un homme qui a tiré sur lui…
   – Et qui vous dit que monsieur de Claudieuse ne sait pas tout, et qu'il ne veut pas sauver sa femme et me perdre… Ce serait une vengeance, cela…
   L'objectionéblouit une seconde l'avocat, mais la rejetant bien vite:
   – Ah! taisez-vous! s'écria-t-il, ou prouvez…
   – Toutes les lettres sont brûlées.
   – Quand on aété cinq ans l'amant d'une femme, on a toujours des preuves.
   – Vous voyez bien que non.
   – Ne vous obstinez pas, prononça maître Magloire. (Et d'une voix qu'altéraient l'émotion et la pitié): Malheureux! ajouta-t-il, ne comprenez-vous donc pas que, pouréchapper au châtiment d'un crime, vous commettez un crime mille fois plus grand?…
   Jacques se tordait les mains.
   – C'est à devenir fou! disait-il.
   – Et quand moi, votre ami, je vous croirais, poursuivait maître Magloire, à quoi cela vous servirait-il? Les autres vous croiraient-ils!… Tenez, je vais vous dire toute ma pensée: je serais sûr de la vérité de votre récit, que jamais, sans preuves, je n'en ferais mon moyen de défense… Plaider cela, entendez-vous bien, ce serait vous perdre.
   – C'est cependant ce qui sera plaidé, puisque c'est la vérité…
   – Alors, interrompit maître Magloire, vous chercherez un autre défenseur.
   Et il se dirigeait vers la porte, il se retirait.
   – Dieu puissant! s'écria Jacques, éperdu, il m'abandonne…
   – Non, répondit l'avocat; mais je ne saurais discuter avec vous dans l'état d'exaltation où vousêtes… Vous réfléchirez… Je reviendrai demain…
   Il sortit, et Jacques de Boiscoran s'affaissa comme une masse sur une des chaises de la prison.
   – C'en est fait, balbutiait-il, je suis perdu!


   15. Pendant ce temps, rue de la Rampe, l'anxiété était affreuse…

   Pendant ce temps, rue de la Rampe, l'anxiété était affreuse.
   Dès huit heures du matin, tantes Lavarande et la marquise de Boiscoran, M. de Chandoré et maître Folgatétaient venus s'établir au salon et y attendre le résultat de l'entrevue.
   Mlle Denise ne descendit que plus tard, et son grand-père ne put s'empêcher de remarquer qu'elle s'était préoccupée de sa toilette.
   – N'allons-nous pas revoir Jacques! répondit-elle avec un sourire oùéclataient la confiance et la joie.
   C'est qu'en effet elleétait bien persuadée qu'il devait suffire d'un mot de Jacques à son avocat pour confondre la prévention, et qu'il allait reparaître triomphant au bras de maître Magloire.
   Les autres ne partageaient pas ces espérances. Tantes Lavarande, plus jaunes que leurs vieilles dentelles, se tenaient immobiles dans un coin, Mme de Boiscoran dévorait ses larmes, et maître Folgat faisait son possible pour paraître absorbé dans la contemplation d'un recueil de gravures. Moins maître de soi, grand-père Chandoré arpentait le salon, les mains derrière le dos, répétant toutes les dix minutes:
   – C'est incroyable comme le temps semble long quand on attend!
   À dix heures, pas de nouvelles.
   – Maître Magloire aurait-il donc oublié sa promesse? dit Mlle Denise que l'inquiétude gagnait.
   – Non, il ne l'a pas oubliée, dit un nouvel arrivant.
   C'était l'excellent M. Séneschal qui, en effet, une heure plus tôt, avait croisé maître Magloire rue Nationale, et qui venait aux informations, un peu pour lui, ajoutait-il, mais beaucoup pour Mme Séneschal qui, depuis vingt-quatre heures, était malade d'anxiété.
   Onze heures sonnèrent. La marquise de Boiscoran se leva.
   – Je ne saurais, dit-elle, supporter une minute de plus cette mortelle incertitude; je vais à la prison.
   – Et je vous y accompagne, chère mère, déclara Mlle Denise.
   Mais une telle démarche n'était guère raisonnable. M. de Chandoré la combattit, soutenu par M. Séneschal et par maître Folgat.
   – On peut, du moins, envoyer quelqu'un, proposèrent timidement les tantes Lavarande.
   – C'est une idée, approuva M. de Chandoré.
   Il sonna, et ce fut le vieil Antoine qui accourut à l'appel de la sonnette, le vieil Antoine qui, depuis la veille, sachant la fin de l'instruction, était venu s'établir à Sauveterre.
   Dès qu'on lui eut expliqué ce qu'on attendait de lui:
   – Avant une demi-heure je serai de retour, dit-il.
   Et c'est en effet au pas de course qu'il descendit la rue de la Rampe, qu'il suivit la rue Nationale et remonta la rue du Château.
   En le voyant paraître, M. Blangin, le geôlier, devint tout pâle. M. Blangin ne dormait plus depuis qu'il avait reçu de Mlle Denise dix-sept mille francs en or… Lui, l'ami des gendarmes autrefois, il frissonnait maintenant lorsqu'il voyait le brigadier entrer dans sa geôle. Ce n'est pas qu'il eût des remords d'avoir trahi son devoir, non, c'est qu'il tremblait d'être découvert. Déjà, à plus de dix reprises, il avait changé de place le bas de laine qui renfermait son trésor; mais en quelque endroit qu'il l'enfouît, il lui semblait toujours que les regards de ses visiteurs s'arrêtaient obstinément sur sa cachette.
   Il se rassura, cependant, lorsque Antoine lui eut exposé l'objet de sa mission, et du ton le plus civil:
   – Maître Magloire, répondit-il, était ici à neuf heures précises. Je l'ai conduit immédiatement à la cellule de monsieur de Boiscoran, et, depuis ce moment, ils parlent, ils parlent…
   – Vous enêtes sûr?
   – Naturellement. Ne dois-je pas savoir tout ce qui se passe dans ma prison!… Je suis allé prêter l'oreille… Mais on n'entend rien du corridor. Ils ont fermé le guichet, et la porte estépaisse.
   – C'est singulier, murmura le vieux serviteur.
   – C'est mauvais signe aussi, déclara le geôlier d'un air capable. J'ai remarqué que les prévenus qui en ont si long à conter à leur défenseur attrapent toujours le maximum…
   Antoine, comme de raison, ne rapporta pas à ses maîtres la lugubre réflexion de Blangin; mais ce qu'il leur apprit de la longueur de l'entrevue suffit à accroître leurs appréhensions.
   Peu à peu, les couleurs avaient disparu des joues de Mlle Denise, et c'est d'une voix dont les larmes altéraient le timbre si pur qu'elle dit que peut-être elle eût mieux fait de prendre des vêtements de deuil, et que de voir ainsi toute la famille réunie, cela lui rappelait les apprêts d'une cérémonie funèbre…
   L'arrivée soudaine du docteur Seignebos lui coupa la parole. Ilétait fort en colère, comme toujours, il ne salua personne, selon son habitude. Mais dès le seuil:
   – Sotte ville que Sauveterre! s'écria-t-il, ville de cancans et de caquets, ville d'indiscrets et de bavards… C'est à se cacher, à déserter, à fuir… De chez moi à ici, vingt curieux implacables m'ont arrêté, sous prétexte que je suis votre médecin, pour me demander où en est l'affaire de monsieur de Boiscoran. Car la ville est en rumeur… La ville sait que Magloire est à la prison, et c'est à qui saura le premier ce que Jacques et lui ont pu se dire… (Il avait déposé sur la table son chapeau à bords immenses, et tout en promenant autour du salon un regard un peu inquiet): Et ici, interrogea-t-il, on ne sait rien encore.
   – Rien, répondirent en même temps M. Séneschal et maître Folgat.
   – Et ce retard nousépouvante, dit Mlle Denise.
   – Pourquoi donc? fit le médecin. (Et retirant et essuyant vivement ses lunettes d'or): Pensiez-vous donc, chère demoiselle, fit-il, que l'affaire de Jacques de Boiscoran serait terminée en cinq minutes? Si on vous l'a laissé croire, on a eu tort… Moi qui méprise les ménagements, je vais vous dire toute ma pensée… Au fond de cesévénements du Valpinson, s'agite, j'en mettrais la main au feu, quelque ténébreuse intrigue qu'il ne sera pas facile de débrouiller. Certainement nous tirerons Jacques d'affaire, mais je crains que ce ne soit pas sans peine…
   – Monsieur Magloire Mergis! annonça le vieil Antoine.
   Le célèbre avocat de Sauveterre entra. Ilétait si défait et ses traits gardaient si profondément la trace de sesémotions, qu'à tous vint la même et fatale pensée qu'exprima Mlle Denise en s'écriant:
   – Jacques est perdu!
   Maître Magloire ne répondit pas non.
   – Je crois sa situation périlleuse, dit-il.
   – Jacques! murmura la marquise de Boiscoran, mon fils!
   – J'ai dit périlleuse, reprit l'avocat; mais c'estétrange que j'aurais dû dire, inimaginable et de nature à déconcerter toutes les prévisions…
   – Parlez, monsieur, fit Mme de Boiscoran.
   L'embarras de l'avocatétait extrême, et c'est avec une visible détresse que ses regards allaient alternativement des tantes Lavarande à Mlle Denise. Mais personne n'y prenait garde. Ce que voyant:
   – Il faut avant, déclara-t-il, que je reste seul avec ces messieurs…
   Docilement, les tantes Lavarande se levèrent et entraînèrent dehors la mère et la fiancée de Jacques, qui semblait près de défaillir.
   Et, dès que la porte fut refermée:
   – Merci, maître Magloire! s'écria grand-père Chandoré, fou de douleur, merci de me donner le temps de préparer mon enfant au coup terrible, car je ne vous ai que trop compris, Jacques est coupable…
   – Arrêtez, interrompit l'avocat, je n'ai rien dit de pareil… Plus que jamais, monsieur de Boiscoran proteste de son innocence; seulement, il allègue pour se justifier un fait tellement invraisemblable, tellement inadmissible…
   – Enfin, que dit-il? interrogea M. Séneschal.
   – Il prétend que la comtesse de Claudieuseétait… sa maîtresse.
   Le docteur Seignebos bondit et, rajustant ses lunettes d'or d'un geste triomphant:
   – J'enétais sûr! s'écria-t-il. Je l'avais deviné!
   Maître Folgat, en cette occasion, ne pouvait avoir, il le comprenait bien, voix délibérative. Il arrivait de Paris avec les idées de Paris, et quoi qu'il eût entendu dire déjà, le nom de la comtesse de Claudieuse ne lui révélait rien.
   Mais à l'effet qu'il fit sur les autres, il put juger l'allégation de Jacques de Boiscoran.
   Loin de partager l'impression du docteur Seignebos, grand-père Chandoré et M. Séneschal parurent aussi révoltés que maître Magloire.
   – Ce n'est pas croyable! déclara l'un.
   – C'est impossible! prononça l'autre.
   Maître Magloire secouait la tête.
   – Et voilà justement, fit-il, ce que j'ai répondu à Jacques.
   Mais le docteur n'était pas de ces hommes qui s'étonnent ou s'effrayent de n'être pas de l'avis de tout le monde.
   – Vous ne m'avez donc pas entendu! s'écria-t-il, vous ne m'avez donc pas compris! La preuve que le fait n'est ni invraisemblable ni impossible, c'est que je le soupçonnais. Et c'était indiqué, pardieu!… À quel propos un garçon tel que Jacques, heureux comme pas un, riche, bien tourné, amoureux et aimé d'une charmante fille, irait-il s'amuser à incendier les maisons et assassiner les gens!… Vous me répondrez que monsieur de Claudieuse ne luiétait pas sympathique! Diable! Si tous les gens qui exècrent le docteur Seignebos se mettaient à lui tirer dessus, savez-vous que j'aurais le corps plus troué qu'uneécumoire! De vous tous, maître Folgat ici présent est le seulà n'avoir pas eu la berlue…
   Modestement, le jeune avocat essaya de protester:
   – Monsieur…
   Mais l'autre lui coupant la parole:
   – Oui, monsieur, poursuivit-il, vous y avez vu clair, et, la preuve, c'est que tout de suite vous avez cherché l'âme, l'inspiration, la cause, la pensée, le mobile, la femme, enfin, de l'énigme. La preuve, c'est que vousêtes allé demandant à tous, à Antoine, le valet de chambre, à monsieur de Chandoré, à monsieur Séneschal, à moi-même, si Jacques de Boiscoran n'avait pas ou n'avait pas eu quelque passion dans le pays. Tous vous ont répondu non, étant à mille lieues de se douter de la vérité. Seul, sans vous répondre précisément, je vous ai donné à entendre que votre sentimentétait le mien, et ce en présence de monsieur de Chandoré.
   – C'est exact! affirmèrent le vieux gentilhomme et maître Folgat.
   M. Seignebos triomphait. Et toujours gesticulant, et toujours retirant et remettant ses lunettes d'or:
   – C'est que j'ai appris à me défier des apparences, continuait-il; c'est que dès les premiers moments j'avais eu d'étranges soupçons. Étudiant l'attitude de madame de Claudieuse, pendant la nuit de l'incendie, je l'avais trouvée embarrassée, anormale, équivoque, suspecte… Je m'étaisétonné de sa complaisance à céder aux fantaisies du sieur Galpin et de sa facilité à se prêter à l'interrogatoire de Cocoleu… Car enfin, c'est elle seule qui a fait parler ce soi-disant idiot. J'ai de bons yeux, messieurs, sous mes lunettes. Eh bien! sur tout ce que j'ai de plus sacré, sur ma foi républicaine, je suis prêt à le jurer, quand Cocoleu a prononcé le nom de monsieur de Boiscoran, la comtesse de Claudieuse n'a pasété surprise…
   De leur vie, en aucune circonstance, sur n'importe quel sujet, le maire de Sauveterre et le docteur Seignebos n'avaient pu s'entendre. La question qui s'agitait n'était pas de nature à les mettre d'accord.
   – J'étais présent à l'interrogatoire de Cocoleu, déclara M. Séneschal, et j'ai, au contraire, constaté la stupeur de la comtesse…
   Le médecin levait lesépaules.
   – Assurément, dit-il, elle a fait «Ah!»…, mais ce n'est ni une difficulté, ni une preuve. Moi aussi, je saurais très bien faire comme cela: «Ah!», si l'on venait me dire que monsieur le maire a tort, et cependant je n'en serais pasétonné…
   – Docteur! fit M. de Chandoré d'un ton conciliant, docteur…
   Mais déjà M. Seignebos s'était retourné vers maître Magloire, qu'il avait à cœur de convaincre. Et il poursuivait:
   – Oui, le visage de la comtesse de Claudieuse a exprimé la stupeur, mais ses yeux trahissaient la colère la plus atroce, la haine et la joie de la vengeance… Et ce n'est pas tout! Que monsieur le maire me dise, s'il lui plaît, oùétait madame de Claudieuse quand son mari aété réveillé par les flammes… Était-elle près de lui?… Non. Elle veillait la plus jeune de ses filles, atteinte de la rougeole… Hum! Que pensez-vous de cette rougeole qui exige une garde de nuit?… Et quand les deux coups de feu ontété tirés, où se trouvait la comtesse? Toujours près de sa fille, et de l'autre côté de la maison, précisément du côté opposé à celui où aéclaté l'incendie…
   Le maire de Sauveterre n'était pas moins entêté que le médecin.
   – Je vous ferai remarquer, docteur, objecta-t-il, que monsieur de Claudieuse lui-même a déclaré que, lorsqu'il avait couru au feu, il avait retrouvé la porte de la maison fermée en dedans, telle qu'il l'avait fermée de sa main quelques heures auparavant.
   De son air le plus ironique, le docteur Seignebos saluait.
   – N'y avait-il donc qu'une porte au château de Valpinson? demanda-t-il.
   – À ma connaissance, déclara M. de Chandoré, il y en avait au moins trois.
   – Je dois dire, ajouta maître Magloire, que selon les allégations de monsieur de Boiscoran, la comtesse de Claudieuse, pour venir le rejoindre, ce soir-là, serait sortie par la porte de la buanderie…
   – Que disais-je! s'écria M. Seignebos. (Et essuyant ses lunettes à en briser les verres): Et les enfants!… continua-t-il. Monsieur le maire trouve-t-il naturel que madame de Claudieuse, cette mère incomparable, selon lui, ait oublié ses enfants au milieu de l'incendie?…
   – Quoi! cette malheureuse femme est attirée dehors par l'explosion de deux coups de feu, elle voit sa maison en flammes, elle trébuche contre le corps inanimé de son mari, et vous lui reprochez de n'avoir pas gardé sa liberté d'esprit!
   – C'est une appréciation, mais ce n'est pas la mienne. Je crois plus volontiers que la comtesse, s'étant attardée dehors, aété empêchée de rentrer par l'incendie… Je trouve aussi que Cocoleu est arrivé là bien à propos, et qu'il est bien heureux que la Providence ait illuminé sa cervelle vide de cette idée sublime de sauver les enfants au péril de ses jours!
   M. Séneschal, cette fois, ne répliqua pas.
   – Fortifiés de toutes ces circonstances, reprit le docteur, mes soupçons devinrent tels que je résolus de les vérifier, s'ilétait possible. Dès le lendemain, j'interrogeai madame de Claudieuse, et non sans perfidie, je puis l'avouer. Ses réponses et sa contenance furent loin de modifier mes impressions. Quand je lui demandai en la regardant bien dans le blanc des yeux ce qu'elle pensait de l'état mental de Cocoleu, elle fut sur le point de se trouver mal, et c'est d'une voix à peine intelligible qu'elle me confessa avoir surpris chez lui quelqueséclairs d'intelligence. Lorsque je voulus savoir si Cocoleu luiétait attaché, c'est avec un trouble insurmontable qu'elle me déclara que son dévouementétait celui d'un animal reconnaissant des soins qu'on lui donne. Que pensez-vous de cela, messieurs?… Moi, je pensai que Cocoleuétait le nœud de l'affaire, qu'il savait la vérité, et que je sauverais Jacques si j'arrivais à démontrer que l'imbécillité de Cocoleu est en partie simulée, et que son mutisme est un artifice de la peur. Et je l'aurais démontré, si on m'eût adjoint d'autres experts que cetâne du chef-lieu et ce farceur de Paris… (Il s'arrêta dix secondes. Mais sans laisser à personne le temps de répliquer): Maintenant, reprit-il, revenons au point de départ et concluons. Pourquoi, à votre avis, est-il impossible et invraisemblable que madame de Claudieuse ait trahi ses devoirs? Parce qu'elle jouit d'uneéclatante renommée de sagesse et de vertu? Eh bien! mais il me semble que la réputation d'honneur de Jacques de Boiscoranétait indiscutable. Selon vous il est absurde de soupçonner madame de Claudieuse d'avoir eu un amant. Serait-il donc naturel que, du soir au lendemain, Jacques fût devenu un abject scélérat!
   – Oh! ce n'est pas la même chose, fit M. Séneschal.
   – C'est vrai! s'écria le docteur, et cette fois, monsieur le maire, vous avez raison. Commis par monsieur de Boiscoran, le crime du Valpinson serait un de ces crimes absurdes qui révoltent le bon sens… Commis par la comtesse, il n'est plus que le dénouement fatal d'une situation cré ée par monsieur de Claudieuse, le jour où il aépousé une femme plus jeune que lui de trente ans.
   Il ne fallait pas trop se fier aux grandes colères du docteur Seignebos. Alors même qu'il semblait le plus hors de soi, il ne disait jamais que ce qu'il voulait bien dire, possédant cette faculté admirable et méridionale de jeter feu et flammes et de rester intérieurement aussi glacé qu'une banquise. Mais cette fois, il découvrait bien toute sa pensée. Et il en avait assez dit, et il avait montré la situation sous un aspect assez nouveau pour donner à réfléchir à ses auditeurs.
   – Vous m'auriez converti, docteur, lui dit maître Folgat, si je ne l'avaisété d'avance.
   – Il est certain, fit M. de Chandoré, qu'après avoir entendu le docteur, le fait ne paraît plus impossible…
   – Tout est possible! murmura philosophiquement M. Séneschal lui-même.
   Seul, le célèbre avocat de Sauveterre n'était pasébranlé.
   – Eh bien! moi, prononça-t-il, j'admets plutôt une heure de vertige que des années d'une monstrueuse hypocrisie. Jacques peut avoir commis le crime et n'être qu'un fou. Si madame de Claudieuseétait coupable, ce serait à désespérer de l'humanité et à ne plus croire à rien au monde. Je l'ai vue, messieurs, entre son mari et ses enfants… on ne feint pas les regards d'exquise tendresse dont elle les enveloppait…
   – Il n'en démordra pas! interrompit le docteur Seignebos. (Et frappant sur l'épaule de son ami – car maître Magloireétait son ami depuis bien des années, et même ils se tutoyaient): Ah! je te reconnais bien là, poursuivit-il, avocat singulier qui, jugeant les autres d'après toi, refuse de croire au mal… Oh! ne proteste pas, car c'est pour cela surtout que nous t'aimons et que nous t'admirons, et que nous sommes fiers de te voir dans les rangs républicains… Mais il faut bien l'avouer, tu n'es pas l'homme qu'il faut pour débrouiller une telle intrigue. À vingt-huit ans, tu asépousé une jeune fille que tu adorais, tu as eu le malheur de la perdre et, depuis, chastement fidèle à son souvenir, tu as vécu si loin des passions que tu ne sais plus si elles existent… Homme heureux, dont le cœur a vingt ans et qui, avec des cheveux blancs, croit encore aux sourires et aux regards des femmes!
   Il y avait beaucoup de vrai là-dedans, mais il est certaines vérités qu'on n'aime pas toujours à s'entendre dire.
   – Ma naïveté ne fait rien à l'affaire, dit maître Magloire. Je prétends et je soutiens qu'il est impossible qu'après avoirété cinq ans l'amant d'une femme, on n'en puisse pas administrer la preuve.
   – Eh bien! tu te trompes, maître! fit le médecin en rajustant ses lunettes d'or d'un air de fatuité qui eûtété bien comique en tout autre moment.
   – Quand les femmes se mettent àêtre prudentes et défiantes, prononça M. de Chandoré, elles ne le sont pas à demi…
   – Il tombe sous le sens, d'ailleurs, ajouta maître Folgat, que jamais madame de Claudieuse ne se fût déterminée à un crime si audacieux si elle n'eût pasété sûre que, les lettres brûlées, nulle preuve ne subsistait contre elle.
   – Voilà la vérité! s'écria M. Seignebos.
   Maître Magloire ne dissimulait pas son impatience.
   – Malheureusement, messieurs, reprit-il d'un ton sec, ce n'est pas de vous que dépend l'acquittement ou la condamnation de monsieur de Boiscoran. Ce n'est ni pour vous convaincre, ni pourêtre convaincu que je suis ici. Je suis venu pour discuter avec les amis de monsieur de Boiscoran la conduite à suivre, et arrêter les bases de la défense.
   À maître Magloire, évidemment, appartenait la situation. Il alla s'adosser à la cheminée, et quand les autres se furent assis en face de lui:
   – Tout d'abord, commença-t-il, je veux admettre les allégations de monsieur de Boiscoran. Il est innocent. Il aété l'amant de madame de Claudieuse, mais il n'a pas de preuves. Ceci admis, quel parti prendre? Dois-je lui conseiller de faire appeler le juge d'instruction et de tout lui raconter?
   Personne ne répondit d'abord. Et ce n'est qu'après un assez long silence que le docteur Seignebos dit:
   – Ce serait bien grave…
   – Très grave, en effet, insista le célèbre avocat de Sauveterre. Par nos impressions, il nous est aisé d'imaginer l'impression de monsieur Galpin-Daveline. Avant tout il demanderait des preuves, la déclaration d'un témoin, un indice quelconque… Et dès que Jacques lui répondrait qu'il ne peut rien que donner sa parole, monsieur Daveline lui dirait qu'il ment.
   – Il se déciderait peut-être à un supplément d'instruction, dit M. Séneschal. Il manderait probablement madame de Claudieuse…
   De la tête maître Magloire approuvait.
   – Il la manderait certainement, déclara-t-il. Mais après… Avouerait-elle? Ce serait folie que de l'espérer. Si elle est coupable, c'est une femme d'une trop robusteénergie pour se laisser arracher la vérité. Elle nierait donc tout, superbement, magnifiquement, et de façon à ne pas laisser subsister l'ombre d'un doute.
   – Ce n'est que trop probable, grommela le docteur; ce pauvre Galpin n'est pas fort…
   – Que résulterait-il donc de cette démarche? poursuivait maître Magloire. La cause de monsieur de Boiscoran en deviendrait mille fois plus mauvaise, car à l'horreur de son crime s'ajouterait l'odieux de la plus vile, de la plus lâche des calomnies.
   Plus que tous les autres, maître Folgatétait attentif.
   – N'ayant pas de preuves, dit-il, mon avis est que monsieur de Boiscoran ne doit pas demander de supplément d'instruction.
   L'avocat de Sauveterre s'inclina.
   – Je suis bien aise, fit-il, que cette opinion vienne de mon honorable confrère. Donc, il ne faut plus songer àéviter le jugement à monsieur de Boiscoran… il passera en cour d'assises.
   D'un mouvement désespéré, M. de Chandoré leva les bras au ciel.
   – Mais Denise en mourra de douleur et de honte! s'écria-t-il.
   Emporté par la situation, maître Magloire continuait:
   – Nous voici donc en cour d'assises, à Sauveterre, devant des magistrats du ressort, devant des jurés du pays, incapables de forfaiture, j'en suis sûr, mais fatalement accessibles à l'opinion qui, depuis longtemps, a condamné monsieur de Boiscoran… L'audience est ouverte, le président interroge l'accusé. Dira-t-il ce qu'il m'a dit à moi, qu'étant l'amant de madame de Claudieuse, ilétait allé au Valpinson lui reporter ses lettres et prendre les siennes, et que toutes ontété brûlées? Soit, il le dit. Et aussitôt s'élève une clameur indignée et un concert de malédictions et de mépris… N'importe! Armé de ses pouvoirs discrétionnaires, le président suspend l'audience et envoie chercher la comtesse de Claudieuse. Puisque nous la supposons coupable, nous croyons à son infernaleénergie, n'est-ce pas?… Elle a prévu ce qui arrive, et elle a répété son rôle. Citée, elle vient pâle, vêtue de deuil, et un murmure de respectueuse sympathie salue son entrée. Vous voyez son attitude, n'est-ce pas? Le président lui explique ce dont il s'agit, et elle ne comprend pas, elle ne peut comprendre une siépouvantable calomnie. Mais quand elle a compris… Voyez-vous le regard superbe dont elleécrase Jacques, et de quelle hauteur elle répond: «N'ayant pas réussi à assassiner le mari, cet homme essaye de déshonorer la femme… Je vous confie mon honneur de mère et d'épouse, messieurs, je ne répondrai pas aux infamies de cet abject calomniateur…»
   – Mais ce serait le bagne! s'écria M. de Chandoré, ce serait l'échafaud!
   – Ce serait le maximum, en tout cas, répondit l'avocat de Sauveterre. Mais les débats continueraient, le ministère public prononcerait un réquisitoire foudroyant, et enfin viendrait le tour du défenseur de prendre la parole… Messieurs, vous vousêtes irrités de mon obstination… Je n'ajoute pas foi, je l'avoue, aux allégations de monsieur de Boiscoran. Mais mon jeune confrère y croit, lui. Eh bien! qu'il réponde franchement: oserait-il plaider le système de l'accusé et essayer de démontrer que madame de Claudieuseétait la maîtresse de Jacques?
   Maître Folgat fronçait les sourcils.
   – Je ne sais, murmura-t-il.
   – Eh bien! moi je sais que vous n'oseriez pas! s'écria maître Magloire, et vous auriez raison, car ce serait vous perdre de réputation, sans nulle chance de sauver Jacques. Oui, sans nulle chance… Car, enfin, supposons un résultat inespéré, supposons que vous parveniez à démontrer que Jacques a dit vrai, qu'il aété l'amant de la comtesse… Qu'arrivera-t-il? On arrête madame de Claudieuse. Relâche-t-on monsieur de Boiscoran pour cela? Non, assurément. On le garde et on lui dit: «Oui, cette femme a essayé d'assassiner son mari, mais elleétait votre maîtresse, vousêtes donc son complice…»Messieurs, voilà la situation!
   Dégageant la question des commentaires inutiles, des vaines appréciations et de toute phraséologie sentimentale, maître Magloire la posait enfin comme elle devaitêtre posée pourêtre résolue, et dans toute son effrayante simplicité.
   Éperdu, grand-père Chandoré se dressa sur ses pieds, et d'une voix rauque:
   – Alors, tout est bien fini! s'écria-t-il. Innocent ou coupable, Jacques de Boiscoran doitêtre condamné.
   Maître Magloire ne répondit pas.
   – Et c'est là, dit encore le vieux gentilhomme, ce que vous appelez la justice!
   – Hélas! fit M. Séneschal, il serait puéril de le nier, la cour d'assises est une loterie…
   M. de Chandoré, d'un geste terrible de colère, l'interrompit:
   – En d'autres termes, reprit-il, l'honneur et la vie de Jacques dépendent à cette heure d'un caprice du sort, d'un hasard, du temps qu'il fera le jour de l'audience ou des dispositions d'un juré! Et s'il ne s'agissait que de Jacques, encore… Mais c'est la vie de mon enfant, messieurs, c'est la vie de Denise qui est en jeu… Frapper Jacques, c'est la frapper…
   Maître Folgat dissimulait assez mal une larme; M. Séneschal et le docteur Seignebos lui-même frissonnaient, tant faisait malà voir la douleur de ce vieillard, menacé en sa plus chère, en son unique, en sa suprême affection.
   Il avait pris les mains de l'avocat de Sauveterre, et les serrant d'uneétreinte désespérée:
   – Mais vous le sauverez, n'est-ce pas, Magloire? poursuivit-il. Innocent ou coupable, qu'importe, puisque Denise l'aime! Vous en avez sauvé tant d'autres!… Les juges, c'est bien connu, ne savent pas résister à l'autorité de votre parole. Vous trouverez des accents irrésistibles pour sauver un malheureux qui aété votre ami…
   Le célèbre avocat eûtété lui-même le coupable qu'il n'eût pasété plus abattu. Ce que voyant:
   – Qu'est-ce à dire, ami Magloire! s'écria le docteur Seignebos, n'es-tu plus l'homme dont l'admirableéloquence est l'honneur de notre pays! Haut le front, morbleu! Jamais plus noble cause ne te fut confiée!
   Mais il secouait la tête.
   – Je n'ai pas la foi, murmura-t-il, et je ne sais pas plaider quand ce n'est pas ma conscience qui me fournit mes arguments… (Et son embarras redoublant): Seignebos, ajouta-t-il, l'a dit tout à l'heure: je ne suis pas l'homme d'une telle cause. Toute mon expérience n'y servirait de rien. Mieux vaut confier l'affaire à mon jeune confrère…
   Pour la première fois de sa vie, maître Folgat trouvait un de ces procès qui mettent un homme à même de montrer toute sa valeur et qui lui ouvrent les deux battants de l'avenir. Pour la première fois, il rencontrait une de ces causes où tout se réunit pour exalter l'intérêt: la grandeur du crime, la situation de la victime, le caractère de l'accusé, le mystère, la diversité des avis, la difficulté de la défense, l'incertitude du résultat… une de ces causes pour lesquelles un avocat se passionne, qu'il embrasse de toute sonénergie, où il se met tout entier, où il partage les angoisses et les espérances de son client.
   Il eût donné de grand cœur cinq ans de ses honoraires pour enêtre chargé. Mais ilétait honnête homme, avant tout.
   – Songeriez-vous donc à abandonner monsieur de Boiscoran, maître Magloire? s'écria-t-il.
   – Vous le servirez mieux que moi, répondit le célèbre avocat.
   Peut-êtreétait-ce l'intime conviction de maître Folgat. N'importe:
   – Vous n'avez pas réfléchi à l'effet que cela produirait, mon cher maître, dit-il.
   – Oh!…
   – Que penserait-on dans le public, si l'on apprenait tout à coup que vous vous retirez? Il faut, dirait-on, que l'affaire de monsieur de Boiscoran soit bien mauvaise pour que maître Magloire renonce à la plaider… Et ce serait une charge ajoutée à toutes celles qui accablent cet infortuné…
   Le docteur ne laissa pas à son ami le temps de répliquer.
   – Il est interdit à Magloire de se retirer, déclara-t-il, mais il a le droit de s'adjoindre un confrère. Il doit rester l'avocat et le conseil de Jacques de Boiscoran, mais maître Folgat peut lui prêter le concours de ses lumières, le renfort de sa jeunesse et de son activité, l'assistance même de sa parole.
   Une fugitive rougeur colora les joues du jeune avocat.
   – Je suis tout aux ordres de maître Magloire, dit-il.
   Le célèbre avocat de Sauveterre réfléchissait. Et, après un moment, se retournant vers son jeune confrère:
   – Avez-vous une idée, lui demanda-t-il, un plan? Que feriez-vous?
   À l'étonnement de tous, un nouveau Folgat se révéla, en quelque sorte. Il parut grandir, son visage s'illumina, ses yeux brillèrent, et d'une voix pleine et sonore, d'une de ces voix dont le timbre métallique vibre dans la poitrine des auditeurs:
   – Avant tout, commença-t-il, je verrais monsieur de Boiscoran. Seul, il dicterait mes résolutions définitives. Mais déjà mon plan est esquissé… Moi, j'ai la foi, messieurs, je vous l'ai dit… L'homme aimé de mademoiselle Denise ne sauraitêtre un scélérat… Qu'entreprendrais-je donc? De prouver la vérité du récit de monsieur de Boiscoran. Est-ce possible? Je l'espère. Monsieur de Boiscoran assure qu'il n'existe ni témoins ni preuves de ses relations avec madame de Claudieuse. Je suis persuadé qu'il se trompe. Elle aété, dit-il, d'une prudence et d'une habileté extraordinaires. Peu importe. La défianceéveille la défiance, et c'est quand on prend le plus de précautions qu'on est observé. On veut se cacher, on se découvre. On ne voit personne, on est vu…
   »Maître de la défense, dès demain je commencerais une contre-instruction. L'argent ne nous manque pas, le marquis de Boiscoran a de hautes influences, nous serions bien servis… Avant quarante-huit heures, j'aurais mis en campagne des hommes expérimentés. Je connais la rue des Vignes, elle est fort déserte, mais il s'y trouve des yeux comme partout. Pourquoi certains de ces yeux n'auraient-ils pas remarqué la mystérieuse visiteuse de monsieur de Boiscoran?… Voilà ce que mes agents iraient demander de porte en porte. Et pour cette besogne, inutile de leur livrer un nom. Ce n'est pas madame de Claudieuse qu'ils auraient mission de rechercher, mais bien une inconnue vêtue de telle et telle façon. Et s'ils découvraient quelqu'un l'ayant vue, et capable de la reconnaître, ce quelqu'un serait notre premier témoin…
   »En attendant, je m'informerais de l'ami de monsieur de Boiscoran, de cet Anglais dont il portait le nom, et je me mettrais en rapport avec la police de Londres. Si cet Anglaisétait mort, je le saurais, et ce serait un malheur… S'il n'était qu'à l'autre bout du monde, le câble transatlantique me permettrait de l'interroger et d'avoir ses réponses en moins d'une semaine.
   »Déjà j'aurais lancé d'habiles limiers sur les traces de cette servante anglaise qui tenait la maison de la rue des Vignes. Monsieur de Boiscoran déclare que jamais elle n'a seulement entrevu madame de Claudieuse. Erreur. Il est impossible qu'une servante n'ait pas eu envie et trouvé le moyen de dévisager une femme que reçoit son maître… Retrouvée, elle parlerait.
   »Et ce n'est pas tout: il venait desétrangers dans cette maison de la rue des Vignes. Je les interrogerais un à un. Je questionnerais le jardinier et ses aides, le porteur d'eau, le tapissier, les garçons de tous les fournisseurs. Qui nous dit que l'un d'eux n'est pas en possession de cette vérité que nous cherchons en ce moment?
   »Enfin, quand une femme a passé tant de journées dans une maison, il est impossible qu'elle n'y ait pas laissé des traces de son passage. Depuis, m'objecterez-vous, la guerre est survenue, puis la Commune… N'importe. J'interrogerais les débris, je fouillerais les ruines, j'examinerais chaque arbre du jardin, je chercherais sur les vitresépargnées un nomécrit à la pointe d'un diamant, je forcerais les glaces restées intactes à me livrer l'image qu'elles ont reflétée si souvent…
   – Ah! voilà qui est parler! s'écria le docteur Seignebos, enthousiasmé.
   Les autres frissonnaient d'émotion. Ils comprenaient que la lutte allait enfin commencer. Mais déjà, insoucieux des impressions de ses auditeurs, maître Folgat continuait:
   – Ici, à Sauveterre, la tâche serait plus difficile, mais en cas de succès, plus décisifs aussi seraient les résultats. Ici, j'amènerais quelqu'un de ces policiers au flair subtil, qui ont su faire un art de leur profession, un Lecoq ou un Tabaret quelconque, dont j'aurais intéressé la vanité. À celui-là, il faudrait tout dire, et même livrer les noms. Mais ce serait sans inconvénient. Son désir de réussir, la magnificence de la récompense, l'habitude professionnelle enfin, nous garantiraient son silence. Il arriverait secrètement, caché sous le travestissement qui lui semblerait devoir le mieux servir ses investigations, et recommencerait, au bénéfice de la défense, l'enquête faite par monsieur Galpin-Daveline au profit de la prévention. Découvrirait-il quelque chose? On est en droit de l'espérer. Je sais des policiers qui, avec des indices bien moins positifs, ont su remonter jusqu'à des vérités bien autrement invraisemblables.
   Littéralement, grand-père Chandoré, l'excellent M. Séneschal, le docteur Seignebos et maître Magloire lui-même buvaient les paroles du jeune avocat.
   – Est-ce tout, messieurs? poursuivait-il. Pas encore.
   Servi par sa vieille expérience, M. le docteur Seignebos avait, dès le premier jour, pressenti le personnage essentiel de cette ténébreuse intrigue.
   – Cocoleu!
   – Oui, docteur, Cocoleu. Acteur, confident ou témoin, Cocoleu aévidemment le mot de l'énigme. Ce mot, il faut à tout prix essayer de le lui arracher. Une expertise médico-légale vient de lui décerner un brevet d'idiotie. N'importe, nous protestons. Nous n'avons plus à garder les ménagements d'autrefois. Nous prétendons que l'imbécillité de ce misérable est à dessein exagérée. Nous soutenons que son mutisme opiniâtre est une insigne fourberie. Quoi! il aurait eu assez d'intelligence pour témoigner contre nous, et il ne lui en resterait plus pour expliquer ou seulement répéter son témoignage? C'est inadmissible. Nous soutenons qu'il se tait maintenant, de même qu'il a parlé la nuit de l'incendie, par ordre. Si son silence servait moins la prévention, elle trouverait bien un moyen de le lui faire rompre. Nous exigeons que ce moyen soit recherché. Nous demandons qu'on assigne la personne qui, une fois déjà, a su lui délier la langue, et qu'on lui ordonne de recommencer l'expérience. Nous voulons une expertise nouvelle, ce n'est pas au pied levé et en quarante-huit heures qu'on décide de l'état mental d'un individu intéressé à jouer l'imbécillité. Et nous voulons surtout que les nouveaux experts nous présentent à nous, faussement accusés par Cocoleu, des garanties de savoir et d'indépendance!
   Le docteur Seignebos trépignait d'enthousiasme. Sous une forme précise eténergique, il retrouvait toutes ses idées.
   – Oui! s'écria-t-il, voilà la marche à suivre! Qu'on me donne carte blanche, et avant quinze jours Cocoleu est démasqué.
   Moins bruyamment expansif, le célèbre avocat de Sauveterre serrait la main de maître Folgat.
   – Vous le voyez, lui dit-il, c'est à vous que doitêtre confiée l'affaire de Jacques de Boiscoran.
   Le jeune avocat n'essaya pas de protester. Quand il avait pris la parole, sa déterminationétait arrêtée.
   – Tout ce qu'il est humainement possible de faire, prononça-t-il, je le ferai. La tâche acceptée, je m'y dévoue corps etâme. Mais je tiens à ce qu'il soit bien entendu et bien répété, dans le public, que maître Magloire ne se retire pas, que je ne suis que son second…
   – C'est convenu, dit le vieil avocat.
   – Alors, quand verrons-nous monsieur de Boiscoran?
   – Demain matin.
   – C'est qu'il m'est impossible de rien entreprendre sans l'avoir consulté.
   – Oui, mais vous ne pouvezêtre admis près de lui que sur une autorisation de monsieur Galpin-Daveline, et je doute que nous puissions l'obtenir aujourd'hui.
   – C'est fâcheux…
   – Non, parce que nous avons pour aujourd'hui notre besogne toute taillée. Nous avons à examiner les pièces de la procédure mises à ma disposition par le juge d'instruction…
   Le docteur Seignebos bouillait d'impatience.
   – Oh! que de paroles! interrompit-il. À l'œuvre, avocats, à l'œuvre… Allons, partons-nous?
   Ils sortaient. D'un geste, M. de Chandoré les retint.
   – Jusqu'ici, messieurs, dit-il, nous n'avons pensé qu'à Jacques… Et Denise?…
   D'un air surpris, les autres le regardaient.
   – Que vais-je lui répondre, poursuivit-il, quand elle me demandera le résultat de l'entrevue de Jacques et de maître Magloire, et pourquoi on n'a pas voulu parler en sa présence?
   Le docteur Seignebos l'avait déclaré; il n'était pas partisan des ménagements.
   – Vous lui répondrez la vérité, conseilla-t-il.
   – Quoi! je lui dirais que Jacquesétait l'amant de madame de Claudieuse!
   – Ne l'apprendra-t-elle pas tôt ou tard! Mademoiselle Denise est une filleénergique…
   – Oui, mais mademoiselle Denise est la plus saintement ignorante des jeunes filles, interrompit vivement maître Folgat, et elle aime monsieur de Boiscoran. Pourquoi troubler la pureté de ses pensées et sa sécurité? N'est-elle pas assez malheureuse! Monsieur de Boiscoran n'est plus au secret; il verra sa fiancée, libre à lui de parler s'il le juge convenable. Seul il en a le droit. Je l'en dissuaderai, pourtant. Du caractère dont je connais mademoiselle de Chandoré, il lui serait impossible de garder le silence si le hasard la mettait en présence de madame de Claudieuse.
   – Monsieur de Chandoré doit se taire, décida maître Magloire. C'est déjà trop d'être obligé de tout confier à madame de Boiscoran. Car, ne l'oubliez pas, messieurs, la moindre indiscrétion ferait sûrementéchouer le projet, si chanceux déjà, de maître Folgat.
   Tous sortirent sur ces mots, et quand M. de Chandoré se trouva seul:
   – Oui, ils ont raison! murmura-t-il, mais que dire?
   Il cherchait dans sa tête une explication plausible, quand une femme de chambre vint lui annoncer que Mlle Denise le demandait.
   – Je vous suis! lui répondit-il.
   Et il la suivit, en effet, d'un pas pesant, et composant de son mieux son visage, pour y effacer les traces des terriblesémotions par lesquelles il venait de passer.
   C'est dans son salon du premierétage que les tantes Lavarande avaient entraîné Denise et Mme de Boiscoran. C'est là que M. de Chandoré alla les rejoindre et qu'il les trouva, Mme de Boiscoran affaissée sur un fauteuil, pâle et toute défaillante, Mlle Denise, au contraire, marchant deç à et de là d'un pas fiévreux, la joue en feu, les yeuxétincelants.
   Dès qu'il parut:
   – Eh bien! il n'y a plus d'espoir, n'est-ce pas? lui demanda sa petite-fille d'un ton bref.
   – Plus que jamais, au contraire, répondit-il en se forçant à sourire.
   – Alors pourquoi maître Magloire nous a-t-il fait sortir?
   Le vieux gentilhomme avait eu le temps de ruminer un mensonge.
   – Parce que, dit-il, Magloire avait à nous annoncer une nouvelle fâcheuse. Impossible d'espérer une ordonnance de non-lieu. Jacques subira un jugement…
   Tout d'un bloc, Mme de Boiscoran se dressa.
   – Jacques en cour d'assises! s'écria-t-elle, mon fils, un Boiscoran!
   Et elle retomba comme une masse. Pas un muscle du visage de Mlle Denise n'avait tressailli.
   – J'attendais pis! fit-elle d'un accentétrange. On peutéviter la cour d'assises…
   Et elle sortit en repoussant la porte avec une telle violence que les tantes Lavarande s'élancèrent à sa poursuite.
   Désormais, M. de Chandoré ne se croyait plus obligé de se contraindre. Il vint se planter devant Mme de Boiscoran, et donnant cours enfin à l'effroyable colère qu'il refoulait depuis si longtemps:
   – Votre fils! s'écria-t-il, votre Jacques!… Je le voudrais mort mille fois, le misérable qui tue mon enfant, car il me la tue, vous le voyez bien…
   Et, impitoyable, il se mit à raconter l'histoire de Jacques et de la comtesse de Claudieuse.
   Anéantie, brisée par les sanglots, Mme de Boiscoran n'avait même pas la force de lui demander grâce… Et quand il eut achevé, avec l'expression du plus affreuxégarement:
   – L'adultère! murmura-t-elle. Ô mon Dieu!… Voilà donc le châtiment!


   16. C'est au palais de justice, qu'au sortir du salon de M. de Chandoré…

   C'est au palais de justice, qu'au sortir du salon de M. de Chandoré, se rendaient maître Folgat et maître Magloire. Et tout en descendant la rue de la Rampe:
   – Il faut, disait l'avocat parisien, que monsieur Galpin-Daveline se croie terriblement sûr de son affaire, pour accorder ainsi à la défense la communication de la procédure instruite contre monsieur de Boiscoran.
   C'est qu'en effet, le Code d'instruction criminelle semble n'ordonner, n'autoriser même, cette communication qu'après l'arrêt de la chambre des mises en accusation, et après que l'accusé aété interrogé par le président des assises. Parce qu'alors seulement, disent tous ces commentateurs, qui sont le fléau de notre jurisprudence, «parce qu'alors seulement l'instruction peutêtre considérée comme terminée, et que de ce moment seulement se fait sentir le besoin d'une défense libre d'entraves et basée sur la connaissance de tout ce qui a précédé».
   Le bon sens et l'équité se révoltent d'une telle doctrine. Elle n'en a pas moinsété consacrée et confirmée par des arrêts de la cour de Poitiers et de la cour de cassation.
   Ainsi, voilà un malheureux accusé de quelque crime atroce, accusé faussement peut-être, présumé innocent de par la loi, et il devra ignorer les charges accumulées secrètement contre lui, les preuves recueillies, les dépositions des témoins! Ses intérêts les plus chers sont en jeu, il y va de son bonheur et de sa vie, de l'honneur et de la vie des siens, n'importe!… On lui dérobera les résultats de l'instruction.
   Et c'est au dernier moment, lorsque déjà l'opinion est faite, quand déjà sont convoqués les jurés qui doivent décider de son sort, qu'il lui sera permis de prendre connaissance de son dossier.
   À cela, les sempiternels commentateurs répondent par des volumes d'arguments et d'arguties. Ils invoquent, pour justifier cette terrible doctrine, les intérêts de l'univers entier, de la société, du juge, des témoins… Comme s'il pouvaitêtre des intérêts plus sacrés que ceux de la défense! Comme si la justice humaineétait infaillible! Comme s'il ne valait pas mieux mille fois laisseréchapper mille coupables que risquer de condamner un seul innocent!
   Heureusement, il est avec la loi des accommodements. Et moyennant l'assentiment du procureur de la République, et sous sa responsabilité, le juge d'instruction peut donner officieusement communication, lecture ou copie, au prévenu ou à son conseil, de tout ou partie des procès-verbaux, des interrogatoires ou des informations…
   Ainsi avait fait M. Galpin-Daveline. Et de la part d'un tel homme, toujours disposé à interpréter la loi dans son sens le plus rigoureux, et qui ne marchait pas plus sans ses textes qu'un aveugle sans son bâton – de la part d'un ennemi avoué de Boiscoran —, cette facilité donnée à la défense acquérait immédiatement une réelle signification.
   Maisétait-ce celle que lui attribuait maître Folgat?
   – Je parierais que non, répondit maître Magloire, moi qui connais le paroissien pour l'avoir pratiqué pendant des années. Sûr de soi, il serait impitoyable. Il est bienveillant, c'est qu'il a peur. Cette concession, c'est une porte dérobée qu'il se ménage en cas d'échec.
   Le célèbre avocat de Sauveterre avait raison. Si convaincu que fût M. Galpin-Daveline de la culpabilité de Jacques, ilétait toujours aussi inquiet de ses moyens de défense. Vingt interrogatoires n'avaient rien arraché au prévenu que des protestations d'innocence.
   Poussé à bout par le juge:
   – Je m'expliquerai, répondait-il, quand j'aurai vu mon défenseur.
   C'est le plus souvent l'unique réponse du stupide gredin qui ne cherche qu'à gagner du temps. Mais M. Galpin-Daveline avait de l'intelligence de son ancien ami une trop haute idée pour n'être pas persuadé que son mutisme opiniâtre cachait quelque chose de sérieux…
   Quoi! un mensonge savant, un alibi laborieusement ménagé, des témoignages achetés de longue main? M. Galpin-Daveline eût donné bonne chose pour savoir. Et c'est pour savoir plus tôt qu'il avait accordé cette communication.
   Avant de se décider, cependant, ilétait allé soumettre ses perplexités au procureur de la République. L'excellent M. Daubigeon, qu'il avait trouvé en train de se mirer dans la tranche dorée de ses bouquins chéris, l'avait fort mal reçu.
   – Est-ce encore des signatures que vous voulez? s'était-ilécrié, je suis prêt à vous en donner! Pour autre chose, serviteur: «Quand la sottise est faite, Il est trop tard, ma foi!, de demander conseil!»
   Si peu encourageant que fût l'accueil, M. Galpin-Daveline avait insisté:
   – En sommes-nous donc là, avait-il repris d'un ton amer, que ce soit une sottise de faire son devoir! Un crime a-t-ilété commis? Avais-je mission de le poursuivre et d'en rechercher l'auteur? Oui. Eh bien! est-ce ma faute si l'auteur de ce crime aété mon ami, et si j'ai dû jadisépouser une de ses parentes!… Il n'est personne au tribunal qui doute de la culpabilité de monsieur de Boiscoran, personne qui ose blâmer ma conduite, et cependant c'est à qui me témoignera le plus de froideur.
   – Voilà le monde! avait dit M. Daubigeon avec une grimace ironique: on vante la vertu, mais on la laisse se morfondre. Probitas laudatur et alget!
   – Eh bien! oui, c'est vrai! s'étaitécrié à son tour M. Galpin-Daveline. Oui, on en veut aux gens qui font ce qu'on n'eût pas eu le courage de faire. Monsieur le procureur général m'a adressé des félicitations, parce qu'il juge les choses de haut et de loin. Ici, on subit les influences des coteries. Ceux-là mêmes qui devraient me soutenir, m'encourager, me réconforter, se déclarent contre moi. Le procureur de la République, mon allié naturel, m'abandonne et me raille. C'est d'un ton d'insupportable ironie que monsieur le président, mon chef immédiat, me disait ce matin: «Je ne sais guère de magistrats capables, comme vous, de sacrifier à l'intérêt de la vérité et de la justice leurs relations et leurs amitiés, vousêtes un homme antique, vous irez loin!…»
   Le procureur de la République n'en avait pu supporter davantage.
   – Brisons là, avait-il dit, nous ne pouvons pas nous entendre… Jacques de Boiscoran est-il innocent ou coupable? Je l'ignore. Ce que je sais, c'est que c'était le plus aimable garçon de la terre, un hôte admirable, un causeur et unérudit, et qu'il possédait les plus jolieséditions d'Horace et de Juvénal que je connaisse. Je l'aimais, je l'aime encore, et je suis désolé de le savoir en prison. Ce qui est positif, c'est que j'avais à Sauveterre les plus agréables relations, et que les voilà brisées. Et c'est vous qui vous plaignez! Est-ce donc moi qui suis l'ambitieux? Est-ce donc moi qui ai tenu à attacher un nom à un procès retentissant? Est-ce moi qui ai refusé de me récuser quand on me le conseillait? Monsieur de Boiscoran sera probablement condamné. Vous devriezêtre au comble de vos vœux… Vous vous plaignez, cependant. Que diable! on ne peut pas tout avoir. Qui donc jamais a conçu un projet assez admirable pour n'avoir jamais à se repentir de l'entreprise et du succès… Quid, tam dextro pede concipis ut te, Conatus non pœniteat votique peracti!
   Après cela, M. Galpin-Daveline n'avait plus qu'à se retirer.
   Et il s'étaitéloigné, en effet, furieux, mais en même temps bien résolu à faire profit des rudes vérités dont venait de le souffleter M. Daubigeon, en qui il lui fallait bien reconnaître l'interprète de la pensée de tous.
   C'était plus qu'il n'en fallait pour vaincre ses dernières hésitations. Et tout de suite il avait accordé la communication des pièces, en recommandant à son greffier la plus grande complaisance.
   Ce n'est pas sans un profondétonnement que Méchinet avait entendu M. Galpin-Daveline lui donner l'ordre de communiquer toute la procédure. Il connaissait à fond son patron, ce juge d'instruction dont ilétait comme l'ombre depuis des années.
   Toi, s'était-il dit, tu as peur.
   Et comme M. Daveline insistait encore, ajoutant que c'est l'honneur de la justice de se départir de ses rigueurs lorsqu'elles ne sont pas indispensables:
   – Oh! soyez tranquille, monsieur, avait répondu gravement le greffier, ce n'est pas la bienveillance qui me manquera.
   Mais, dès que le juge d'instruction eut le dos tourné, Méchinet se mit à rire.
   Il ne me ferait pas toutes ces recommandations, pensait-il, s'il soupçonnait la vérité, et à quel point je suis dévoué à la défense… Quelle fureur, sac à papier! s'il venait jamais à apprendre que j'ai trahi le secret de l'instruction, que j'aiété le messager de la correspondance de monsieur de Boiscoran avec ses amis, que j'ai fait de Frumence Cheminot mon complice, que j'ai corrompu Blangin, le geôlier, pour que mademoiselle de Chandoré pût visiter son fiancé!
   Car il avait fait tout cela, c'est– à-dire quatre fois plus qu'il n'en fallait pourêtre chassé du tribunal, et même pour devenir, pendant quelques mois, le pensionnaire de Blangin.
   Il sentait des frissons lui courir le long de l'échine, quand il y réfléchissait froidement, et ilétait entré dans une furieuse colère, un soir que ses sœurs, les dévotes couturières, s'étaient avisées de lui dire: «Décidément, Méchinet, tu es tout chose, depuis cette visite de mademoiselle de Chandoré.»
   – Bavardes infernales! s'était-ilécrié d'un accent à les faire rentrer sous terre, voulez-vous donc me voir sur l'échafaud!
   Mais s'il avait des moments de transes, il n'avait pas l'ombre d'un remords. Mlle Denise l'avait complètement ensorcelé, et non moins sévèrement qu'elle, il jugeait la conduite de M. Galpin-Daveline. Assurément, M. Daveline n'avait rien fait de contraire à la loi, mais il avait violé l'esprit de la loi. Ayant eu le triste courage d'instruire contre un ami, il n'avait pas su demeurer impartial. Craignant d'être taxé de faiblesse, il avait exagéré la dureté. Et, surtout, il avait dirigé l'enquête uniquement dans le sens de ses convictions, comme si le crime eûtété prouvé, et sans tenir compte des intérêts d'un prévenu qui protestait de son innocence.
   Or, Méchinet y croyait fermement, à cette innocence, et ilétait intimement persuadé que le jour où Jacques de Boiscoran verrait son défenseur serait le jour de sa justification. C'est dire avec quelle ponctualité il se rendit au Palais attendre maître Magloire.
   Mais à midi, le célèbre avocat de Sauveterre n'avait pas paru. Ilétait encore en conférence chez M. de Chandoré.
   Serait-il survenu quelque anicroche? pensa le greffier.
   Et telleétait son inquiétude qu'au lieu de rentrer déjeuner avec ses sœurs, il envoya un garçon de bureau lui chercher un petit pain qu'il arrosa d'un verre d'eau.
   Enfin, comme trois heures sonnaient, maître Magloire et maître Folgat arrivèrent, et rien qu'à leur contenance, Méchinet comprit qu'il s'était trompé, et que Jacques ne s'était pas justifié.
   Cependant, devant maître Magloire, il n'osa pas s'informer.
   – Voici les pièces, dit-il simplement, en posant sur une table un immense carton. (Mais, tirant maître Folgat à l'écart): Qu'arrive-t-il donc? demanda-t-il.
   Certes, le greffier s'était conduit de façon à ce qu'on n'eût pas de secret pour lui, et il s'était trop compromis pour qu'on ne fût pas assuré de sa discrétion. Pourtant, maître Folgat n'osa pas prendre sur lui de livrer le nom de Mme de Claudieuse, etévasivement:
   – Il arrive, répondit-il, que monsieur de Boiscoran se justifie pleinement… il ne manque que des preuves à ses allégations, et nous nous occupons de les réunir…
   Et il alla s'asseoir près de maître Magloire, lequelétait attablé déjà et retirait du carton des quantités de paperasses. Avec ces documents, ilétait aisé de suivre pas à pas l'œuvre de M. Galpin-Daveline, de se rendre compte de ses efforts et de comprendre sa stratégie.
   C'est le dossier de Cocoleu que les avocats cherchèrent tout d'abord. Ils ne le trouvèrent pas. De la déposition de l'idiot, la nuit de l'incendie, des tentatives faites depuis pour lui arracher un nouveau témoignage, de l'expertise des médecins, rien, pas un mot. M. Galpin-Daveline supprimait Cocoleu. Et c'était son droit. L'accusation retient les témoins qui lui conviennent etécarte les autres.
   – Ah! le mâtin est habile! grommela maître Magloire, désappointé.
   L'habileté, en effet, était grande. M. Galpin-Daveline privait ainsi la défense d'un de ses moyens les plus sûrs, d'un effet prévu, d'un sujet de discussion passionné, d'un de ces incidents d'audience, peut-être, qui agissent si puissamment sur l'esprit des jurés.
   – Nous avons toujours la ressource de le faire citer, ajouta maître Magloire.
   Ils avaient cette ressource, c'est vrai. Mais quelle différence d'effet et de résultat! Invoqué par l'accusation, Cocoleuétait un témoin à charge, et la défense pouvait s'écrier d'un accent indigné: «Quoi! c'est sur le témoignage d'unêtre pareil que vous nous avez soupçonné d'un crime!…»
   Appelé par la défense, au contraire, Cocoleu devenait en quelque sorte un témoin à décharge, c'est– à-dire un de ces témoins que suspecte toujours le jury, et c'était alors l'accusation qui s'écriait: «Qu'espérez-vous de ce pauvre idiot, dont l'état mental est tel que nous avons négligé sa déposition quand il vous accusait!»
   – S'il nous faut aller en cour d'assises, murmura maître Folgat, c'estévidemment une chance considérable qui nous est ravie. Voilà le pivot de l'affaire changé. Mais alors, comment monsieur Davelineétablit-il la culpabilité?
   Oh! le plus simplement du monde.
   La déclaration de M. de Claudieuse précisant l'heure du crimeétait le point de départ de M. Daveline. De là, il passait immédiatement à la déposition du gars Ribot, qui avait rencontré M. de Boiscoran se dirigeant vers le Valpinson par le marais, avant le crime; et au témoignage de Gaudry, qui l'avait vu revenant du Valpinson par les bois après le crime commis. Trois autres témoins découverts au cours de l'instruction précisaient encore l'itinéraire de M. de Boiscoran. Et avec cela seul, en rapprochant les heures, M. Daveline arrivait à prouver jusqu'à l'évidence que le prévenuétait allé au Valpinson et non ailleurs, et qu'il s'y trouvait au moment du crime.
   Qu'y faisait-il? À cette question, la prévention répondait par les charges relevées dès le premier jour: par l'eau où Jacques s'était lavé les mains, par l'enveloppe de cartouche trouvée sur le théâtre du crime, par l'identité des grains de plomb extraits de la blessure de M. de Claudieuse et des grains de plomb des cartouches du fusil Klebb, saisies à Boiscoran.
   Et nulle discussion, nulécart, pas une supposition. C'était simple, précis et formidable à la fois, et en apparence aussi irréfutable qu'une déduction mathématique.
   – Innocent ou coupable, dit maître Magloire à son jeune confrère, Jacques est perdu si vous n'arrivez pas à recueillir quelque preuve contre madame de Claudieuse. Et même en ce cas, même si la justice admet que madame de Claudieuse est coupable, jamais elle ne voudra croire que Jacques n'est pas complice…
   Cependant, ils passèrent une partie de la nuit à bien examiner tous les interrogatoires et àétudier chacun des points de l'accusation.
   Et le matin, sur les neuf heures, après quelques heures seulement de sommeil, ils se rendaient ensemble à la prison.


   17. Le geôlier de Sauveterre, la veille au soir, en soupant, avait dit à sa femme…

   Le geôlier de Sauveterre, la veille au soir, en soupant, avait dit à sa femme:
   – J'en ai assez décidément de l'existence que je mène ici. J'ai trop peur. On m'a payé pour perdre ma place, n'est-ce pas? Je veux m'en aller.
   – Tu n'es qu'un sot, lui avait répondu sa femme. Tant que monsieur de Boiscoran sera prisonnier, on peut espérer des profits. Tu ne sais pas ce que ces Chandoré sont riches. Il faut rester…
   Ainsi que beaucoup de maris, Blangin avait la prétention d'être le maître du logis. Il y criait très fort. Il y jurait àécailler le crépi des murs. Il s'oubliait jusqu'à démontrer à tour de bras qu'ilétait le plus fort. Seulement… Seulement, Mme Blangin ayant décidé qu'il resterait, il restait… Et assis à l'ombre, devant sa porte, en proie aux plus sombres pressentiments, il fumait sa pipe, lorsque maître Magloire et maître Folgat se présentèrent à la prison, munis d'un laissez-passer de M. Galpin-Daveline.
   Dès qu'ils entrèrent, il se leva. Pensant bien que Mlle Denise les avait mis dans le secret, il les craignait. Aussi souleva-t-il poliment son bonnet de laine, et retirant sa pipe de sa bouche:
   – Ah! ces messieurs viennent pour monsieur de Boiscoran, fit-il avec un sourire obséquieux. Je vais les conduire. Le temps seulement de prendre la clef de la cellule.
   Maître Magloire le retint.
   – Avant tout, demanda-t-il, comment va monsieur de Boiscoran?
   – Comme ci commeça, répondit le geôlier.
   – Qu'a-t-il?
   – Eh! ce qu'ont tous les accusés quand ils voient que leur affaire prend une vilaine tournure.
   Les défenseurséchangèrent un regard attristé. Ilétait clair que Blangin croyait à la culpabilité de Jacques, et c'était d'un sinistre augure. Les gens qui gardent les prisonniers ont d'ordinaire le flair excellent, et souvent les avocats les consultent, à peu près comme un auteur prend l'avis des gens du théâtre où il donne une pièce.
   – Vous a-t-il dit quelque chose? interrogea maître Folgat.
   – À moi, personnellement, presque rien, répondit le geôlier. (Et secouant la tête): Mais on a son expérience, n'est-ce pas? poursuivit-il. Quand un accusé vient de recevoir son avocat, je monte toujours lui rendre une petite visite et lui offrir quelque chose, histoire de lui remettre du cœur au ventre… C'est pourquoi, hier, dès que maître Magloire aété parti, j'ai grimpé les escaliers quatre à quatre…
   – Et vous avez trouvé monsieur de Boiscoran malade!
   – Je l'ai trouvé dans unétat à faire pitié, messieurs. Ilétaitétendu à plat ventre sur son lit, la tête enfoncée dans son oreiller, ne bougeant pas plus qu'une souche. J'étais dans sa cellule depuis plus d'une minute, qu'il n'avait encore rien entendu… Je secouais mes clefs, je piétinais, je toussais, rien… L'inquiétude me prend, je m'approche et je lui tape sur l'épaule: «Hé! monsieur!…»Cristi! Il bondit haut commeça, et se mettant sur son séant. «Qu'est-ce que vous me voulez?»dit-il. Naturellement j'essaye de le consoler, de lui expliquer qu'il faut se faire une raison, que c'est bien désagréable de passer aux assises, mais qu'après tout on n'en meurt pas, et que même on en sort blanc comme neige quand on a un bon avocat… J'aurais aussi bien fait de chanter «femme sensible!» [4 - Chanter femme sensible: se dit d'une demande qui restera sans résultat.]… Plus je lui parlais, plus ses yeux flamboyaient, et sans seulement me laisser finir: «Sortez! se met-ilà crier, sortez!»…
   Il s'interrompit et se détourna pour tirer une bouffée de sa pipe. Mais elleétaitéteinte. Il la mit dans la poche de sa veste et continua:
   – Je pouvais lui répondre que j'ai le droit d'entrer dans les cellules quand il me plaît et d'y rester tant que je veux. Mais les prisonniers sont des enfants, il ne faut pas les contrarier. Je sortis donc; seulement, j'eus soin d'ouvrir le guichet, et j'y restai en faction… Ah! messieurs… depuis vingt ans que je suis dans les prisons, j'ai vu des désespoirs… Jamais je n'en ai vu d'aussi terrible que celui de ce pauvre jeune homme. Il avait sauté à terre dès que j'avais eu les talons tournés, et il allait, et il venait dans sa cellule en sanglotant tout haut. Ilétait plus blanc que sa chemise, et il lui roulait le long des joues des larmes si grosses que je les voyais…
   Chacun de ces détailséveillait un remords dans le cœur de maître Magloire. Son opinion, depuis la veille, ne s'était pas sensiblement modifiée, mais il avait eu le temps de réfléchir et il se reprochait amèrement sa dureté.
   – J'étais en observation depuis une bonne heure, au moins, poursuivait le geôlier, quand voilà que tout à coup, monsieur de Boiscoran saute sur la porte et se met à la secouer et à la taper à grands coups de pied et à appeler de toutes ses forces. Je le fais attendre un peu, pour qu'il ne me sache pas si près, et enfin j'ouvre en faisant celui qui a monté l'escalier en courant. Dès que je parais: «J'ai le droit, n'est-ce pas, de recevoir des visites?… Et personne n'est venu me demander? – Personne. – Vous enêtes bien sûr?… Très sûr!…»
   »C'était comme le coup de la mort que je lui donnais. Il se tenait le front à deux mains, comme cela, et il disait: "Personne! Et j'ai une mère, une fiancée, des amis! Allons, c'est fini!… Je n'existe plus, je suis abandonné, réprouvé, renié!…" Il disait cela d'une voix à tirer des larmes des pierres de la prison, et moi, ému, je lui proposai d'écrire une lettre que je ferais porter chez monsieur de Chandoré. Mais aussitôt, entrant en fureur: "Non, jamais! s'écria-t-il, jamais, laissez-moi, je n'ai plus qu'à mourir…"
   Maître Folgat n'avait pas prononcé une parole, mais sa pâleur trahissait sonémotion.
   – Vous devez comprendre, messieurs, disait Blangin, que je n'étais pas rassuré du tout. La cellule qu'occupe monsieur de Boiscoran n'a pas de chance. J'y ai eu, depuis que je suis à Sauveterre, un suicide et une tentative de suicide. Sitôt sorti, j'appelai Frumence Cheminot, un pauvre diable de détenu qui m'aide dans mon service, et il fut convenu que nous monterions la garde à tour de rôle, pour ne pas perdre l'accusé de vue une minute. Mais la précautionétait inutile. Le soir, quand on monta le dîner de monsieur de Boiscoran, ilétait tout à fait calme, et même il me dit qu'il allait essayer de manger parce qu'il voulait conserver ses forces. Pauvre malheureux! s'il n'a de forces que celles que lui donnera son dîner d'hier, il n'ira pas loin. À peine avait-il avalé quatre bouchées qu'il fut pris d'un telétouffement que nous avons cru, Cheminot et moi, qu'il allait nous passer entre les mains, et même je pensais que ce serait peut-être un bonheur. Enfin, vers neuf heures, ilétait à peu près remis, et il est resté toute la nuit accoudé à sa fenêtre…
   Maître Magloireétait à bout.
   – Montons, dit-ilà son jeune confrère.
   Ils montèrent. Mais en s'engageant dans le corridor des cellules, ils aperçurent Cheminot, qui de loin leur faisait signe de marcher doucement.
   – Qu'arrive-t-il donc? demandèrent-ils à voix basse.
   – Je crois qu'il dort, répondit le détenu. Pauvre homme! Il rêve peut-être qu'il est libre dans son beau château.
   Sur la pointe du pied, maître Folgat s'approcha du guichet.
   Mais Jacquesétaitéveillé. Il avait entendu des pas et des voix, et il venait de sauter à terre.
   Blangin ouvrit donc la porte, et dès le seuil:
   – Je vous amène du renfort, mon ami, dit maître Magloire au prisonnier. Maître Folgat, mon confrère venu de Paris avec votre mère…
   Froidement, sans un mot, M. de Boiscoran s'inclina.
   – Je vois que vous m'en voulez, reprit le célèbre avocat de Sauveterre, j'aiété vif, hier, beaucoup trop vif…
   Jacques secoua la tête et reprit d'un ton glacé:
   – Je vous en ai voulu, dit-il, mais j'ai réfléchi, et maintenant je vous remercie de votre franchise… Au moins je sais mon sort. Si je passais en cour d'assises, innocent, je serais condamné comme assassin et incendiaire. J'aviserai à ne pas passer en cour d'assises…
   – Malheureux! Tout espoir n'est pas perdu!
   – Si. Du moment où vous, quiêtes mon ami, vous ne m'avez pas cru, qui donc me croirait!
   – Moi! s'écria maître Folgat. Moi, qui sans vous connaître croyais à votre innocence, et qui l'affirme maintenant que je vous ai vu!
   Plus prompt que la pensée, Jacques de Boiscoran saisit la main du jeune avocat, et la serrant d'uneétreinte convulsive:
   – Pour cette seule parole que vous venez de prononcer, s'écria-t-il, merci!… Soyez béni, monsieur, de cette foi que vous avez en moi!
   C'était la première fois, depuis son arrestation, que l'infortuné tressaillait d'espérance et de joie. Ce ne fut, hélas, qu'un tressaillement. Son regard, presque aussitôt, s'éteignit, son front devint plus sombre encore, et d'une voix sourde:
   – Malheureusement, reprit-il, nul désormais ne peut rien pour moi. Maître Magloire a dû vous dire, monsieur, ma lamentable histoire et mes explications; je n'ai pas de preuves… ou du moins, pour en fournir, il me faudrait descendre à de tels détails que la justice ne saurait les admettre, ou que si, par impossible, elle les admettait, j'en resterais à tout jamais avili à mes yeux… Il est de ces confidences dont il est interdit de profiter, de ces secrets qu'on ne livre jamais, de ces voiles que, même au prix de la vie, on ne soulève pas… Mieux vautêtre condamné innocent qu'être acquitté infâme et dégradé. Messieurs, je renonce à me défendre…
   Pour examiner ainsi, à quel parti désespéré s'était-il donc arrêté? Ses défenseurs tremblaient de le deviner.
   – Vous n'avez pas le droit de vous abandonner ainsi, monsieur, dit maître Folgat.
   – Pourquoi?
   – Parce que vous n'êtes pas seul en cause, monsieur. Parce que vous avez des parents, des amis…
   Un sourire d'amère ironie crispait les lèvres de Jacques de Boiscoran.
   – Leur dois-je donc quelque chose, interrompit-il, à eux qui n'ont pas même eu le courage d'attendre, pour me renier, que le jugement fût rendu!… À eux dont le verdict impitoyable a devancé celui de la cour d'assises! C'est d'un inconnu, c'est de vous, monsieur Folgat, que me vient le premier témoignage de sympathie.
   – Ah! ce n'est pas vrai! s'écria maître Magloire, et vous le savez bien!
   Jacques ne parut pas l'entendre.
   – Des amis! poursuivait-il, c'est vrai, oui, j'en avais aux jours prospères… Monsieur Galpin-Daveline et monsieur Daubigeonétaient mes amis… L'un est devenu mon juge, le plus cruel et le plus implacable des juges, et l'autre, qui est procureur de la République, n'a pas même essayé de venir à mon secours… Maître Magloire aussiétait mon ami, et cent fois il m'avait dit que je pouvais compter sur lui comme il comptait sur moi, aussi est-ce lui que j'avais choisi entre tous pour m'assister de ses conseils et de son expérience… Et quand j'ai entrepris de lui démontrer mon innocence, il m'a répondu que je mentais.
   De nouveau le célèbre avocat de Sauveterre essaya de protester, en vain.
   – Des parents! continuait Jacques d'un accent où vibraient toutes ses colères, j'en ai, vous avez raison, j'ai un père et une mère… Où sont-ils, pendant que leur fils, victime d'une fatalité inouïe, se débat misérablement dans les mailles de la plus odieuse et de la plus perfide des intrigues? Mon père, tranquillement, reste à Paris, tout à ses occupations et à ses plaisirs accoutumés… Ma mère est accourue à Sauveterre, elle y est en ce moment, mais c'est inutilement qu'on lui a fait savoir qu'il m'était permis de recevoir sa visite. Je l'attendais hier, mais le malheureux accusé d'un crime n'est plus son fils! C'est en vain que du fond de l'abîme je l'ai appelée, c'est en vain que je l'ai attendue, comptant les secondes aux palpitations de mon cœur! Elle n'est pas venue. Personne n'est venu. Je suis seul au monde désormais, et vous voyez bien que j'ai le droit de disposer de moi…
   Maître Folgat n'eut pas l'idée de discuter. À quoi bon! Est-ce que le désespoir raisonne? Il dit simplement:
   – Vous oubliez mademoiselle de Chandoré, monsieur.
   Un flot de sang empourpra les joues de Jacques, et avec un long frémissement:
   – Denise!… murmura-t-il.
   – Oui, Denise, poursuivit le jeune avocat. Vous oubliez son courage, son dévouement et tout ce qu'elle a tenté pour vous. Direz-vous qu'elle vous abandonne et qu'elle vous renie, celle qui, oubliant pour vous toutes ses timidités et toutes ses pudeurs, est venue s'enfermer une nuit dans votre prison! C'est son honneur de jeune fille qu'elle risquait, car elle pouvaitêtre découverte ou trahie, elle le savait. N'importe! elle n'a pas hésité…
   – Ah! vousêtes cruel, monsieur, interrompit Jacques. (Et serrant à le briser le bras de l'avocat): Ne comprenez-vous donc pas, continua-t-il, que c'est son souvenir qui me tue, et que mon malheur est d'autant plus affreux que je sais quelles félicités je perds! Ne voyez-vous donc pas que j'aime Denise comme jamais femme n'aété aimée! Ah! s'il ne s'agissait que de moi!… Moi, du moins, j'ai une faute à expier. Mais elle! Pourquoi, mon Dieu, me suis-je trouvé sur son chemin! (Il demeura pensif une minute, puis): Et cependant, ajouta-t-il, pas plus que ma mère, elle n'est venue hier! Pourquoi? Ah! c'est que sans doute on lui a tout révélé. On lui a dit comment je me trouvais au Valpinson le soir du crime…
   – Vous vous trompez, Jacques, prononça maître Magloire, mademoiselle de Chandoré ne sait rien…
   – Est-ce possible!
   – Maître Magloire n'a point parlé devant elle, ajouta maître Folgat, et nous avons fait promettre à monsieur de Chandoré de garder le secret. J'ai soutenu que vous seul aviez le droit d'apprendre la vérité à mademoiselle Denise.
   – Alors, comment s'explique-t-elle que je ne me sois pas disculpé?
   – Elle ne se l'explique pas.
   – Grand Dieu! me croirait-elle donc coupable?
   – Vous lui diriez que vous l'êtes, qu'elle refuserait de vous croire…
   – Et cependant elle n'est pas venue hier…
   – Elle ne le pouvait pas, monsieur. Si on lui a tu la vérité, on a dû la révéler à votre mère. Madame de Boiscoran aété comme foudroyée par ce dernier coup. Pendant plus d'une heure elle est restée sans connaissance entre les bras de mademoiselle Denise. Quand elle est revenue à elle, sa première parole aété pour vous, mais ilétait trop tard pour se présenter à la prison…
   En invoquant le nom de Mlle Denise, maître Folgat avait trouvé le moyen le plus sûr, et peut-être le seul, de briser la volonté de Jacques.
   – Comment jamais m'acquitter envers vous, monsieur! murmura-t-il.
   – En me jurant de renoncer au funeste dessein que vous aviez conçu, répondit le jeune avocat. Coupable, je vous dirais: «Soit!»Et je serais le premier à vous fournir une arme. Le suicide serait une expiation. Innocent, vous n'avez pas le droit de vous tuer, car le suicide serait un aveu.
   – Que faire?
   – Vous défendre, lutter…
   – Sans espoir?
   – Oui, même sans espoir. Est-ce que jamais, en présence de l'ennemi, vous avezété tenté de vous faire sauter la cervelle? Non. Vous saviez cependant que les Prussiensétaient les plus nombreux et que probablement ils seraient vainqueurs! N'importe! Eh bien! vousêtes en présence de l'ennemi, et eussiez-vous la certitude d'être vaincu, c'est– à-dire condamné, que je vous dirais encore: «Il faut combattre!»Vous seriez condamné et à la veille de monter à l'échafaud, que je vous dirais toujours: «Il faut vivre jusque-là, car d'ici là telévénement peut surgir qui dénonce le coupable!»Et dût cetévénement ne se pas présenter, je vous répéterais quand même: «Il faut attendre le bourreau pour protester du haut de la plate-forme contre l'erreur judiciaire dont vousêtes victime et une dernière fois affirmer votre innocence…»
   Peu à peu, à la voix de maître Folgat, Jacques s'était redressé.
   – Sur mon honneur, monsieur, prononça-t-il, je vous jure que j'aurai le courage d'aller jusqu'au bout.
   – Bien! approuva maître Magloire, bien, très bien!
   – Mais qu'allons-nous tenter? demanda Jacques.
   – Avant tout, répondit maître Folgat, je prétends recommencer, à votre profit, l'instruction si incomplète de monsieur Galpin-Daveline. Ce soir même, madame votre mère et moi partons pour Paris. Je viens vous demander les renseignements nécessaires, et aussi les moyens d'explorer votre maison de la rue des Vignes et de rechercher l'ami dont vous aviez emprunté le nom et la servante qui vous servait…
   Un grincement de verrous l'interrompit.
   Le judas pratiqué dans la porte de la cellule s'ouvrait, et au grillage se collait le visage rubicond de Blangin.
   – Monsieur, dit-il, madame de Boiscoran est au parloir, et elle vous prie de descendre dès que vous aurez terminé avec ces messieurs…
   Jacquesétait devenu très pâle.
   – Ma mère! murmura-t-il. (Et tout aussitôt): Ne vouséloignez pas! cria-t-il au geôlier, nous allons avoir fini! (Trop grandeétait son agitation pour qu'il pût la maîtriser.) Il faut que nous en restions là pour aujourd'hui, messieurs, dit-ilà maître Magloire et à maître Folgat, je n'ai plus ma tête à moi…
   Mais maître Folgat, ainsi qu'il venait de l'annoncer, était résolu à partir pour Paris le soir même.
   – Le succès dépend de la rapidité de nos mouvements, prononça-t-il. Permettez-moi d'insister pour obtenir immédiatement les quelques renseignements dont j'ai besoin.
   – C'est une tâche impossible que vous entreprenez, monsieur…, commença-t-il.
   – Faites toujours ce que mon confrère vous demande, interrompit maître Magloire.
   Sans plus résister, et, qui sait!, agité peut-être du secret espoir qu'il ne s'avouait pas, Jacques de Boiscoran mit le jeune avocat au fait des moindres circonstances de ses relations avec Mme de Claudieuse. Il lui apprit à quelle heure elle venait rue des Vignes, quel chemin elle prenait, et comment elleétait vêtue le plus habituellement.
   Les clefs de la maisonétaient à Boiscoran, dans un tiroir que Jacques indiquait. Il n'y avait qu'à les demander à Antoine.
   Il dit ensuite comment on arriverait peut-être à savoir au juste ce qu'était devenu cet Anglais, son ami, dont il avait emprunté le nom. Sir Francis Burnett avait un frère à Londres. Jacques ignorait son adresse précise, mais il savait qu'il faisait des affaires considérables avec l'Inde, et qu'il avaitété autrefois le caissier principal de la célèbre maison de banque Gilmour et Benson.
   Quant à sa servante anglaise, qui avait tenu pendant trois ans son ménage, rue des Vignes, Jacques l'avait prise les yeux fermés, sur la seule recommandation d'un bureau de placement de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, et jamais il ne s'était occupé d'elle autrement que pour lui payer ses gages ou lui donner de temps à autre quelque gratification. Ce qu'il pouvait dire, et encore est-ce par hasard qu'il l'avait appris, c'est que cette fille s'appelait Suky Wood, qu'elleétait née à Folkestone, où ses parents tenaient une auberge de matelots, et qu'avant de venir en France, elle avait habité Liverpool, où elleétait femme de chambre à l'hôtel Adolphi.
   Soigneusement, maître Folgat prit note de tous ces renseignements.
   – En voici plus qu'il ne faut, s'écria-t-il, pour ouvrir la campagne! Je n'ai plus à vous demander que l'adresse et le nom de vos fournisseurs de la rue des Vignes.
   – Vous en trouverez la liste sur un petit portefeuille qui est dans le même tiroir que les clefs. là sont aussi tous les titres et tous les papiers relatifs à la maison. Enfin, vous feriez peut-être bien d'emmener Antoine, qui est un homme dévoué.
   – Certes, je l'emmènerai, puisque vous le permettez, dit le jeune avocat. (Et serrant précieusement toutes ses notes): Mon voyage, ajouta-t-il, ne durera pas plus de trois ou quatre jours, et, à mon retour, selon les circonstances, nous dresserons notre plan de défense… D'ici là, mon cher client, bon courage.
   Sur quoi, ayant appelé Blangin pour qu'il leur ouvrît la porte, et donné à Jacques de Boiscoran une poignée de main, maître Folgat et maître Magloire se retirèrent.
   – Eh bien! descendons-nous, à présent? demanda le geôlier.
   Mais Jacques ne lui répondit pas. C'est du plus profond du cœur qu'il avait souhaité la visite de sa mère; puis voici qu'au moment de la voir, il se sentait assailli de toutes sortes d'appréhensions vagues. La dernière fois qu'il l'avait embrassée, c'était à Paris, dans le beau salon de leur hôtel. Il partait, le cœur gonflé d'espérance et de joie, pour rejoindre Mlle Denise, et il se rappelait que sa mère lui avait dit: «Je ne te verrai plus, maintenant, que la veille de ton mariage…»
   Et c'est dans le parloir d'une prison, accusé d'un crime abominable, qu'il allait la revoir… Et peut-être doutait-elle de son innocence!
   – Monsieur, madame la marquise vous attend, insista le geôlier.
   À la voix de cet homme, Jacques tressaillit.
   – Je suis à vous, répondit-il, marchons!
   Et tout en descendant l'escalier, il n'était préoccupé que de composer son visage et de s'armer de courage et de sang-froid. Car il ne faut pas, se disait-il, qu'elle se doute de l'horreur de la situation.
   Au bas de l'escalier, montrant une porte:
   – Voilà le parloir, dit Blangin. Quand madame la marquise voudra sortir, vous m'appellerez.
   Sur le seuil, Jacques s'arrêta.
   Le parloir de la prison de Sauveterre est une immense salle voûtée, éclairée par deuxétroites fenêtres armées d'une double rangée de solides barreaux. Point de meubles, sinon un banc grossier scellé dans le mur humide et malpropre. Et sur ce banc, en pleine lumière, était assise ou plutôt affaissée, et comme privée de sentiment, la marquise de Boiscoran.
   L'apercevant, Jacques eut à peine la force d'étouffer un cri de douleur et d'effroi. Était-ce bien sa mère, cette vieille femme amaigrie, au teint plombé, aux yeux rougis, et dont les mains tremblaient!
   – Ô mon Dieu! murmura-t-il.
   Elle l'entendit, car elle releva la tête; et le reconnaissant, elle essaya de se dresser; mais ses forces la trahirent, et elle retomba lourdement sur le banc en s'écriant:
   – Jacques, mon fils!
   Elle aussi, elleétaitépouvantée, en voyant ce qu'avaient fait de Jacques deux mois d'angoisses et d'insomnies.
   Mais déjà il s'était agenouillé à ses pieds, sur les dalles boueuses, et d'une voix à peine intelligible:
   – Me pardonnes-tu, balbutia-t-il, les horribles souffrances que je te cause?
   Elle le considéra un moment avec une expression, délirante, puis tout à coup, lui prenant la tête à deux mains et l'embrassant avec une violence passionnée:
   – Si je te pardonne!… s'écria-t-elle. Hélas! qu'ai-je à te pardonner! Coupable, je t'aimerais toujours, et tu es innocent!
   Jacques respira plus librement. À l'accent de sa mère, il comprit qu'elleétait sûre de lui.
   – Et mon père? interrogea-t-il.
   De fugitives rougeurs marbrèrent les joues blêmes de la marquise.
   – Je le verrai demain, répondit-elle, car je pars ce soir avec maître Folgat…
   – Quoi! faible comme tu l'es!
   – Il le faut.
   – Mon père ne saurait-il abandonner ses collections huit jours? Comment n'est-il pas ici? Me croit-il donc coupable?
   – C'est précisément parce qu'il est sûr de ton innocence qu'il reste à Paris. Il ne te croit pas en danger. Il prétend que la justice ne saurait se tromper…
   – Je l'espère bien! fit Jacques avec un sourire forcé. (Et changeant aussitôt de ton): Et Denise, demanda-t-il, pourquoi ne t'a-t-elle pas accompagnée?
   – Parce que je ne l'ai pas voulu. Elle ne sait rien. Il aété convenu qu'on ne prononcerait pas devant elle le nom de madame de Claudieuse, et je voulais, moi, te parler de cette exécrable femme! Jacques, mon pauvre enfant, vois où t'a conduit une passion coupable!
   Il ne répondit pas.
   – Tu l'aimais? reprit Mme de Boiscoran.
   – J'ai cru l'aimer.
   – Et elle?
   – Oh! elle! Dieu seul peut savoir le secret de cetteâme troublée.
   – Il n'y a donc rien à espérer d'elle, ni pitié ni remords…
   – Rien. Je l'ai abandonnée, elle s'est vengée. Elle m'avait prévenu…
   Mme de Boiscoran soupira.
   – C'est ce que je pensais, dit-elle. Dimanche dernier, alors que j'ignorais tout, je me suis trouvée près d'elle à l'église, et involontairement, j'admirais son calme recueillement, la pureté de son regard, la noblesse et la simplicité de son maintien. Hier, quand j'ai appris la vérité, j'ai frémi! J'ai compris combien doitêtre redoutable une femme qui peut affecter un tel calme, alors que son amant est en prison accusé du crime qu'elle a commis!
   – Rien au monde ne saurait la troubler, ma mère.
   – Elle doit trembler, cependant, elle doit bien imaginer que tu nous a tout dit. Que faudrait-il pour qu'elle fût démasquée?
   Mais l'heure passait, et Blangin ne tarda pas à paraître, annonçant à Mme de Boiscoran qu'il lui fallait se retirer.
   Elle se retira, en effet, après avoir une dernière fois embrassé son fils.
   Et le soir même, ainsi qu'ilétait convenu, elle prenait, avec maître Folgat et le vieil Antoine, l'express de Paris.


   18. Tous à Sauveterre, M. de Chandoré aussi bien que Jacques lui-même, calomniaient le marquis de Boiscoran…

   Tous à Sauveterre, M. de Chandoré aussi bien que Jacques lui-même, calomniaient le marquis de Boiscoran.
   Il s'obstinait à demeurer à Paris, c'est vrai, mais ce n'était certes pas par indifférence, car il s'y mourait d'anxiété. Il avait sévèrement défendu sa porte, même pour ses plus vieux amis, même pour ses marchands de curiosités; il ne sortait plus, la poussière s'amassait sur ses collections, et rien n'était capable de le tirer de son morne abattement que l'arrivée d'une lettre de Sauveterre.
   Chaque matin, il en recevait jusqu'à trois ou quatre, de la marquise ou de maître Folgat, de M. Séneschal ou de maître Magloire, de M. de Chandoré, de Mlle Denise et du docteur Seignebos lui-même. Et ainsi il pouvait suivre à distance toutes les phases et jusqu'aux moindres incidents du procès.
   Seulement, c'est en vain qu'on le pressait de venir, qu'on l'en conjurait dans l'intérêt même de son fils. Il ne bougeait toujours pas.
   Une seule fois, ayant reçu, par l'entremise de Mlle de Chandoré, une lettre de Jacques, il commanda à son valet de chambre de préparer sa malle pour le soir même. Mais, au dernier moment, il avait ordonné de la défaire, disant qu'il avait réfléchi, qu'il ne partirait pas. «Il se passe quelque chose d'extraordinaire dans l'esprit de monsieur le marquis», disait aux autres domestiques le valet de chambre de confiance.
   Et, dans le fait, il passait ses journées et une partie de ses nuits dans son cabinet, affaissé sur son fauteuil, mangeant à peine, ne dormant plus, insensible à tout ce qui s'agitait autour de lui. Sur sa table, il avait rangé bien en ordre toutes ses lettres de Sauveterre, et sans cesse il les lisait et les relisait, les comparant entre elles, commentant toutes les phrases, essayant, sans y parvenir, de dégager la vérité de cette masse de détails et de renseignements.
   C'est qu'ilétait bien loin de sa sécurité superbe du premier moment. C'est que chaque jour lui avait apporté un doute, chaque courrier une incertitude. C'est que, sans trêve ni relâche, ilétait assailli par les plus horribles craintes. Il lesécartait, mais toujours elles revenaient, plus fortes et plus irrésistibles à chaque fois, comme les lames de la marée montante.
   Ainsi un matin, de très bonne heure, ilétait dans son cabinet. Ses angoissesétaient plus intolérables que de coutume, car la veille maître Folgat lui avaitécrit: «Demain cesseront nos incertitudes. Demain le secret sera levé, et M. Jacques pourra recevoir maître Magloire, le défenseur qu'il a choisi. Aussitôt, vous aurez des nouvelles.»
   Ces nouvelles, M. le marquis de Boiscoran les attendait. Et, deux fois déjà, il avait sonné pour demander si le facteur n'était pas venu, lorsque tout à coup son valet de chambre parut, et d'un air effaré:
   – Madame la marquise, monsieur, dit-il. Elle vient d'arriver avec Antoine, le domestique de monsieur Jacques…
   Il n'avait pas achevé que la marquise entrait, plus défaite encore que la veille dans le parloir de la prison, écrasée qu'elleétait par les fatigues d'une nuit de chemin de fer.
   Le marquis, lui, s'était dressé tout d'une pièce. Et dès que le valet de chambre fut sorti et la porte refermée, d'une voix frémissante, de cette voix qui sollicite et cependant redoute une réponse décisive:
   – Il arrive quelque chose d'extraordinaire? dit-il.
   – Oui.
   – Heureux ou malheureux?
   – Triste!
   – Dieu! Jacques aurait-il avoué?
   – Comment avouerait-il, puisqu'il est innocent!
   – Il s'est disculpé, alors?
   – Pour moi, pour maître Folgat, pour le docteur Seignebos, pour nous tous qui le connaissons et qui l'aimons, oui. Non pour le public, pour ses ennemis, pour la justice… Il explique tout, mais les preuves lui manquent.
   Le visage déjà si sombre du marquis de Boiscoran s'assombrit encore.
   – En d'autres termes, on doit le croire sur parole, fit-il.
   – Ne le croyez-vous donc pas?
   – Ce n'est pas de moi qu'il s'agit, mais de ses juges…
   – Eh bien! pour ses juges, on trouvera des preuves. Maître Folgat, qui vient d'arriver par le même train que moi, et que vous verrez aujourd'hui même, espère en découvrir.
   – Des preuves de quoi?
   Peut-être Mme de Boiscoran avait-elle appréhendé cet accueil. Elle avait dû s'y préparer, et cependant il la troublait.
   – Jacques, commença-t-elle, aété l'amant de la comtesse de Claudieuse…
   – Ah! ah! interrompit le marquis. (Et d'un ton d'offensante ironie): C'est une histoire d'adultère, ajouta-t-il.
   La marquise ne répondit pas.
   – Quand madame de Claudieuse, poursuivit-elle, a appris le mariage de Jacques et qu'il l'abandonnait, exaspérée, elle a voulu se venger…
   – Et, pour se venger, elle a essayé d'assassiner son mari.
   – Elle voulaitêtre libre…
   D'un formidable juron, le marquis de Boiscoran interrompit sa femme:
   – Et voilà tout ce que Jacques a trouvé! s'écria-t-il. C'est pour aboutir à cette histoire qu'il s'est tu pendant l'instruction!
   – Vous ne me laissez pas parler, monsieur. Notre fils est victime de coïncidences inouïes…
   – Naturellement! Les coïncidences inouïes sont l'éternel refrain de quelques milliers de gredins que l'on condamne chaque année. Pensez-vous donc qu'ils avouent? Jamais. Interrogez-les, tous vous prouveront qu'ils sont victimes de la fatalité, d'une intrigue ténébreuse et, enfin, d'une erreur judiciaire. Comme s'il pouvait y avoir des erreurs judiciaires, à notreépoque, après l'enquête du juge d'instruction et l'examen de la chambre des mises en accusation…
   – Vous verrez maître Folgat, il vous dira ses espérances.
   – Et si elleséchouent?…
   Mme de Boiscoran baissa la tête.
   – Qu'adviendrait-il? insista le marquis.
   – Tout ne serait pas encore perdu, monsieur; mais alors nous aurions cette horrible douleur de voir notre fils traduit en cour d'assises.
   La haute taille du vieux gentilhomme s'était redressée, sa face s'empourprait, ses narines se gonflaient, la plusépouvantable colèreétincelait dans ses yeux.
   – Jacques en cour d'assises! s'écria-t-il d'une voix formidable, et c'est vous qui venez me dire cela, froidement, comme une chose toute naturelle, comme une chose possible!… Et qu'arrivera-t-il, s'il passe en cour d'assises? Il sera condamné, et on verra un Boiscoran au bagne!… Mais non, ce n'est pas vrai!… Je ne prétends pas qu'un Boiscoran ne puisse commettre un crime, la passion a des entraînements insensés… Seulement, un Boiscoran revenu à lui se ferait justice lui-même. Le sang lave tout. Jacques, lui, préfère le bourreau, il attend, il ruse, il veut plaider… Pourvu qu'il sauve sa tête, il sera content. Il s'estimera heureux s'il en est quitte pour quelques années de travaux forcés… Et ce lâche serait un Boiscoran, il coulerait de mon sang dans ses veines! Allons donc, madame. Jacques n'est pas mon fils!
   Siécrasée que fût la marquise, elle se redressa sous cette injure atroce.
   – Monsieur! s'écria-t-elle.
   Mais M. de Boiscoranétait hors d'état de rien entendre.
   – Je sais ce que je dis, continua-t-il. Je me souviens de tout, moi, si vous avez tout oublié… Allons, un retour sur votre passé… Rappelez-vous la date de la naissance de Jacques, et dites-moi en quelle année monsieur de Margeril a refusé de se battre avec moi!
   L'indignation rendait des forces à la marquise.
   – Et c'est aujourd'hui, s'écria-t-elle, que vous venez me dire cela, après trente ans, et dans quelles circonstances,ô mon Dieu!
   – Oui, après trente ans! L'éternité passerait sur de tels souvenirs qu'elle ne les effacerait pas. Et sans ces circonstances que vous invoquez, je ne vous aurais rien dit, jamais… Au temps dont je vous parle, j'avais à choisir entre deux rôles: je pouvaisêtre à mon gré ridicule ou odieux. J'ai préféré me taire et ne paséclaircir mes doutes… C'enétait fait du bonheur, j'ai voulu conserver le repos. Nous avons vécu en bonne intelligence, mais entre nous, toujours, ainsi qu'un mur d'airain, s'est dressé le soupçon. Doutant, je me suis tu. Mais, aujourd'hui que les faits donnent raison à mes doutes, je vous le répète: Jacques n'est pas mon fils!
   Au fond de combien d'existences, paisibles en apparence et heureuses, reposent ainsi, comme de subtils poisons au fond d'une coupe d'eau limpide, d'atroces défiances qui, à la moindre secousse, remontent à la surface.
   Éperdue de douleur, de honte et de colère, la marquise de Boiscoran se tordait les mains.
   – Quelle humiliation! s'écriait-elle. Ce que vous faites est horrible, monsieur. C'est une indignité que d'ajouter ce supplice infâme au martyre que j'endure!
   M. de Boiscoran riait d'un rire convulsif.
   – Eh bien! oui, c'est vrai, un jour j'aiété imprudente et inconsidérée. J'étais jeune, je ne savais rien de la vie, le monde me faisait fête, et vous, mon mari, mon guide, tout à votre ambition, vous paraissiez m'abandonner… Je n'ai pas su prévoir les conséquences d'une coquetterie bien inoffensive…
   – Voyez-les donc, maintenant, ces conséquences. Après trente ans, je renie l'enfant qui porte mon nom et je dis que, s'il est innocent, il expie la faute de sa mère. Fatalement, votre fils devait convoiter et prendre la femme d'un autre, et, l'ayant prise, c'est justice qu'il périsse par un adultère…
   – Mais vous savez bien que je n'ai pas trahi mes devoirs, monsieur!
   – Je ne sais rien…
   – Vous l'avez reconnu, cependant, puisque vous vousêtes refusé à une explication qui m'eût justifiée…
   – C'est vrai, j'ai reculé devant une explication qui, avec votre intraitable orgueil, eût abouti fatalement à une rupture, c'est– à-dire à un affreux scandale.
   La marquise eût pu répondre à son mari qu'en se refusant à sa justification, il avait renoncé au droit d'articuler un reproche. À quoi bon!
   – Tout ce que je sais, continuait-il, c'est qu'il y a de par le monde un homme que j'ai voulu tuer. Les propos de deux fats m'avaient livré son nom. Je suis allé le trouver en lui disant que j'exigeais une satisfaction et que je comptais assez sur son honneur pour dissimuler, même à nos témoins, le motif réel de notre rencontre. Il m'a refusé la satisfaction que je lui demandais, répondant qu'il ne me la devait pas, que vous aviezété calomniée et qu'il ne se battrait avec moi que si je l'insultais publiquement…
   – Eh bien!…
   – Que faire après cela? Commencer une enquête? Vos précautions devaientêtre prises pour qu'elle n'aboutît pas. Vousépier? C'eûtété me dégrader inutilement, puisque vousétiez sur vos gardes. Fallait-il plaider en séparation? La loi m'offrait cette ressource. Je pouvais vous traîner devant des juges, vous livrer aux sarcasmes de mon avocat et m'exposer aux railleries du vôtre… J'avais le droit de nous avilir, de déshonorer mon nom, de clamer notre honte, de l'afficher, de la publier dans les journaux… Ah! plutôtêtre dupe mille fois!
   Mme de Boiscoran semblait confondue.
   – Voilà donc, murmura-t-elle, l'explication de votre conduite depuis tant d'années…
   – Oui. Voilà pourquoi, tout à coup, j'ai renoncé aux affaires, moi que vous appeliez ambitieux. Voilà pourquoi je me suis dérobé au monde, où toujours il me semblait voir les visages sourire sur mon passage… Voilà pourquoi, vous abandonnant l'éducation de votre fils et la direction de votre maison, je suis devenu l'enragé collectionneur, le maniaqueégoïste que l'on connaît! Est-ce donc d'aujourd'hui seulement que vous découvrez que vous avez gâté ma vie?
   Il y avait plus de compassion que de ressentiment dans le regard dont Mme de Boiscoran enveloppait son mari.
   – Vous m'aviez dit vos injustes soupçons, monsieur, répondit-elle, mais j'étais forte de mon innocence, et j'espérais que le temps et ma conduite les avaient effacés…
   – La foi perdue ne revient plus.
   – Jamais l'épouvantable idée ne m'était venue que vous doutiez, que vous pouviez douter de votre paternité!
   Le marquis de Boiscoran secouait la tête.
   – C'était ainsi, cependant, dit-il. J'ai cruellement souffert. J'aimais Jacques. Oui, malgré tout, malgré moi-même, je l'aimais! N'avait-il pas toutes les qualités qui sont l'orgueil et la joie d'une famille! N'était-il pas généreux et fier, ouvert à tous les nobles sentiments, affectueux et toujours empressé de me plaire! Jamais je n'ai eu qu'à me louer de lui. Et encore en ces derniers temps, pendant cette exécrable guerre, n'a-t-il pas fait preuve de la plus rare bravoure, et n'a-t-il pas vaillamment conquis la croix qu'on lui a donnée!… Toujours, de tous côtés, me sont venues à son sujet des félicitations. On me vantait son intelligence, son application au travail. Hélas! c'est quand on me disait que j'étais un heureux père que j'étais le plus malheureux des hommes. Combien de fois ne m'est-il pas arrivé, d'un mouvement irrésistible, de l'attirer sur mon cœur! Mais aussitôt le doute horrible tressaillait en moi. S'il n'était pas mon fils!… Et je le repoussais, et dans ses traits je cherchais quelque chose des traits de l'autre.
   Sa colère s'épuisait, usée par son excès même. Il s'attendrissait. Et se laissant tomber sur un fauteuil, et cachant son visage entre ses mains:
   – S'ilétait mon fils, cependant! murmura-t-il. S'ilétait innocent… Ah! ce doute est intolérable!… et moi qui me suis obstiné à ne pas bouger d'ici!… Moi qui n'ai rien fait pour lui!… Je pouvais tout, au début. Il m'eûtété si facile d'obtenir que l'instruction fût confiée à un autre qu'à ce Galpin-Daveline, son ami autrefois, maintenant son ennemi mortel!
   M. de Boiscoran l'avait dit, l'orgueil de la marquiseétait intraitable. Et cependant, blessée aussi cruellement qu'une femme puisse l'être, elle refoulait toutes les révoltes de sonêtre et, songeant à son fils, elle demeurait humble.
   Tirant de son sein une lettre que Jacques lui avait fait parvenir dans la soirée de son départ, elle la tendit à son mari en disant:
   – Voulez-vous lire ce que vousécrit notre fils, monsieur?
   D'une main tremblante, le marquis prit cette lettre, et, l'enveloppe brisée, il lut:

   M'abandonnez-vous donc, mon père, quand tout le monde m'abandonne? Jamais votre affection ne m'aété si nécessaire. Le péril est immense. Tout est contre moi. Jamais un tel concours de circonstances fatales ne s'est vu. Peut-être me sera-t-il impossible de démontrer mon innocence. Mais vous, est-il possible que vous croyiez votre fils coupable d'un crime stupide et lâche?… Oh, non! n'est-ce pas? Ma résolution est prise, je lutterai jusqu'au bout… Jusqu'à mon dernier souffle, je défendrai, non ma vie, mais mon honneur… Ah! si vous saviez!… Mais il est de ces choses qu'on n'écrit pas, et qu'on ne peut dire qu'à son père… Je vous en conjure, venez, que je vous voie, que votre main serre la mienne… Ne refusez pas cette consolation suprême à votre malheureux fils.:.
   D'un bloc, le marquis s'était dressé.
   – Oh, oui! bien malheureux! s'écria-t-il. (Et s'inclinant à demi devant sa femme): Je vous ai interrompue, fit-il. Maintenant, je vous prie de tout me dire…
   L'amour de la mèreétouffa le ressentiment de la femme. Sans l'ombre d'une hésitation, et comme si rien ne se fût passé, Mme de Boiscoran répéta le récit de Jacques à maître Magloire.
   Le marquis semblait un homme assommé.
   – C'est inouï! répétait-il. (Et quand sa femme eut achevé): Voilà donc, reprit-il, pourquoi Jacques s'était si fort irrité quand vous lui avez parlé d'inviter madame de Claudieuse, et pourquoi il vous avait dit que, s'il la voyait entrer par une porte, il sortirait par l'autre… Nous ne comprenions pas cette aversion…
   – Hélas! ce n'était pas de l'aversion. Jacques ne faisait en cela que servir la savante dissimulation de madame de Claudieuse.
   En moins d'une minute, les résolutions les plus opposées se lurent sur le visage de M. de Boiscoran. Il hésita, et enfin:
   – Tout ce qui est possible pour réparer mon inaction, dit-il, je le ferai. J'irai à Sauveterre. Il faut que Jacques soit sauvé. Monsieur de Margeril est tout-puissant, voyez-le, je vous le permets, je vous le demande…
   Deux larmes brûlantes, les premières depuis le commencement de cette scène, jaillirent des yeux de la marquise.
   – Ne comprenez-vous donc pas, monsieur, dit-elle, que ce que vous me demandez est maintenant impossible… Tout, oui, tout au monde, excepté cela!… Mais Jacques et moi sommes innocents; Dieu aura pitié de nous, maître Folgat nous sauvera.


   19. Déjà maître Folgatétait à l'œuvre…

   Déjà maître Folgatétait à l'œuvre.
   Confiance en sa cause, conviction de l'innocence de Jacques, attrait de l'inconnu, fièvre de la lutte, incertitude du résultat, convoitise du succès, affection, intérêt, passion, tout se réunissait pour exalter le génie du jeune avocat et fouetter son activité. Et au-dessus de tout encore planait, mystérieux et indéfinissable, le sentiment que lui inspirait Mlle de Chandoré.
   Car il avait subi le charme, comme tous les autres. Ce n'était pas de l'amour, car dire amour, c'est dire espérance, et il savait bien que toute et à tout jamais Mlle Denise appartenait à Jacques; c'était un sentiment puissant et doux, qui lui faisait souhaiter se dévouer pour elle et désirer d'être pour quelque chose dans sa vie et dans son bonheur. C'est pour elle que, sacrifiant toutes ses affaires et oubliant ses clients, ilétait resté à Sauveterre. C'est pour elle surtout qu'il voulait sauver Jacques de Boiscoran.
   À peine arrivé à la gare, il avait laissé la marquise de Boiscoran à la garde du vieil Antoine et, sautant dans une voiture, il s'était fait conduire chez lui.
   La veille, il avait adressé une dépêche, son domestique l'attendait. En moins de rien, il eut changé de vêtements. Remontant aussitôt en voiture, il partit à la recherche de l'homme le plus apte, selon lui, à éclaircir cette ténébreuse intrigue.
   C'était un certain Goudar, qui avait à la préfecture de police des fonctions assez mal définies, mais assez bien rétribuées pour lui donner l'aisance. C'était un de ces agents à tout faire, que la police réserve pour les opérations délicates et les expéditions scabreuses, où il faut à la fois du flair et du tact, une intrépidité à touteépreuve et un imperturbable sang-froid.
   Maître Folgat avait eu occasion de le connaître et de l'apprécier, lors de l'affaire de la Société d'Escompte mutuel. Lancé sur les traces du gérant, qui s'était enfui laissant un déficit de plusieurs millions, Goudar l'avait rejoint et arrêté au Canada, après trois mois de courses effrénées à travers l'Amérique.
   Mais le jour de son arrestation, ce gérant n'avait sur lui, dans son portefeuille et dans ses malles, que quarante-trois mille francs. Qu'étaient devenus les millions? Lorsqu'on l'interrogea, il répondit qu'ilsétaient dissipés; qu'il avait joué à la Bourse, qu'il avaitété malheureux…
   Tout le monde le crut, sauf Goudar. Surexcité par l'appât d'une récompense magnifique, il se remit en campagne et réussit, en moins de six semaines, à retrouver seize cent mille francs qui avaientété déposés à Londres chez une femme de mœurséquivoques.
   L'histoire elle-même est bien connue. Ce qu'on ignore, c'est le génie d'investigation, la fertilité de ressources et d'expédients qu'avait dû déployer Goudar pour obtenir un tel résultat. Or, maître Folgat le savait exactement, lui qui avaitété le conseil et l'avocat des actionnaires de la Société d'Escompte mutuel. Et il s'était bien juré que si jamais une occasion se présentait, c'est à cet habile homme qu'il aurait recours.
   Goudar, quiétait marié et père de famille, demeurait au diable, route de Versailles, tout près des fortifications.
   Il occupait, seul avec les siens, une petite maison dont ilétait, ma foi, propriétaire, véritable retraite du sage, avec un jardinet sur la route et, de l'autre côté, un vaste jardin où il cultivait des plantes et des fruits admirables, et où ilélevait toutes sortes d'animaux.
   Car c'est un fait à remarquer que tous ces hommes de police, qui remuent à la journée le fumier social, adorent la campagne et, dégoûtés sans doute des hommes, aiment de passion les bêtes et les fleurs.
   Lorsque maître Folgat descendit de voiture devant cette plaisante habitation, une jeune femme de vingt-cinq ans, éblouissante de beauté, de jeunesse et de fraîcheur, jouait dans le jardinet avec une petite fille de trois à quatre ans, toute blonde et toute rose.
   – Monsieur Goudar, madame? demanda maître Folgat après avoir salué.
   La jeune femme rougit légèrement, et modeste, mais non embarrassée:
   – Mon mari, monsieur, répondit-elle d'une voix admirablement timbrée, est dans le jardin, et vous le trouverez en prenant cette allée qui tourne la maison.
   Ayant suivi l'indication, le jeune avocat ne tarda pas à apercevoir son homme.
   La tête couverte d'un vieux chapeau de paille, en pantoufles et en bras de chemise, ayant devant lui un tablier bleu à pièce et à poche comme en portent les jardiniers, Goudarétait grimpé sur uneéchelle et s'appliquait à loger dans des sacs de crin les superbes chasselas de ses treilles.
   Entendant le sable crisser sous des pas, il tourna la tête, et tout de suite:
   – Tiens! fit-il, maître Folgat chez moi!… Bonjour, maître!
   Grande fut la surprise du jeune avocat de se voir ainsi reconnu du premier coup d'œil. Il n'eût certes pas, lui, reconnu ainsi le policier. Plus de trois ans s'étaientécoulés depuis qu'ils ne s'étaient vus. Et combien de temps s'étaient-ils vus! pas une heure en deux fois.
   Il est vrai que Goudarétait un de ces hommes dont on ne garde pas souvenir. De taille moyenne, il n'était ni gras ni maigre, ni brun ni blond, ni jeune ni vieux. Un employé aux passeports eût certainementécrit ainsi son signalement: front ordinaire, nez ordinaire, bouche ordinaire, yeux de couleur indécise, absence de signes particuliers.
   On ne pouvait pas dire qu'il eût l'air niais, mais il n'avait pas l'air intelligent. En lui, toutétait ordinaire, moyen et indécis. Pas un trait saillant. Il devait fatalement passer inaperçu etêtre oublié aussitôt passé.
   – Vous me voyez en train de préparer ma récolte pour l'hiver, dit-ilà maître Folgat. Agréable besogne! Cependant je suis à vous. Encore ces trois grappes dans ces trois sacs, et je descends.
   Ce fut l'affaire d'un instant, et dès qu'il fut à terre:
   – Eh bien! interrogea-t-il, que dites-vous de mon jardin?
   Et tout de suite il voulut faire visiter son domaine, et avec les extases d'un propriétaire, il vantait la saveur de ses poires duchesse, il exaltait les couleurséclatantes de ses dahlias, il célébrait l'aménagement de sa basse-cour, où se voyaient des cabanes pour les lapins et un bassin pour les canards de toutes couleurs et des espèces les plus variées.
   Du fond du cœur, maître Folgat maudissait ces enthousiasmes. Que de temps perdu!… Mais quand on attend un service d'un homme, c'est bien le moins qu'on flatte sa manie. Aussi renchérissait-il sur tous leséloges. Et toujours dans le but de se concilier les bonnes grâces du policier, tirant unétui à cigares et le lui présentant tout ouvert:
   – Vous en offrirais-je un? fit-il.
   – Merci, je ne fume jamais, répondit Goudar. (Et voyant l'étonnement de l'avocat): Jamais chez moi, du moins, ajouta-t-il. J'ai cru remarquer que l'odeur du tabac déplaît à ma femme…
   Positivement, si maître Folgat n'eût pas connu l'homme, il l'eût pris pour quelque bon et simple rentier, inoffensif et rien moins que subtil, et, lui tirant sa révérence, il se fût retiré. Mais il l'avait vu à l'œuvre, et à sa suite il visita et admira encore une serre bienétablie, la couche des melons et la force des asperges.
   Jusqu'à ce qu'enfin, conduisant son hôte au fond du jardin, sous une tonnelle où se trouvaient une table et des sièges rustiques:
   – Maintenant, dit Goudar, asseyons-nous, maître, et dites-moi votre affaire, car ce n'est pas pour l'unique plaisir de visiter mon domaine que vousêtes venu…
   Goudarétait de ces hommes qui ont reçu en leur vie plus de confidences que dix confesseurs, dix avoués et dix médecins ensemble. On pouvait tout lui dire.
   Sans l'ombre d'une hésitation, et tout d'un trait, maître Folgat lui dit l'histoire de Jacques et de Mme de Claudieuse.
   Ilécouta sans un mot, sans un geste, sans qu'un des muscles de son visage tressaillît. Et quand l'avocat eut achevé:
   – Eh bien! demanda-t-il.
   – Avant tout, répondit maître Folgat, je voudrais votre impression. Admettez-vous les explications de monsieur de Boiscoran?
   – Pourquoi non? J'en ai, par ma foi, vu bien d'autres!
   – Alors vous pensez que, malgré tant de charges qui l'accablent, il faut croire à son innocence?
   – Permettez, je ne pense rien. Diable! il fautétudier une affaire avant d'émettre son opinion. (Il sourit, et regardant le jeune avocat): Mais voilà bien des préambules, fit-il. Qu'attendez-vous donc de moi?
   – Votre aide, pour faire jaillir la vérité.
   L'homme de la préfecture, assurément, s'attendait à quelque proposition de ce genre. Après une minute de réflexion, regardant fixement maître Folgat:
   – Si je vous ai bien compris, reprit-il, vous voudriez procéder à une contre-instruction au bénéfice de la défense?
   – Précisément.
   – Et à l'insu de l'accusation?
   – Juste.
   – Eh bien! il m'est impossible de vous servir.
   Le jeune avocatétait trop au courant des affaires pour n'avoir pas prévu une certaine résistance, et il s'était préoccupé des moyens de triompher.
   – Ce n'est pas votre dernier mot, mon cher Goudar, dit-il.
   – Pardonnez-moi. Je ne m'appartiens pas, j'ai un emploi et des occupations journalières…
   – Vous pouvez demander, et on ne vous refuserait certainement pas un congé d'un mois.
   – C'est vrai, mais il est certain aussi qu'on s'inquiéterait à la préfecture de ce congé. On me surveillerait probablement. Et si l'on venait à découvrir que je me mêle de faire de la police pour le compte des particuliers, on me laverait la tête solidement et on se priverait de mes services.
   – Oh!…
   – Il n'y a pas de «oh!»On ferait ce que je vous dis, et on aurait raison. Car enfin, où irions-nous, et que deviendraient la sécurité et la liberté individuelles, si le premier venu avait le droit d'embaucher les agents de la préfecture et de les employer à sa fantaisie? Et que deviendrais-je, si je venais à perdre ma place?
   – La famille de monsieur de Boiscoran est riche et témoignerait magnifiquement sa reconnaissance à l'homme qui le sauverait…
   – Et si je ne le sauvais pas! Et si au lieu de réussir à démontrer son innocence, je ne parvenais qu'à recueillir des preuves nouvelles de sa culpabilité?
   L'objectionétait si forte que maître Folgat n'essaya même pas de la discuter.
   – Je pourrais, dit-il, vous remettre comme entrée de jeu une certaine somme qui vous resterait acquise quel que fût le résultat…
   – Quelle somme? Une centaine de louis? Certes, cent louis ne sont pas à dédaigner, mais qu'en ferais-je, si j'étais mis à pied? Je n'ai pas à penser qu'à moi; j'ai une femme et un enfant, et pour toute fortune cette bicoque qui n'est même pas finie de payer. Ma femme, qui est orpheline, n'avait en dot que sonétat de repriseuse de dentelles et de cachemires. Ma place n'est pas le Pérou, mais avec les gratifications extraordinaires, elle me vaut, bon an mal an, sept ou huit mille francs, sur lesquels j'enéconomise deux ou trois…
   D'un geste amical, le jeune avocat l'arrêta.
   – Si je vous offrais dix mille francs?…
   – Une année d'appointements…
   – Si je vous en offrais quinze mille?…
   Goudar ne répondit pas, mais sonœil brilla.
   – C'est une affaire intéressante que celle de monsieur de Boiscoran, poursuivit maître Folgat, et telle qu'il ne s'en présente guère. L'homme qui parviendrait à démontrer l'inanité de l'accusation grandirait singulièrement sa réputation…
   – Se ferait-il aussi des amis au parquet?
   – J'avoue que je ne le pense pas.
   L'homme de la police secouait la tête.
   – Eh bien! moi, dit-il, j'avoue que ce n'est ni pour la gloire ni par amour de l'art que je travaille. Oh! je sais bien que la vanité est le grand mobile de quelques-uns de mes confrères; j'ai connu le père Tabaret, je connais Lecoq… je suis plus positif. Mon métier ne m'a jamais plu, et si je continue à l'exercer, c'est faute d'argent pour en entreprendre un autre. Il désespère ma femme, d'ailleurs, qui ne vit pas tant que je suis dehors, et qui tremble toujours qu'on ne me rapporte un beau matin avec un couteau planté entre lesépaules.
   Sans cesser d'écouter, maître Folgat avait tiré de sa poche et posé sur la table un portefeuille fort gonflé.
   – Avec quinze mille francs, prononça-t-il, on peut entreprendre quelque chose…
   – C'est vrai… Il y a à vendre, touchant mon jardin, un terrain qui m'irait comme un gant. Le commerce des fleurs rapporte gros à Paris et plairait joliment à ma femme. On peut gagner beaucoup avec les fruits…
   L'avocat comprenait bien qu'il tenait son homme.
   – Ajoutez, mon cher Goudar, insista-t-il, qu'en cas de succès, ces quinze mille francs ne seraient qu'un acompte. Peut-être les doublerait-on. Monsieur de Boiscoran est le plus généreux des hommes, et ce lui serait une joie que de récompenser royalement l'homme qui l'aurait sauvé…
   Il ouvrait son portefeuille, tout en parlant, et il en tirait quinze billets de mille francs qu'ilétalait sur la table.
   – À tout autre qu'à vous, continua-t-il, j'hésiterais à remettre d'avance une somme aussi forte. Un autre, l'argent reçu, ne s'occuperait peut-être plus de mon affaire. Mais je sais votre probité, et si enéchange de mes billets, vous me donnez votre parole, je serai tranquille… Voyons, est-ce dit?
   L'émotion du policierétait grande, car si maître qu'il fût de ses impressions, il avait légèrement pâli.
   Hésitant, il maniait les billets de banque d'une main frémissante, jusqu'à ce que tout à coup:
   – Attendez-moi deux minutes, dit-il.
   Et se levant brusquement, il courut vers la maison.
   Va-t-il consulter sa femme? se demandait maître Folgat.
   Il y allait positivement, car le moment d'après ils apparurent au bout de l'allée, discutant avec une certaine animation.
   D'ailleurs, la discussion dura peu. Revenant à la tonnelle:
   – C'est entendu, déclara Goudar, je suis votre homme.
   Joyeusement, l'avocat lui serra la main.
   – Merci! s'écria-t-il, car, aidé par vous, je réponds presque du succès… Malheureusement le temps presse… Quand nous mettrons-nous à l'œuvre?
   – À l'instant. Permettez-moi de changer de costume et je suis à vous. Il faudra que vous me donniez les clefs de la maison de la rue des Vignes.
   – Je les ai dans ma poche…
   – En ce cas, nous allons y aller immédiatement, car il me faut avant tout reconnaître le terrain… Et vous allez voir si je suis long à ma toilette!
   Moins d'un quart d'heure après, effectivement, il reparaissait, vêtu d'une longue redingote noire et ganté, présentant le type achevé de ces dignes boutiquiers retirés, après fortune faite, qu'on rencontre dans la banlieue de Paris, promenant au soleil l'ennui de leur oisiveté et l'incurable regret de leur boutique.
   – Partons, dit-ilà l'avocat.
   Et après avoir salué Mme Goudar, qui les accompagna de son plus radieux sourire, ils montèrent en voiture en criant au cocher:
   – Rue des Vignes, 23!
   C'est une singulière rue que cette rue des Vignes, qui ne mène nulle part, peu connue et si peu fréquentée que l'herbe y pousse dru. Très longue, elle affecte la forme d'un vaste demi-cercle dont la rue de Boulainvilliers est la corde. Montueuse, tortueuse, raboteuse, à peine pavée, elle ressemble bien plus à une ruelle de village qu'à une des voies de Paris. Point de boutiques, à peine quelques maisons, mais de droite et de gauche d'interminables murs de jardins, au-dessus desquels s'élèvent de grands arbres.
   – Ah! l'endroit est bien choisi pour de mystérieux rendez-vous, grommelait Goudar. Trop bien choisi même, car nous n'y trouverons pas de renseignements.
   La voiture s'arrêta devant une petite porte percée dans un vieux mur dont les nombreuses réparations trahissaient les ravages des deux sièges.
   – Nous voilà au 23, bourgeois, dit le cocher, mais je ne vois pas de maison…
   On ne la voyait pas de la rue, maisétant entrés, maître Folgat et Goudar l'aperçurent, s'élevant au milieu d'un immense jardin, simple et coquette, avec son double perron, son toit d'ardoises et ses persiennes fraîchement peintes.
   – Mon Dieu! s'écria l'homme de la préfecture, qu'un jardinier serait bien ici!
   Et maître Folgat devina à son accent de telles convoitises que, tout aussitôt:
   – Si nous sauvons monsieur de Boiscoran, dit-il, je suis bien sûr qu'il ne gardera pas cette habitation…
   – Visitons! dit l'agent d'un ton qui révélait une envie immense de réussir.
   Malheureusement Jacques de Boiscoran avait dit vrai. Meubles, tapis, tentures, toutétait neuf, et c'est inutilement que Goudar et maître Folgat explorèrent les quatre pièces du rez-de-chaussée et les quatre pièces de l'étage supérieur, le sous-sol, oùétait la cuisine, et enfin les greniers.
   – Nous ne recueillerons pas un indice dans cette maison, déclara l'homme de la préfecture. Pour l'acquit de ma conscience, j'y viendrai passer un après-midi, mais aujourd'hui nous avons mieux à faire. Voyons les gens des environs…
   Les habitants ne sont pas nombreux, rue des Vignes. Un chef d'institution et un nourrisseur, un serrurier en bâtiments et un loueur de voitures, cinq ou six propriétaires et l'inévitable marchand de vin-traiteur constituent toute la population.
   – Notre tournée sera bientôt faite, dit l'homme de police, après avoir ordonné au cocher d'aller attendre au bout de la rue.
   Ni le chef d'institution ni ses employés ne savaient rien.
   Le nourrisseur avait ouï dire que la maison numéro 23 appartenait à un Anglais, mais il ne l'avait jamais aperçu et ignorait même son nom.
   Le serrurier, lui, savait que cet Anglais s'appelait Francis Burnett. Il avait fait pour lui divers travaux dont il avaitété fort bien payé et avait eu par conséquent occasion de le voir, mais il y avait si longtemps de cela qu'il se déclarait incapable de le reconnaître.
   – Nous jouons de malheur, disait maître Folgat après cette troisième visite.
   Plus fidèleétait la mémoire du loueur de voitures. Il connaissait fort bien, affirma-t-il, l'Anglais du numéro 23, l'ayant conduit deux ou trois fois, et le signalement qu'il en donnaétait exactement celui de Jacques de Boiscoran. Il se rappelait encore qu'un soir qu'il faisait un temps affreux, sir Burnettétait venu de sa personne lui demander une voiture. C'était pour une dame qui yétait montée seule et qui s'était fait conduire place de la Madeleine. Mais la nuitétait sombre, la dame portait un voileépais, il n'avait pas distingué ses traits, et tout ce qu'il pouvait dire, c'est qu'elle lui avait paru d'une taille au-dessus de la moyenne.
   – C'est toujours cela, disait Goudar en quittant le loueur. Mais le mieux renseigné doitêtre le marchand de vin. Si j'étais seul, je déjeunerais chez lui.
   – J'y déjeunerai volontiers avec vous, déclara maître Folgat.
   Ainsi fut-il fait, et ce fut sagement fait.
   Le marchand de vin ne savait pas grand-chose; mais son garçon, qui habitait le quartier depuis cinq ou six ans, connaissait de vue sir Burnett et avait surtout bien connu sa domestique anglaise, Suky Wood.
   Et, tout en servant, il donnait quantité de détails.
   Suky, racontait-il, était une grande diablesse de plus de cinq pieds, rousse à mettre le feu à ses bonnets, et qui avait les grâces d'un cuirassier habillé en femme. Il avait souvent et longuement causé avec elle, quand elle venait chercher une portion du «plat du jour»pour son dîner, ou acheter de la bière qu'elle aimait beaucoup.
   Elle se déclarait fort satisfaite de sa place, disant qu'elle yétait bien payée et qu'elle n'avait autant dire rien à faire, puisqu'elleétait seule à la maison les trois quarts de l'année.
   Par elle, le garçon marchand de vin avait appris que M. Burnett devait avoir un autre domicile, et qu'il ne venait rue des Vignes que pour recevoir une dame. Même, cette dame intriguait beaucoup Suky. Jamais, prétendait-elle, jamais elle n'avait pu seulement lui voir le bout du nez, tant elle savait bien prendre ses précautions; mais elle se promettait bien qu'elle finirait par la dévisager…
   – Et comptez qu'elle y aura réussi tôt ou tard, souffla Goudar à l'oreille de maître Folgat.
   Enfin, par ce garçon marchand de vin, on sut encore que Suky avaitété très liée avec la servante d'un vieux rentier célibataire qui demeurait au numéro 27.
   – Il faut y aller, décida Goudar.
   Précisément, le maître de cette fille venait de sortir, et elleétait seule au logis. Un peu effrayée d'abord de la visite et des questions de ces deux inconnus, elle ne tarda pas à se rassurer aux patelinages de l'homme de la préfecture, et, comme elle avait la langue des mieux pendues, elle confirma pleinement et développa toutes les assertions du garçon marchand de vin.
   Suky, dont elle avait eu toute la confiance, ne s'était pas gênée pour lui dire que M. Burnett n'était pas anglais et ne s'appelait pas Burnett, et que s'il venait se cacher ainsi rue des Vignes sous un faux nom, c'était pour y recevoir sa bonne amie, quiétait une femme du grand monde, admirablement belle.
   Enfin, au moment de la guerre, quand elle avait quitté Paris, Suky avait annoncé qu'elle se rendait en Angleterre dans sa famille.
   En sortant de la maison du vieux rentier:
   – C'est bien peu, ce que nous venons de recueillir, disait Goudar au jeune avocat, et des jurés ne s'en contenteraient pas… Mais c'est assez pour confirmer, au moins en partie, le récit de monsieur Jacques de Boiscoran. Il nous est prouvé désormais qu'il recevait une femme qui avait le plus grand intérêt à se cacher. Était-ce, comme il l'affirme, madame de Claudieuse? C'est ce que Suky nous apprendrait, car certainement elle l'a vue. Donc, il faut retrouver Suky… Et, maintenant, remontons en voiture et rendons-nous à la préfecture. Vous m'attendrez au café du Palais-de-Justice. Je n'en ai pas pour plus d'un quart d'heure…
   Il en eut pour une grande heure et demie, et maître Folgat commençait à presque s'inquiéter quand enfin il reparut, l'air fort satisfait.
   – Garçon, un bock, commanda-t-il. (Et s'asseyant en face de l'avocat): J'aiété longtemps, dit-il, mais je n'ai pas perdu mon temps. D'abord, j'ai obtenu un congé d'un mois. J'ai ensuite mis la main précisément sur le gaillard dont je rêvais pour expédier à la recherche de sir Burnett et de Suky. C'est un brave garçon nommé Barousse, fin comme l'ambre, et qui parle anglais comme s'ilétait né à Londres. Il demande, ses frais de voyage payés, vingt-cinq francs par jour, plus quinze cents francs de gratification s'il réussit. J'ai rendez-vous avec lui à six heures, pour lui rendre une réponse définitive. Si ces conditions vous conviennent, ce soir même, bien stylé par moi, il sera en route pour l'Angleterre.
   Pour toute réponse, maître Folgat sortit un billet de mille francs en disant:
   – Voilà pour les premiers frais.
   Goudar avait achevé son bock.
   – Celaétant, maître, reprit-il, je vous quitte… Je vais aller rôder rue de la Ferme-des-Mathurins, autour de la maison de monsieur de Tassar de Bruc, le père de madame de Claudieuse. Peut-être y récolterai-je quelque chose. Demain, je passerai la journée àétudier à la loupe la maison de la rue des Vignes, et à interroger les fournisseurs dont vous m'avez donné la liste. Après-demain, j'aurai probablement fini ici. Donc, dans quatre ou cinq jours, vous verrez arriver à Sauveterre un individu qui sera moi. (Et se levant): Car il faut que je sauve monsieur de Boiscoran, ajouta-t-il; je le veux, il le faut… il a une trop jolie maison… Allons, au revoir à Sauveterre.
   Quatre heures sonnaient.
   Sur les talons de Goudar, maître Folgat quitta le café et descendit les quais pour gagner la rue de l'Université. Il avait hâte de revoir M. et Mme de Boiscoran.
   – Madame la marquise repose, lui répondit le valet auquel il s'adressa, mais monsieur le marquis est dans son cabinet.
   C'est là, en effet, que le jeune avocat le trouva, encore tout bouleversé de l'épouvantable scène du matin.
   Il n'avait rien dit à sa femme qu'il ne pensât, malheureusement; mais ilétait désespéré de l'avoir dit en de telles circonstances. Et, cependant, il enéprouvait un grand soulagement, car, en vérité, il se sentait en partie délivré des horribles doutes dont il avait si longtemps gardé le secret.
   Lorsqu'il vit entrer maître Folgat:
   – Eh bien? interrogea-t-il d'une voix altérée.
   Minutieusement le jeune avocat répéta le récit de la marquise; mais il dit, en outre, ce qu'elle n'avait pas pu dire, puisqu'elle l'ignorait: les projets désespérés de Jacques.
   À cette révélation, M. de Boiscoran eut un geste désolé.
   – Malheureux! s'écria-t-il. Et moi qui l'accusais!… Il songeait à se tuer!
   – Et nous avons eu bien de la peine, maître Magloire et moi, ajouta maître Folgat, à triompher de sa résolution, bien de la peine à lui faire comprendre que jamais, quoi qu'il arrive, un innocent n'a le droit de recourir au suicide…
   Une grosse larme roulait le long des joues du vieux gentilhomme.
   – Ah! j'aiété cruellement injuste! murmura-t-il. Pauvre malheureux enfant! (Puis, tout haut): Mais je le verrai, reprit-il, je suis résolu à accompagner madame de Boiscoran à Sauveterre… Quand partez-vous?
   – Rien ne me retient plus à Paris, tout ce que j'avais à y faire est fait, et je pourrais partir ce soir même… Mais je suis vraiment trop fatigué. Je compte prendre demain matin le train de dix heures quarante-cinq.
   – Celaétant, nous ferons le voyage ensemble. C'est entendu, n'est-ce pas? Demain, à dix heures à la gare d'Orléans. Nous serons à Sauveterre à minuit.


   20. Lorsque la marquise de Boiscoran, le jour de son départ de Sauveterre…

   Lorsque la marquise de Boiscoran, le jour de son départ de Sauveterre, était allée rendre visite à son fils, Mlle Denise de Chandoré avait demandé à y aller avec elle.
   Refusée, la jeune fille n'avait pas insisté.
   – Je vois bien qu'on me cache quelque chose, avait-elle dit simplement, mais qu'importe!
   Et elle s'était réfugiée au salon, et là, assise à la place où elle s'asseyait autrefois, en ces temps heureux où Jacques passait près d'elle toutes ses soirées, elleétait restée de longues heures immobile, les sourcils froncés, semblant suivre de l'œil dans l'espace des scènes invisibles pour les autres.
   L'inquiétudeétait sans bornes de grand-père Chandoré et des tantes Lavarande. C'est qu'ils savaient, mieux peut-être qu'elle ne se savait elle-même, Denise, leur enfant adorée, leur plus cher et leur unique souci depuis bientôt vingt ans. C'est qu'ils connaissaient chacune des expressions de cette physionomie, miroir fidèle de l'âme la plus pure. C'est qu'à un tressaillement de son visage, à un geste, à une intonation de sa voix, ils s'étaient habitués à démêler ses pensées.
   – Certainement, Denise médite quelque grave projet, disaient les tantes à M. de Chandoré. Elle réfléchit, elle calcule, elle est en train de prendre une résolution.
   C'était l'avis du vieux gentilhomme. Et à plusieurs reprises:
   – À quoi penses-tu, chère fille? lui demanda-t-il.
   – À rien, bon papa, répondit-elle.
   – Tu es plus triste encore qu'à l'ordinaire; pourquoi?
   – Hélas! le sais-je moi-même! Sait-on pourquoi, selon les jours, on a le cœur plein de soleil ou plein de brume!
   Mais, le lendemain, elle voulut absolument qu'on la conduisît chez ses couturières, et, comme elle y trouva Méchinet, le greffier, elle resta en conférence avec lui une grosse demi-heure. Puis, le soir, le docteur Seignebosétant venu, elle le guetta à sa sortie et le tint longtemps à causer tout bas devant la porte.
   Et enfin, le lendemain encore, elle demanda qu'il lui fût permis d'aller visiter Jacques.
   Il n'y avait pas à lui refuser cette triste satisfaction. Il fut convenu que l'aînée des tantes Lavarande, Mlle Adélaïde, l'accompagnerait.
   Et, sur les deux heures, elles frappaient à la porte de la prison et demandaient Jacques au geôlier quiétait venu leur ouvrir.
   – Je cours le chercher, mademoiselle, répondit Blangin. En attendant, prenez donc la peine d'entrer chez moi, car le parloir est tellement humide que moins vous y resterez, mieux cela vaudra.
   Ainsi fit Mlle Denise, ou plutôt elle fit plus, car laissant la tante Lavarande dans la pièce du bas, elle entraîna Mme Blangin dans la chambre du haut, ayant, prétendit-elle, quelque chose à lui dire.
   Quand elles redescendirent, Blanginétait de retour, annonçant que M. de Boiscoran attendait.
   – Viens! dit la jeune fille en entraînant sa tante.
   Mais elle n'avait pas fait dix pas dans l'étroit et long corridor qui menait au parloir, qu'elle s'arrêta. Saisie par l'humidité qui tombait des voûtes comme un linceul glacé, fléchissant sous l'excès des plus terriblesémotions, elle chancelait et enétait réduite à s'appuyer au mur tout fleuri de salpêtre.
   – Seigneur! elle se trouve mal! s'écria Mlle Adélaïde.
   Du geste, Mlle Denise lui imposa silence.
   – Ce n'est rien, dit-elle, tais-toi! (Et rassemblant toute sonénergie, et appuyant sa petite main caressante sur l'épaule de la vieille demoiselle): Tante aimée, ajouta-t-elle, il faut que tu nous rendes un immense service… C'est bien important, ce que j'ai à dire à Jacques, et il serait très dangereux qu'on l'entendît… Je sais qu'onépie souvent les conversations des prisonniers. Reste, je t'en prie, dans ce corridor; si quelqu'un venait, tu nous préviendrais…
   – Y songes-tu, chère enfant, serait-il convenable…
   La jeune fille l'arrêta encore.
   – Quand je suis venue passer la nuit ici, dit-elle, était-ce convenable? Hélas! dans notre situation, toute démarche est convenable qui peutêtre utile!
   Et comme tante Lavarande ne répondait pas, certaine de sa ponctuelle soumission, elle s'avança vers le parloir.
   – Denise! s'écria Jacques dès qu'elle apparut sur le seuil. Denise!…
   Ilétait debout, le malheureux, au milieu de cette grande salle lugubre, plus blanc que le plâtre de la muraille, mais calme, en apparence, et presque souriant. La violence qu'il se faisaitétait horrible. Mais pouvait-il laisser voir à sa fiancée l'horreur de son désespoir! Ne devait-il pas tout faire, au contraire, pour la rassurer?
   S'avançant vers elle et lui prenant les mains:
   – Ah! vousêtes bonne d'être venue, commença-t-il, trop bonne! Et cependant je vous attendais. Depuis ce matin, j'ai l'oreille au guet et je tressaille à tous les grincements de la porte de la prison. Mais me pardonnerez-vous jamais de vous avoir réduite à pénétrer, pour me voir, dans un lieu tel que celui-ci, malpropre et laid, et qui n'a pas même la sinistre poésie de l'horrible?
   Elle le regardait avec une fixité si obstinée que les paroles finirent par expirer sur ses lèvres.
   – Pourquoi me mentir, Jacques? dit-elle tristement.
   – Je vous mens, moi?…
   – Oui. Pourquoi affecter cette tranquillité si loin de votreâme, et cette gaieté qui fait mal? N'avez-vous plus confiance en moi? Me jugez-vous si enfant qu'il faille me dissimuler la vérité, ou si faible et si veule que je ne puisse porter ma moitié de nos peines!… Cessez de sourire, Jacques, car vous n'avez plus d'espoir…
   – Vous vous trompez, Denise, je vous le jure.
   – Non, Jacques. On me cache quelque chose, je m'en suis bien aperçue, et je ne vous demande pas ce que c'est… Ce que je sais suffit: vousêtes renvoyé devant la cour d'assises…
   – Pardon, la chambre des mises en accusation n'a pas encore rendu son arrêt!
   – Mais elle le rendra, et il sera fatal.
   C'était bien l'opinion et la terreur de Jacques. Il frémit. Et pourtant, s'obstinant au rôle qu'il s'était imposé:
   – Baste! fit-il, si je passe en cour d'assises, je serai acquitté.
   – Enêtes-vous bien sûr?
   – J'ai pour moi quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent.
   – Il en est donc une contre! s'écria la jeune fille. (Et, saisissant les poignets de Jacques et les serrant avec une force dont jamais on ne l'eût crue capable): Cette chance unique, ajouta-t-elle, vous n'avez pas le droit de la courir.
   Jacques tressaillit de tout son corps. Était-ce possible! Comprenait-il bien? Denise venait-elle lui conseiller cet acte de suprême désespoir auquel l'avaient fait renoncer ses défenseurs!
   – Que voulez-vous dire? fit-il d'une voix troublée.
   – Je dis qu'il faut fuir.
   – Fuir!…
   – Rien n'est si facile. J'ai réfléchi, consulté, tout prévu. Les geôliers sont à nous. Je viens de m'entendre avec la femme de Blangin. Un soir, sitôt la nuit, on vous ouvre les portes. Un cheval sellé vous attend hors de la ville et des relais ontété préparés. Vous montez à cheval, et en quatre heures vousêtes à La Rochelle. là, un de ces bateaux pilotes qui peuvent braver les plus grosses mers vous prend à son bord et vous transporte en Angleterre…
   Jacques hochait la tête.
   – Ceci est impossible, murmura-t-il. Je suis innocent… Je ne puis pas abandonner tout ce qui m'est cher, vous, Denise, vous…
   Uneépaisse rougeur couvrait les joues de la jeune fille.
   – Je me suis mal expliquée, Jacques, balbutia-t-elle, vous ne partiriez pas seul…
   D'un mouvementéperdu, il leva les mains vers le ciel.
   – Dieu juste! s'écria-t-il, tu me devais cette compensation!
   Et cependant, d'une voix plus forte, Mlle Denise poursuivait:
   – Me supposeriez-vous assez lâche pour abandonner l'ami que tout trahit. Non! non!… Grand-papa et tantes Lavarande m'accompagneront, et nous vous rejoindrons en Angleterre… Vous changerez de nom et nous passerons en Amérique, et nous chercherons bien avant dans les terres, loin des villes et des hommes, quelque contrée nouvelle où nous nous fixerons. Ce ne sera pas la France, c'est vrai. Mais la patrie, Jacques, c'est le pays où l'on est libre, où l'on est aimé, où l'on vit heureux!
   Remué jusqu'aux dernières, jusqu'aux plus subtiles fibres de sonêtre par les plus délirantes sensations, Jacques de Boiscoran laissait tomber son masque d'impassible insouciance.
   Était-il au monde un homme ayant reçu une preuve plusétonnante de dévouement et d'amour! Et de quelle femme? D'une jeune fille qui réunissait toutes ces qualités dont une seule rend fières les autres jeunes filles, l'esprit et la grâce, la noblesse, la fortune, la beauté, et quiétait la réalisation sublime de tout ce qui se peut concevoir d'angélique et de pur.
   Ah! elle ne calculait pas, celle-là – comme l'autre!… Elle ne songeait pas à prendre ses sûretés avant de tendre ses lèvres à un premier baiser! Elle ne faisait pas de la duplicité une science, et de l'hypocrisie son unique vertu! C'est bien entièrement et sans arrière-pensée qu'elle s'abandonnait!
   Et c'est au moment où Jacques voyait tout s'écrouler autour de lui, et lorsqu'il touchait aux plus sombres abîmes du désespoir, que ce bonheur lui arrivait, si grand et si inattendu que sonâme fléchissait sous le poids.
   Un instant il demeura immobile, perdu de stupeur. Puis tout à coup, d'uneétreinte convulsive, attirant à lui sa fiancée, la pressant contre sa poitrine et inondant de baisers ses cheveux à demi dénoués:
   – Soyez bénie,ô ma bien-aimée! s'écria-t-il, soyez bénie de votre fidélité au malheur. Je ne me plaindrai plus. J'aurai eu, quoi qu'il advienne, ma part de félicité…
   Elle crut qu'il consentait. Plus palpitante qu'une mésange aux mains d'un enfant, elle se dégagea, et se reculant et plongeant son beau regard dans les yeux de Jacques:
   – Fixons donc le jour, dit-elle.
   – Quel jour?
   – Celui de votreévasion.
   Ce seul mot rappela Jacques au sentiment affreux de sa situation. Il planait au plus haut de l'azur, il retomba dans les fanges de la réalité. Son visage rayonnant d'une joie céleste s'assombrit tout à coup, et d'une voix rauque:
   – C'est un rêve trop beau, prononça-t-il, que nous venons de faire, il ne saurait se réaliser…
   Ah! la pauvre jeune fille ne vit que trop qu'elle s'était trop tôt réjouie.
   – Que dites-vous? balbutia-t-elle.
   – Je ne peux pas, je ne dois pas, je ne veux pas fuir!
   – Vous me refusez, Jacques!
   Il ne répondit pas.
   – Vous me refusez lorsque je vous jure que j'irai vous rejoindre et partager votre exil! Doutez-vous donc de ma parole? Craignez-vous que mon grand-père et mes tantes Lavarande ne me retiennent ici malgré moi?…
   Aux accents de cette voix suppliante, Jacques sentait en quelque sorte se détremper sonénergie, et sa volonté vaciller.
   – Je vous en conjure, Denise, interrompit-il, n'insistez pas, ne m'enlevez pas mon courage!
   Elle devait souffrir horriblement. Ses yeux brillaient d'unéclat insupportable. Ses lèvres sèches tremblaient.
   – Vous vous résignez donc à passer en cour d'assises? dit-elle.
   – Oui.
   – Et si vousêtes condamné?…
   – Je puis l'être, je le sais.
   – C'est insensé! s'écria la jeune fille. Désespérée, elle se tordait les mains; et sans suite, les paroles jaillissaient de sa bouche:
   – Mon Dieu! disait-elle, inspirez-moi! Comment le fléchir, quelles paroles employer?… Jacques, ne m'aimez-vous donc plus? Pour moi, si ce n'est pour vous, je vous en supplie, fuyons! C'est la honteévitée, c'est la liberté, c'est le salut! Rien ne peut donc vous toucher!… Que voulez-vous? Faut-il que je me traîne à vos pieds! (Et elle se laissait, en effet, glisser aux pieds de Jacques.) Fuyez, répétait-elle, fuyez!
   Ainsi que tous les hommes vraimenténergiques, Jacques, par l'excès même de l'émotion, recouvrait la plénitude de son sang-froid. Maîtrisant l'affreux désordre de sa pensée, il releva Mlle Denise et la porta toute défaillante jusqu'au banc grossier du parloir.
   S'agenouillant ensuite devant elle, et lui prenant les mains:
   – Denise, commença-t-il, par pitié, revenez à vous etécoutez-moi. Je suis innocent, et fuir, ce serait avouer que je suis coupable…
   – Eh! qu'importe!
   – Pensez-vous donc que ma fuite arrêterait le procès? Non. Absent, je n'en serais pas moins jugé, et, reconnu coupable sans discussion, je serais condamné, flétri, déshonoré sans retour…
   – Qu'importe! dit-elle encore.
   Alors il comprit que ce ne serait pas avec de telles objections qu'il la ramènerait à la raison. Il se releva et d'une voix ferme:
   – Laissez-moi donc, prononça-t-il, vous apprendre ce que vous ignorez. M'évader est aisé, j'en conviens. Je crois comme vous que nous gagnerions facilement l'Angleterre, et même que nous réussirions à nous embarquer sansêtre inquiétés… Mais après? Le câble transatlantique devance les plus rapides paquebots, et en mettant le pied sur le sol américain, j'y trouverais sans doute des agents chargés de m'arrêter… Supposons cependant que j'échappe à ce premier danger! Croyez-vous qu'il soit au monde un lieu d'asile pour les incendiaires et les assassins? Il n'en est pas… Aux plus extrêmes limites de la civilisation, je rencontrerais toujours une police et des soldats qui, le traité d'extradition à la main, me livreraient à la justice de mon pays. Seul, je parviendrais peut-être à déjouer toutes les recherches. Je n'y réussirais jamais vous ayant avec moi et ayant près de nous votre grand-père et les tantes Lavarande.
   Frappée de ces objections dont elle n'avait pas même eu l'idée, Mlle de Chandoré se taisait.
   – Cependant, continuait Jacques, j'admets que nous ayonséchappé à tous les périls. Quelle serait notre vie? Vous imaginez-vous ce que doitêtre que de toujours fuir et toujours se cacher, que de n'oser affronter les regards d'unétranger et de trembler sans cesse d'être découvert!… Avec moi, Denise, votre existence serait celle de la femme d'un de ces bandits que traquent toutes les polices du monde. Et, sachez-le, cette existence est siépouvantable qu'on a vu des scélérats endurcis se livrer pour en finir, et donner leur tête enéchange d'une nuit de sommeil!
   Pareilles aux perles d'un collier qui s'égrène, de grosses larmes roulaient silencieuses sur les joues de Mlle Denise.
   – Peut-être avez-vous raison, Jacques, murmura-t-elle. Mais, malheureux, si vousêtes condamné!…
   – Eh bien! j'aurai du moins fait mon devoir. J'aurai tenu tête à la destinée et défendu mon honneur. Et, quelle que puisseêtre la condamnation, elle ne me terrassera pas, et tant que mon cœur n'aura pas cessé de battre, je continuerai à lutter. Et si je meurs avant d'avoir démontré mon innocence, c'est à mes amis, à mes parents, à vous, Denise, que je léguerai la tâche de poursuivre ma réhabilitation!
   Elleétait digne de comprendre et de partager de tels sentiments.
   – J'ai eu tort, Jacques, dit-elle en lui tendant la main, il faut me pardonner…
   Elle s'était levée, et après quelques instants elle s'apprêtait à se retirer, lorsque Jacques la retint.
   – Je ne veux pas fuir, dit-il, mais les gens qui consentaient à favoriser monévasion ne consentiraient-ils pas à me fournir le moyen de passer un soir quelques heures hors de la prison?
   – Je le crois, répondit la jeune fille, et si vous le voulez, je m'en assurerai.
   – Oui. Ce serait peut-être une suprême ressource…
   Ils se séparèrent, sur ces mots, en s'exhortant au courage et en se promettant de se revoir les jours suivants.
   Mlle Denise rejoignit la pauvre tante Lavarande, bien lasse de sa longue faction, et elles se hâtèrent de regagner la rue de la Rampe.
   – Comme tu es pâle, mon Dieu! s'écria M. de Chandoré en apercevant sa petite-fille, comme tu as les yeux rouges! Qu'est-il donc arrivé?
   Elle lui raconta tout, et le vieux gentilhomme se sentit glacé jusque dans la moelle des os, en reconnaissant qu'il n'avait dépendu que de Jacques de Boiscoran de lui enlever sa petite-fille. Il ne l'avait pas fait, cependant.
   – Ah! C'est un honnête homme! s'écria-t-il. (Et effleurant de ses lèvres le front de Mlle Denise): Mais tu l'aimes donc plus que jamais? murmura-t-il.
   – Hélas! répondit-elle, n'est-il pas plus que jamais malheureux?


   21. – Vous savez la nouvelle?

   – Vous savez la nouvelle?
   – Non.
   – Mademoiselle de Chandoré est allée visiter monsieur de Boiscoran.
   – Est-ce possible!
   – C'est exact. Vingt personnes l'ont vue remonter la rue du Château, au bras de l'aînée des demoiselles de Lavarande. Entrée à la prison à deux heures dix minutes, elle n'en est ressortie qu'à trois heures un quart.
   – Cette jeune personne est folle!
   – Et la tante, que dites-vous de la tante?
   – Qu'elle est plus folle encore que sa nièce.
   – Et monsieur de Chandoré?
   – Il faut qu'il ait perdu la tête pour autoriser des frasques pareilles. Après cela, vous savez, tantes et grand-père ont toujours fait les quatre volontés de mademoiselle Denise…
   – Jolieéducation!
   – Voilà ce qu'elle produit. Après un teléclat, il est impossible qu'une jeune fille trouve un homme qui consente à l'épouser…
   Ainsi fut accueillie à Sauveterre la nouvelle de la visite de Mlle Denise à Jacques, nouvelle qui, en un moment, eut fait le tour de la ville.
   Les «dames de la société»n'en revenaient pas. C'est qu'on est excessivement vertueux à Sauveterre, et qu'on s'y croit, en conséquence, le droit d'être encore plus sévère, et que surtout on n'y badine pas sur le chapitre des convenances. Braver l'opinion y est un crime qui ne se pardonne pas. Or, l'opinion, de plus en plus, se déclarait contre Jacques de Boiscoran. Ilétait à terre, on se disputait la gloire de le frapper.
   S'en tirera-t-il? Ce problème, quotidiennement posé au Cercle littéraire, avait fait jaillir des flots d'éloquence, provoqué d'ardentes discussions et même soulevé des disputes terribles, dont l'une avait failli se terminer par un duel. Mais nul ne se demandait plus: «Est-il innocent?»
   L'éloquence du docteur Seignebos, l'influence de M. Séneschal, les habiles efforts de Méchinet avaientégalementéchoué.
   «Ah! nous aurons une session intéressante!»disaient quantité de gens qui déjà s'inquiétaient de savoir quel serait le président des assises, afin d'être des premiers à lui demander des places.
   Aussi, de jour en jour, s'intéressait-on plus passionnément au procès et à tous ceux qui directement ou indirectement s'y trouvaient mêlés. On voulait savoir ce que faisaient, disaient et pensaient M. et Mme de Claudieuse, Cocoleu, M. Galpin-Daveline, maître Magloire, Mlle de Chandoré, Mme de Boiscoran, le docteur Seignebos.
   On puisait dans l'absence du marquis de Boiscoran une preuve nouvelle de la culpabilité de Jacques.
   On s'étonnait du séjour prolongé de maître Folgat, lequel avait généralement déplu, par suite de son extrême réserve qu'on attribuait à une fierté aussi excessive que déplacée, et on disait: «Il faut qu'il n'ait guère d'ouvrage à Paris, pour rester comme cela des mois à Sauveterre…»
   Tout naturellement le rédacteur de L'Indépendant de Sauveterre exploitait d'une ardeur sans pareille cette mine inespérée d'intérêt. Il en oubliait sa grande querelle avec le rédacteur de L'Impartial de la Seudre, qu'il accusait de bonapartisme et qui lui répondait par l'épithète de communard.
   Chaque jour, en dehors de la chronique locale, il ajoutait un paragraphe à l'Affaire Boiscoran. Et ilécrivait, usant et abusant de l'initiale:

   La santé du comte de C…, bien loin de s'améliorer, décline visiblement. Il se levait lors de son installation à Sauveterre, et maintenant il ne quitte plus le lit. Celle de ses blessures qui, dans le principe, semblait présenter le moins de danger, celle de l'épaule, s'est soudainement aggravée sous l'influence des chaleurs tropicales de ces derniers jours. À un moment, on a pu redouter la gangrène, et croire qu’il en faudrait venir à une amputation. Hier, M. le docteur S… nous a paru inquiet.
   Et comme un malheur ne vient jamais seul, la plus jeune des filles du comte de C… est très souffrante. Elleétait malade de la rougeole, lors de l'incendie; la terreur, le froid et le déplacement ont amené une rechute qui peut n’être pas sans danger. Au milieu de si cruellesépreuves, Mme la comtesse de C… est admirable de dévouement, de courage et de résignation. Aussi, lorsqu'il lui arrive de quitter un moment ses chers malades pour venir à l'église prier pour eux, recueille-t-elle sur son passage les marques de la plus respectueuse sympathie et la plus sincère admiration.
   «Ah! misérable Boiscoran!»s'écriaient les Sauveterriens après un tel article. Le lendemain, ils lisaient:

   Nous avons envoyé prendre à l'hôpital, et Mme la supérieure a bien voulu nous donner des nouvelles de C…, le pauvre idiot dont le rôle aété si décisif dans le drame sanglant du Valpinson. L'état mental de C… ne s'est pas modifié depuis qu'il aété soumis à l'examen des hommes de l'art. L'étincelle d'intelligence allumée en son cerveau par l'horreur du crime semble décidément et à tout jamaiséteinte. Impossible de lui arracher une parole. À peine semble-t-il reconnaître les gens qui prennent soin de lui. Il n'est cependant pas enfermé. Inoffensif et doux, comme un pauvre animal qui aurait perdu son maître, il erre tristement à travers les cours et les jardins de l'hospice.
   M. le docteur S…, qui s'était beaucoup occupé de lui, a presque totalement renoncé à le voir.
   Quelques personnes pensaient que C… serait appelé en témoignage. Des informations puisées aux meilleures sources nous autorisent à croire, au contraire, que les débats perdront cetélément si dramatique d'intérêt, et que C… ne paraîtra pas devant le jury.

   «Décidément la déclaration de Cocoleu aété un coup de la Providence», disaient, après cela, en hochant la tête, des gens qui n'étaient pas bienéloignés d'y voir un miracle.
   Le jour suivant, le rédacteur de L'Indépendant s'occupait de M. Galpin-Daveline:
   M. G.-D…, écrivait-il,


   le juge d'instruction, est en ce moment assez souffrant, ce qui est bien compréhensible, après une enquête aussi laborieuse que celle de l'affaire Boiscoran. On nous assure qu'il n'attend que l'arrêt de la chambre des mises en accusation pour prendre un congé qu’il compte passer à une des stations thermales des Pyrénées.

   Arrivait alors le tour de Jacques:


   M. J. de B… supporte mieux qu'on ne s'y serait attendu la détention préventive. Sa santé, d'après les renseignements qui nous parviennent, serait excellente, et son moral n'aurait point souffert. Il lit beaucoup et consacre une partie de ses nuits à préparer sa défense et à rédiger des notes pour ses avocats…

   Puis venaient au jour le jour de moindres nouvelles:


   Le secret de M. J. de B… vient d'être levé.

   Ou:


   M. de B… a eu ce matin une entrevue avec ses défenseurs, maître M…, l'homme le pluséminent de notre barreau, et maître F…, un jeune et déjà célèbre avocat de Paris. Cette conférence a duré plusieurs heures. Nous nous abstiendrons de détails, mais nos lecteurs comprendront la réserve que nous impose la situation pénible d'un prévenu qui continue à protesterénergiquement de son innocence…

   Et encore:


   M. de B… a reçu hier la visite de sa mère.

   Ou enfin:


   Nous apprenons, à l'instant, le départ pour Paris de Mme la marquise de B… et de maître F… – Notre correspondant de Poitiers nousécrit que la décision de la chambre des mises en accusation ne saurait tarder.

   Jamais L'Indépendant de Sauveterre n'avait eu tant de lecteurs assidus.
   Et comme c'était à qui serait le mieux renseigné, quantité de désœuvrés s'étaient constitués les espions volontaires des amis de Jacques et passaient leur vie à essayer de surprendre ce qui se passait chez M. de Chandoré. Les plus hardis arrêtaient les domestiques et les interrogeaient.
   Voilà comment, le soir de la visite de Mlle Denise à la prison, il se trouvait des gens à flâner rue de la Rampe.
   Vers les dix heures et demie, ils virent la voiture de M. de Chandoré sortir de sa remise et venir s'arrêter devant la porte.
   À onze heures, M. de Chandoré et le docteur Seignebos y prirent place, et le cocher fouetta son cheval qui partit au grand trot.
   Où peuvent-ils bien aller? se demandèrent les curieux.
   Et ils suivirent la voiture.
   C'est à la gare que se faisaient conduire le docteur et grand-père Chandoré. Prévenus par une dépêche, ils se rendaient au-devant du marquis et de la marquise de Boiscoran et de maître Folgat.
   Ils arrivèrent bien trop tôt. Le chemin de fer d'intérêt local qui dessert Sauveterre n'est pas le premier du monde pour la régularité et garde encore dans son service certaines habitudes de ces anciennes pataches, dont le conducteur, au moment du départ, avait toujours oublié une commission.
   À minuit et quart, le train qui eût dûêtre en gare à onze heures cinquante-cinq n'était pas encore signalé. Tout aux environsétait silencieux et désert. À travers les vitres, on apercevait le chef de la station sommeillant dans son grand fauteuil de cuir. Employés et facteurs dormaient, allongés sur les banquettes de la salle d'attente.
   Mais on est fait à ce système, à Sauveterre, on en a pris son parti, et c'est sansétonnement ni impatience que M. de Chandoré et le docteur Seignebos se mirent à se promener de long en large dans la cour.
   On ne les eût pas beaucoup plus surpris, car ils connaissaient leur ville, si on leur eût dit qu'en ce moment même ilsétaient observés. C'était ainsi, pourtant. Deux curieux, plus obstinés que les autres, avaient pris, pour les suivre jusqu'au bout, l'omnibus qui dessert tous les trains. Et, postés un peu à l'écart, ils se disaient: ahç à! qu'attendent-ils comme cela?
   Enfin, vers une heure moins le quart, une sonnette tinta, et la station parut s'éveiller en sursaut. Le chef de gare ouvrit son guichet, les facteurs se dressèrent en se détirant les bras et en se frottant les yeux, des jurons retentirent, les portes claquèrent, et le sable cria sous la roue des brouettes.
   Bientôt on entendit dans le lointain comme un sourd roulement de tonnerre, et presque aussitôt, tout à l'extrémité de la voie, brilla dans la nuit, comme une boule de feu, la lanterne rouge de la locomotive… M. de Chandoré et le docteur coururent à la salle d'attente.
   Le train s'arrêtait. Une porte s'ouvrit, et Mme de Boiscoran parut, s'appuyant au bras de maître Folgat. Le marquis de Boiscoran, un sac de voyage à la main, suivait.
   Tout s'explique! se dirent les espions volontaires quiétaient venus coller l'œilà une des fenêtres.
   Et comme le train n'amenait aucun autre voyageur, ils obtinrent du conducteur de l'omnibus de partir à l'instant même, pressés qu'ilsétaient d'annoncer l'arrivée du père de l'accusé.
   L'heureétait indue; depuis longtemps la ville dormait, mais ils ne désespéraient pas de trouver encore quelques habitués au Cercle littéraire. On veille souvent fort avant dans la nuit, à ce cercle, depuis qu'on y joue, car on y joue, et même assez gros jeu pour y perdre très joliment son billet de cinq cents francs.
   Cette aimable distraction, à vrai dire, ne date que de quelques années. À dix heures sonnantes, autrefois, les journaux lus et relus et les cancansépuisés, chacun regagnait tranquillement son logis. Mais voilà que, vers 1850, un homme de plaisir, grand ami de la vie joyeuse, et d'ailleurs fort spirituel, fut nommé sous-préfet à Sauveterre. Il s'y ennuya et, pour se distraire, il eut l'idée d'inoculer aux habitués du cercle le virus du baccarat tournant. Il n'y avait pas de chance, mais les autres y prirent un goût extrême. Et, depuis, le sous-préfet aété changé, mais le baccarat est resté, au grand désespoir des «dames de la société».
   Donc les implacables curieux avaient chance de trouver des oreilles pour leur grosse nouvelle. Et cependant, moins pressés de la répandre, ils eussent assisté, et non sansémotion peut-être, à cette première entrevue de M. de Chandoré et du marquis de Boiscoran.
   D'un même mouvement instinctif, ils s'étaient précipités à la rencontre l'un de l'autre et, désespérément, ils se serraient les mains… Ils avaient des larmes dans les yeux. Ils ouvraient la bouche pour se parler, puis ils se taisaient, comme si les plaintes qui leur montaient aux lèvres leur fussent retombées dans le cœur… Entre eux, d'ailleurs, qu'était-il besoin de paroles! N'était-ce pas assez de cette muetteétreinte pour que le père de Jacques comprît tout ce que devait souffrir le grand-père de Denise!
   Et ils demeuraient immobiles, en face l'un de l'autre, quand le docteur Seignebos, qui se donnait comme toujours beaucoup de mouvement, vint à eux.
   – Les bagages sont sur la voiture, leur dit-il, venez-vous?
   Ils sortirent.
   La nuitétait fort claire et, à l'horizon, au-dessus de la masse noire de la ville endormie, se détachaient sur le bleu pâle du ciel les deux tours du vieux château transformé en prison.
   – Voilà donc où est Jacques! murmura M. de Boiscoran. Voilà où est enfermé mon fils accusé d'un crime atroce…
   – Nous l'en tirerons, morbleu! interrompit M. Seignebos en aidant le marquis à monter en voiture.
   Mais c'est en vain que, durant le trajet, le docteur essaya, ainsi qu'il le dit, de remonter le courage de ses compagnons de route. Ses espérances ne trouvaient nulécho en cesâmes désolées.
   Maître Folgat s'informa de Mlle Denise, qu'il avaitété surpris de ne pas voir à la gare. M. de Chandoré lui répondit qu'elleétait restée à la maison avec les tantes Lavarande, pour tenir compagnie à maître Magloire. Et ce fut tout. Il est de ces situations où parler est un supplice.
   Le marquis de Boiscoran n'avait pas trop de toute sa volonté pour maîtriser des spasmes qui ressemblaient fort à des sanglots. De se voir à Sauveterre, cela le bouleversait. La distance, quoi qu'on dise, émousse les sensations. Une poignée de main de M. de Chandoré l'avait plus remué que toutes les lettres qu'il avait reçues depuis un mois. Et, en découvrant au loin la prison de Jacques, il avait eu la notion exacte de l'épouvantable torture de ce malheureux impuissant à se disculper.
   Mme de Boiscoran, elle, était depuis la veille anéantie, comme si tous les ressorts de sonâme se fussent brisés d'un coup.
   Et M. de Chandoré frémissait de les voir ainsi accablés. S'ils désespéraient, qu'avait-ilà espérer, lui qui savait la destinée de Denise indissolublement liée à la destinée de Jacques.
   La voiture, cependant, s'arrêtait rue de la Rampe. La porte de la maison s'ouvrit aussitôt, et Mme de Boiscoran se trouva dans les bras de Denise, qui la soutint jusqu'à un fauteuil du salon.
   Les autres avaient suivi. Ilétait plus de deux heures, mais chaque minute désormais avait sa valeur.
   Rajustant ses lunettes:
   – Je suis d'avis, commença le docteur Seignebos, d'échanger nos renseignements. Moi, ici, j'en suis toujours au même point. Mais, vous savez mes convictions? Je n'en démords pas. Cocoleu est un simulateur et je le prouverai. Je semble ne plus m'occuper de lui; en réalité, je l'observe de plus près que jamais…
   Mlle Denise l'interrompit:
   – Avant de rien décider, fit-elle, il est un fait qu'il faut que vous sachiez. Écoutez-moi…
   Et pâle, car il lui en coûtait affreusement de livrer le secret de son cœur, mais l'œilétincelant d'énergie et d'une voix vibrante, elle raconta ce que déjà elle avait avoué à son grand-père, c'est– à-dire les propositions qu'elleétait allée porter à Jacques et son refus obstiné de fuir.
   – Bien! jeune fille, approuvait M. Seignebos enthousiasmé, très bien! Si malheureux que soit Jacques, on peut encore envier son sort.
   Mlle Denise terminait.
   Adressant à maître Magloire un regard de triomphe:
   – Après cela, ajouta-t-elle, est-il quelqu'un encore qui puisse croire que Jacques est un lâche assassin!
   Le célèbre avocat de Sauveterre n'était pas de ceux qui tiennent à leur opinion plus qu'à la vérité.
   – J'avoue, dit-il, que si j'avais à voir Jacques demain pour la première fois, je ne lui parlerais pas comme je l'ai fait…
   – Et moi! s'écria le marquis de Boiscoran, je déclare que je réponds de mon fils comme de moi-même, et je le lui dirai demain… (Et, se penchant vers sa femme, et assez bas pour qu'elle fût seule à l'entendre): Et j'espère, ajouta-t-il, que vous me pardonnerez des soupçons qui maintenant me font horreur.
   Mais les forces de la marquiseétaient à bout; elle défaillait et elle dut se retirer, accompagnée de Denise et des tantes Lavarande.
   Sur leurs talons, le docteur Seignebos donna un tour de clef à la porte, et s'adossant à la cheminée et retirant, pour les essuyer, ses lunettes d'or:
   – Maintenant, maître Folgat, dit-il, nous pouvons parler librement. Quelles nouvelles apportez-vous?


   22. Onze heures venaient de sonner, quand le geôlier Blangin entra tout effaré dans la cellule de Jacques de Boiscoran…

   Onze heures venaient de sonner, quand le geôlier Blangin entra tout effaré dans la cellule de Jacques de Boiscoran.
   – Monsieur, votre père est en bas!
   D'un bond le prisonnier fut debout.
   Dès la veille au soir, un billet de M. de Chandoré l'avait prévenu de l'arrivée du marquis de Boiscoran, et tout son temps, depuis, s'était passé à se préparer à cette première entrevue.
   Que serait-elle? Rien ne pouvait le lui faire prévoir.
   Aussi s'était-il résolu à se tenir sur la réserve. Et tout en suivant Blangin le long des escaliers et des interminables corridors, ne se préoccupait-il que de se composer un visage impassible et de préparer une phrase strictement respectueuse.
   Mais, avant d'avoir pu prononcer un seul mot, ilétait dans les bras de son père, qui le serrait contre sa poitrine en balbutiant:
   – Jacques, mon pauvre fils, malheureux enfant!
   De sa vie, longue et déjà bienéprouvée, le marquis de Boiscoran n'avaitété si rudement secoué.
   Attirant Jacques sous une des fenêtres du parloir, et se reculant pour le mieux considérer, il s'étonnait des doutes qui si longtemps l'avaient déchiré.
   Il lui semblait se revoir à l'âge de Jacques. Il reconnaissait son attitude et son visage, ses traits, l'expression franche et un peu hautaine de sa physionomie, son regard droit et clair… Puis, soudain, passant aux détails, il s'inquiétait de l'amaigrissement extraordinaire de Jacques, de sa pâleur, et il s'effrayait de lui voir aux tempes, entre les boucles de ses cheveux noirs, quelques mèches blanches.
   – Malheureux! s'écria-t-il, comme tu as dû souffrir!
   – J'ai cru que je deviendrais fou, répondit simplement Jacques. (Et avec un tremblement dans la voix): Mais vous, mon père, reprit-il, comment ne m'avez-vous pas donné signe de vie? Pourquoi avez-vous tant tardé?
   Le marquis de Boiscoran ne s'attendait que trop à cette question. Mais pouvait-il y répondre? Pouvait-il livrer à Jacques le secret lamentable de son abstention!
   Détournant un peu la tête:
   – En restant à Paris, lui dit-il, j'espérais te servir plus utilement.
   Mais son embarrasétait trop manifeste pouréchapper à Jacques.
   – Doutiez-vous donc de votre fils, mon père? fit-il tristement.
   – Jamais! s'écria le marquis, jamais je n'en ai douté une minute! Interroge ta mère, elle te dira que c'est la certitude superbe de ton innocence qui m'a empêché de partir avec elle. Quand j'ai su de quoi on t'accusait, j'ai répondu: «C'est absurde!»
   Jacques hochait la tête.
   – L'accusationétait absurde, en effet, prononça-t-il, et cependant vous voyez où elle m'a conduit.
   Deux grosses larmes longtemps contenues jaillirent brûlantes des yeux du marquis de Boiscoran.
   – Vous m'en voulez, murmura-t-il, Jacques, mon fils…
   Il n'est pas d'homme qui, en voyant pleurer son père, ne sente son cœur se briser. Toutes les résolutions de Jacques s'évanouirent. Et serrant entre les siennes les mains du vieux gentilhomme:
   – Non, je ne vous en veux pas, mon père, interrompit-il, non! Et cependant il n'est pas de mots pour vous exprimer tout ce que votre absence a ajouté de douleurs à mes mortelles angoisses… Je me croyais abandonné, renié!
   Pour la première fois depuis son arrestation, le malheureux trouvait un cœur où verser toutes les amertumes dont son cœur débordait. Devant sa mère et devant Mlle Denise, l'honneur lui commandait de dissimuler son désespoir. L'incrédulité de maître Magloire avait empêché toute expansion; maître Folgat, tout en luiétant aussi sympathique que possible, n'était pour lui qu'un inconnu.
   Tandis qu'en ce moment, devant cet ami, le plus cher et le plus précieux qu'ait jamais un homme, devant son père, qu'avait-ilà craindre de se livrer?
   – Est-il au monde, poursuivait-il, un exemple d'une infortune aussi inouïe!… Être innocent et ne pouvoir le démontrer! Connaître le coupable et n'oser le nommer!… Ah! je n'avais pas compris dès le premier jour toute l'horreur de la situation. J'avais bienété un instant effrayé en reconnaissant l'importance des charges qui s'élevaient contre moi, mais je n'avais pas tardé à me rassurer en me disant que la justice saurait bien démêler la vérité. La justice! C'était mon ami Galpin-Daveline qui la représentait, et il se souciait bien de la vérité, vraiment, pourvu qu'il prouvât que son coupableétait le coupable. Et comment ne l'eût-il pas prouvé! Lisez les pièces de l'instruction, mon père, et vous verrez de quel concours infernal de circonstances je suis victime. Pas une circonstance qui ne m'accuse. Jamais ne s'est ainsi manifestée cette puissance mystérieuse, aveugle et absurde, qui se joue de nous et que nous appelons la fatalité.
   Presque inquiet de la violence de son fils, M. de Boiscoran se taisait. Et Jacques continuait:
   – L'honneur d'abord, la prudence ensuite ont retenu sur mes lèvres le nom de madame de Claudieuse. Le jour où je l'ai livré, maître Magloire, mon ami, m'a dit que je mentais. Alors il m'a semblé que toutétait perdu. Alors je n'ai plus aperçu d'autre issue que la cour d'assises, c'est– à-dire le bagne ou l'échafaud. J'ai voulu me tuer. J'étais résolu à me débarrasser d'un fardeau devenu trop lourd pour mes forces. Mes amis m'ont fait comprendre que je ne m'appartiens pas, et que tant qu'il me restera une lueur d'intelligence et uneétincelle d'énergie, je n'ai pas le droit de disposer de ma vie…
   – Malheureux! s'écria M. de Boiscoran, non, vous n'en avez pas le droit!
   – Hier, poursuivait Jacques, Denise est venue me visiter… Savez-vous ce qu'elle m'offrait?… De fuir; non pas seul, mais avec elle. Mon père, la tentation aété terrible… Libre, Denise à moi, que m'importerait l'opinion du monde! Et elle insistait, cette amie incomparable, et tenez, là, à cette place où vousêtes, elle s'est mise à mes genoux! Je suis resté, cependant. Je doute du salut, et je reste!
   Il s'attendrissait. Il s'affaissa sur le banc grossier du parloir, cachant son visage entre ses mains, sans doute pour cacher ses larmes. Jusqu'à ce que tout à coup, pris d'un de ces accès de rage, comme il en avait eu trop depuis son emprisonnement:
   – Mais qu'ai-je fait! s'écria-t-il, qu'ai-je fait pour mériter un tel châtiment!
   Le front du marquis de Boiscoran s'était soudainement assombri.
   – Vous avez pris la femme d'un autre, mon fils, prononça-t-il.
   Jacques haussa lesépaules.
   – J'aimais madame de Claudieuse, fit-il, elle m'aimait…
   – L'adultère est un crime, Jacques…
   – Un crime!… C'est ce que me disait Magloire. Mais vous, mon père, vous, le croyez-vous vraiment?… Alors c'est un crime qui n'a rien de sinistre, auquel tout engage et encourage, dont on se vante volontiers, dont tout le monde plaisante!… La loi, c'est vrai, arme le mari du droit de vie ou de mort. Mais quand on s'adresse à la loi, elle punit les coupables de six mois de prison, qu'ils font dans une maison de santé…
   Ah! s'il eût su, le malheureux.
   – Jacques, interrompit M. de Boiscoran, madame de Claudieuse prétend, à ce que vous avez dit, qu'une de ses filles, la plus jeune, est votre fille…
   – C'est possible…
   Le marquis de Boiscoran frémit.
   – C'est possible! s'écria-t-il, et vous dites cela ainsi, insoucieusement. Insensé!… Vous n'avez donc jamais songé à ce que serait la douleur du comte de Claudieuse, s'il venait à apprendre la vérité! Et s'il la soupçonnait, seulement!… Vous ne comprenez donc pas qu'il suffirait d'un soupçon pour empoisonner sa vie, pour perdre probablement la vie de cette fille, qui est la vôtre… Vous ne vousêtes donc jamais dit qu'il est de ces doutes atroces dont un homme souffre plus cruellement que vous n'avez souffert de l'erreur dont vousêtes victime…
   Il s'arrêta. Vingt mots de plus et il livrait peut-être son secret… Se maîtrisant, grâce à un héroïque effort:
   – Mais je ne suis pas venu pour discuter, reprit-il, je suis venu vous dire que, quoi qu'il arrive, votre père ne vous abandonnera pas, et que, s'il vous faut subir l'opprobre de la cour d'assises, je serai assis à vos côtés…
   Si extrême que fût le désordre de l'esprit de Jacques, il avaitété frappé du trouble de son père, de l'intensité de son accent et de sa véhémence soudaine. Durant un dixième de seconde, il eut comme une perception vague de la désolante vérité. Mais avant d'être formulé, le soupçon s'évanouit devant cette promesse que lui faisait le marquis de Boiscoran d'affronter à ses côtés l'épouvantable humiliation d'un jugement. Promesse sublime d'abnégation et de piété paternelle, pour qui savait son horreur du scandale, sa réserve hautaine et son respect de soi poussé jusqu'à l'exagération.
   Aussi, transporté de reconnaissance:
   – Ah! c'est à moi, mon père, s'écria Jacques, de vous demander pardon, à moi qui avais douté de votre cœur!
   De son mieux, M. de Boiscoran se remettait de la secousse.
   – Oui, je vous aime, mon fils, prononça-t-il d'une voix grave, et cependant ne me faites pas plus héroïque que je ne le suis réellement. J'espère encore que la cour d'assises nous seraépargnée.
   – Est-il donc survenu quelque incident nouveau?
   – Sans avoir précisément réussi, les investigations de maître Folgat ont révélé des indices sur lesquels on peut baser de légitimes espérances.
   Jacques eut un geste de découragement.
   – Des indices, murmura-t-il.
   – Attendez! ils sont faibles, j'en conviens, et tels qu'il serait insensé de les produire devant un jury. Mais, d'un jour à l'autre, ils peuvent devenir décisifs. Et déjà ils ont assez de valeur pour vous avoir ramené maître Magloire.
   – Mon Dieu! serais-je donc sauvé!
   – Je veux laisser à maître Folgat, poursuivit M. de Boiscoran, la satisfaction de vous apprendre le résultat de ses démarches. Mieux que moi, il vous en expliquera toute la portée. Et vous n'aurez pas longtemps à attendre, car hier soir, ou plutôt ce matin, quand nous nous sommes séparés, maître Magloire et lui ont pris rendez-vous pourêtre à la prison avant deux heures…
   Quelques instants plus tard, en effet, un pas rapide retentit dans le corridor, et Frumence Cheminot parut. C'était ce détenu dont Blangin avait fait son aide, et que Méchinet avait employé pour la correspondance de Jacques et de Mlle Denise.
   Frumence Cheminotétait un grand et robuste gars de vingt-cinq à vingt-six ans, dont la large bouche et les petits yeux riaient d'uneéternelle bonne humeur.
   Vagabond, sans feu ni lieu, Cheminot avaitété propriétaire autrefois. À la mort de son père et de sa mère, et lorsqu'il n'avait que dix-huit ans, il s'était trouvé possesseur, à deux portées de fusil de la Tremblade, d'une maison entourée d'un courtil, d'un pré, de quelques arpents d'une bonne terre et d'un marais salant, le tout valant bien trois milleécus.
   Malheureusement l'époque de la conscription arriva. Ainsi que beaucoup de gars du pays, Cheminot, qui avait une foi profonde aux sorciers, était allé s'acheter un sortilège, et il lui en avait coûté 50 francs pour obtenir «un sort»infaillible, c'est– à-dire trois branches de tamarin, cueillies pendant la nuit de Noël et liées par un nombre fatidique de cheveux coupés sur la tête d'un mort.
   Ayant cousu son «sort»dans la poche de sa veste, Cheminot s'enétait allé au chef-lieu, et plongeant bravement la main dans l'urne, il en avait tiré le numéro 3 [5 - À l'époque, les conscritsétaient tirés au sort. Les premiers numéros, dans la limite du contingent prévu devaient faire leur service militaire.]. Ce résultat l'avait beaucoupétonné. Mais comme il avait horreur du service militaire, et que, bâti comme il l'était, ilétait bien sûr de n'être pas réformé, il s'était résolu à employer, pour n'être pas soldat, un sortilège d'une efficacité plus prouvée, c'est– à-dire à emprunter de l'argent pour acheter un remplaçant.
   Propriétaire, il trouva sans trop de difficultés, à la Tremblade, un homme obligeant qui, moyennant une bonne première hypothèque, consentit à lui prêter pour deux ans 3 500 francs. L'obligation signée, et son argent en poche, Cheminot se rendit à Rochefort, où les marchands d'hommes pullulaient, malgré la rude concurrence que leur faisait l' État. Et moyennant une somme de 2 000 francs et quelques menus frais, on lui fournit un remplaçant de première qualité.
   Ravi de son opération, Cheminot devait partir le lendemain pour la Tremblade, quand sa mauvaiseétoile amena dans l'auberge où il soupait un «pays», ancien camarade d'école, matelot à bord d'un navire charbonnier en charge à Charente. Que faire, entre «pays», à moins que l'on ne boive?
   Ils burent, et le matelot, ayant eu tôt flairé les quelque douze cents francs qu'avait encore Cheminot, se jura qu'il allait s'amuser et qu'il ne rentrerait pas à bord tant qu'il resterait un centime. Ainsi fut-il fait. Et après quinze jours d'une noce à «tout casser», le marinétait arrêté et conduit en prison, et Cheminot, pour regagner la Tremblade, enétait réduit à emprunter cent sous au conducteur de la voiture.
   Ces quinze jours devaient décider de son existence. Il y avait perdu le goût du travail et gagné la passion de ces bons cabarets où l'on boit en battant des cartes grasses. Rentré chez lui, il prétendit continuer sa belle vie de Rochefort, et, pour ce, il se mit à faire des dettes, à emprunter et à vendre pièce à pièce tout ce qu'il possédait de vendable, depuis ses matelas jusqu'à ses outils.
   Ce n'était pas le moyen de rembourser les 3 500 francs qu'il devait. Aussi, l'échéance venue, le créancier, qui voyait son gage dépérir, n'y alla pas par quatre chemins. Commandement, assignation, jugement, saisie, vente par autorité de justice; en deux temps, Cheminot fut exécuté et se trouva sur le pavé, les bras ballants, ne possédant plus au monde que les méchants habits qu'il avait sur le dos.
   Il eût aisément trouvé à s'employer, étant bon ouvrier et aimé malgré tout. Mais il avait encore plus l'horreur du travail que l'amour de la boisson.
   Si le besoin le sanglait par trop, il faisait quelques journées. Mais dès qu'il avait gagné dix francs, bonsoir! Il s'en allait, flânant le long des routes, causant avec les rouliers, ou bien il rôdait autour des villages, guettant quelqu'un de ces bons ivrognes qui, plutôt que de boire seuls, invitent le premier venu.
   Cheminot n'était pas le premier venu. Il se flattait d'être connu tout le long de la côte, depuis Royan jusqu'à Fouras, et dans une bonne partie du département, plus loin que Rochefort et que Sauveterre. Et ce qu'il y a de plus surprenant, c'est qu'on ne lui en voulait pas trop de sa paresse. Les ménagères de campagne le saluaient bien d'un: «Que cherches-tu par ici, fainéant!…», mais elles ne lui refusaient guère uneécuellée de soupe sur un coin de table et un verre de vin blanc.
   Sa bonne humeur inaltérable et son obligeance expliquaient cette indulgence. Ce garçon, qui refusait des journées bien payées, était toujours prêt à donner gratis un solide coup de main. Et ilétait bon à tout – sur terre et sur mer, disait-il. Et, en effet, c'est à lui que s'adressait indifféremment le fermier dont la besogne pressait, ou le patron de bateau pêcheur qui avait un de ses hommes malade.
   Le diable, c'est que cette existence de gueuserie rustique, si elle a ses bons jours, a ses mauvaises séries. Par certaines semaines, on ne rencontre ni ivrognes bon enfant, ni fermières hospitalières. La faim, elle, vient toujours. Alors, il faut marauder, déterrer des pommes de terre qu'on fait cuire au coin d'un bois, ou secouer les arbres des vergers. Et si en pleins champs on ne trouve ni fruits ni pommes de terre, dame! on force les clôtures ou on escalade les murs… Relativement, Cheminotétait un honnête garçon et incapable de voler une pièce d'argent. Mais des légumes, des volailles, des fruits… Voilà comment deux fois déjà il avaitété arrêté et condamné à quelques jours de prison, et à chaque fois il avait juré ses grands dieux qu'on ne l'y reprendrait plus et qu'il allait se remettre à l'ouvrage. Et, cependant, on l'y avait repris…
   Ce pauvre diable avait raconté ses infortunes à Jacques. Et Jacques, qui lui devait d'avoir pu, étant au secret, recevoir des nouvelles de Mlle Denise, l'avait pris en affection.
   Aussi, le voyant arriver, respectueusement, son bonnet à la main:
   – Qu'est-ce, Cheminot? lui demanda-t-il.
   – Monsieur, répondit le vagabond, monsieur Blangin vous fait savoir que messieurs vos avocats viennent de monter à votre chambre.
   Une dernière fois le marquis de Boiscoran embrassa son fils.
   – Ne les fais pas attendre, lui dit-il, va, et bon courage…


   23. Le marquis de Boiscoran avait dit vrai…

   Le marquis de Boiscoran avait dit vrai. Fortementébranlé déjà par le récit de Mlle Denise, maître Magloire avaitété définitivement vaincu par les explications de maître Folgat, et il arrivait à la prison prêt à répondre de l'innocence de Jacques.
   – Mais je doute fort qu'il me pardonne mon incrédulité, disait-ilà maître Folgat pendant qu'ils attendaient le prisonnier dans sa cellule.
   Jacques entrait, sur ces mots, toutému encore du dernier embrassement de son père. Maître Magloire s'avança vers lui.
   – Je n'ai jamais su déguiser ma pensée, Jacques, prononça-t-il. Vous croyant coupable, et persuadé que vous accusiez faussement la comtesse de Claudieuse, je vous l'ai dit franchement, brutalement même. Revenu de mon erreur et convaincu de la sincérité de votre relation, non moins simplement je viens vous dire: Jacques, j'ai eu tort de croire à la réputation d'une femme plus qu'à la parole d'un ami. Voulez-vous me donner la main?
   C'est avec un transport de joie que le prisonnier serra cette main loyale qui luiétait offerte.
   – Puisque vous croyez à mon innocence, s'écria-t-il, d'autres peuvent y croire, l'heure du salut est proche!
   Au visage attristé des deux avocats, il comprit qu'il se réjouissait trop tôt. Ses traits se contractèrent, mais c'est d'une voix ferme qu'il dit:
   – Allons, je vois que la lutte sera longue encore, et que l'issue en est toujours incertaine… N'importe! soyez sûrs que je ne faiblirai pas…
   Déjà maître Folgat avaitétalé sur la table de la prison tous les papiers de son portefeuille, des copies qui lui avaientété fournies par Méchinet et les notes de son rapide voyage.
   – Avant tout, mon cher client, commença-t-il, je dois vous mettre au fait de mes démarches.
   Et lorsqu'il eut exposé jusqu'en ses moindres détails son expédition en compagnie de Goudar:
   – Résumons la situation, dit-il. Nous sommes dès aujourd'hui en mesure de prouver trois choses: 1° que la maison de la rue des Vignes vous appartient et que le sir Francis Burnett qu'on y connaît n'est autre que vous; 2° que vous receviez dans cette maison la visite d'une dame qui, à en juger par les précautions qu'elle prenait, avait un puissant intérêt à se cacher; 3° que les visites de cette dame n'avaient lieu qu'à une certaineépoque, chaque année, laquelle coïncidait précisément avec celle des voyages à Paris de la comtesse de Claudieuse.
   De la tête, le célèbre avocat de Sauveterre acquiesçait.
   – Oui, dit-il, tout ceci est définitivement acquis au procès.
   – Pour nous-mêmes, continua son jeune confrère, nous avons une certitude nouvelle, c'est que la servante du faux sir Francis Burnett, Suky Wood, aépié la mystérieuse visiteuse et l'a vue, et par conséquent la reconnaîtrait.
   – Parfaitement. Cela résulte de la déposition de l'amie de cette fille.
   – Donc, si nous retrouvons Suky Wood, la comtesse de Claudieuse est démasquée…
   – Si nous la retrouvons! fit maître Magloire. Et ici, malheureusement, nous rentrons dans le domaine de l'hypothèse…
   – Hypothèses, soit, interrompit maître Folgat, mais basées sur des faits positifs et dont cent exemples confirment la probabilité. Pourquoi donc ne retrouverions-nous pas cette Suky, dont nous connaissons le lieu de naissance et la famille, et qui n'a aucune raison de se cacher? (Et s'animant à mesure qu'ilénumérait les chances favorables): Goudar en a retrouvé bien d'autres, poursuivait-il, et Goudar est avec nous. Et soyez tranquille, il ne s'endormira pas. J'ai laissé tomber dans son cœur un espoir qui lui fera faire des miracles, l'espoir de recevoir en récompense du salut de monsieur de Boiscoran la maison de la rue des Vignes. Trop magnifique est l'enjeu pour qu'il ne gagne pas cette partie, lui qui en a tant gagné. Qui sait ce qu'il a trouvé, depuis qu'il m'a quitté! Qui peut dire ce qu'il découvrira ici! N'est-ce donc rien, ce qu'il a fait en une journée?…
   – C'est immense! s'écria Jacques, émerveillé des résultats obtenus.
   Plus vieux que maître Folgat et que Jacques, le premier avocat de Sauveterreétait moins prompt à l'enthousiasme.
   – Oui, c'est immense, répéta-t-il, et si nous avions du temps devant nous, je dirais avec vous: nous l'emportons. Mais le temps manque pour les investigations de Goudar; mais la session est proche, et obtenir la remise de l'affaire me semble bien difficile…
   – Et d'ailleurs je ne veux pas de remise, moi, interrompit Jacques.
   – Cependant…
   – À aucun prix, Magloire, jamais! Quoi!… il me faudrait endurer trois mois encore les angoisses qui me torturent!… Je ne le pourrais pas, mes forces sont à bout!… Assez d'incertitudes comme cela! Il faut en finir…
   D'un geste, maître Folgat l'arrêta.
   – Ne vous débattez pas, fit-il, obtenir une remise est impossible. Quel prétexte invoquerions-nous, pour la demander? L'insuffisance de l'instruction? En l'état, l'enquête est irréprochable. Il nous faudrait introduire dans l'affaire unélément nouveau, c'est– à-dire nommer madame de Claudieuse…
   Une immense surprise se peignit sur le visage de Jacques.
   – Ne la nommerez-vous donc pas quand même? interrogea-t-il.
   – Cela dépend.
   – Je ne vous comprends pas…
   – C'est bien simple, cependant. Si, avant les délais, Goudar réunissait contre elle deséléments suffisants d'accusation, oui, je la nommerais, et alors fatalement l'affaire serait retirée du rôle, et l'on recommencerait une instruction où, très probablement, vous n'interviendriez qu'en qualité de témoin. Si, au contraire, avant le jour du jugement, nous ne recueillons pas contre elle d'autres preuves que celles que nous possédons, non, je ne la nommerais pas, car ce serait, et tel est l'avis de maître Magloire, perdre irrémissiblement votre cause…
   – Oui, telle est mon opinion, approuva le vieil avocat.
   La stupeur de Jacques n'avait plus de bornes.
   – Cependant, fit-il, pour ma défense, si je passe en cour d'assises, il faudra bien parler de mes relations avec madame de Claudieuse…
   – Non.
   – Mais elles expliquent tout…
   – Si on les admet…
   – Prétendez-vous donc me défendre, espérez-vous donc me sauver en ne disant pas la vérité?
   Maître Folgat secouait la tête.
   – En cour d'assises, prononça-t-il, la vérité est la moindre des choses…
   – Oh!…
   – Les jurés admettraient-ils des allégations que n'a point admises maître Magloire, votre ami? Non. N'en parlons donc pas, et ne songeons qu'à trouver une explication admissible aux charges relevées contre vous. Croyez-vous que nous serons les premiers à agir ainsi? Nullement. Il est peu de cause où le ministère public dise tout ce qu'il sait, et il en est moins encore où le défenseur invoque tout ce qu'il pourrait invoquer. Sur dix procès criminels, il en est au moins trois qui se plaident à côté. Que sera le réquisitoire prononcé contre vous? Le résumé du roman imaginé par le juge d'instruction pour démontrer que vousêtes coupable. Opposez-lui un autre roman qui prouve que vousêtes innocent!
   – La vérité, pourtant…
   – Est primée par la vraisemblance, mon cher client. Interrogez maître Magloire. C'est de la vraisemblance seule que s'inquiète l'accusation; donc, la vraisemblance doitêtre l'unique souci de la défense. Faillible et bornée en ses moyens, la justice humaine ne saurait descendre au fond des choses, discerner les mobiles et sonder les consciences. C'est sur des probabilités qu'elle décide, sur des apparences, et il n'est guère d'affaire qui ne garde pour elle des côtés mystérieux et inexplorés. Je n'en finirais pas si je vousénumérais lesénigmes judiciaires. A-t-on su jamais le dernier mot de l'assassinat de Fualdès, du meurtre Marcellange et de l'empoisonnement Bocarmé? Non, et on ne le saura jamais. A-t-on tout dit lors du procès Lafarge, a-t-on parlé du complice qui, évidemment, existait!… La vérité!… Vous imaginez-vous que monsieur Galpin-Daveline l'a cherchée! Si oui, que ne laisse-t-il comparaître Cocoleu? Mais non, du moment où, pour le crime commis, il produit un coupable probable, il est content. La vérité!… Qui donc de nous la sait! Votre affaire, monsieur de Boiscoran, est de celles dont ni l'accusation, ni la défense, ni l'accusé lui-même ne possèdent le secret.
   Un long silence suivit, si profond qu'on put entendre le pas monotone du soldat de la ligne de faction sous les fenêtres de la prison.
   Maître Folgat avait dit tout ce qu'il estimait pouvoir dire. Il eût cru, en insistant davantage, assumer une responsabilité trop lourde. C'était de Jacques que l'honneur et la vieétaient en question. C'était à Jacques à décider du système de défense. Peser sur sa décision, c'était, en cas d'insuccès possible, sinon probable, s'exposer à ce qu'il s'écriât: «Que ne m'a-t-on laissé libre, je n'en serais pas là!»
   Et pour bien indiquer cette nuance:
   – Le conseil que je vous donne, mon cher client, prononça-t-il, est, selon moi, le meilleur, et c'est celui que je donnerais à mon frère. Je ne puis dire, malheureusement, qu'il soit infaillible. À vous donc de choisir. Quelle que soit votre détermination, je reste à vos ordres…
   Jacques ne répondit pas. Les coudes sur la table, le front entre les mains, il demeurait aussi immobile qu'une statue, abîmé en ses réflexions.
   Que résoudre? Suivre son premier mouvement, déchirer tous les voiles, clamer la vérité! C'était chanceux, mais quel triomphe que de réussir ainsi! Adopter le système de ses avocats, manœuvrer, ruser, mentir… C'était plus sûr, mais l'emporter de la sorte, était-ce vaincre?
   Les perplexités de Jacquesétaient affreuses. Il ne le sentait que trop: du parti qu'il allait prendre pouvait dépendre sa destinée.
   Tout à coup, redressant la tête:
   – Votre avis, Magloire? demanda-t-il.
   Le célèbre avocat de Sauveterre fronça les sourcils, et d'un ton bourru:
   – Tout ce que vient de vous dire mon jeune confrère, répondit-il, j'ai eu l'honneur de l'exposer à madame votre mère. Maître Folgat n'a eu qu'un tort, c'est d'y mettre tant de ménagements. Le médecin n'a pas à s'inquiéter de ce que pense le malade, des remèdes qu'il lui prescrit. Il se peut que nos prescriptions ne soient pas le salut, mais si vous ne les suivez pas, vousêtes perdu sûrement.
   Quelques minutes encore, Jacques hésita. Ces prescriptions, comme disait maître Magloire, répugnaient horriblement à son caractère chevaleresque et hardi.
   – Être acquitté ainsi, murmurait-il, serait-ce bien l'être? Serais-je réellement, et pour tous, disculpé?… Toute mon existence, ensuite, ne serait-elle pas flétrie par de vagues soupçons… Je ne serais pas sorti des débats le front haut, je me serais esquivé en quelque sorte par un escalier de service et une porte dérobée…
   – Cela vaut encore mieux que d'aller au bagne par la grande porte! dit brutalement maître Magloire.
   À ce mot de bagne, Jacques avait bondi comme au contact d'une batterieélectrique. Il se leva, et après quelques tours dans sa prison, se posant en face de ses défenseurs:
   – Je m'abandonne à vous, messieurs, prononça-t-il Dictez-moi ma conduite, j'obéirai…
   Jacques avait du moins les qualités de ses défauts: une résolution prise, il ne revenait plus sur celles qu'il eût pu prendre.
   Calme, désormais, et de sang-froid, il s'assit, et avec un sourire triste:
   – Voyons le plan de bataille, dit-il.
   Ce plan, depuis un mois, était la constante et presque unique préoccupation de maître Folgat. Tout ce qu'il avait d'intelligence, de pénétration et de pratique des affaires, il l'avait appliqué à disséquer cette cause devenue sienne, en quelque sorte, par l'intérêt passionné qui l'y attachait. Il connaissait la tactique de l'accusation aussi bien que M. Galpin-Daveline, et mieux que lui il en savait le fort et le faible.
   – Ainsi donc, commença-t-il, nous allons procéder comme si madame de Claudieuse n'existait pas. Nous ne la connaissons plus. Il n'est plus question du rendez-vous au Valpinson, ni de lettres brûlées…
   – C'est convenu.
   – Celaétant, nous avons tout d'abord à chercher, non l'emploi de notre temps, mais l'explication de notre sortie le soir du crime. Ah! si nous en pouvions imaginer une plausible, bien vraisemblable, je répondrais presque du succès, car ne nous y méprenons pas, là est le nœud de l'affaire, et c'est sur ce point que s'acharneront les débats.
   C'est ce dont Jacques ne semblait pas parfaitement convaincu.
   – Est-ce bien possible! fit-il.
   – Ce n'est que trop certain, malheureusement. Et si je dis malheureusement, c'est que nous avons ici contre nous une charge terrible, la plus décisive, à coup sûr, qui aitété relevée, sur laquelle monsieur Galpin-Daveline n'a pas insisté – il est bien trop fin pour cela – mais qui, entre les mains du ministère public, peutêtre l'arme du coup de grâce…
   – Je dois avouer, commença Jacques, que je ne vois pas trop…
   – Oubliez-vous donc la lettre que vous avezécrite à mademoiselle Denise le jour du crime? interrompit maître Magloire.
   Alternativement, Jacques regardait ses deux défenseurs.
   – Quoi, fit-il, cette lettre…
   – Nous accable, mon cher client, acheva maître Folgat. Ne vous la rappelez-vous donc plus? Vous y dites à votre fiancée que vous serez privé du bonheur de passer la soirée près d'elle par une affaire de la plus haute importance et qui ne souffre point de retard. Donc, d'avance, et après mûres réflexions, vous vous proposiez d'employer votre soirée à une certaine chose. Quelle? L'assassinat de monsieur de Claudieuse, prétend l'accusation. Que lui répondrons-nous?
   – Mais, pardon, cette lettre, mademoiselle Denise ne l'a certainement pas communiquée.
   – Non, mais l'accusation sait son existence. Monsieur de Chandoré et monsieur Séneschal, croyant vous disculper, en ont dit et redit le contenu. Et monsieur Galpin-Daveline la connaît si bien qu'il vous en a parlé à diverses reprises, et que vous avez avoué tout ce qu'il pouvait souhaiter.
   Le jeune avocat cherchait parmi les papiersétalés sur la table. Bientôt il eut trouvé.
   – Tenez, reprit-il, dans votre troisième interrogatoire, voici ce que je lis:
   DEMANDE. – Vous deviezépouser prochainement mademoiselle de Chandoré?
   R ÉPONSE . – Oui.
   D. – Vous passiez près d'elle, depuis assez longtemps, toutes vos soirées?
   R. – Toutes.
   D. – Sauf celle du crime, cependant.
   R. – Malheureusement.
   D. – Celaétant, votre fiancée a dû s'étonner de votre absence?
   R. – Non, je lui avaisécrit…
   Entendez-vous, Jacques? s'écria maître Magloire. Et remarquez que monsieur Daveline se garde bien d'insister. Il craint de vous donner l'éveil. Il a obtenu un aveu, cela lui suffit.
   Mais déjà maître Folgat avait cherché et trouvé une autre copie.
   – Dans votre sixième interrogatoire, continua-t-il, voilà ce que j'ai noté:
   D. – Ainsi, c'est sans but arrêté que, le soir du crime, vousêtes sorti emportant votre fusil?
   R. – Je m'expliquerai sur ce sujet lorsque j'aurai consulté mon défenseur.
   D. – Il n'est pas besoin de consultation pour dire la vérité.
   R. – Rien ne me fera revenir sur ma détermination.
   D. – Alors, pas plus qu'hier, vous ne direz où vousêtes allé de huit heures à minuit?
   R. – Je répondrai à cette question en même temps qu'à l'autre.
   D. – Il vous fallait un motif bien grave pour vous retenir dehors, car vous vous saviez attendu par votre fiancée, mademoiselle de Chandoré?
   R. – Je lui avaisécrit de ne pas m'attendre.
   – Ah! Galpin-Daveline est un habile mâtin! grommela maître Magloire.
   – Enfin, reprit maître Folgat, voici un passage de l'avant-dernier interrogatoire:
   D. – Quand vous aviez une commission à faire à Sauveterre, à qui aviez-vous coutume de la confier?
   R. – Au fils de mon métayer, Michel.
   D. – Alors, c'est lui qui, le soir du crime, a porté à mademoiselle de Chandoré la lettre que vous luiécriviez pour lui dire de ne pas compter sur vous?
   R. – Oui.
   D. – Vous vous prétendiez retenu par quelque grave affaire?
   R. – C'est le prétexte ordinaire.
   D. – Mais, de votre part, ce n'était pas un prétexte. Où aviez-vous à aller, oùêtes-vous allé?
   R. – Tant que je n'aurai pas vu mon défenseur, je me tairai.
   D. – Prenez garde! le système de dénégations et de réticences est périlleux!
   R. – J'en connais et j'en accepte le danger.
   Jacquesétait confondu. Et fatalement, il en est ainsi de tout accusé auquel on représente le procès-verbal de ses interrogatoires. Pas un qui ne s'écrie: «Quoi! j'ai dit cela, moi!»Il l'a dit, et il n'y a pas à le nier, c'estécrit et il l'a signé. Comment donc l'a-t-il pu dire?… Ah! voilà!… Si fort que soit un homme, il ne saurait, durant des mois entiers, tendre au même degré toutes ses facultés et toute sonénergie. Il a ses heures d'accablement et ses heures d'espérance, ses accès de révolte et ses moments d'abandon…
   Et l'impassible juge d'instruction profite de tout. Innocent ou coupable, il n'est pas de prévenu qui puisse lutter. Si prodigieuse que puisseêtre sa mémoire, comment se rappellerait-il une réponse inoffensive qui a des semaines de date! Le juge, lui, l'a recueillie, et vingt fois, s'il le faut, il la représentera sous une forme nouvelle. Et de même que l'impalpable flocon de neige devient l'irrésistible avalanche, le mot insignifiant prononcé au hasard, abandonné, puis repris, puis développé, commenté et interprété, peut devenir une chargeécrasante.
   Il faut avoir passé par là, il faut avoirété l'accusé ou le juge pour comprendre combien inégale est la partie, pour comprendre que les dispositions de la loi ne sontéquitables que si le prévenu est coupable, et qu'en définitive il s'en faut bien que l'innocence trouve autant de protection que le crime.
   Voilà ce que Jacques constata. Si habilement et à de si longs intervalles lui avaientété posées ces questions qu'il les avait oubliées; et cependant, rapprochant ses réponses, il lui fallait bien reconnaître que très positivement il avait avoué qu'il se proposait de consacrer à une affaire importante la soirée du crime.
   – C'estépouvantable! s'écria-t-il. (Et pénétré de l'affreuse réalité des appréhensions de maître Folgat, il ajouta): Comment sortir de là?
   Peut-être les défenseurs, maître Magloire surtout, ne furent-ils pas mécontents de cet effroi qui leur garantissait la docilité de Jacques.
   – Je vous l'ai dit, répondit maître Folgat, il faut trouver une explication plausible.
   – C'est ce dont je me déclare incapable.
   Le jeune avocat parut rassembler ses souvenirs; puis:
   – Vousêtes prisonnier, monsieur, reprit-il, et j'étais libre. Depuis un mois que je médite un système de défense, je me suis préoccupé de ce point, qui en est la base…
   – Ah!…
   – Où devait se célébrer votre mariage?
   – Chez moi, à Boiscoran.
   – Où devait avoir lieu la cérémonie religieuse?
   – À l'église de Bréchy.
   – En avez-vous parlé au curé?
   – Plusieurs fois. Et même, à ce sujet, un jour, en plaisantant, il m'a dit: «Je vais enfin vous tenir dans mon confessionnal!»
   Maître Folgat eut comme un tressaillement de joie qui n'échappa pas à Jacques.
   – Donc, poursuivit-il, le curé de Bréchyétait votre ami?
   – Assez intime, oui. Il venait quelquefois me demander à dîner, sans façon, et jamais je ne passais près de chez lui sans entrer lui serrer la main…
   La satisfaction du jeune avocatétait devenue tout à fait visible.
   – Décidément, s'écria-t-il, mon explication n'est pas invraisemblable! Écoutez, et croyez que je suis parfaitement sûr de mes informations. De neuf à onze heures, le soir du crime, il n'y avait personne au presbytère de Bréchy. Le curé dînait au château de Besson, et sa servanteétait allée au-devant de lui avec une lanterne…
   – Compris! murmura maître Magloire.
   – Pourquoi, mon cher client, continua maître Folgat, pourquoi ne seriez-vous pas allé chez le curé de Bréchy? D'abord, vous aviez à vous entendre avec lui sur les détails de la cérémonie, puis, comme il est votre ami, homme d'expérience, prêtre, vous vouliez, au moment de vous marier, prendre ses conseils, et enfin, vous vous proposiez de remplir ce devoir religieux dont il vous avait parlé, et qui vous répugnait un peu.
   – Bon, cela! approuvait le célèbre avocat de Sauveterre, très bon!
   – Donc, poursuivait le jeune avocat, c'est pour aller chez le curé de Bréchy, mon cher client, que vous vousêtes privé du bonheur de passer la soirée près de votre fiancée. Voyons comment cela répond aux charges de l'accusation. On vous demande en premier lieu pourquoi vous avez pris par les marais. Pourquoi? C'est que c'est de beaucoup le chemin le plus court, et que vous aviez peur de trouver le curé de Bréchy couché. Rien de plus naturel, car il est bien connu que cet excellent homme a l'habitude de se mettre au lit dès neuf heures. Cependant, c'est en vain que vous vousêtes hâté, car lorsque vous avez frappé à la porte du presbytère, personne n'est venu vous ouvrir…
   D'un geste, maître Magloire interrompit son jeune confrère.
   – Jusqu'ici, dit-il, très bien. Mais là, une invraisemblance se présente. Jamais, pour revenir de Bréchy à Boiscoran, personne ne s'avisera d'aller prendre par les bois de Rochepommier. Si vous connaissiez le pays…
   – Je le connais pour l'avoir soigneusement exploré. Et la preuve, c'est que, prévoyant votre objection, j'y ai trouvé une réponse. Pendant que monsieur de Boiscoran frappait à la porte du presbytère, une petite paysanne, qu'il ne connaît pas, est passée et lui a dit qu'elle venait de rencontrer le curé sur la route, près de l'endroit qu'on appelle la Cafourche des Maréchaux. La situation du presbytère, isolé à l'entrée du bourg, rend très admissible cet incident. Pour ce qui est du curé, voici que le hasard m'a révélé: précisément à l'heure où monsieur de Boiscoran pouvaitêtre à Bréchy, un prêtre passait près de la Cafourche des Maréchaux, et ce prêtre, auquel j'ai parlé, est le desservant d'une commune voisine, qui dînait chez monsieur de Besson, lui aussi, et qu'onétait allé chercher pour administrer une femme qui se mourait… La petite paysanne ne mentait donc pas, elle se trompait…
   – Étonnant! fit maître Magloire.
   – Cependant, poursuivit maître Folgat, qu'a fait monsieur de Boiscoran, ainsi averti?… Il s'est lancé sur cette route et, croyant aller à la rencontre du curé, il a marché jusqu'au bois de Rochepommier. Reconnaissant enfin que, volontairement ou non, la petite paysanne l'avait induit en erreur, il s'est décidé à regagner Boiscoran par les bois… Mais ilétait de très mauvaise humeur d'avoir perdu ainsi une soirée qu'il eût pu passer près de sa fiancée, et c'est pour cela qu'il pestait et jurait, ainsi que l'a déclaré le témoin Gaudry…
   Le célèbre avocat de Sauveterre secouait la tête.
   – C'est ingénieux, prononça-t-il, je le reconnais, et j'avoue en toute humilité que jamais je n'aurais trouvé aussi bien. Seulement… car il y a un seulement, mon cher confrère, votre récit pèche par son admirable simplicité même. L'accusation vous répondra: «Si telle est la vérité, comment monsieur de Boiscoran ne l'a-t-il pas dite immédiatement, et qu'avait-il besoin, pour la dire, de consulter ses défenseurs?…»
   À la contraction des traits de maître Folgat, on devinait l'effort de sa pensée.
   – Je ne le sais que trop, répondit-il, là est le défaut de la cuirasse… Défaut considérable, car il est bien clair que si, le jour de son arrestation, monsieur de Boiscoran eût donné cette explication, on le relâchait. Mais comment trouver mieux!… Comment trouver seulement autre chose!… Ce n'est là d'ailleurs que le premier jet de mon idée, et c'est la première fois que je la formule… Aidé de vous, maître Magloire, de Méchinet, auquel je dois mes plus précieux renseignements, aidé de tous nos amis, enfin, je ne désespère pas d'ajouter à mon récit quelque particularité mystérieuse qui explique un peu les réticences de monsieur de Boiscoran… J'avais bien pensé à y faire intervenir la politique, à prétendre qu'en raison des opinions qu'on lui suppose, monsieur de Boiscoran tenait à dissimuler ses relations avec le curé de Bréchy…
   – Oh! ce serait du plus détestable effet! interrompit maître Magloire. Nous ne sommes pas religieux, à Sauveterre, mais nous sommes dévots, confrère, excessivement dévots…
   – Aussi ai-je renoncé à mon idée.
   Silencieux et jusque-là immobile, Jacques se dressa tout à coup.
   – N'est-il pas prodigieux, s'écria-t-il d'un accent de rage concentrée, n'est-il pas inouï de nous voir ici réduits à combiner un mensonge! Et je suis innocent!… Que serait-ce de plus si j'étais assassin!
   Jacques avait raison mille fois: c'était quelque chose de monstrueux que cette nécessité où il se trouvait de taire la vérité.
   Pourtant ses défenseurs ne relevèrent pas l'exclamation, absorbés qu'ilsétaient par l'examen minutieux du système de défense.
   – Abordons les autres points de l'accusation, fit maître Magloire.
   – Si ma versionétait admise, répondit maître Folgat, le reste irait tout seul. Mais le sera-t-elle?… Le jour où on est venu l'arrêter, cherchant un prétexte à sa sortie de la veille, monsieur de Boiscoran a dit qu'il allait à Bréchy chez son marchand de bois… Imprudence désastreuse! Voilà le danger! Quant au reste, qu'est-ce en somme?… L'eau où monsieur de Boiscoran s'est lavé les mains en rentrant, et où on a retrouvé des débris de papier carbonisé… Nous n'avons qu'à altérer légèrement la vérité pour l'expliquer. Nous n'avons qu'à dire ce qu'a fait réellement monsieur de Boiscoran, en attribuant son action à un autre motif. Monsieur de Boiscoran est un fumeur déterminé, n'est-ce pas?… Pour son excursion à Bréchy, il s'était muni d'une provision de cigarettes, mais il n'avait pas pris d'allumettes… Et ceci n'est pas une allégation en l'air. Nous fournissons des preuves, nous produisons des témoins. Si nous n'avions pas d'allumettes, c'est que la veille nous avons oublié chez monsieur de Chandoré la boîte que nous portons habituellement sur nous, que tout le monde nous connaît, et qui depuis est restée sur la cheminée du petit salon de mademoiselle Denise, où elle est encore… Donc, nous n'avions pas d'allumettes, et nousétions déjà loin de Boiscoran quand nous nous en sommes aperçus. Fallait-il donc ou nous passer de fumer ou retourner sur nos pas?… Non! Nous avions notre fusil et nous connaissons le procédé qu'emploient tous les chasseurs en pareille occurrence. Nous avons retiré la charge de plomb d'une de nos cartouches et, en enflammant la poudre, nous avons enflammé un morceau de papier… C'est une opération qu'il est impossible de réussir sans se salir et se noircir les mains. Comme nous l'avons répétée plusieurs fois, nous avions les mains très sales et très noires, et les ongles pleins de débris de papier brûlé…
   – Ah! cette fois, s'écria le célèbre avocat de Sauveterre, bravo!
   Son jeune confrère s'animait. Et toujours employant le «nous», qui est dans les habitudes du barreau:
   – Cette eau, d'ailleurs, poursuivit-il, cette eau que vous nous reprochez, est le plus magnifique témoignage moral de notre innocence. Incendiaire, nous l'eussions jetée avec la précipitation que met le meurtrier à effacer de ses habits les taches de sang qui le dénoncent…
   – Très bien encore! approuva maître Magloire.
   – Et vos autres charges, continua maître Folgat, comme s'il eûtété à l'audience et se fût adressé au ministère public, vos autres charges sont toutes de cette valeur. Notre lettre à mademoiselle Denise, pourquoi l'invoquez-vous? Parce que, selon vous, elleétablit notre préméditation… Ah! ici je vous arrête. Sommes-nous donc stupide et dénué du plus vulgaire bon sens? Telle n'est pas notre réputation… Quoi! préméditant un crime, nous ne nous serions pas dit que nous pouvionsêtre découvert, et nous ne nous serions pas ménagé un alibi! Quoi! nous serions parti de chez nous avec l'intention bien arrêtée d'aller tuer un homme, et c'est avec du plomb de lièvre et de la cendrée que nous aurions chargé notre fusil!… En vérité, vous nous faites la défense trop facile, car votre accusation ne soutient pas l'examen…
   Du geste, vivement, Jacques à son tour approuvait.
   – Voilà, interrompit-il, ce que je n'ai cessé de répéter à Daveline, et ce à quoi il ne trouvait rien à répondre… C'est sur ce point qu'il faut insister!
   Maître Folgat consultait ses notes.
   – J'arrive, maintenant, reprit-il, à une circonstance capitale, et dont je ferais, si elle nousétait favorable, un incident d'audience décisif… Votre valet de chambre, mon cher client, votre vieil Antoine, m'a déclaré que l'avant-veille du crime, il a lavé et nettoyé à fond votre fusil Klebb…
   – Mon Dieu! s'exclama Jacques.
   – Bien. Je vois que vous mesurez la portée de ce fait. Depuis ce nettoyage jusqu'au moment où vous avez enflammé une cartouche pour brûler les lettres de madame de Claudieuse, avez-vous fait feu? Si oui, n'en parlons plus. Si non, il est clair qu'un des canons de votre Klebb est resté propre, et alors, c'est le salut…
   Durant près d'une minute, Jacques garda le silence, réfléchissant.
   – Il me semble, répondit-il enfin, je répondrais presque que, le matin du crime, j'ai tiré un lapin…
   Maître Magloire eut un geste de découragement.
   – Fatalité! dit-il.
   – Oh! attendez, reprit Jacques. Ce dont je suis sûr, en tout cas, c'est que j'ai tué ce lapin d'un seul coup. Donc, je n'ai encrassé qu'un des canons de mon fusil. Si, au Valpinson, je me suis servi du même canon pour enflammer une cartouche, je suis sauvé. Et notez que c'est probable. Quand on a une arme double, machinalement, on presse toujours en premier la détente de droite…
   Maître Magloire fronçait les sourcils.
   – N'importe, dit-il, ce n'est pas sur une donnée aussi incertaine que nous pouvons avancer un argument qui, en cas d'erreur, se retournerait contre nous. Mais à l'audience, quand on vous représentera votre fusil, examinez-le de façon à pouvoir me dire ce qu'il en est.
   Ainsi se trouvaient esquissées les lignes générales du plan de défense. Il ne restait plus qu'à perfectionner les détails, et c'est à quoi s'appliquaient les deux avocats, lorsque, à travers le guichet, Blangin, le geôlier, vint leur crier que les portes de la prison allaient fermer.
   – Encore cinq minutes, mon brave Blangin! cria Jacques. (Et, attirant le plus loin possible du guichet ses deux défenseurs, d'une voix basse et troublée): Une idée m'est venue, messieurs, dit-il, que je dois vous soumettre… Il est impossible que depuis mon arrestation la comtesse de Claudieuse ne soit pas au supplice… Si sûre qu'elle puisseêtre de n'avoir laissé traîner aucun indice qui la dénonce, elle doit trembler que je ne me défende en disant la vérité… Elle nierait, je le sais bien, et elle est assez sûre de son prestige pour savoir que mes accusations n'entameront pas son admirable réputation. N'importe! Il est impossible qu'elle ne s'épouvante pas du scandale. Qui sait si, pour l'éviter, elle ne nous donnerait pas un moyen de salut… Pourquoi l'un de vous, messieurs, ne tenterait-il pas près d'elle une démarche?
   Maître Folgatétait l'homme des décisions rapides.
   – Je la tenterai, dit-il, si vous me donnez un mot d'introduction.
   Pour toute réponse, Jacques prit une plume etécrivit:

   J'ai tout dit à mon défenseur, maître Folgat. Sauvez-moi, et je vous jure un secretéternel. Me laisserez-vous périr, Geneviève, vous qui savez si bien que je suis innocent?
 Jacques.

   – Est-ce suffisant? demanda-t-il en tendant ce billet au jeune avocat.
   – Oui, et je vous promets qu'avant quarante-huit heures j'aurai vu madame de Claudieuse…
   Blangin s'impatientait cependant, les défenseurs durent se retirer et, sortis de la prison, ils traversaient la place du Marché-Neuf, quand, à quelques pas, ils aperçurent un musicien ambulant que suivaient quelques galopins.
   C'était une espèce de ménétrier de campagne, vêtu d'un de ces habits d'ordre composite qui ne sont pas encore une redingote, mais qui ne sont déjà plus une veste. Raclant d'un mauvais violon, il chantait avec le plus pur accent du terroir une chanson saintongeoise.

     Au printemps,
     La mère ageace,
     Fit son nid dans les popillons,
     La pibôle!…
     Fit son nid dans les popillons,
     Pibolon!…

   Machinalement, maître Folgat cherchait quelques sous dans son gousset, lorsque le chanteur, s'approchant de lui et tendant son chapeau comme pour recevoir l'aumône, lui dit:
   – Vous ne me reconnaissez pas, cher maître. L'avocat tressauta.
   – Vous ici!… fit-il.
   – Moi-même, à Sauveterre depuis ce matin. Je vous guettais, car il faut que je vous parle. Ce soir, à neuf heures, venez m'ouvrir la petite porte du jardin de monsieur de Chandoré…
   Et reprenant son violon, il s'éloigna en continuant d'une voix traînante:

     Au bout de cinq à six semaines,
     Elle oyut un petit ageasson.



   24. Bien autrement encore que maître Folgat

   Bien autrement encore que maître Folgat, le célèbre avocat de Sauveterre avaitété surpris de l'imprévu de la rencontre et de l'étrangeté du personnage. Et dès que le ménétrier ambulant se futéloigné:
   – Vous connaissez cet individu? demanda-t-ilà son jeune confrère.
   – Cet individu, répondit maître Folgat, n'est autre que cet agent dont je vous ai parlé, et dont j'ai acheté les services.
   – Goudar!
   – Oui, Goudar.
   – Et vous ne le reconnaissiez pas! Le jeune avocat souriait.
   – Avant qu'il eût parlé, non, dit-il. Le Goudar que je connais est assez grand, maigre, imberbe, et porte les cheveux taillés en brosse. Ce musicien des rues est petit, replet, barbu, et ses longs cheveux plats lui tombent jusqu'au milieu du dos. Comment deviner mon homme, sous son costume de vagabond, un violon à la main et patoisant une ronde saintongeoise?
   Maître Magloire souriait lui aussi.
   – Que sont les comédiens de profession comparés à ces gens-là! dit-il. En voici un qui se prétend arrivé de ce matin et qui, déjà, semble du pays autant que Cheminot lui-même. Il n'y a pas douze heures qu'il est à Sauveterre, et il sait l'existence de la petite porte du jardin de monsieur de Chandoré.
   – Oh! je m'explique maintenant cette circonstance, qui d'abord m'avaitétonné. Ayant tout raconté en détailà Goudar, j'ai dû nécessairement lui parler de cette porte, à propos de Méchinet.
   Causant ainsi, ils avaient atteint l'extrémité de la rue Nationale. Ils s'arrêtèrent.
   – Un mot encore avant de nous séparer, reprit maître Magloire. Vousêtes bien décidé à voir madame de Claudieuse?
   – Je l'ai promis.
   – Que lui direz-vous?
   – Je ne sais. Cela dépendra de son accueil.
   – Du caractère dont je la connais, à la seule vue du billet de Jacques, elle va vous commander de sortir.
   – Qui sait!… Je n'aurai pas, en tout cas, à me reprocher d'avoir reculé devant une démarche qu'en monâme et conscience je juge nécessaire.
   – Quoi qu'il arrive, soyez prudent, ne vous laissez pas emporter… Songez qu'unéclat nous obligerait à changer notre système de défense, le seul qui présente quelques chances.
   – Oh! soyez sans inquiétudes…
   Sur quoi, échangeant une dernière poignée de main, ils se séparèrent. Maître Magloire regagnant son logis, maître Folgat remontant la rue de la Rampe.
   La demie de six heures venait de sonner; aussi le jeune avocat se hâtait-il, craignant de faire attendre. On l'attendait, en effet, pour se mettre à table, mais en entrant au salon, il ne songea plus à s'excuser, tant il fut frappé de l'accablement et de la morne tristesse des amis et des parents du prisonnier.
   – Avons-nous donc quelque fâcheuse nouvelle? interrogea-t-il d'une voix hésitante.
   – La plus fâcheuse que nous eussions à redouter, oui, monsieur, répondit le marquis de Boiscoran. Elle n'était que trop prévue de nous tous, et, cependant, vous le voyez, elle nous surprend comme un coup de foudre…
   Le jeune avocat se frappa le front.
   – La chambre des mises en accusation a rendu son arrêt! s'écria-t-il.
   De la tête, comme si la voix lui eût manqué, le marquis répondit:
   – Oui!
   – C'est encore un grand secret, ajouta Mlle Denise, et si nous le savons, c'est grâce à une indiscrétion de notre bon, de notre dévoué Méchinet. Jacques est renvoyé devant la cour d'assises…
   Elle fut interrompue par un domestique qui entrait annoncer que mademoiselleétait servie.
   On passa dans la salle à manger; mais, sous l'empire de ce dernierévénement, le dîner fut lugubre. Seule, Mlle Denise, qui devait à la fièvre sonétonnanteénergie, aida maître Folgat à maintenir la conversation vivante. Par elle, le jeune avocat apprit que, décidément, le comte de Claudieuseétait au plus mal, et qu'on lui eût administré, dans la journée, les derniers sacrements, sans le docteur Seignebos qui s'yétait opposé en déclarant que la plus légèreémotion pouvait tuer son malade.
   – Et s'il meurt, prononça M. de Chandoré, ce sera notre dernier coup. L'opinion, déjà si montée contre Jacques, deviendra implacable.
   Cependant le repas finissait, maître Folgat s'approcha de Mlle Denise.
   – J'ai à vous prier, mademoiselle, lui dit-il, de me confier la clef de la petite porte du jardin…
   Elle le regardait d'un airétonné.
   – J'ai à recevoir secrètement, ajouta-t-il, l'homme de la police qui m'a promis son concours.
   – Il est ici?
   – De ce matin…
   Mlle Denise lui ayant remis la clef, maître Folgat se hâta de gagner le fond du jardin, et au troisième coup de neuf heures, le ménétrier de la place du Marché-Neuf, Goudar, poussa la petite porte et entra, son violon sous le bras.
   – Un jour de perdu! commença-t-il, sans même songer à saluer, tout un jour, car je ne pouvais rien tenter avant de vous avoir vu…
   Il semblait si furieux que maître Folgat entreprit de le calmer.
   – Laissez-moi d'abord, dit-il, vous complimenter de votre travestissement…
   Mais Goudar n'était point sensible auxéloges.
   – Que serait un policier qui ne saurait pas se travestir! interrompit-il. Beau mérite, ma foi! Et croyez que rien ne me répugne davantage. Mais pouvais-je tomber à Sauveterre avec ma véritable personnalité? Un homme de la police! brrr… tout le monde m'eût fui comme la peste et on n'eût répondu que des mensonges à toutes mes questions… Alors, je me suis affublé de cette défroque honteuse qui m'est familière, et pour laquelle, même, j'ai pris pendant six mois un professeur de violon. Un musicien ambulant fait ce qu'il veut sanséveiller les soupçons; il erre dans les rues ou le long des routes, il entre dans les cours, se glisse dans les maisons, visite les cafés et les cabarets; il peut, sous prétexte de demander l'aumône, accoster les gens, leur parler, les suivre… Et, pour ce qui est de la façon dont je baragouine le saintongeois, sachez que j'ai passé six mois dans les Charentes, à la piste des faux billets de banque du fameux Gâtebourse. Si au bout de six mois on ne tient pas l'accent d'une province, on ne sera jamais un policier. Or, je le suis, moi, je suis condamné à cet exécrable métier, qui fait le désespoir de ma femme…
   – Si votre ambition est vraiment ce que vous m'avez dit, mon cher Goudar, interrompit maître Folgat, peut-être pourrez-vous le quitter bientôt, ce métier que vous détestez tant. Si vous réussissez à tirer d'affaire monsieur de Boiscoran…
   – Il me donnerait la maison de la rue des Vignes?…
   – De grand cœur.
   L'homme de la préfecture leva les mains au ciel.
   – La maison de la rue des Vignes, répéta-t-il. Le paradis en ce monde. Un jardin immense, une terre d'une qualité supérieure. Et quelle exposition, mon maître! J'y ai lorgné des murs où j'obtiendrais des pêches plus belles que celles de Montreuil et des chasselas plus parfumés que ceux de Fontainebleau.
   – Y avez-vous trouvé quelque nouvel indice? demanda maître Folgat.
   Brusquement rappelé à la réalité, Goudar s'assombrit.
   – Aucun, répondit-il, et c'est inutilement que j'ai interrogé tous les fournisseurs. Je ne suis pas plus avancé que le premier jour.
   – Espérons que vous serez plus heureux ici.
   – Je l'espère, mais pour commencer mes opérations, il me faut votre assistance. J'ai besoin de voir le docteur Seignebos et le greffier Méchinet. Priez-les de se trouver au rendez-vous qu'un billet de moi leur assignera.
   – Ils seront prévenus.
   – Maintenant, si je veux que mon incognito soit respecté, il me faut un permis de séjour du maire, au nom de Goudar, musicien ambulant. Je garde mon nom que personne ici ne connaît. Mais il me faut ce permis ce soir même. Où que je me présente pour coucher, on me demandera mes papiers…
   – Attendez-moi un quart d'heure, là, sur ce banc, dit maître Folgat, je cours chez le maire…
   Un quart d'heure plus tard, en effet, Goudar avait son permis en poche et s'en allait demander un gîte à l'auberge du Mouton-Rouge, la plus malfamée de Sauveterre.
   En présence d'une obligation pénible et inévitable, les tempéraments se décèlent. Les uns ajournent tant qu'ils peuvent, tergiversent, lanternent, pareils à ces dévotes qui renvoient leur gros péché à la fin de leur confession; les autres, au contraire, ont hâte de se débarrasser de l'anxiété et en finissent le plus tôt qu'il est possible.
   Maître Folgatétait de ces derniers. Réveillé avec le jour, le lendemain de l'arrivée de Goudar: je verrai Mme de Claudieuse ce matin même, se dit-il.
   Et en effet, dès huit heures, vêtu avec plus de recherche peut-être que de coutume, il sortit en disant au domestique qu'on ne l'attendît pas s'il n'était pas rentré au moment du déjeuner.
   C'est au palais de justice qu'il se rendit tout d'abord, espérant bien y rencontrer le greffier. Et son espoir ne fut pas déçu. La salle des pas perdusétait déserte, mais déjà Méchinetétait à son bureau, grossoyant avec l'activité fiévreuse qu'imprime l'idée constante d'un immeuble à payer.
   Il se dressa en voyant entrer maître Folgat, et tout de suite:
   – Vous savez l'arrêt de la chambre! fit-il.
   – Oui, grâce à votre obligeance, et je dois vous avouer qu'il ne m'a pas surpris. Qu'en pense-t-on au Palais?
   – Tout le monde croit à une condamnation.
   – Nous le verrons bien! fit le jeune avocat. (Et baissant la voix): Mais je viens encore pour autre chose, continua-t-il. L'agent que j'attendais est arrivé et désirerait vous entretenir. Il vousécrira pour vous assigner un rendez-vous, accordez-le-lui, je vous en prie.
   – Certes, de tout mon cœur, répondit le greffier. Et Dieu veuille qu'il réussisse à disculper monsieur de Boiscoran, quand ce ne serait que pour rabaisser un peu le caquet de mon cher patron.
   – Ah! monsieur Galpin-Daveline triomphe!
   – Sans la moindre pudeur. Il voit déjà son ancien ami au bagne! Il a reçu de monsieur le procureur général une nouvelle lettre de félicitations, et il est venu hier, à l'issue de l'audience, la montrer à qui voulait la lire. Tous ces messieurs l'ont complimenté, sauf monsieur le président, toutefois, qui lui a tourné le dos, et monsieur le procureur de la République, qui lui a dit en latin de ne pas vendre la peau de l'ours avant qu'il fût par terre…
   Déjà, depuis un moment, on commençait à entendre des pas dans les corridors.
   – Vite une dernière recommandation, fit maître Folgat. Goudar tient à dissimuler sa personnalité, ne parlez de lui àâme qui vive. Et surtout ne vousétonnez pas du costume sous lequel il vous apparaîtra…
   Le bruit de la porte qui s'ouvrait lui coupa la parole.
   Un juge entra, qui après avoir salué fort civilement se mit à demander au greffier une multitude de renseignements au sujet d'une affaire qui venait au rôle le jour même.
   – Au revoir, monsieur Méchinet, dit le jeune avocat.
   Et, reprenant sa course, il alla sonner à la porte du docteur Seignebos.
   – Monsieur le docteur est sorti, répondit le domestique, mais il va rentrer, et il m'a recommandé de prier monsieur de l'attendre dans son cabinet.
   La preuve de confiance que donnait le docteur à maître Folgatétait inouïe, en lui permettant de rester seul dans le sanctuaire de ses méditations.
   C'était une pièce immense, tout encombrée d'objets disparates et incohérents, et qui du premier coup révélait les idées, les opinions, les goûts et les aspirations du médecin. Ce qui frappait, dès l'entrée, c'était, sur la cheminée, un admirable buste de Bichat, flanqué des bustes plus petits de Robespierre à droite et de Rousseau à gauche. Une horloge du temps de Louis XIV, dressée entre les deux fenêtres, battait les secondes avec des grincements de vieille ferraille. Tout un des côtésétait occupé par une bibliothèque de bois noir bondée, à défoncer, de livres de toutes sortes, brochés ou habillés de reliures qui auraient bien fait rire M. Daubigeon. Un de ces meubles comme on en fabrique pour classer les herbiers disait la passion passagère du docteur pour la flore de Sauveterre. Une machineélectrique rappelait le temps où le docteur s'était engoué de l'électrothérapie.
   Sur la table, placée au milieu de la pièce, des montagnes de bouquins trahissaient les récentesétudes du médecin. Tous les auteurs qui se sont occupés de la folie et de l'idiotieétaient là, depuis Apostolidès jusqu'à Tardieu, en passant par Broussais et Fodéré, par Spurzheim, Guardia, Marc, Esquiros, Blanche et vingt autres encore.
   Maître Folgat achevait l'inventaire quand le docteur Seignebos entra, toujours comme une trombe, mais beaucoup plus joyeux que de coutume.
   – Je savais bien, parbleu, que je vous trouverais ici! s'écria-t-il dès le seuil. Vous venez me demander un rendez-vous pour Goudar.
   Le jeune avocat tressauta.
   – Qui a pu vous le dire? fit-il abasourdi.
   – Goudar en personne! Il me plaît, à moi, ce garçon. Évidemment on ne saurait me suspecter de tendresse pour tout ce qui, de près ou de loin, tient à la préfecture, moi qui ai traversé la vie avec des mouchards à mes trousses… Mais votre homme me raccommoderait presque avec la police.
   – Quand l'avez-vous vu?
   – Ce matin, à sept heures. Il s'ennuyait si prodigieusement de perdre son temps dans son galetas du Mouton-Rouge, que l'idée lui est venue de feindre une indisposition et de m'envoyer chercher. J'y suis allé, et j'ai trouvé une manière de ménétrier de campagne qui m'a paru se porter comme un charme. Mais dès que nous avonsété seuls, il m'a dégoisé toute son affaire, en me demandant mon opinion et en me disant ses idées. Maître Folgat, ce Goudar est très fort, c'est moi qui vous le dis, et nous nous sommes parfaitement entendus…
   – Vous a-t-il donc expliqué ce qu'il compte faire?
   – À peu près… Mais il ne m'a pas autorisé à le divulguer. Patience, laissez faire, attendez, et vous verrez que le vieux Seignebos a encore un certain flair!
   Et, ce disant d'un air de fatuité superbe, il retirait, essuyait et replaçait sur son nez ses lunettes d'or.
   – J'attendrai donc, dit le jeune avocat, et puisque voici ma commission faite, je vous demanderai la permission de vous entretenir d'une autre affaire… Je suis chargé par monsieur Jacques de Boiscoran de voir la comtesse de Claudieuse.
   – Fichtre!
   – Et de tâcher d'obtenir d'elle un moyen de nous disculper…
   – Va-t'en voir s'ils viennent!
   Difficilement, maître Folgat dissimula un mouvement d'impatience.
   – J'ai accepté cette mission, fit-il d'un ton sec, je tiens à la remplir.
   – Je le comprends, mon cher maître, seulement vous n'arriverez pas jusqu'à madame de Claudieuse. Le comte est très mal, elle ne quitte pas son chevet et ne reçoit même pas les personnes de son intimité.
   – Et cependant, il faut que je parvienne jusqu'à elle… Il faut à tout prix que je lui remette en mains propres le billet que m'a confié mon client. Et, tenez, docteur, je vaisêtre franc avec vous. C'est parce que je prévoyais des difficultés que je viens vous demander un moyen de les surmonter ou de les tourner.
   – À moi!
   – N'êtes-vous pas le médecin du comte de Claudieuse?
   – Dix mille diables! s'écria M. Seignebos, vous ne doutez de rien, vous autres avocats! (Et plus bas, répondant plutôt aux objections de son esprit qu'à maître Folgat): Certainement, grommelait-il, je soigne monsieur de Claudieuse, dont, entre parenthèses, la maladie déroute toutes mes conjectures, mais c'est pour cela précisément que je ne puis rien. Notre profession a des règles qu'on ne saurait enfreindre sans compromettre la dignité du corps médical tout entier.
   – Mais il y va de l'honneur et de la vie de Jacques, monsieur, d'un ami…
   – Et d'un coreligionnaire politique, c'est très vrai. Mais je ne puis vous aider sans abuser de la confiance de madame de Claudieuse…
   – Eh! monsieur, cette femme n'a-t-elle pas commis le crime pour lequel monsieur de Boiscoran, innocent, va passer en cour d'assises…
   – Je le crois, et cependant… (Il se tut, réfléchissant, jusqu'à ce que soudain, prenant son chapeau à larges bords et l'enfonçant d'un coup sec sur sa tête): Au fait! s'écria-t-il, tant pis! Il est des intérêts sacrés qui priment tout! Venez…


   25. C'est rue Mautrec qu'après l'incendie du Valpinsonétaient venus s'établir provisoirement le comte et la comtesse de Claudieuse…

   C'est rue Mautrec qu'après l'incendie du Valpinsonétaient venus s'établir provisoirement le comte et la comtesse de Claudieuse. La maison louée pour eux par le maire, M. Séneschal, aété pendant plus d'un siècle la demeure de la famille de Juliac et passe pour une des plus anciennes et des plus magnifiques de Sauveterre.
   En moins de dix minutes, le docteur Seignebos et maître Folgat y furent arrivés.
   De la rue on n'aperçoit qu'un grand mur, contemporain du château, à ce que prétendent les archéologues, et tout fleuri de pariétaires, de giroflées et de gueules-de-lion. Dans ce mur est encastrée une lourde porte à deux battants. Le jour, on ouvre un de ces battants et on le remplace par un portillon à claires-voies, qui, dès qu'on le pousse, met en mouvement une sonnette. On traverse alors un grand jardin où une douzaine de statues, vertes de mousse, s'émiettent sur leur piédestalà l'ombre des vieux tilleuls plantés en quinconce.
   La maison n'a que deuxétages. Un large vestibule traverse le rez-de-chaussée, et l'on distingue au fond l'escalier de pierre avec sa rampe en fer ouvré.
   Une fois dans ce vestibule, M. Seignebos ouvrit une porte à droite.
   – Entrez là, dit-ilà maître Folgat, et attendez. Je monte chez le comte, dont la chambre est au premier, et je vous envoie la comtesse.
   Le jeune avocat obéit, et il se trouva dans un vaste salon largementéclairé par trois portes-fenêtres ouvrant de plain-pied sur le jardin. Ce salon avait dûêtre superbe jadis. De belles menuiseries peintes en blanc, rehaussées de filets et d'arabesques d'or, lambrissaient les murs. Au plafond, une vaste composition allégorique représentait des amours joufflus folâtrant dans un cielétoilé.
   Mais le temps avait promené ses doigts crasseux sur toutes ces magnificences d'un autre siècle, effacé à demi les peintures, terni l'or des arabesques, fané l'azur du plafond etécaillé les amours. Et certes l'ameublement n'était pas fait pour atténuer la mélancolie de ces ruines. Aux fenêtres, pas de rideaux. Sur la cheminée, une pendule et des candélabres à moitié brisés. Puisç à et là, et comme au hasard, des meubles disparates arrachés à l'incendie du Valpinson, des chaises, des canapés, des fauteuils et une table ronde toute disloquée et noircie par les flammes.
   Mais qu'importaient à maître Folgat ces détails. Il ne songeait qu'à la démarche qu'il risquait, et dont il comprenait alors seulement l'audace extraordinaire et l'étrangeté. Peut-être eût-il battu en retraite s'il l'eût pu; et il n'avait pas trop de toute sa volonté pour dominer son trouble.
   Enfin, il entendit un pas rapide et léger dans le vestibule, et presque aussitôt la comtesse de Claudieuse parut. C'était bien elle, telle qu'elle lui avaitété décrite par Jacques, calme, grave et sereine, comme si sonâme eût plané bien au-dessus des passions humaines.
   Loin d'altérer son exquise beauté, lesévénements terribles qui se succédaient depuis un mois lui avaient mis au front comme une auréole divine. Elle avait quelque peu maigri, cependant. Et le cercle de bistre qui entourait ses yeux et le désordre de ses cheveux admirables trahissaient la fatigue et les angoisses des longues nuits passées au chevet de son mari.
   Pendant que maître Folgat s'inclinait:
   – Vousêtes le défenseur de monsieur de Boiscoran, monsieur? demanda-t-elle.
   – Oui, madame, répondit le jeune avocat.
   – Vous désirez me parler, à ce que vient de me dire le docteur…
   – Oui, madame.
   D'un geste de reine, elle montra un siège, et s'asseyant elle-même:
   – Je vousécoute, monsieur, dit-elle.
   Non sans une importune palpitation au cœur, maître Folgat commença:
   – Je dois d'abord, madame, vous exposer la situation de mon client.
   – C'est inutile, monsieur, je la connais.
   – Vous savez alors, madame, qu'il vient d'être renvoyé devant la cour d'assises, et qu'il peutêtre condamné!
   D'un mouvement douloureux, elle secoua la tête, et doucement:
   – Je sais, monsieur, que le comte de Claudieuse aété victime du plus lâche des attentats, que sa vie est en péril, qu'avant peu, s'il ne survient un miracle de Dieu, je n'aurai plus de mari, mes enfants n'auront plus de père…
   – Mais monsieur de Boiscoran est innocent, madame!
   Une profonde surprise se peignit sur les traits de Mme de Claudieuse, et fixant maître Folgat:
   – Qui donc est l'assassin? interrogea-t-elle.
   Ah! ce n'est pas sans peine que le jeune avocat arrêta sur ses lèvres ce seul mot terrible: «Vous!», qui montait au fond de sa conscience révoltée.
   Mais il songea au succès de sa mission, et au lieu de répondre:
   – Pour un accusé, madame, reprit-il, pour un malheureux à la veille du jugement, un avocat est un confesseur auquel il ne cache rien. J'ajouterai que le défenseur a la discrétion du prêtre, et qu'il sait oublier les secrets qui lui ontété confiés.
   – Je ne comprends pas, monsieur…
   – Mon client, madame, avait un moyen bien simple de se disculper, c'était de dire toute la vérité. Il a mieux aimé risquer son bonheur que de compromettre celui d'une autre personne…
   La comtesse eut un geste d'impatience.
   – Mes moments sont comptés, monsieur, interrompit-elle. Veuillez vous expliquer plus clairement.
   Mais maître Folgatétait aussi loin que possible.
   – Je suis chargé par monsieur de Boiscoran, madame, reprit-il, de vous remettre une lettre.
   La surprise de Mme de Claudieuse parut se changer en stupeur.
   – À moi! fit-elle. À quel titre?
   Sans mot dire, le jeune avocat tira de son portefeuille la lettre de Jacques, et la tendant à la comtesse:
   – La voici, dit-il.
   Elle la prit, d'une main qui ne tremblait pas, et l'ouvrit lentement. Mais, dès qu'elle l'eut parcourue, se dressant en pied, pourpre et les yeux pleins d'éclairs:
   – Savez-vous ce que contient cette lettre, monsieur? s'écria-t-elle.
   – Oui.
   – Vous savez que monsieur de Boiscoran ose m'y appeler de mon nom de jeune fille, Geneviève, comme mon mari, comme mon père!
   Le moment décisif venu, maître Folgat avait tout son sang-froid.
   – Monsieur de Boiscoran, madame, prétend qu'il vous nommait ainsi autrefois… rue des Vignes… au temps où vous l'appeliez Jacques…
   La comtesse paraissait abasourdie.
   – Mais c'est infâme, monsieur, balbutia-t-elle, ce que vous dites là! Quoi! monsieur de Boiscoran a pu vous dire que moi, la comtesse de Claudieuse, j'aiété… sa maîtresse.
   – Il me l'a dit, oui, madame, et il affirme que peu d'instants avant l'incendie, ilétait près de vous, et que s'il avait les mains noircies, c'est qu'il venait de brûler votre correspondance et la sienne…
   Elle se redressa sur ces mots, et d'une voix vibrante:
   – Et vous avez pu croire cela! s'écria-t-elle, vous?… Ah! le premier crime de monsieur de Boiscoran n'est rien, comparé à celui-ci! Il ne lui suffisait pas d'avoir incendié notre maison et de nous avoir ruinés, il veut nous déshonorer. Il ne lui suffit pas d'avoir pris la vie du mari, il lui faut l'honneur de la femme!
   Elle parlait si haut que du vestibule on devait entendre leséclats de sa voix.
   – Plus bas, madame, de grâce, fit maître Folgat, plus bas…
   Elle le foudroya d'un regard de mépris souverain, et haussant encore le ton:
   – Oui, continua-t-elle, je conçois que vous ayez peur d'être entendu… Mais moi, qu'ai-je à craindre! Je voudrais que l'univers entier nousécoutât et nous jugeât. Plus bas, dites-vous. Pourquoi plus bas! Pensez-vous donc que si monsieur de Claudieuse n'était pas mourant, celle lettre ne serait pas déjà entre ses mains! Ah! il saurait faire justice de cette lettre infâme, lui!… Tandis que moi, une femme!… Jamais je n'avais compris si terriblement que tout le monde croit mon mari perdu, et que je vais rester seule au monde, sans protecteur, sans amis…
   – Mais, madame, monsieur de Boiscoran vous jure le secret le plus absolu…
   – Le secret de quoi? De vos lâches insultes, de l'abominable intrigue dont ceci n'est sans doute que le prélude!
   Maître Folgat pâlit sous l'outrage.
   – Ah! prenez garde, madame, fit-il d'une voix sourde, nous avons des preuves flagrantes, irrécusables…
   D'un geste impérieux, Mme de Claudieuse l'arrêta et, superbe de douleur, de dédain et de colère:
   – Eh bien! s'écria-t-elle, produisez-les, ces preuves! Allez, faites, agissez, parlez! nous saurons si la vile calomnie d'un criminel peut entamer l'intacte réputation d'une honnête femme!… Nous verrons si de cette boue où vous vous débattez, une seuleéclaboussure jaillira jusqu'à moi!
   Et jetant aux pieds du jeune avocat la lettre de Jacques, elle gagna la porte.
   – Madame, dit encore maître Folgat, madame!
   Elle ne daigna même pas tourner la tête, et elle disparut, le laissant seul au milieu du salon, siécrasé de stupeur qu'il en perdait jusqu'à la faculté de réfléchir.
   Heureusement, le docteur Seignebos revenait.
   – Par ma foi, commença-t-il, je ne me serais jamais imaginé que madame de Claudieuse prendrait si bien ma trahison… C'est exactement comme à l'ordinaire qu'elle vient, en vous quittant, de me demander comment j'ai trouvé son mari, ce matin, et ce qu'il y a à faire. Je lui ai répondu…
   Mais le reste de sa phrase s'étouffa dans sa gorge; il s'apercevait enfin de l'attitude de maître Folgat.
   – Ahç à! qu'avez-vous? interrogea-t-il.
   Le jeune avocat le regardait de l'air d'un homme pris de vertige.
   – J'ai, répondit-il, que je me demande si je veille ou si je rêve! J'ai que, si cette femme est coupable, son audace passe toute croyance.
   – Comment, si… Enêtes-vous à douter de sa culpabilité?
   Tout en maître Folgat trahissait le plus affreux découragement.
   – Eh! le sais-je moi-même, dit-il, ne voyez-vous pas que je n'ai plus ma tête à moi, que je ne sais plus qu'imaginer ni que croire?
   – Oh!…
   – C'est ainsi! Et cependant, docteur, je ne suis pas un naïf, et depuis cinq ans que je plaide au criminel et que je fouille aux plus bas fonds des couches sociales, j'ai découvert d'étranges choses, rencontré des types inouïs etécouté d'effroyables confidences…
   Le docteur, à son tour, était abasourdi, jusqu'à ce point d'oublier de tracasser ses lunettes d'or.
   – Que vous a donc dit madame de Claudieuse? demanda-t-il.
   – Je vous le répéterais, répondit maître Folgat, que vous n'en seriez pas plus avancé. Il vous eût falluêtre là, et la voir, et l'entendre!… Quelle femme!… Pas un des muscles de son visage ne tressaillait, sonœil restait limpide et clair, nulleémotion n'altérait le timbre de sa voix. Et de quel air elle me défiait!… Mais tenez, docteur, je vous en prie, sortons…
   Ils sortirent, en effet, et déjà ilsétaient au tiers de la longue allée du jardin, lorsqu'ils aperçurent s'avançant vers eux l'aînée des filles de la comtesse de Claudieuse, rentrant, avec sa bonne, de la promenade.
   M. Seignebos s'arrêta, et serrant le bras du jeune avocat et se penchant à son oreille:
   – Attention! fit-il. La vérité se trouve dans la bouche des enfants, n'est-ce pas?
   – Qu'espérez-vous? murmura maître Folgat.
   – Éclaircir un point douteux… Silence, et laissez-moi faire.
   Déjà la petite fille arrivait à eux. C'était une gracieuse enfant de huit à neuf ans, blonde, avec de beaux yeux bleus, grande pour sonâge, et qui avait presque toute l'intelligence d'une jeune fille, sans en avoir les timidités.
   – Bonjour, ma petite Marthe, lui dit le docteur de sa plus douce voix, quiétait fort douce quand il voulait.
   – Bonjour, messieurs, répondit-elle avec une jolie révérence.
   Se penchant vers elle, M. Seignebos mit un bon baiser sur ses joues roses, puis la regardant:
   – Mais tu as l'air toute triste, Marthe, ajouta-t-il.
   – C'est que papa et ma petite sœur sont bien malades, monsieur, dit-elle avec un gros soupir.
   – Et aussi parce que tu regrettes le Valpinson…
   – Oh, oui!
   – C'est cependant bien joli, ici, et tu as pour jouer un grand jardin.
   Elle secoua la tête, et baissant la voix:
   – C'est vrai que c'est joli, dit-elle, seulement… j'y ai peur.
   – Et de quoi, ma mignonne?
   Elle montra les statues, et toute frissonnante:
   – Le soir, répondit-elle, à la brune, il me semble toujours qu'elles remuent, et je crois voir des personnes qui se cachent derrière les arbres, comme l'homme qui a voulu tuer papa…
   – Il faut chasser ces vilaines idées, mademoiselle, interrompit maître Folgat.
   Mais M. Seignebos ne le laissa pas poursuivre:
   – Comment, Marthe, tu es si peureuse que cela! Je te croyais, au contraire, très brave… Ton papa m'avait affirmé que, la nuit de l'incendie du Valpinson, tu n'avais pasété effrayée du tout.
   – Papa a dit la vérité.
   – Et cependant, quand tu asété réveillée par les flammes, ce devaitêtre terrible…
   – Oh! ce n'est pas les flammes qui m'ont réveillée, docteur.
   – Pourtant, quand le feu aéclaté…
   – Je ne dormais pas plus qu'en ce moment, docteur, parce que j'avaisété réveillée par le bruit de la porte que maman avait fermée très fort en rentrant.
   Un même pressentiment terrible fit tressaillir le médecin et l'avocat.
   – Tu dois te tromper, Marthe, reprit le docteur, ta maman n'était pas rentrée, au moment de l'incendie…
   – Pardonnez-moi, monsieur…
   – Non, tu te trompes…
   La fillette se redressa, et de cette mine grave que prennent les enfants lorsqu'ils voient qu'on doute de leur parole:
   – Je suis sûre de ce que je dis, insista-t-elle, et je me souviens très bien de tout. On m'avait couchée à l'heure ordinaire, et comme j'étais très lasse d'avoir joué, je m'étais endormie tout de suite… Pendant que je dormais, maman est sortie, mais en rentrant, elle m'a réveillée. Sitôt rentrée, elle est allée se pencher sur le lit de ma petite sœur, et elle l'a regardée un bon moment d'un air si triste que j'ai eu envie de pleurer. Après cela, elle est allée s'asseoir près de la fenêtre, et de mon lit, n'osant lui parler, je voyais de grosses larmes rouler le long de ses joues, quand un coup de fusil a retenti au-dehors…
   C'est un regard d'angoisse qu'échangeaient maître Folgat et M. Seignebos.
   – Ainsi, ma mignonne, insista le médecin, tu es bien certaine que ta mamanétait dans votre chambre, quand on a tiré un premier coup de fusil?
   – Certainement, docteur. Et même, en l'entendant, maman s'est dressée toute droite, la tête penchée, comme quelqu'un quiécoute. Presque aussitôt, le second coup a retenti, maman a levé les bras en l'air, en s'écriant: «Ô mon Dieu!…», et tout de suite elle est sortie en courant.
   Jamais sourire ne fut plus faux que celui que le docteur Seignebos, non sans un grand effort de volonté, maintenait sur ses lèvres.
   – Tu as rêvé cela, Marthe…, fit-il.
   Ce fut la bonne, jusque-là silencieuse, qui répondit:
   – Mademoiselle ne rêvait pas, prononça-t-elle. Moi aussi, j'avais entendu les détonations, et j'avais ouvert la porte de ma chambre pour savoir ce que ce pouvaitêtre, quand j'ai vu madame traverser le palier en deux sauts et se lancer dans l'escalier…
   – Oh! je ne discute pas, interrompit le docteur, du ton le plus indifférent qu'il put prendre, qu'importe cette circonstance.
   Mais la fillette tenait à achever son récit:
   – Maman partie, continua-t-elle, l'inquiétude me prit, et je me soulevai sur mon lit, prêtant l'oreille… Je ne tardai pas à entendre des bruits que je ne connaissais pas, des craquements et des pétillements, et aussi comme des cris dans le lointain. La peur me prenant, je sautai à terre, et je courus ouvrir la porte. Mais je faillisêtre renversée par un tourbillon de fumée et d'étincelles… Pourtant je ne perdis pas la tête. Je réveillai ma petite sœur, je la pris dans mes bras, et j'allais essayer de gagner l'escalier quand Cocoleu arriva comme un fou, qui nous enleva toutes deux et nous emporta…
   – Marthe! cria une voix de la maison, Marthe!
   L'enfant interrompit court son histoire.
   – C'est maman qui m'appelle, dit-elle. (Et, faisant une belle révérence): Au revoir, messieurs…
   Déjà Marthe avait disparu, que Seignebos et maître Folgat restaient encore plantés sur leurs pieds, se regardant d'un air de suprême détresse.
   – Nous n'avons plus rien à faire ici, docteur, dit enfin le jeune avocat.
   – En effet, rentrons, et même hâtons-nous, car on m'attend peut-être… Vous déjeunez avec moi…
   Ils se retirèrent alors, la tête basse, et à ce point abîmés dans leurs réflexions qu'ils oubliaient de rendre les coups de chapeau qu'on leur tirait le long des rues, circonstance qui fut remarquée de plusieurs bourgeois.
   En arrivant chez lui:
   – Deux couverts, dit le docteur à son domestique, et monte une bouteille de vin de Médis… (Et lorsqu'il eut conduit l'avocat à son cabinet de travail): Maintenant, commença-t-il, que pensez-vous de l'aventure?
   Maître Folgat eut un geste de douloureux abattement.
   – Je m'y perds! murmura-t-il.
   – Peut-on admettre que madame de Claudieuse ait fait le mot à sa fille?
   – Non.
   – Et à sa femme de chambre?
   – Encore moins. Une femme de cette trempe ne se confie à personne; elle combat, triomphe ou succombe seule.
   – Donc la bonne et l'enfant nous ont dit la vérité.
   – Je le crois fermement.
   – C'est ma conviction… Alors, elle n'est pour rien dans le meurtre de son mari?
   – Hélas!
   Ce que maître Folgat ne remarquait pas, c'est qu'un victorieux sourireéclairait la physionomie du docteur Seignebos. Il avait retiré ses lunettes d'or, et les essuyant vigoureusement:
   – Si la comtesseétait innocente, reprit-il, Jacques serait donc coupable! Jacques nous aurait donc dupés tous…
   Maître Folgat secouait la tête.
   – De grâce, docteur, fit-il avec un effort, ne me pressez pas ainsi, laissez-moi me recueillir, rassembler mes idées. Je suisépouvanté de mes conjectures. Non, monsieur de Boiscoran ne nous a pas menti, et assurément madame de Claudieuse aété sa maîtresse. Non, il ne nous a pas trompés, et certainement le soir du crime, il a eu une entrevue avec la comtesse. Marthe ne nous a-t-elle pas dit que sa mèreétait sortie? Où allait-elle, sinon au rendez-vous? Seulement…
   Il hésitait.
   – Oh! allez, allez, dit le médecin, vous n'avez rien à craindre de moi…
   – Eh bien, il se pourrait qu'après que madame de Claudieuse a eu quitté monsieur de Boiscoran, la fatalité s'en fût mêlée. Monsieur de Boiscoran nous a conté comment les lettres qu'il brûlait s'étaient enflammées tout à coup, avec une telle violence qu'il en avaitété effrayé. Qui nous dit qu'une flammèche emportée par le vent n'a pas mis le feu aux paillers! Tirez les conséquences. Au moment de se retirer, monsieur de Boiscoran aperçoit ce commencement d'incendie; il court essayer de l'éteindre; ses efforts sont inutiles, la flamme gagne de proche en proche, elle grandit, elle illumine déjà toute la façade du château… À ce moment, monsieur de Claudieuse sort… Monsieur de Boiscoran se croit surpris, il voit ses amours dévoilées, son mariage rompu, sa vie manquée, son avenir brisé, son bonheur anéanti… Il perd la tête, il ajuste le comte, il fait feu et s'enfuitéperdu… Et ainsi s'explique la maladresse des coups et aussi cette circonstance jusqu'ici inexplicable d'un assassinat tenté avec du plomb de chasse…
   – Malheureux! interrompit le docteur.
   – Quoi! Qu'ai-je dit?
   – Gardez-vous de jamais répéter ceci. Telle est l'effroyable vraisemblance de votre hypothèse que, si elle s'ébruitait, vous ne trouveriez plus personne pour vous croire le jour où vous direz la vérité.
   – La vérité!… Vous pensez donc que je m'abuse?
   – Positivement. (Et rajustant ses lunettes): Ce que je ne pouvais admettre, reprit M. Seignebos, c'était que madame de Claudieuse eût de sa main fait feu sur son mari… J'avais raison. Elle n'a pas commis le crime, matériellement, elle l'a seulement commandé…
   – Oh!…
   – Serait-elle donc la première? Voilà mon hypothèse, à moi: avant de rejoindre Jacques au rendez-vous, madame de Claudieuse avait pris son parti et combiné ses mesures. L'assassinétait à son poste. Si elle eût réussi à ramener Jacques, le complice désarmait son fusil et allait tranquillement se coucher. N'ayant pu obtenir que Jacques renonçât à son mariage, résolue à se faire libre pour l'empêcher, elle a donné le signal, l'incendie aété allumé et on a tiré sur le comte.
   Le jeune avocat ne semblait pas absolument convaincu.
   – En ce cas, il y aurait eu préméditation, objecta-t-il, et alors, comment le fusil n'était-il chargé que de cendrée?
   – C'est que le complice manquait d'intelligence…
   Encore bien qu'il eût prévu où tendait le docteur, maître Folgat se dressa vivement.
   – Toujours Cocoleu! fit-il.
   Du bout du doigt, M. Seignebos se toucha le front.
   – Quand une idée est entrée là, répondit-il, elle y est solidement fixée… Oui, madame de Claudieuse a un complice, et ce complice est Cocoleu. Et si l'intelligence lui a fait défaut, vous voyez jusqu'où ce misérable idiot pousse le dévouement et la discrétion…
   – Si vous dites vrai, docteur, jamais nous n'aurons la clef de cette affaire, car jamais Cocoleu ne parlera…
   – Ne jurez de rien. On m'a proposé un expédient…
   Il fut interrompu par l'entrée brusque de son domestique.
   – Monsieur, lui dit ce brave garçon, il y a en bas un gendarme qui vous amène un individu qu'il faudrait faire admettre d'urgence à l'hôpital.
   – Qu'ils montent, répondit le médecin. (Et pendant que le domestique courait remplir la commission): Voilà mon expédient, maître Folgat, dit M. Seignebos. Attention…
   Un pas pesantébranlait déjà l'escalier, et presque aussitôt un gendarme parut, qui, d'une main, tenait un violon, et de l'autre aidait à marcher un pauvre diable.
   «Goudar!»faillit s'écrier maître Folgat.
   C'était Goudar, en effet, mais en quelétat! Les vêtements déchirés et tachés de boue, pâle, l'œil hagard, la barbe et les lèvres souillées d'uneécume blanchâtre.
   – Voilà l'histoire, major, prononça le gendarme. Ce particulier jouait du violon dans la cour de la caserne, et nousétions plusieurs aux fenêtres quand, tout à coup, nous l'avons vu tomber par terre et se rouler, et se tordre, et se débattre en hurlant et enécumant comme un loup enragé. Nous l'avons ramassé, soigné, et je vous l'amène pour savoir…
   – Laissez-nous seuls avec lui, ordonna le médecin.
   Le gendarme sortit, et la porte fermée:
   – Quel métier! s'écria Goudar d'un accent d'invincible dégoût. Regardez-moi un peu!… Quelle honte si ma femme me voyait ainsi. Pouah!
   Et sortant un mouchoir de sa poche, il s'essuyait le visage et retirait de sa bouche un petit morceau de savon.
   – L'important, dit le docteur, c'est que vous avez si bien joué votre rôle d'épileptique que les gendarmes y ontété pris.
   – Belle malice, en vérité, et bien honorable surtout!
   – Malice excellente, puisque, grâce à elle, avant une heure vous serez à l'hôpital. On vous placera dans le quartier de Cocoleu, et je vous verrai tous les matins… À vous d'agir…
   – Soyez tranquille, répondit l'homme de la préfecture, j'ai mon idée. (Puis se tournant vers maître Folgat): Me voilà prisonnier, ajouta-t-il, mais mes précautions sont prises. C'est à vous que l'agent que j'ai envoyé en Angleterre fera parvenir ses renseignements. J'ai, de plus, un service à vous demander: j'aiécrit à ma femme de vous adresser mes lettres; vous me les ferez parvenir par le docteur… Sur quoi, me voilà prêt à devenir le compagnon de Cocoleu et bien résolu à gagner la maison de la rue des Vignes.
   M. Seignebos avait signé le billet d'admission. Il rappela le gendarme et, après l'avoir loué de son humanité, il le pria de conduire «ce pauvre diable»à l'hôpital.
   Et resté seul avec maître Folgat:
   – À présent, cher maître, dit-il, convenons de nos faits. Devons-nous parler du récit de Marthe et des projets de Goudar?… Non, car Galpin-Daveline veille, et il suffirait d'un soupçon arrivant jusqu'à l'accusation pour tout faireéchouer. Donc, bornez-vous à rapporter à Jacques votre entrevue avec madame de Claudieuse, et sur tout le reste, silence!


   26. Comme presque tous les gens très fins…

   Comme presque tous les gens très fins, le docteur Seignebos avait cette faiblesse d'attribuer aux autres une partie de sa clairvoyance.
   M. Galpin-Daveline veillait assurément, mais non pas avec l'âpre attention qu'on eût dû attendre d'un tel ambitieux. Avisé le premier de la décision de la chambre des mises en accusation, il se sentit délivré des angoisses qui le torturaient. Il respira. De remords, il n'en eut pas l'ombre. Il n'eut pas un regret… Il ne songea pas que ce prévenu que la chambre renvoyait devant la cour d'assises avaitété son ami autrefois, et un ami dont ilétait fier, dont l'hospitalité l'enchantait, dont il avait sollicité l'alliance… Non! Ce qu'il se dit, c'est qu'ayant hasardé une partie scabreuse, dont son avenirétait l'enjeu, il venait de la gagner haut la main.
   Évidemment, sa responsabilité était loin d'être dégagée, mais son rôle de magistrat instructeurétait terminé. Il n'avait pas à paraître aux débats. Quoi qu'il advînt, iléchappait, pensait-il, à la réprobation qui l'eût frappé si son enquête eût abouti à une ordonnance de non-lieu.
   Il ne se dissimulait pas que jamais il ne serait vu d'un bonœilà Sauveterre, que ses relations y resteraient pénibles, que jamais volontiers une main ne serrerait la sienne! Il s'en inquiétait peu. Sauveterre, une misérable sous-préfecture de cinq milleâmes! Il espérait bien n'y plus moisir longtemps, et qu'un brillant avancement allait récompenser son audace et le délivrer des sottes récriminations… Ailleurs, dans la ville où il serait nommé – une grande ville, supposait-il —, l'éloignement atténuerait et effacerait même ce que sa conduite avait eu d'odieux. Il ne lui resterait du passé que la réputation d'un de ces magistratsétonnants, comme les dépeignent les formulaires, «qui sacrifient tout à l'intérêt sacré de la justice, qui placent l'inflexible devoir bien au-dessus de toutes ces considérations qui troublent etémeuvent le vulgaire, dont l'âme est comme un roc où viennent se briser, impuissantes, toutes les passions humaines». Et avec une telle réputation, son savoir-faire et son envie de parvenir, les occasions ne lui manqueraient plus de se produire, de montrer sa valeur, de se rendre utile, indispensable… Il se voyait escaladant l'échelle périlleuse des hautes situations. Il se voyait à Bordeaux, à Lyon, à Paris…
   C'est dans les draps de pourpre d'un premier succès qu'il s'endormit ce soir-là. Et le lendemain, rien qu'à le voir traverser les rues, plus roide et plus hautain qu'à l'ordinaire, les lèvres pincées, le regard froid et dur, les bourgeois observateurs comprirent qu'il devait y avoir du nouveau.
   Il faut que les affaires de M. de Boiscoran aillent bien mal, se dirent-ils, pour que M. Galpin-Daveline soit si fier.
   C'est chez le procureur de la République qu'il se rendait. Le prétexte de sa visiteétait le besoin de quelques signatures, qu'en toute autre occasion il eût envoyé prendre par son greffier. La vérité est qu'il avait sur le cœur les sévères reproches de M. Daubigeon, et qu'il comptait savourer le régal d'une revanche.
   Il trouva le vieux collectionneur au milieu de ses bouquins chéris, comme toujours, et plus que jamais d'une humeur massacrante. N'importe! Il lui soumit les pièces à signer, et, cette besogne faite, tout en replaçant les paperasses dans une serviette à son chiffre:
   – Eh bien! cher procureur, demanda-t-il d'un ton dégagé, vous connaissez l'arrêt?… Qui de nous deux avait raison?
   M. Daubigeon haussa lesépaules.
   – C'est entendu, gronda-t-il, je ne suis plus qu'un vieil imbécile, un maniaque, je l'avoue, je me rends à l'évidence, et comme l'homme d'Horace, Stultum me fateor, liceat concedere veris, At que etiam insanum…
   – Vous plaisantez… Que serait-il arrivé, pourtant, si je vous avaisécouté?
   – Je ne tiens pas à le savoir.
   – Monsieur de Boiscoran n'en eûtété ni plus ni moins renvoyé devant le jury.
   – Peut-être…
   – Tout autre que moi eût aussi bien recueilli les preuves quiétablissent irrévocablement sa culpabilité.
   – C'est une question.
   – Et j'aurais entravé ma carrière en me faisant la réputation d'un de ces magistrats timides qu'un rien arrête…
   – C'est une réputation qui en vaut bien une autre, interrompit le procureur de la République.
   Il s'était juré de ne rien répondre que par monosyllabes, mais la colère lui faisait oublier son serment.
   – Un autre que vous, reprit-il d'un ton amer, ne se serait pas uniquement attaché à prouver que monsieur de Boiscoranétait le coupable…
   – Je l'ai prouvé, c'est vrai.
   – Un autre que vous eût cherché le mot de cetteénigme.
   – Mais je l'ai, ce me semble.
   D'un air ironique, M. Daubigeon s'inclina.
   – Mes compliments, fit-il. On est heureux de si bien connaître la fin des choses, Felix qui potuit rerum cognoscere causas; seulement vous vous abusez peut-être. Vousêtes un juge d'instruction très fort, mais je suis plus vieux que vous dans le métier. Plus je réfléchis à cette affaire, moins je me l'explique. Si vous savez si bien tout, expliquez-moi donc le mobile du crime, car enfin on ne risque pas l'échafaud ou le bagne sans un intérêt considérable, positif, évident… Où est l'intérêt de Jacques? Vous allez me répondre qu'il haïssait monsieur de Claudieuse? Est-ce bien une réponse? Voyons, fouillez un peu votre conscience… Mais, baste! personne n'aime à descendre en soi-même, Nemi in sese tentat descendere…
   M. Daveline enétait presque à regretter d'être venu. Il avait pensé trouver M. Daubigeon fort penaud, et voilà que pas du tout.
   – La chambre des mises en accusation n'a pas eu vos scrupules, fit-il sèchement.
   – Non, mais les jurés peuvent les avoir. Il en est d'intelligents quelquefois…
   – Les jurés condamneront monsieur de Boiscoran sans hésitation.
   – Je n'en mettrais pas la main au feu.
   – Vous l'y mettriez si vous saviez qui prendra la parole.
   – Oh!…
   – L'accusation sera soutenue par monsieur Du Lopt de la Gransière lui-même…
   – Malepeste!
   – Prétendriez-vous nier son talent?
   Visiblement, le juge d'instruction s'irritait, ses oreilles rougissaient, et par contre M. Daubigeon semblait recouvrer toute sa belle humeur.
   – Dieu me garde, répondit-il, de nier l'éloquence de monsieur Du Lopt de la Gransière, c'est un homme très fort et qui rarement manque son homme. Seulement vous savez… il en est des réquisitoires comme des livres, ils ont leurs destinées, habent sua fata… Jacques sera bien défendu.
   – Je ne crains guère maître Magloire.
   – Mais l'autre, maître Folgat…
   – Un jeune homme, sans autorité. Je redouterais bien autrement maître Lachaud.
   – Connaissez-vous leur système de défense?
   C'était bien là que le bât blessait M. Galpin-Daveline, mais loin d'en rien laisser paraître:
   – Pas du tout, répondit-il, mais que m'importe! Les amis de monsieur de Boiscoran avaient d'abord songé à tirer parti de Cocoleu, ils y ont renoncé. Je suis sûr de ce fait. Le commissaire de police que j'avais chargé d'avoir l'œil de ce côté m'a assuré que le docteur Seignebos ne s'occupait même plus de ce pauvre idiot…
   M. Daubigeon souriait d'un sourire ironique, et bien plus pour taquiner M. Daveline que parce qu'il le pensait réellement.
   – Prenez garde, dit-il, ne vous fiez pas aux apparences; vous avez affaire à des gens très fins. Je vous l'ai toujours dit, Cocoleu est peut-être le nœud de l'affaire… Précisément parce que monsieur de la Gransière portera la parole, vous devez trembler. S'il allaitéchouer!… C'est à vous qu'il s'en prendrait de l'échec, et de sa vie il ne vous le pardonnerait. Or, il peutéchouer. Il y a loin de la coupe aux lèvres, Multa cadunt inter calicem supremaque labra, et je suis l'avis de mon vieux Villon, «Rien ne m'est seur que la chose incertaine…»
   À l'accent du procureur de la République, M. Daveline comprit bien qu'il ne gagnerait rien à discuter davantage.
   – Advienne que pourra! interrompit-il. L'approbation de ma conscience me suffit.
   En se hâtant, de peur d'une réplique, d'expédier les formules de politesse, il sortit; et, tout en descendant l'escalier:
   – C'est perdre son temps, grommelait-il, que de vouloir raisonner avec un bonhomme pour qui lesévénements ne sont plus que des prétextes à citations.
   Mais il avait beau se débattre, c'enétait fait de sa belle assurance. M. Daubigeon venait de lui montrer un péril qu'il n'avait pas prévu. Et quel péril! La rancune d'un des personnages les plus influents de la magistrature, d'un de ces hommes bilieux et froids qui ne pardonnent pas.
   M. Daveline avait bien songé à la possibilité d'unéchec, c'est– à-dire d'un acquittement. Mais il n'avait pas réfléchi aux conséquences de cetéchec. Qui en serait atteint? Le ministère public surtout, puisqu'en France le ministère public fait de l'accusation une question personnelle et s'estime offensé et humilié s'il manque son homme. Or, qu'adviendrait-il en ce cas? C'est que Du Lopt de la Gransière s'en prendrait au juge d'instruction. «C'est dans votre travail, lui dirait-il, que j'ai puisé leséléments de mon réquisitoire. Si je n'ai pas obtenu une condamnation, c'est que votre travailétait incomplet. On n'expose pas un homme comme moi à l'humiliation d'un acquittement, et surtout dans une affaire dont le retentissement doitêtre immense. Vous ne savez pas votre métier.»
   Une telle paroleétait une disgrâce positive. C'était, au lieu de l'avancement tant rêvé, l'exil pour la vie, en Algérie ou en Corse…
   M. Galpin-Daveline en frissonnait. Il se voyait enseveli sous les décombres de ses châteaux en Espagne. Et fatalement, il repassait une fois de plus tous les détails de l'instruction, analysant toutes les preuves qu'il avait fournies, pareil au soldat qui, à la veille d'une bataille, s'assure de l'état de ses armes.
   Véritablement, il ne découvrait qu'une seule objection: celle du procureur de la République. Oùétait l'intérêt de Jacques à commettre un si grand crime?
   là, évidemment, est le défaut de la cuirasse, pensait-il, et j'agirai sagement en en prévenant M. de la Gransière. Les défenseurs de Jacques sont fort capables de faire de cet argument le pivot de leurs plaidoiries.
   Et quoi qu'il en eût dit à M. Daubigeon, il les craignait beaucoup, ces défenseurs. Il n'ignorait pas l'influenceénorme que maître Magloire devait à l'intégrité de sa vie et à son désintéressement. Il savait fort bien qu'il suffisait que maître Magloire se chargeât d'une affaire pour qu'on l'estimât bonne. On disait de lui: «Il peut se tromper, mais ce qu'il plaide, il le croit.»
   Quelle action un tel homme ne devait-il pas avoir, non sur des magistrats qui arrivent à l'audience avec une opinion inébranlable, mais sur des jurés qui subissent l'impression du moment et se laissent enlever par un discours? Maître Magloire, c'est vrai, n'avait pas cetteéloquence dramatique qui fait vibrer les entrailles des foules, mais maître Folgat l'avait, lui.
   M. Galpin-Daveline avait pris des informations, et un de ses amis de Paris lui avait répondu: «Se défier du Folgat. Logicien bien autrement dangereux que Lachaud, il possède à unégal degré l'art de troubler la conscience des jurés, de lesémouvoir, de leur tirer des larmes et de leur arracher un verdict d'acquittement. Redouter surtout avec lui les incidents d'audience, car il a toujours quelque surprise en réserve!»
   Voilà mes adversaires, pensait M. Daveline. Quelle surprise me réservent-ils? Ont-ils véritablement renoncé à se servir de Cocoleu?
   Il n'avait aucune raison de se défier de son commissaire de police, et cependant son inquiétude devint si grande qu'il se détourna de son chemin pour passer à l'hôpital.
   La sœur supérieure, comme de raison, le reçut avec toutes les marques d'une profonde déférence, et dès qu'il s'informa de Cocoleu:
   – Voulez-vous le voir, monsieur? lui demanda-t-elle.
   – J'avoue, ma sœur, que j'en serais bien aise.
   – Venez avec moi, alors.
   C'est dans le jardin qu'elle le conduisit, et là, s'adressant à un jardinier:
   – Où est l'idiot? interrogea-t-elle.
   L'homme planta sa bêche en terre, et de ce respect doucereux qui est le trait distinctif de tous les employés des maisons religieuses:
   – L'idiot est dans l'allée du fond, ma mère, à cette place qu'il a choisie, vous savez, et d'où on ne peut le faire partir…
   Bientôt, en effet, M. Daveline et la supérieure l'aperçurent.
   On lui avait retiré les haillons qu'il portait à son entrée, et on lui avait donné l'uniforme de l'hôpital, une grande capote grise et un bonnet de coton. Il n'en avait pas la mine plus intelligente, mais ilétait moins repoussant. Assis à terre, il jouait avec des cailloux.
   – Eh bien! mon garçon, lui demanda M. Daveline, comment te trouves-tu ici?
   Il leva sa face hébétée, arrêta sonœil morne sur la supérieure, mais ne répondit pas.
   – Veux-tu revenir au Valpinson? continua le juge.
   Il tressaillit, mais ne desserra pas les dents.
   – Voyons, insista M. Daveline, réponds, et je te donnerai une pièce de dix sous.
   Baste! Cocoleu s'était remis à jouer.
   – Voilà comme il est toujours, monsieur, déclara la supérieure. Personne, depuis qu'il est ici, n'a pu lui tirer un mot. Promesses, menaces, rien n'y fait. Un jour, pour tenter une expérience, au lieu de lui donner son déjeuner, je lui ai dit: «Tu n'auras à manger que quand tu m'auras dit: "J'ai faim!…"»Au bout de vingt-quatre heures, j'ai dû lui rendre sa pitance; il se serait laissé périr d'inanition plutôt que d'articuler une syllabe…
   – Qu'en pense monsieur Seignebos?
   – Le docteur ne veut plus en entendre parler, répondit la supérieure. (Et levant les yeux au ciel): Ce qui prouve bien, ajouta-t-elle, que sans une intervention de la Providence, jamais ce malheureux n'eût dénoncé le crime dont il aété témoin… (Et tout de suite, revenant aux choses de la terre): Mais ne nous débarrassera-t-on pas bientôt de ce pauvre idiot qui est une lourde charge pour notre hôpital? Puisqu'il trouvait à vivre dans son village, pourquoi ne pas l'y renvoyer? Nos malades et nos vieillards sont nombreux, et nous avons peu de place.
   – Il faut attendre, ma sœur, que le procès de monsieur de Boiscoran soit terminé, répondit le juge d'instruction.
   La supérieure eut un geste résigné.
   – C'est ce que le maire m'a déclaré, dit-elle, et c'est bien fâcheux. Je dois dire pourtant qu'on m'a permis de lui retirer la chambre où il avaitété d'abord consigné. Je l'ai relégué au quartier des fous. Nous appelons ainsi quatre petites loges entourées d'un mur où nous plaçons les pauvres insensés qu'on nous confie provisoirement…
   Mais elle s'arrêta, le portier de l'hôpital, le sieur Vaudevin, s'avançait en saluant.
   – Qu'est-ce? demanda-t-elle. Vaudevin lui tendit un billet.
   – C'est un homme que vous amène un gendarme, répondit-il. Admission d'urgence…
   La supérieure parcourait ce billet signé Seignebos.
   – Épileptique, fit-elle, et un peu idiot, il ne nous manquait plus que cela!… Etétranger, par-dessus le marché! En vérité, monsieur Seignebos est trop facile. Que ne renvoie-t-il tous ces gens-là se faire soigner dans leur commune!
   Et d'un pas assez leste pour sonâge, suivie du portier et de M. Daveline, elle se dirigea vers le parloir. C'est là qu'on avait fait entrer le nouveau malade et, affaissé sur un banc, il présentait l'image achevée du plus parfait abrutissement.
   L'ayant examiné une minute:
   – Qu'on le mette au quartier des fous, dit-elle, il tiendra compagnie à Cocoleu. Et qu'on prévienne la sœur pharmacienne. Mais non, j'y vais moi-même. Monsieur le juge m'excusera…
   Et elle sortit, laissant M. Daveline un peu rassuré.
   là n'est pas le danger, pensait-il en se retirant. Et si maître Folgat compte sur un incident d'audience, ce n'est pas Cocoleu qui le lui fournira.


   27. À l'heure même où le juge d'instruction sortait de l'hôpital…

   À l'heure même où le juge d'instruction sortait de l'hôpital, le docteur Seignebos et maître Folgat se séparaient, après un frugal déjeuner, l'un pour courir à ses malades, l'autre pour se rendre à la prison.
   Le jeune avocatétait cruellement préoccupé, c'est la tête basse qu'il s'en allait le long des rues, et les diplomates bourgeois qui l'épiaient au passage, comparant sa mine sombre à l'air vainqueur de M. Daveline, se persuadaient que bien décidément Jacques de Boiscoranétait perdu.
   En ce moment, c'était presque l'avis de maître Folgat. Il traversait une de ces phases de morne découragement dont ne savent pas se préserver les hommes les plusénergiques lorsqu'ils s'acharnent à la poursuite de quelque but incertain et passionnément désiré.
   Les déclarations de la petite Marthe et de la femme de chambre lui avaient cassé bras et jambes. Après avoir cru bien tenir tous les fils de l'affaire, voilà que soudain l'écheveau se brouillait plus que jamais. Et c'était ainsi depuis le commencement. À chaque pas qu'il avait fait, le problème s'était compliqué de quelque circonstance inexplicable. À chacun de ses efforts, les ténèbres, au lieu de se dissiper, s'étaientépaissies. Ce n'était pas qu'il doutât plus qu'avant de l'innocence de Jacques. Non. Le soupçon qui avait traversé son esprit s'étaitévanoui comme l'éclair. Il admettait, avec le docteur Seignebos, la probabilité d'un complice, Cocoleu sans doute, chargé de l'exécution matérielle du crime.
   Mais quel parti tirer pour la défense de cette hypothèse? Aucun.
   Goudarétait un habile homme, et sa façon de s'introduire à l'hôpital et près de Cocoleu révélait un maître. Mais si subtil qu'il fût, et rompu à toutes les astuces de son métier, parviendrait-ilà confesser un gredin qui se retranchait imperturbablement derrière la feinte imbécillité?
   Si encore il eût eu du temps devant soi! Mais les joursétaient comptés, et il allaitêtre forcé de brusquer ses manœuvres…
   C'est à jeter le manche après la cognée, pensait le jeune avocat.
   Cependant, il arrivait à la prison. Il sentit la nécessité de refouler toutes ses angoisses. Et tandis que Blangin le précédait à travers les corridors en faisant tinter ses clefs, il imposait à son visage l'expression de la confiance.
   – Enfin, c'est vous! s'écria Jacques.
   Il avaitévidemment souffert terriblement depuis la veille. La fièvre de l'inquiétude avait gonflé ses traits et injecté ses yeux de sang. Un tremblement nerveux le secouait.
   Pourtant il attendit que le geôlier eût refermé la porte, et alors:
   – Qu'a-t-elle dit? demanda-t-il d'une voix rauque.
   Minutieusement, maître Folgat rendit compte de sa mission, rapportant presque textuellement les paroles de Mme de Claudieuse.
   – Je la reconnais bien là! s'exclamait le prisonnier. Il me semble l'entendre… Quelle femme! me défier ainsi!…
   Et dans sa colère, il serrait les poings jusqu'à s'enfoncer les ongles dans la chair.
   – Vous le voyez, reprit le jeune avocat, il n'y a pas à essayer de sortir de notre cercle de défense. Toute nouvelle démarche serait inutile!…
   – Non! interrompit Jacques, non, je n'en resterai pas là! (Et après quelques secondes de réflexion si toutefois ilétait enétat de réfléchir): Pardonnez-moi, mon cher maître, dit-il, de vous avoir exposé à de tels outrages. J'aurais dû les prévoir, ou, pour mieux dire, je les prévoyais… Je savais bien que ce n'était pas ainsi que je devais engager le combat! Mais j'aiété lâche, j'ai eu peur, j'ai reculé. Insensé!… Comme si je n'avais pas senti qu'il en faudrait toujours venir au suprême expédient!… Eh bien! j'y arrive aujourd'hui, et mon parti est pris…
   – Que voulez-vous faire!
   – Aller trouver la comtesse de Claudieuse, la voir, lui parler…
   – Oh!…
   – À moi, elle ne niera pas, peut-être! À moi, quand je la tiendrai sous mon regard, il faudra bien qu'elle avoue le crime dont je suis accusé…
   Maître Folgat avait promis au docteur Seignebos de ne point parler des déclarations de Marthe et de sa bonne, mais il ne s'était pas interdit de s'en servir.
   – Et si madame de Claudieuse n'était pas coupable? fit-il.
   – Qui donc le serait?
   – Si elle avait un complice?
   – Eh bien! elle me le nommera, je l'exige, il le faut… Je ne veux pasêtre déshonoré, je suis innocent, je ne veux pas aller au bagne…
   Essayer de faire entendre raison à Jacques, c'eûtété se montrer aussi fou que lui.
   – Prenez garde, dit simplement le jeune avocat, notre défense est déjà difficile, ne la rendez pas impossible…
   – Je serai prudent.
   – Un scandale nous perd sans rémission.
   – Soyez sans inquiétude.
   Maître Folgat se tut. Comment Jacques s'y prendrait pour sortir de la prison, il le devinait. Et s'il ne lui demandait pas de détails, c'est que sa situation de défenseur lui faisait une loi d'ignorer – ou du moins de paraître ignorer – certaines choses.
   – Maintenant, mon cher maître, reprit le prisonnier, un service, s'il vous plaît…
   – Parlez.
   – Je voudrais connaître aussi exactement que possible les dispositions de l'habitation de madame de Claudieuse.
   Sans mot dire, maître Folgat prit une feuille de papier et traça le plan de ce qu'il connaissait de la maison de la rue Mautrec, du jardin, du vestibule et du salon.
   – Et la chambre du comte, interrogea Jacques, où est-elle?
   – Au premierétage.
   – Vousêtes sûr qu'il ne peut pas se lever?
   – Le docteur Seignebos me l'a dit.
   Le prisonnier eut un mouvement de joie.
   – Alors tout va bien, fit-il, et il ne me reste plus, mon cher défenseur, qu'à vous prier de dire à mademoiselle de Chandoré que j'ai besoin de la voir aujourd'hui, le plus tôt possible. Qu'elle vienne accompagnée seulement d'une des tantes Lavarande. Et, je vous en conjure, hâtez-vous…
   Maître Folgat se hâta si bien que, vingt minutes plus tard, il arrivait rue de la Rampe.
   Mlle Deniseétait dans sa chambre. Il la fit prier de descendre, et dès qu'il lui eut dit que Jacques l'attendait:
   – Je pars, répondit-elle simplement. (Et, appelant une des demoiselles Lavarande): Vite, tante Élisabeth, commanda-t-elle, vite, ton châle et ton chapeau, je sors et tu viens avec moi.
   Le prisonnier comptait si bien sur l'empressement de sa fiancée, que déjà il s'était fait conduire au parloir lorsqu'elle y arriva, tout essoufflée de la rapidité de sa course.
   Il lui prit les mains, et les pressant contre ses lèvres:
   – Ô mon amie, balbutia-t-il, comment vous remercier jamais de votre sublime fidélité au malheur! Sera-ce assez de toute ma vie, si je la sauve, pour vous témoigner ma reconnaissance!
   Mais il se raidit contre l'attendrissement qui le gagnait, et s'adressant à la tante Élisabeth:
   – Pardonnez-moi, lui dit-il, d'oser vous demander un service qu'une fois déjà vous avez bien voulu nous rendre… Il serait bien important qu'on n'entendît rien de ce que j'ai à confier à Denise, et je crains d'êtreépié…
   Façonnée à l'obéissance passive, la brave demoiselle sortit sans se permettre une réflexion et alla se mettre au guet dans le corridor.
   L'étonnement de Mlle de Chandoré était grand, mais Jacques ne lui laissa pas le temps de prononcer une parole:
   – Ici même, commença-t-il, vous m'avez dit que si je voulais m'évader, Blangin m'en fournirait les moyens…
   La jeune fille recula, et d'un accent de stupeur immense:
   – Voudriez-vous donc fuir? balbutia-t-elle.
   – Jamais, à aucun prix… Seulement, vous devez vous rappeler que tout en résistant à vos prières, je vous ai dit qu'un jour peut-être j'aurais besoin de quelques heures de liberté…
   – Je me souviens.
   – Je vous ai priée de pressentir le geôlier à ce sujet.
   – C'est fait. Avec de l'argent il sera toujours à notre discrétion.
   Jacques parut respirer plus librement.
   – Eh bien! reprit-il, le moment est venu. Il faut que demain je passe la soirée hors de la prison. Je voudrais sortir vers neuf heures, je serai rentré avant minuit…
   Mlle Denise l'arrêta.
   – Attendez, dit-elle, je vais appeler la femme de Blangin.
   Le ménage des geôliers de Sauveterre ressemblait à beaucoup de ménages. Brutal, exigeant, despote, l'homme se coiffait sur l'oreille, parlait haut et ferme en roulant de gros yeux, et, de par la raison du plus fort, prétendait régner. Humble, soumise, résignée en apparence, la femme baissait la tête, semblait toujours obéir, mais en réalité, de par le droit de l'intelligence, gouvernait. Quand le mari avait promis, il fallait encore le consentement de la femme. Dès que la femme s'était engagée, elle se chargeait de faire vouloir son mari.
   Mlle Denise avait donc bien fait de s'adresser tout d'abord à Mme Blangin. Appelée, elle accourut au parloir, la bouche pleine d'hypocrites protestations, jurant qu'elleétait tout à la dévotion de sa chère demoiselle, rappelant le temps où elleétait au service de M. de Chandoré, le seul bon temps de sa pauvre vie, soupirait-elle, et qu'elle regrettait toujours…
   – Je sais, interrompit la jeune fille, que vous m'êtes dévouée. Maisécoutez-moi…
   Et vivement elle se mit à expliquer ce qu'elle souhaitait, tandis que Jacques, retiré un peu à l'écart, dans l'ombre, épiait les impressions de la femme du geôlier.
   Petit à petit, elle redressait la tête, et, quand Mlle Denise eut achevé:
   – Je comprends très bien, répondit-elle, et si j'étais la maîtresse, je dirais: «C'est fait…»Mais c'est Blangin qui est le maître dans la prison… Oh! il n'est pas méchant, seulement il tient à son devoir… Nous n'avons que notre place pour vivre…
   – Ne vous l'ai-je pas déjà payée!
   – Oh! je sais que mademoiselle n'est pas regardante…
   – Vous m'aviez promis de parler de cette affaire à votre mari.
   – Je lui en ai bien parlé, seulement…
   – Je donnerai la même somme que l'autre fois.
   – En or?
   – Soit, en or.
   Unéclair de convoitise brilla sous lesépais sourcils de la geôlière, et néanmoins, se possédant toujours:
   – Moyennant cela, dit-elle, mon homme consentira peut-être. Je vais l'arraisonner, et je vous l'envoie.
   Elle sortit en courant, et dès qu'elle eut disparu:
   – Combien donc avez-vous déjà donné à Blangin? demanda Jacques à Mlle Denise.
   – Dix-sept mille francs.
   – Ces gens-là nous exploitent indignement!
   – Eh! qu'importe l'argent! Que ne sommes-nous ruinés l'un et l'autre, et que n'êtes-vous libre!
   Mais la geôlière n'avait pasété longue à décider son mari. Déjà le pas lourd de Blangin retentissait dans le corridor, et presque aussitôt il se montra, son bonnet de laine à la main, la mine obséquieuse et l'œil inquiet.
   – Ma femme m'a tout dit, commença-t-il, et je consens… Seulement, il faut nous entendre… Ce n'est pas une petite chose que vous me demandez…
   D'un geste, Jacques l'interrompit.
   – N'exagérons rien, fit-il. Je ne prétends pas m'évader. Je veux seulement sortir. Je vous reviendrai, je vous en donne ma parole.
   – Pardi! c'est biença qui me tourmente! S'il ne s'agissait que de vous donner définitivement la clef des champs, je vous ouvrirais la prison, et puis allez, des jambes! Un prisonnier qui s'évade, cela se trouve tous les jours. Tandis que sortir, vous promener, revenir… Diable! Et si l'on vous rencontre en ville? Et si l'on vient vous demander pendant que vous serez dehors? Et si l'on vous voit rentrer? Qu'est-ce que je répondrai? Je veux bienêtre mis à pied pour négligence, je suis payé et je m'en moque. Maisêtre accusé de complicité et fourré en prison, halte-là! Je n'en suis plus!
   Visiblement, ce n'était qu'une préface.
   – Oh! que de paroles perdues! fit Mlle Denise. Expliquez-vous clairement.
   – Voilà. Il est impossible que monsieur passe par la porte. À la retraite, c'est– à-dire à huit heures du soir, en cette saison, les soldats de garde s'installent à l'intérieur de la prison, et jusqu'à la diane, le lendemain, ou autrement dit jusqu'à cinq heures du matin, je ne puis ni ouvrir ni fermer sans le sergent qui commande le poste…
   Voulait-il se faire valoir? Faisait-il les difficultés plus sérieuses qu'elles n'étaient véritablement?
   – Enfin, interrompit Jacques, si vous consentez, c'est qu'il existe un moyen.
   – J'en connais un, déclara le geôlier. (Et trop grossier pour savoir dissimuler une longue préméditation): Pour que la chose se fasse, continua-t-il, monsieur devra sortir de la prison comme s'il s'évadait pour tout de bon. Le mur qui relie les deux tours n'a pas, à un certain endroit que j'ai sondé, plus de deux pieds d'épaisseur, et de l'autre côté, qui donne sur les terrains vagues des anciens remparts, on ne place jamais de factionnaire. Je procurerai à monsieur un pic et un levier, et il fera un trou dans ce mur.
   Jacques haussa lesépaules.
   – Et le lendemain, fit-il, quand je serai rentré, comment expliquerez-vous ce trou béant?
   Blangin souriait.
   – Bien sûr, répondit-il, je ne dirai pas qu'il aété fait par les rats. J'ai songé à tout. En même temps que monsieur, sortira par le trou un prisonnier qui, lui, ne reviendra pas…
   – Quel prisonnier?
   – Frumence Cheminot, pardi!, qui ne demandera pas mieux que de prendre sa volée, et qui donnera même un bon coup de main pour percer le mur. Que monsieur s'entende avec lui, mais sans lui dire, par exemple, que je suis de l'affaire. Comme cela, quoi qu'il arrive, je ne serai pas compromis.
   Le planétait bon, en effet. Seulement Blangin avait tort de s'en faire honneur. L'idéeétait de sa femme.
   – Eh bien! dit Jacques, voilà qui est entendu. Procurez-nous le pic et le levier, montrez-moi l'endroit où il faut attaquer le mur, et je me charge de Cheminot. Demain, dans la journée, l'argent vous sera remis.
   Et il s'apprêtait à suivre le geôlier, qui venait de sortir, quand Mlle Denise le retint. Levant sur son fiancé ses beaux yeux tremblants:
   – Vous le voyez, Jacques, prononça-t-elle, je n'ai pas hésité à tout tenter pour vous faire obtenir ces quelques heures de liberté que vous souhaitiez. Puis-je maintenant vous demander ce que vous en comptez faire?
   Et comme il se taisait:
   – Où voulez-vous aller? insista-t-elle.
   Un flot de sang empourprait le visage du malheureux, et d'une voix troublée:
   – Je vous en conjure, Denise, dit-il, n'exigez pas que je vous réponde. Permettez-moi de garder ce secret, le seul que j'aurai jamais pour vous…
   Deux larmes qui tremblaient dans les longs cils de la jeune fille roulèrent sur ses joues.
   – Je vous entends, balbutia-t-elle, je ne vous entends que trop!… Quoique ne sachant rien de la vie, déjà, en découvrant qu'on me cachait quelque chose, j'avais eu comme un pressentiment… Désormais je ne puis plus douter. C'est près d'une femme que vous vous rendrez demain soir…
   – Denise! suppliait Jacques à mains jointes, Denise, par pitié!
   Elle ne l'écoutait pas. Secouant doucement la tête:
   – Près d'une femme, poursuivait-elle, que vous avez aimée sans doute, ou que vous aimez encore, aux genoux de laquelle vous avez peut-être murmuré ces mêmes paroles que vous murmuriez à mes genoux! Comment avez-vous pu vous souvenir d'elle, au milieu de nos angoisses! Elle ne vous aime donc pas! Comment n'est-elle pas venue, vous sachant prisonnier et faussement accusé d'un crime abominable?
   Jacques n'en pouvait supporter davantage.
   – Grand Dieu! s'écria-t-il, plutôt mille fois tout vous dire que de laisser un soupçon effleurer votre cœur! Écoutez et pardonnez-moi…
   Mais elle l'arrêta en lui posant la main sur les lèvres, et toute palpitante:
   – Non, je ne veux rien savoir, dit-elle, rien!… J'ai foi en vous! Rappelez-vous seulement que vousêtes tout pour moi: l'espérance, l'avenir, la vie… Si vous m'aviez trompée, je sens bien, malheureuse, que je ne cesserais pas de vous aimer, mais je sais aussi que je n'aurais pas longtemps à souffrir…
   Éperdu de douleur et d'amour:
   – Denise, répétait Jacques, Denise, mon amie adorée, laissez-moi vous avouer ce qu'est cette femme, et pourquoi il faut que je la voie…
   – Non, interrompit-elle, non! Faites ce que vous dit votre conscience, je crois en vous…
   Et au lieu de lui tendre son front comme d'ordinaire, elle s'enfuit en entraînant la tante Élisabeth, et si vite qu'il se précipitât hors du parloir, il n'aperçut plus qu'une ombre glissant au fond du corridor.
   Jamais encore, jusqu'à ce jour, Jacques n'avait pu prendre sur lui de haïr véritablement la comtesse de Claudieuse, de cette haine aveugle et farouche qui ne rêve plus que vengeance.
   Bien des fois, sans doute, dans la solitude de sa prison, il l'avait maudite, mais toujours, au plus fort de ses colères, s'élevait du fond de sonâme un sentiment de miséricorde et de pitié pour cette maîtresse qu'il avait tant aimée. Car il l'avait adorée follement, il ne se le dissimulait pas. Il lui avait dû les premières ivresses de son adolescence, ces sensationsâpres ou exquises qu'on ne saurait oublier. Dans sa cellule même, il tressaillait au souvenir de certaines de ses attitudes, il revoyait ses yeux noyés de voluptueuses langueurs, il entendait le timbre charmant de sa voix, il respirait le parfum qu'elle portait d'habitude.
   Situation, avenir, honneur, elle l'avait mis dans le cadre de tout perdre qu'il se sentait encore bien près de pardonner… Mais lui enlever le cœur de sa fiancée, lui ravir cet amour ardent et pur comme la flamme! Ah! c'était combler la mesure.
   Et je la ménagerais encore! se disait-il, ivre de rage. J'hésiterais à la perdre! Je n'en ai plus le droit, c'est l'existence de Denise que je défends…
   Plus que jamais, ilétait résolu à l'expédition du lendemain, sentant bien que le courage ne lui manquerait plus.
   Précisément – et c'était une adresse du geôlier —, c'est Cheminot qui fut chargé de le reconduire à sa cellule, et selon l'expression des geôles, de l'y «boucler». Il le fit entrer, et tout de suite, carrément, il lui exposa ce qu'il attendait de lui.
   Sur la foi de Blangin, ilétait persuadé qu'à la seule idée de s'évader, le vagabond allait bondir de joie. Il n'en fut pas ainsi. La visage souriant de Frumence Cheminot s'assombrit, et se grattant l'oreille d'un air perplexe:
   – C'est que, répondit-il, faites excuse, je n'ai pas du tout envie de m'ensauver.
   Jacques en tressauta de stupeur sur sa chaise. Cheminot lui refusant son concours, c'était sa sortie manquée, ou tout au moins remise.
   – Parlez-vous sérieusement, Frumence? demanda-t-il.
   – Dame! oui, mon pauvre monsieur! Ici, voyez-vous, je ne suis point mal, j'ai un bon lit, je mange deux fois tous les jours, je n'ai rien à faire et j'attrape par-ci par-là, de l'un ou de l'autre, quelques sous pour m'acheter du vin et du tabac.
   – Mais la liberté, mon brave…
   – Eh bien! quoi, on me la rendra… Je n'ai point commis de crime, n'est-ce pas? J'ai escaladé un brin le mur d'un verger; on n'est pas pendu pourça. J'ai consulté monsieur Magloire et il m'a dit tout net mon affaire. Je passerai en police correctionnelle et j'en aurai pour trois ou six mois. Ce n'est pas le diable à tirer. Tandis que si je m'évade, on mettra les gendarmes à mes trousses, ils me rattraperont, je serai ramené ici, et alors, comment me traitera-t-on! Sans compter que de s'évader et de dégrader une prison, c'est grave…
   Comment combattre une résolution si sage et de si bonnes raisons! L'inquiétude prenait presque Jacques.
   – Pourquoi les gendarmes vous reprendraient-ils, mon brave? fit-il.
   – Parce qu'ils sont les gendarmes, mon bon monsieur. Et puis, ce n'est pas tout, si nousétions au printemps, je vous dirais: «J'en suis». Mais nous voilà en automne, les mauvais temps vont venir, l'ouvrage va manquer…
   Fainéant incurable, Cheminot se préoccupait toujours beaucoup de l'ouvrage.
   – Les vendanges se feront donc sans vous! reprit Jacques.
   Le vagabond eut un geste de regret.
   – C'est vrai qu'on s'amuse aux vendanges, dit-il.
   – Eh bien!…
   – Mais c'est l'affaire d'une quinzaine. Après les vendanges, l'hiver vient. Et l'hiver, bonne gent! c'est mon ennemi. Je me suis vu, des fois qu'il gelait à pierre fendre et qu'il tombait de la neige, ne savoir où gîter… brrr!… Ici, il y a des poêles et l'administration donne des chaussons bien chauds…
   – Oui, mais il n'y a pas de veillées… hein! Frumence… de ces bonnes veillées où l'on boit du vin cuit et où l'on conte des gaillardises aux filles enécossant des haricots ou enégrenant du maïs…
   – Oh! je sais… J'ai bien ri à des moments. Mais le froid!… où aller sans le sou!
   C'était là justement que Jacques en voulait venir.
   – J'ai de l'argent, dit-il.
   – Je le sais bien.
   – Croyez-vous donc que je vous laisserais filer les poches vides! Ce que vous me demanderiez, je vous le donnerais…
   – Vrai! s'écria le vagabond. (Et arrêtant sur Jacques un regard où se peignaient à la fois la surprise, l'espérance et la joie): C'est qu'il me faudrait beaucoup, reprit-il. L'hiver est long… Il me faudrait, oh, oui! il me faudrait bien cinquante pistoles.
   Cinquante pistoles, c'est cinq cents francs.
   – Je vous en donnerai cent, dit Jacques.
   L'œil de Cheminotétincela. Il dut avoir comme une vision de ces irrésistibles cabarets de Rochefort, où il avait mené si joyeuse vie. Mais hésitant à croire à tant de bonheur:
   – Monsieur ne voudrait-il pas se moquer de moi? fit-il timidement.
   – Voulez-vous la somme tout de suite, répondit Jacques, attendez…
   Il sortit du tiroir de la table un billet de mille francs. Mais à la vue de ce billet, le vagabond retira vivement la main qu'il tendait déjà.
   – Oh! comme cela, fit-il, non!… Je sais ce que vaut ce papier, en ayant eu de pareils autrefois. Mais en ce moment, qu'en ferais-je? Ce serait dans ma poche comme une feuille d'arbre, car au premier endroit où je voudrais le changer, on me mettrait la main au collet…
   – Ce n'est pas une difficulté. Avant demain je me serai procuré de l'or, des pièces de cent sous ou des petits billets, à votre choix.
   Cette fois, Cheminot battit gaiement des mains.
   – Mettez un peu de l'un et un peu de l'autre! s'écria-t-il, et je suis votre homme!… Vive la liberté!… Où est le mur à percer?
   – Je vous le montrerai demain… Et d'ici là, Cheminot, silence…
   C'est le lendemain seulement, en effet, que Blangin montra à Jacques l'endroit où la muraille avait le moins d'épaisseur. C'était dans une espèce de cellier où personne jamais ne venait, où l'on serrait des outils de rebut et où se trouvaient des pics et des leviers.
   – Et pour que nul ne vous dérange, dit le geôlier, j'aurai ce soir à dîner deux camarades, et j'inviterai le sergent de garde. On rira, on ne pensera pas aux prisonniers… Ma femme aura l'œil au guet, et s'il se présentait quelque ronde, elle viendrait vite vous prévenir, et dare-dare vous remonteriez chez vous.
   Tout bien convenu, sitôt la nuit venue, Jacques et Frumence Cheminot, munis d'une bougie, se glissaient dans le cellier et se mettaient à la besogne.
   Rude besogne que de percer ce vieux mur, et jamais Jacques n'en fût venu à bout tout seul. L'épaisseur n'était même pas ce qu'avait annoncé Blangin, mais la solidité passait toute attente. Nos pères bâtissaient bien. Le temps aidant, le ciment avait fait corps avec la pierre et en avait acquis la dureté. C'était comme si l'on eût attaqué un bloc de granit.
   Le vagabond, heureusement, avait la poigne solide. Et, malgré les précautions qu'il prenait pour que son travail ne s'entendît pas, en moins d'une heure il eut creusé un trou par où un homme pouvait passer.
   Il y avança la tête, et après un moment d'observation:
   – Tout va bien! dit-il, la nuit est noire et l'endroit est désert! Ma foi! je me risque…
   Il passa, Jacques le suivit, et instinctivement ils se hâtèrent de gagner une place où les arbres faisaient l'ombre encore plusépaisse.
   Une fois là:
   – Tenez, dit Jacques en tendant à Cheminot une liasse de billets de cinq francs, joignez ceci aux cent pistoles que je vous ai données tantôt… Merci, vousêtes un brave garçon, et si je me tire d'affaire, je ne vous oublierai pas… Et maintenant, séparons-nous. Jouez des jambes, soyez prudent, et… bonne chance.
   Ayant dit, il s'éloigna à grands pas. Mais Cheminot ne tira pas de son côté, comme c'était convenu.
   Tout de même, pensait le vagabond, c'est une drôle d'histoire que celle de ce pauvre monsieur! Où peut-il bien aller ainsi?
   Et la curiosité l'emportant sur la prudence, il suivit.


   28. C'est rue Mautrec que se rendait Jacques de Boiscoran…

   C'est rue Mautrec que se rendait Jacques de Boiscoran. Mais il savait de quelle réprobation effroyable ilétait l'objet. À prendre le chemin le plus court, à traverser les rues fréquentées, il eût risqué d'être reconnu et peut-être arrêté. Il s'était donc résigné à un long détour, et il s'était engouffré dans le dédale des ruelles sombres et tortueuses de la vieille ville. Il s'en allait d'un pied fiévreux, se détournant des rares passants, son chapeau de feutre rabattu sur les yeux, et, pour plus de sûreté encore, tenant son mouchoir appliqué contre sa figure.
   Ilétait bien près de neuf heures et demie lorsqu'il arriva à la maison qu'habitaient le comte et la comtesse de Claudieuse. Le portillonétait enlevé et la porte fermée. N'importe, Jacques avait son plan. Il sonna.
   Une bonne qui ne le connaissait pas vint ouvrir.
   – Madame la comtesse de Claudieuse? demanda-t-il.
   – Madame ne peut recevoir personne, répondit cette fille. Madame est près de monsieur qui est au plus mal ce soir.
   – Il faut pourtant que je lui parle…
   – Impossible.
   – Allez lui dire qu'un monsieur, qui est envoyé par le juge d'instruction, désire l'entretenir un instant. C'est pour l'affaire Boiscoran.
   – Que ne le disiez-vous tout de suite! fit la servante. Venez…
   Et dans sa précipitation, oubliant de refermer la porte, elle précéda Jacques à travers le jardin. Une fois dans le vestibule, ouvrant le salon:
   – Que monsieur entre, dit-elle, et s'assoit pendant que je monte prévenir madame…
   Et, ayant allumé les bougies d'un des candélabres de la cheminée, elle s'éloigna.
   Tout, jusqu'à ce moment, marchait au gré de Jacques, et mieux même qu'il n'eût osé le souhaiter. Restait à empêcher la comtesse de se retirer en l'apercevant et de luiéchapper. Très heureusement, la porte du salon ouvrait en dedans. Il alla se poster derrière le battant resté ouvert et attendit.
   Depuis vingt-quatre heures qu'il se préparait à cette entrevue, il avait arrangé dans sa tête ce qu'il aurait à dire. Mais voici qu'au dernier moment, de même que les feuilles mortes au souffle de la tempête, toutes ses idées s'éparpillaient… Son cœur battait avec une telle violence qu'il lui semblait remplir du bruit de ses battements ce grand salon délabré. Il se croyait de sang-froid pourtant, et de fait, il avait cette lucidité particulière qui donne à certains actes des fous une apparence de logique.
   Il commençait à s'étonner d'attendre si longtemps, quand enfin des pas légers et le frôlement d'une robe lui annoncèrent Mme de Claudieuse.
   Elle entra, vêtue d'un long peignoir de couleur sombre, et fit quelques pas dans le salon, étonnée de n'apercevoir pas celui qui la demandait.
   C'était bien ce qu'avait prévu Jacques.
   Violemment, il repoussa le battant de la porte, et se dressant devant:
   – À nous deux! fit-il.
   Se retournant au bruit: – Jacques! s'écria la comtesse.
   Et terrifiée, comme d'une apparition, elle regardait autour d'elle, cherchant une issue. Une des portes-fenêtres du salonétait demeurée entrebâillée, et elle allait s'y précipiter.
   Jacques s'avança.
   – N'essayez pas de m'échapper, prononça-t-il; car je vous le jure, je vous poursuivrais jusque dans la chambre de votre mari, jusqu'au pied de son lit.
   Elle le regardait comme si elle n'eût pas compris.
   – Vous! balbutia-t-elle, ici!
   – Oui, répondit-il, moi! Cela vousétonne, n'est-ce pas? Vous vous disiez: il est prisonnier, bien gardé par les verrous et par les geôliers, je puis dormir tranquille… Pas de preuves, il ne parlera pas… J'ai commis le crime et c'est lui qui sera condamné. Coupable, je suis sauvée; innocent, il est perdu!… Vous pensiez que toutétait dit? Eh bien! non, me voici!
   L'expression d'une indicible horreur contractait les traits si beaux de la comtesse.
   – C'est monstrueux! fit-elle.
   – Monstrueux, en effet!
   – Assassin! Incendiaire!
   Iléclata de rire, d'un rire strident, convulsif, terrible.
   – C'est vous, dit-il, qui m'appelez ainsi!
   En un suprême effort, Mme de Claudieuse rassemblait toute sonénergie.
   – Oui, répondit-elle, oui! À moi, vous ne pouvez pas nier le crime. Je sais, moi, les mobiles que les juges ignorent… Croyant que j'allais exécuter mes menaces, vous avez eu peur… Lorsque je vous ai quitté en courant, vous vousêtes dit: c'est fini, elle va tout révéler à son mari!… Et alors vous avez allumé l'incendie pour attirer mon mari dehors, incendiaire! Et vous avez fait feu sur lui, assassin!…
   – Et voilà ce que vous avez trouvé! interrompit-il. À qui espérez-vous faire croire cette explication absurde? Nos lettresétaient brûlées, et de même que vous niez avoirété ma maîtresse, je pouvais nier avoirété jamais votre amant! Et d'ailleurs, est-ce moi qu'un scandale eût atteint? Vous savez bien que non! Vous n'ignorez pas que la même chose qui déshonore une femme décore un homme d'un lustre nouveau. Telles sont nos mœurs!… Et quant à redouter monsieur de Claudieuse, on me connaît assez pour savoir que je ne crains personne. Au temps où nous cachions nos amours au fond de la rue des Vignes, oui, je pouvais avoir peur de votre mari, venant nous surprendre, le Code d'une main, un revolver de l'autre, fort de cette loi sauvage et stupide qui fait du mari le juge de sa propre cause et l'exécuteur du jugement qu'il prononce… Hors de là, hors ce cas de flagrant délit qui permet à un homme de tuer comme un chien un autre homme qui ne peut ou ne veut se défendre, que m'importait le comte de Claudieuse! Que m'importaient vos menaces à vous et sa haine à lui!
   C'est froidement qu'il s'exprimait ainsi, d'un accentâpre et tranchant comme un glaive, et avec cette certitude qui pénètre, qui s'enfonce dans l'esprit.
   La comtesse chancelait.
   – Est-ce imaginable! bégayait-elle, est-ce possible! (Puis tout à coup, redressant le front): Mais je deviens folle! reprit-elle. Si vousétiez innocent, qui donc serait le coupable?…
   D'un mouvement frénétique, Jacques lui saisit les poignets, et les serrant à les meurtrir, et se penchant vers elle, si près qu'elle sentit son souffle comme une flamme sur son visage:
   – Toi! exécrable créature, dit-il, toi! (Et la repoussant avec une si furieuse violence qu'elle tomba sur un fauteuil): Toi! poursuivit-il, qui voulaisêtre veuve pour m'empêcher de briser ma chaîne!… À notre dernier rendez-vous, te croyantécrasée de douleur et bouleversée par tes larmes hypocrites, n'ai-je pas eu l'indigne faiblesse, la stupide lâcheté de te dire que si j'épousais Denise, c'était uniquement parce que tu n'étais pas libre! Alors, ne t'es-tu pasécriée: «Ô mon Dieu! heureusement cetteépouvantable idée ne m'est pas venue plus tôt!»De quelle idée s'agissait-il, Geneviève?… Allons, réponds et avoue qu'elle venait trop tôt encore, puisque tu l'as mise à exécution… (Et répétant d'un ton d'écrasante ironie la phrase que venait de prononcer Mme de Claudieuse): Qui donc serait le coupable, ajouta-t-il, si vousétiez innocente?…
   Hors de soi, elle bondit de son fauteuil, et plongeant dans les yeux de Jacques un de ces regards qui fouillent jusqu'aux plus sombres profondeurs de l'âme:
   – Est-il bien possible, demanda-t-elle, que vous n'ayez pas commis le crime affreux?…
   Il haussa lesépaules.
   – Mais alors, insista-t-elle, haletante, c'est donc vrai, c'est donc réel, vous croyez que c'est moi qui l'ai commis?
   – Peut-être l'avez-vous seulement commandé!
   D'un geste délirant, elle leva au ciel ses mains jointes, et d'une voix déchirante:
   – Ô mon Dieu! s'écria-t-elle, il le croit! Il le croit sincèrement…
   Un grand silence suivit, sinistre, formidable, tel que celui qui succède au fracas de la foudre.
   Debout en face l'un de l'autre, Jacques et la comtesse de Claudieuse s'examinaientéperdument, comprenant que l'heure suprême de leur destinée sonnait. En chacun d'euxéclatait, fulgurante, la conviction de l'innocence de l'autre. Pas besoin d'explications. Ils avaientété abusés par les apparences, et ils le reconnaissaient, ils enétaient sûrs. Et telétait pour eux l'effarement de cette découverte que l'idée ne leur venait pas de rechercher quel pouvaitêtre le coupable.
   – Que faire? interrogea enfin la comtesse.
   – Dire la vérité! répondit Jacques.
   – Quelle?
   – Que j'étais votre amant… Que si je suis allé au Valpinson, c'est que vous m'y aviez donné rendez-vous… Que si on a retrouvé l'enveloppe d'une de mes cartouches, c'est que je l'avais brûlée pour obtenir du feu… Que si j'avais les mains noircies, c'est que j'avaisémietté, pour leséparpiller au vent, les débris carbonisés de nos lettres…
   – Jamais! s'écria la comtesse.
   Des flots de sang empourpraient le visage de Jacques, et d'un accent d'impitoyableénergie:
   – Ce sera, cependant, prononça-t-il; je le veux, il le faut…
   Mme de Claudieuse se tordait les bras.
   – Jamais! répéta-t-elle, jamais… (Et avec une précipitation convulsive): Ne comprends-tu donc pas, poursuivit-elle, que la vérité est impossible à dire? Ce n'est pas à notre innocence qu'on croirait, mais à notre complicité…
   – N'importe! Je ne veux pas périr.
   – Dites que vous ne voulez pas périr seul…
   – Soit!
   – Tout avouer ne serait pas vous sauver, mais ce serait me perdre sûrement! Est-ce là ce que vous exigez? Quand il y aura deux victimes au lieu d'une, votre sort vous paraîtra-t-il moins cruel?…
   Il l'arrêta d'un geste menaçant.
   – Toujours la même! s'écria-t-il. Je sombre, je me noie, et elle réfléchit, elle calcule, elle se marchande… Et elle disait m'aimer!…
   – Jacques! interrompit Mme de Claudieuse. (Et se rapprochant de lui): Ah! je calcule, fit-elle. Ah! je réfléchis! Eh bien, écoute… Oui, c'est vrai, je tenais à mon intacte renommée d'honnête femme mille fois plus qu'à la vie, mais, au-dessus de ma vie et de ma renommée, il y a toi! Tu sombres, dis-tu… Eh bien, partons! Un mot de tes lèvres et j'abandonne tout, honneur, pays, famille, mon mari, mes enfants. Parle, et je te suis sans détourner la tête, sans un regret, sans un remords…
   De grands frissons lui couraient par tout le corps, sa poitrine haletait, ses yeuxétincelaient d'un insupportableéclat. Dans l'emportement de ses gestes, son peignoir attaché à la hâte se dénouait, et sur son sein et sur sesépaules qui avaient les blancheurséblouissantes du marbre, ses cheveux déroulés retombaient en masses fauves.
   Et d'une voix frémissante de passions contenues, douce et molle comme une caresse ou sonore comme un cuivre:
   – Qui nous retient? poursuivait-elle. Puisque tu as su sortir de prison, le plus difficile est fait. Je songeais d'abord à emmener notre fille, ta fille, Jacques, mais elle est bien malade, et d'ailleurs un enfant nous trahirait. Seuls, on ne nous rejoindra jamais… Ce n'est pas l'argent qui nous manquera, n'est-ce pas? Nous nous envolerons vers ces contrées lointaines dont on voit les descriptions féeriques dans les livres de voyages… là, inconnus de tous, oubliés, ignorés, notre vie ne sera plus qu'un long enchantement! Tu ne diras plus alors que je me marchande, je serai bien à toi, toute et uniquement à toi, corps etâme, ta femme, ta maîtresse, ton amie, ton esclave…
   Elle renversait la tête en arrière, et les paupières mi-closes, avançant les lèvres avec des inflexionsénervantes:
   – Dis, insista-t-elle, veux-tu?… Jacques!
   Il l'écarta d'un geste farouche. Ce lui semblait un sacrilège qu'elle osât, de même que Denise, lui proposer de fuir.
   – Plutôt le bagne! s'écria-t-il.
   Elle blêmit, un spasme de rage convulsa ses traits, et se reculant, roide et tout d'une pièce:
   – Que voulez-vous donc? interrogea-t-elle.
   – Que vous m'aidiez à me sauver, répondit-il.
   – Quitte à me perdre moi-même? Il ne répondit pas.
   Alors elle, si humble l'instant d'avant, se redressant tout à coup, et d'un accent de haineuse raillerie:
   – En d'autres termes, reprit-elle, tu viens me demander de me sacrifier, et de sacrifier du même coup tous les miens. Pour toi? oui. Mais bien plus encore pour mademoiselle de Chandoré. Et cela te paraît tout simple!… Je suis le passé, moi, le rassasiement, le dégoût. Elle est l'avenir, elle, le désir, le rêve… Et tu trouves tout naturel que la vieille maîtresse fasse litière de son amour et de son honneur à la jeune fiancée. Il t'importe peu que je sois avilie, pourvu qu'elle soit honorée, que je pleure pourvu qu'elle sourie!… Eh bien, non! et c'est de la folie que de venir me prier de te sauver pour te jeter dans les bras d'une autre. C'est de la démence, quand, pour t'arracher à Denise, je suis prête à me perdre, pourvu que tu sois à jamais perdu…
   – Misérable! s'écria Jacques.
   Elle le regardait en ricanant, et de ses yeux s'irradiait une infernale audace.
   – Ne me connais-tu donc pas? insista-t-elle. Va, parle, dénonce. Maître Folgat a dû te dire comment je sais nier et me défendre…
   Ivre de colère, arrivé à ce degré où la raison s'égare, Jacques de Boiscoran marchait la main levée sur Mme de Claudieuse, quand tout à coup:
   – Ne frappez pas cette femme! dit une voix.
   Jacques et la comtesse se retournèrent, et un même cri aigu et terrible, qui dut s'entendre au loin, s'échappa de leur gorge.
   Dans le cadre de la porte, le comte de Claudieuse se tenait debout, le revolver prêt à faire feu. Ilétait plus pâle qu'un spectre, et la robe de chambre de flanelle blanche qu'il avait jetée sur sesépaules flottait comme un linceul autour de ses membres amaigris.
   Le premier cri de Mme de Claudieuseétait monté jusqu'au lit où il se mourait. Un pressentiment horrible lui avait traversé le cœur. Il s'était levé. Et se traînant, et s'accrochant à la rampe, ilétait venu.
   – J'ai tout entendu, dit-il, foudroyant les coupables d'un regard implacable.
   Avec un gémissement sourd, la comtesse s'affaissa sur un fauteuil. Mais Jacques se redressa.
   – L'outrage est flagrant, monsieur, dit-il, vengez-vous!
   Le comte haussa lesépaules.
   – C'est la cour d'assises qui me vengera, dit-il.
   – Dieu juste! me laisseriez-vous condamner pour un crime que je n'ai pas commis! Ah! ce serait une lâcheté indigne…
   M. de Claudieuseétait si faible qu'il enétait réduit à s'accoter contre le montant de la porte.
   – Serait-ce une lâcheté? fit-il. Alors, comment appelez-vous l'acte du misérable qui, bassement, honteusement, vole la femme d'un autre homme et le charge de ses bâtards?… C'est vrai, vous n'êtes ni un incendiaire, ni un assassin… Mais qu'est l'incendie de ma maison, près de l'effondrement de toutes mes croyances! Que sont les blessures du corps, comparées à cette autre blessure de l'âme, que rien ne saurait cicatriser!… À vous la cour d'assises, monsieur…
   Terrifié, Jacques se sentait rouler au fond d'indéfinissables abîmes.
   – La mort, plutôt! s'écria-t-il, la mort! (Et entrouvrant ses vêtements): Mais tirez donc, monsieur, tirez donc, le sang vous fait-il peur? Tirez… j'aiété l'amant de votre femme, votre plus jeune fille est ma fille…
   Le comte, au contraire, abaissa son arme.
   – La cour d'assises est plus sûre, prononça-t-il. Vous m'avez pris mon honneur, je veux le vôtre. Et s'il le faut, pour que vous soyez condamné, je dirai, et j'en ferai le serment, que je vous ai reconnu… Vous irez au bagne, monsieur de Boiscoran…
   Il voulut s'avancer, mais ses forcesétaient à bout, et il tomba roide, en avant, la face contre terre, les bras en croix.
   Saisi d'horreur, éperdu, fou, Jacques s'enfuit.


   29. Maître Folgat venait de se lever…

   Maître Folgat venait de se lever.
   Debout, dans l'embrasure d'une des croisées de sa chambre, en face de son miroir, il achevait de se faire la barbe, quand sa porte s'ouvrit violemment.
   Blême et tout effaré, le vieil Antoine entra.
   – Ah! monsieur, quelle affaire!
   – Quoi?
   – Parti, ensauvé, disparu!
   – Qui?
   – Monsieur Jacques…
   Le rasoir, tant la surprise fut grande, faillitéchapper des mains du jeune avocat. Et cependant:
   – C'est faux! dit-il.
   – Hélas! monsieur, reprit le vieux serviteur, tout le monde le raconte en ville. On donne des détails. Je viens de voir un homme qui prétend avoir rencontré monsieur Jacques, hier soir, sur les onze heures, courant comme un fou le long de la rue Nationale.
   – C'est absurde.
   – Je n'ai encore prévenu que mademoiselle Denise, et c'est elle qui m'a dit de venir avertir monsieur… Monsieur devrait aller aux informations…
   Le conseilétait superflu.
   S'essuyant le visage à la hâte, déjà maître Folgat s'habillait. En un moment, il fut prêt, et ayant descendu l'escalier quatre à quatre, il traversait le corridor, quand il s'entendit appeler.
   Il se retourna. Mlle Denise lui faisait signe d'entrer dans le petit salon où elle se tenait d'habitude. Il obéit.
   Mlle Denise et le jeune avocatétaient les seuls de la maison à savoir quel coup de parti désespéré Jacques avait dû risquer la veille. Ils n'avaient paséchangé un mot à ce sujet, mais chacun avait bien remarqué la préoccupation de l'autre. De toute la soirée, maître Folgat n'avait pas prononcé dix paroles, et Mlle Denise, sitôt le dîner, était remontée chez elle.
   – Eh bien?… interrogea-t-elle.
   – Le bruit qui court est faux, mademoiselle, répondit le jeune avocat.
   – Qui sait!
   – Uneévasion serait un aveu. Il n'y a que les coupables qui fuient, et monsieur de Boiscoran est innocent. Ainsi, tranquillisez-vous, mademoiselle, de grâce, rassurez-vous.
   Qui n'eût eu, comme lui, pitié de la pauvre jeune fille! Elleétait plus blanche que sa collerette et tremblait si fort que ses dents claquaient. Des larmes roulaient dans ses yeux, et à chaque parole un sanglot lui montait à la gorge.
   – Vous savez où Jacques est allé, hier soir? reprit-elle.
   – Oui…
   Elle détourna à demi la tête, et d'une voix à peine distincte:
   – Il a voulu revoir, poursuivit-elle, une… personne dont l'influence sur lui est peut-être toute-puissante… Il se peut qu'elle l'ait bouleversé, étourdi. Pourquoi ne l'aurait-elle pas déterminé à se soustraire à l'ignominie de la cour d'assises?…
   – Non, mademoiselle, non!
   – Cette personne aété le mauvais génie de Jacques. Elle l'aime, sans doute. Elle devaitêtre désespérée de savoir qu'il allaitêtre mon mari. Peut-être, pour le déterminer à fuir, s'est-elle enfuie avec lui…
   – Ah! ne craignez rien, mademoiselle, madame de Claudieuse est incapable d'un tel dévouement…
   Vivement Mlle de Chandoré se rejeta en arrière, et levant sur le jeune avocat ses yeux agrandis par la stupeur:
   – Madame de Claudieuse…, balbutia-t-elle.
   Maître Folgat comprit son imprudence. Ilétait persuadé que Jacques avait tout dit à sa fiancée, et la façon dont elle lui avait parlé n'avait pu que l'affermir dans son erreur.
   – Ah! c'est madame de Claudieuse, poursuivait la jeune fille, cette femme révérée de tous à l'égal d'une sainte! Et moi qui l'autre jour, à l'église, admirais la ferveur de ses prières; moi qui la plaignais de toute monâme… Maintenant, oui, je commence à comprendre ce qu'on me cachait…
   Désolé de l'irréparable faute qu'il venait de commettre:
   – Jamais, mademoiselle, dit maître Folgat, jamais je ne me pardonnerai d'avoir prononcé ce mot devant vous.
   Elle sourit tristement.
   – C'est peut-être un grand service que vous m'aurez rendu, dit-elle. Mais, de grâce, courez voir ce qu'il en est.
   Maître Folgat n'avait pas fait cinquante pas qu'il reconnut que, bien réellement, il devait y avoir quelque chose d'extraordinaire. La villeétait tout en rumeur. Sur les portes, les gens causaient. Des groupes péroraient avec une surprenante animation. Précipitant sa course, il venait de tourner le coin de la rue Nationale, quand il fut arrêté par un des trois ou quatre bourgeois dont il lui avait absolument fallu faire la connaissance depuis qu'ilétait à Sauveterre.
   – Eh bien, monsieur l'avocat, lui dit civilement cet homme aimable, voilà votre plaidoirie qui court les champs…
   – Je ne comprends pas, répondit maître Folgat d'un ton glacé.
   – Dame! puisque votre client a filé.
   – Enêtes-vous bien sûr?
   – Parbleu! c'est par la femme d'un ouvrier que j'emploie que l'évasion aété découverte. Elleétait allée le long des anciens remparts couper de l'herbe pour sa chèvre, quand, passant près du mur de la prison, elle y a aperçu un grand trou béant. Elle a aussitôt donné l'alarme, le poste est arrivé, on est allé prévenir le procureur de la République…
   Pour maître Folgat, ce n'était pas encore une preuve.
   – Et alors, demanda-t-il, monsieur de Boiscoran…
   – Est introuvable… Ah! c'est comme je vous l'affirme… Je le tiens d'un ami qui le tenait lui-même d'un employé de la sous-préfecture. Blangin le geôlier est, à ce qu'il paraît, gravement compromis…
   – À l'honneur de vous revoir, cher monsieur, interrompit le jeune avocat.
   Et plantant là le bourgeois très offensé de ce qui lui parut une grossière inconvenance, il traversa comme un trait la place du Marché-Neuf. L'inquiétude le gagnait. Non qu'il pût croire à uneévasion, mais il se demandait s'il n'était pas survenu quelque catastrophe.
   Cent personnes au moins, difficilement contenues par des factionnaires, stationnaient devant la prison, le cou tendu et la bouche béante.
   Fendant la foule, maître Folgat entra. Dans la cour, devant la loge du geôlier, discutaient le procureur de la République, le commissaire de police, le capitaine de gendarmerie, M. Séneschal et enfin M. Galpin-Daveline.
   Le juge d'instructionétait plus blême encore que de coutume et, comme on dit à Sauveterre, d'une humeur de dogue. Non sans raison. Prévenu tout aussi brusquement que maître Folgat, il s'était vêtu non moins précipitamment et s'était hâté d'accourir. Et tout le long du chemin, des témoignages nonéquivoques lui avaient prouvé que si l'opinionétait fort montée contre l'accusé, elle ne l'était pas moins contre le juge d'instruction.
   De tous côtés sur son passage il avait recueilli des saluts ironiques, des sourires gouailleurs, ou des compliments de condoléances sur ce que l'oiseau s'était envolé. Et même, deux individus qu'il soupçonnait d'avoir des relations avec l'écarlate docteur Seignebos avaient murmuré en le coudoyant: «Enfoncé, le pourvoyeur!»
   Il fut le premier à apercevoir le jeune avocat, et tout de suite:
   – Eh bien! monsieur, dit-il, vous venez aux renseignements?
   Mais maître Folgat n'était pas homme à se laisser prendre deux fois sans vert dans la même journée. Voilant ses appréhensions d'un salut cérémonieux:
   – Il m'est revenu certains propos, répondit-il, mais je n'en aiété nullementému. Monsieur de Boiscoran a trop de confiance en l'excellence de sa cause et en la justice de son pays pour songer à s'évader. Je viens simplement conférer avec lui…
   – Et vous avez parbleu raison! interrompit M. Daubigeon. Monsieur de Boiscoran est bien tranquillement dans sa cellule, ne se doutant guère des bruits qui courent. C'est Frumence Cheminot qui s'est enfui. Frumence aux pieds légers… C'est un détenu qu'on laissait fort libre dans la prison, dont on avait même fait une espèce d'aide gardien, et qui en a profité pour percer un trou dans le mur, estimant, le gaillard, et certes il n'a pas tort, que clef des champs vaut mieux que clef de coffre-fort.
   À quelques pas en arrière, la mine contrite et sournoise, se tenait planté sur ses pieds le geôlier Blangin.
   – Conduisez le défenseur près du sieur Boiscoran, lui dit sèchement M. Galpin-Daveline, lequel tremblait peut-être de voir M. Daubigeon donner uneédition publique desépigrammes amères dont il le gratifiait en particulier.
   Saluant jusqu'à terre, le geôlier obéit. Mais dès qu'il se vit sous le porche de la prison, seul avec maître Folgat, gonflant une de ses joues et la frappant de son poing fermé:
   – Ni vu ni connu! dit-il enéclatant de rire.
   Le jeune avocat n'eut pas l'air de comprendre. Il ne pouvait lui convenir de paraître informé desévénements de la nuit ni de se donner les apparences d'une complicité qui, matériellement, n'existait pas.
   – Et cependant, reprit Blangin, tout n'est pas fini. Les gendarmes sont en mouvement. S'ils allaient rattraper mon Cheminot! Ce garçon est si bête que le plus bête des juges d'instruction lui aurait vite tiré les vers du nez. Et alors, qui est-ce qui serait dans de beaux draps?
   Maître Folgat ne répondait toujours pas, mais l'autre semblait s'en soucier fort peu.
   – Je ne demande qu'une chose, poursuivit-il, c'est de rendre mes clefs le plus tôt possible. J'en ai par-dessus les yeux de ce métier de geôlier. La place, d'ailleurs, ne va plusêtre tenable. Cetteévasion a mis la puce à l'oreille de tous nos messieurs du tribunal, et l'administration vient de me donner un second, un ancien sergent de ville, un mauvais chien qui ne connaît que la consigne… Ah! les beaux jours de monsieur de Boiscoran sont passés, plus de visites en cachette, plus de sorties… Ordre de ne pas le perdre de vue une seconde.
   C'est arrêté au pied de l'escalier que Blangin donnait ces explications.
   – Montons, dit brusquement maître Folgat, que l'impatience gagnait.
   Il trouva Jacquesétendu sur son lit, tout habillé, et il ne lui fallut qu'un regard pour deviner un grand malheur.
   – Encore une espérance envolée, n'est-ce pas? fit-il.
   Péniblement, le prisonnier se redressa et s'assit sur le bord de sa couchette. Et de l'accent du plus extrême découragement:
   – Je suis perdu, répondit-il, et cette fois sans retour.
   – Oh!…
   – Écoutez plutôt!…
   C'est en frissonnant que le jeune avocat entendit le récit, pourtant bien atténué, de la veille. Et lorsque Jacques, ayant achevé, s'arrêta:
   – Ce n'est que trop vrai! murmura-t-il. Si monsieur de Claudieuse exécute ses menaces, ce peutêtre une condamnation.
   – Ce doitêtre, voulez-vous dire… Eh bien, n'en doutez pas, il les exécutera. (Et hochant la tête d'un geste désolé): Et, ce qu'il y a d'épouvantable, continua-t-il, c'est que je ne saurais l'en blâmer. La jalousie des maris, le plus souvent, n'est qu'une question d'amour-propre. Trompés, ils sont frappés dans leur vanité, mais non pas atteints au cœur. Tandis que le comte de Claudieuse!… Ah! il aimait sa femme, lui, il l'adorait, elleétait son bonheur et sa vie. En la lui prenant, je lui ai tout pris, oui, tout! C'est en le voyantéperdu de douleur et de rage que j'ai compris seulement l'adultère… Tout lui manquait à la fois. Sa femme avait un amant, sa fille préférée n'était pas de lui!… Je souffre cruellement, mais lui, ce qu'il endure, c'est un supplice sans nom. Et vous voulez qu'ayant une arme entre les mains, il ne s'en serve pas!… C'est une arme traîtresse et déloyale, c'est vrai, mais ai-jeété loyal et honnête? Ce sera une lâche et ignoble vengeance, mais qu'était donc l'offense? À sa place, j'agirais comme lui.
   Maître Folgatétait atterré.
   – Mais après? interrogea-t-il, en sortant de la maison?…
   D'un geste machinal, Jacques passait et repassait la main sur son front, comme s'il eût pu ainsi rassembler ses idées.
   – Après, répondit-il, je me suis enfuiépouvanté, tel que l'homme qui vient de commettre un crime… La porte du jardinétait ouverte, je me précipitai dehors. Quelle direction j'ai prise, quelles rues ai-je traversées, je serais incapable de le dire avec quelque certitude. Je n'avais plus qu'une idée fixe, obsédante: m'éloigner le plus vite et le plus loin possible de cette maison maudite. Je n'avais plus la tête à moi, j'allais, j'allais… Quand la raison m'est revenue, j'étais en pleine campagne, à une lieue de Sauveterre, sur la route de Boiscoran. L'instinct de la bête, plus résistant que l'intelligence, m'avait guidé par des chemins familiers et me ramenait à ma maison… Sur le premier moment, j'eus peine à comprendre comment je me trouvais là. J'étais comme l'ivrogne qui, s'éveillant, le cerveau plein de vapeurs de l'alcool, cherche à se ressouvenir de ce qui s'est passé durant son ivresse… Hélas! je ne me suis que trop ressouvenu de l'affreuse réalité. Il me fallait rentrer à la prison, il le fallait absolument, et je me sentais accablé d'une telle lassitude que j'ai craint un instant de n'avoir pas la force de revenir. Je suis revenu, pourtant… Blangin m'attendait, dévoré d'angoisses, car ilétait près de deux heures. Il m'a aidé à remonter ici, je me suis jeté tout habillé sur mon lit et je me suis endormi aussitôt, d'un sommeil atroce, peuplé de visions sinistres où je me voyais enchaîné au bagne, ou gravissant au bras d'un prêtre les marches de l'échafaud… Et en ce moment, je me demande presque si je suis bienéveillé, ou si ce n'est pas l'odieux cauchemar qui continue encore…
   Se détournant, maître Folgat essuya une larme furtive.
   – Malheureux! murmura-t-il.
   – Oh, oui! bien malheureux, en effet, répéta Jacques. Que n'ai-je suivi la première inspiration qui m'est venue cette nuit, quand je me suis retrouvé sur la grande route! Je serais allé jusqu'à Boiscoran, je serais monté chez moi, et je me serais brûlé la cervelle… Maintenant, je ne souffrirais plus…
   Allait-il donc s'attacher de nouveau à cette fatale pensée du suicide?
   – Et vos parents! prononça maître Folgat.
   – Mes parents!… Espérez-vous donc qu'ils survivront à la condamnation qui va me frapper?
   – Et mademoiselle de Chandoré!
   Il tressaillit, et vivement:
   – Ah! c'est pour elle, s'écria-t-il, que je devrais en finir!… Pauvre Denise! Certes, en apprenant mon suicide, sa douleur serait horrible… Mais elle n'a pas vingt ans. Mon souvenir s'effacerait de sonâme, mon image deviendrait moins distincte, et les mois s'ajoutant aux semaines, et les années aux mois, elle se consolerait. Vivre, n'est-ce pas oublier?…
   – Non! vous ne pensez pas ce que vous dites, interrompit maître Folgat. Vous savez bien qu'elle n'oublierait pas, elle!
   Une larme brilla dans les yeux de l'infortuné, et d'une voixéteinte:
   – C'est vrai, dit-il, je crois que me frapper, ce serait frapper Denise. Mais songez-vous à ce que serait sa vie, après ma condamnation? Vous représentez-vous ce que seraient ses sensations quand, à chaque instant du jour, elle se répéterait: «Celui que j'aime uniquement est au bagne, confondu parmi les plus vils criminels, à tout jamais souillé, déshonoré, flétri!…»Ah! mille fois la mort plutôt…
   – Jacques! monsieur de Boiscoran, oubliez-vous que j'ai votre parole?
   – La preuve que je ne l'ai pas oubliée, c'est que je suis ici… Seulement, laissez faire, le jour n'est pas loin où vous me verrez si misérable que vous serez le premier à me mettre une arme entre les mains.
   Mais le jeune avocatétait de ceux que les obstacles irritent et passionnent au lieu de les décourager. Et déjà remis de la rude secousse:
   – Avant de jeter les cartes, dit-il, attendez au moins que la partie soit perdue. Êtes-vous condamné? Pas encore; vousêtes innocent, et il est une justice au ciel pour réparer les bévues de la justice sur la terre. Qui nous dit que monsieur de Claudieuse parlera? Savons-nous seulement si, en ce moment même, il n'a pas rendu le dernier soupir?…
   D'un bond, Jacques se dressa sur ses pieds, et pâlissant encore:
   – Ah! taisez-vous! s'écria-t-il, car déjà cette fatale idée m'est venue qu'hier soir, peut-être, il ne s'est pas relevé! Fasse Dieu qu'il n'en soit pas ainsi! C'est alors, véritablement, que je serais un assassin!… C'est pour lui qu'à mon réveil aété ma première pensée. Je voulais envoyer prendre de ses nouvelles. Je ne l'ai pas osé.
   Non moins que le prisonnier, maître Folgat se sentait le cœur serré d'une anxiété poignante.
   – Nous ne pouvons, prononça-t-il, demeurer dans cette incertitude. Qu'aurions-nous à nous dire, ignorant le sort de monsieur de Claudieuse, d'où dépend le nôtre?… Souffrez que je vous quitte. Dès que je saurai quelque chose de positif, je vous en informerai par un mot. Et pas de faiblesse, surtout, quoi qu'il advienne.
   Chez le docteur Seignebos le jeune avocat devaitêtre certainement renseigné. Il y courut, et dès qu'il parut:
   – Arrivez donc! morbleu! s'écria le médecin. Je laisse vingt malades se morfondre pour vous attendre. J'étais bien sûr que vous viendriez… Que s'est-il passé hier soir chez les Claudieuse?
   – Alors, vous savez…
   – Rien. J'ai vu l'effet, mais je n'ai pu que soupçonner la cause. L'effet, le voici: hier soir, vers les onze heures, je venais de me mettre au lit, rompu de fatigue, lorsque tout à coup on s'est mis à tirer ma sonnette à la briser… Je n'aime pas qu'on carillonne si fort chez moi, et je me levais pour laver la tête du carillonneur, quand le domestique du comte de Claudieuse, bousculant mon domestique à moi, qui voulait le retenir, est entré comme un fou en me criant de venir bien vite, que son maître venait de mourir.
   – Ah! mon Dieu!…
   – Voilà justement ce que je me suisécrié, parce que tout en jugeant le comte fort malade, je ne le croyais pas si près de sa fin…
   – Il est donc mort…
   – Pas du tout… Mais si vous m'interrompez sans cesse, nous n'en finirons jamais… (Et retirant, pour les essuyer et les remettre, ses lunettes à branches d'or): En un tour de main je fus habillé, poursuivit le docteur Seignebos, et en trois sauts j'arrivai rue Mautrec. C'est dans le salon du rez-de-chaussée qu'on me fit entrer. là, à ma grande stupeur, je trouvai monsieur de Claudieuse gisant sur un canapé. Ilétait pâle et roide, ses traitsétaient affreusement décomposés et il portait au front une légère blessure d'où un mince filet de sang avait jailli. Par ma foi! je crus bien que toutétait fini…
   – Et la comtesse?
   – Madame de Claudieuseétait agenouillée près de son mari et, aidée de ses femmes, elle essayait de le rappeler à la vie en le frictionnant et en lui appliquant sur la poitrine des serviettes brûlantes… Sans ces soins intelligents, elle serait veuve à cette heure, tandis qu'au contraire elle ne le sera peut-être pas d'ici longtemps… Ce sacré comte a l'âme chevillée dans le corps… À quatre que nousétions là, nous l'avons pris, monté dans sa chambre et couché dans son lit, préalablement chauffé fortement. Bientôt il a remué, ses yeux se sont rouverts, et au bout d'un quart d'heure il avait repris toute sa connaissance et parlait fort librement, bien que d'une voix encore faible. Alors, comme de raison, je demandai ce qui s'était passé, et pour la première fois je vis se démentir l'effrayant sang-froid de la comtesse. Elle balbutiait pitoyablement, et c'est avec une expression effarée qu'elle regardait son mari, comme pour lire dans ses yeux ce qu'elle devait me répondre… C'est lui qui me répondit, et avec un embarras qui ne pouvait pas m'échapper. Il me conta que s'étant trouvé seul, et se sentant mieux que de coutume, il avait eu la fantaisie d'essayer ses forces. Il s'était donc levé, avait passé sa robe de chambre etétait descendu. Mais en entrant dans le salon, il avaitété pris d'unétourdissement etétait tombé si malheureusement que son front avait heurté l'angle d'un meuble. Feignant d'être dupe: «C'est fort imprudent, lui dis-je, ce que vous avez fait là, et il ne faudrait pas recommencer…»Alors, lui, regardant sa femme d'un air singulier: «Oh! soyez tranquille, me répondit-il, je ne ferai plus d'imprudence, j'ai trop envie de guérir, jamais je n'ai tant tenu à la vie…»
   Maître Folgat remuait les lèvres pour répliquer; le docteur, d'un geste, lui ferma la bouche.
   – Attendez, fit-il, je n'ai pas terminé… (Et toujours tracassant ses lunettes) J'allais me retirer, continua-t-il, lorsque soudain, arrive une femme de chambre, qui d'un air très effrayé annonce à madame de Claudieuse que l'aînée de ses filles, la petite Marthe, que vous connaissez, vient d'être prise de convulsions terribles. Tout naturellement je me rends près d'elle, et je la trouve en proie à une crise nerveuse d'un caractère véritablement alarmant. Avec beaucoup de peine je la calmai, et lorsqu'elle me parut remise, entrevoyant une relation entre l'indisposition de la fille et l'accident du père: «Maintenant, mon enfant, lui dis-je d'un ton paternel, il faut m'apprendre ce que vous avez eu.»Elle hésita, puis: «J'ai eu peur, répondit-elle. Peur de quoi? ma mignonne.»Elle se haussait sur son lit, cherchant du regard les yeux de sa mère, mais je m'étais placé de façon qu'elle ne les pût apercevoir. Ayant répété ma question: «Eh bien, voilà! docteur, me dit-elle: on venait de me coucher, lorsque j'entendis sonner. Je me levai et j'allai me placer à la fenêtre pour regarder qui pouvait venir si tard. Je vis la bonne aller ouvrir, un flambeau à la main, et revenir vers la maison suivie d'un monsieur que je ne connais pas…»La comtesse interrompit, et vivement: «C'était, s'écria-t-elle, un envoyé du tribunal, chargé d'une communication pressante!»Mais je n'eus pas l'air de l'entendre, et toujours m'adressant à Marthe: «Est-ce donc, lui demandai-je, ce monsieur qui vous a fait si grand peur? – Oh, non! – Quoi, alors?…»Du coin de la paupière j'épiais madame de Claudieuse. Elleétait sur des charbons. Pourtant, elle n'osa pas imposer silence à sa fille. «Eh bien, docteur! reprit la petite, le monsieurétait à peine entré dans la maison que je vis, entre les arbres, une des statues qui bougeait sur son piédestal, qui se mettait en mouvement et qui, tout doucement, glissait le long de l'allée de tilleuls…»
   Maître Folgat tressaillit.
   – Vous souvient-il, docteur, fit-il, que le jour où nous avons interrogé Marthe, elle nous a avoué que les statues du jardin lui causaient une invincible frayeur?
   – Parbleu! répondit le docteur. Seulement, attendez encore. La comtesse, précipitamment, interrompit sa fille. «Défendez-lui donc, cher docteur, me dit-elle, de se loger de pareilles idées dans la tête. Elle qui n'avait peur de rien au Valpinson et qui allait, le soir, par tout le château, sans lumière, depuis que nous sommes ici, elle s'épouvante de tout, et dès que la nuit vient, elle croit voir notre jardin se peupler d'ombres… Tu es cependant assez grande, Marthe, pour comprendre que des statues, qui sont en pierre, ne peuvent pas s'animer et marcher…»L'enfant frissonnait. «Les autres fois, maman, insista-t-elle, je doutais… mais cette fois je suis bien sûre… Je voulais me retirer de la fenêtre, et je ne le pouvais pas, c'était plus fort que moi, de sorte que j'ai vu, et bien vu… J'ai vu la statue, l'ombre, s'avancer dans l'allée, lentement, avec précaution, et venir se placer debout tout contre le dernier tilleul, le plus rapproché des fenêtres du salon. Alors, j'ai entendu un grand cri… puis, plus rien. L'ombre restait toujours contre l'arbre, et je distinguais tous ses mouvements; elle se penchait d'un côté ou d'un autre; elle se haussait ou s'abaissait jusqu'à terre… Tout à coup, deux grands cris, oh! terribles ceux-là… Aussitôt, l'ombre quiétait près de l'arbre a levé les bras en l'air, comme cela, et soudain s'est enfuie… mais presque au même moment une autre s'est montrée qui a disparu aussi vite…»
   Maître Folgatétait comme pétrifié de surprise.
   – Oh! ces ombres…, commença-t-il.
   – Vous sont suspectes, n'est-ce pas? Elles me le furent autant qu'à vous. Je n'en affectai pas moins de tourner en plaisanterie le récit de Marthe, lui expliquant comment, dans l'obscurité, on est sujet à de singulières illusions d'optique. Et lorsque je me retirai, éclairé par le domestique quiétait venu me chercher, la comtesse, j'en suis sûr, était bien persuadée que je n'avais pas le moindre soupçon. J'avais mieux que cela… Aussi, dès en mettant le pied dans le jardin, n'eus-je rien de plus pressé que de laisser tomber une pièce de monnaie que je tenais toute prête pour cela. Naturellement, c'est du côté du tilleul le plus rapproché du salon que je la cherchai, éclairé par le domestique… Eh bien, maître Folgat, je vous garantis que ce n'était pas une ombre qui avait piétiné le terrain autour de l'arbre… et si les empreintes que j'ai aperçues provenaient d'une statue, cette statue avait de maîtres pieds chaussés de souliers joliment ferrés…
   Voilà ce qu'attendait le jeune avocat.
   – Il n'en faut pas douter, s'écria-t-il, la scène a eu un témoin!


   30. – Quelle scène? Quel témoin?…

   – Quelle scène? Quel témoin?… C'est pour que vous me l'appreniez que je vous attendais avec tant d'impatience, dit le docteur Seignebos à maître Folgat. J'ai constaté l'effet: à vous de m'expliquer la cause…
   Il ne parut cependant nullement surpris de ce que lui raconta le jeune avocat de la démarche désespérée de Jacques et de son tragique résultat. Et dès que ce fut fini:
   – Je l'avais deviné! s'écria-t-il. Oui, sur ma parole, à force de me creuser la cervelle, j'étais presque arrivé à la vérité! Qui donc, à la place de Jacques, n'eût voulu tenter un suprême effort? Mais la fatalité est sur lui…
   – Qui sait! interrompit maître Folgat. (Et sans laisser le médecin répliquer): Nos chances, poursuivit-il, sont-elles donc moindres qu'avant cet accident?… Non. Tout aussi bien qu'hier nous pouvons, d'un moment à l'autre, mettre la main sur ces preuves qui existent, nous le savons, et qui nous sauveraient. Qui nous dit qu'au moment où nous parlons, sir Francis Burnett et Suky Wood ne sont pas retrouvés? Votre confiance en Goudar en est-elle moins grande?
   – Oh! pour cela, non. Je l'ai vu ce matin à l'hôpital, au moment de ma visite, et il a trouvé le moyen de me dire qu'ilétait à peu près certain de réussir.
   – Eh bien!…
   – Je suis donc persuadé que Cocoleu parlera. Parlera-t-ilà temps? Voilà la question. Ah! si nous avions seulement un mois devant nous, je vous dirais: «Jacques est sauvé.»Mais les heures sont comptées. N'est-ce pas la semaine prochaine que s'ouvre la session. Déjà, m'a-t-on affirmé, le président des assises est arrivé, et monsieur Du Lopt de la Gransière a fait retenir son appartement à l'Hôtel des Messageries. Que ferez-vous si rien de nouveau n'est survenu le jour des débats?
   – Maître Magloire et moi, nous nous renfermerons obstinément dans le système de défense convenu…
   – Et si le comte de Claudieuse tient ses menaces, s'il déclare qu'il a reconnu Jacques faisant feu sur lui?
   – Nous dirons qu'il s'est trompé…
   – Et Jacques sera condamné.
   – Soit, fit le jeune avocat. (Et baissant la voix, comme s'il eût craint d'être entendu): Seulement, la condamnation ne sera pas définitive… Oh! ne m'interrogez pas, docteur, et sur votre vie, sur le salut de Jacques, pas un mot… Un soupçon effleurant l'esprit de monsieur Galpin-Daveline serait l'anéantissement de notre dernière espérance, car il aurait le temps de réparer la bévue qu'il a commise, et qui fait que je puis vous dire: même après que le comte aurait parlé, même après une condamnation, rien ne serait perdu… (Il s'animait, et, à son accent et à son geste, on sentait l'homme sûr de soi.) Non, rien ne serait perdu, continuait-il, et alors nous aurions du temps devant nous, en attendant une secondeépreuve pour retrouver nos témoins, pour arracher la vérité à Cocoleu… Que monsieur de Claudieuse parle donc, je l'aime autant, il m'enlèvera ainsi mes derniers scrupules. Trahir madame de Claudieuse me paraissait odieux, parce que je me disais que le plus cruellement puni serait alors le comte. Mais le comte nous attaque, nous nous défendons; l'opinion sera pour nous. Bien plus, on nous admirera d'avoir sacrifié notre honneur à celui d'une femme, et de nousêtre laissé condamner, nous, innocent, plutôt que de livrer le nom de celle qui s'était donnée à nous…
   Le docteur ne semblait pas convaincu, mais le jeune avocat n'y prenait garde.
   – Non, poursuivait-il, le succès à une secondeépreuve ne serait pas douteux. La scène de la rue Mautrec a eu un témoin; n'est-ce pas celui dont les souliers ferrés avaient laissé leur empreinte sous le tilleul le plus rapproché du salon, celui dont la petite Marthe a suivi tous les mouvements? Quel peutêtre ce témoin, sinon Cheminot? Eh bien, nous saurons le retrouver. Ilétait placé de façon à tout voir et à ne pas perdre une parole. Il dira ce qu'il a vu et entendu. Il dira comment le comte de Claudieuse criait à monsieur Jacques de Boiscoran: «Non, je ne veux pas vous tuer, j'ai une vengeance plus sûre, je vous enverrai au bagne…»
   Tristement, M. Seignebos hochait la tête.
   – Puissent vos espérances se réaliser, mon cher maître, prononça-t-il.
   Mais, pour la troisième fois depuis une heure, on venait chercher le docteur. Échangeant une poignée de main, ils se séparèrent, et après une courte visite à maître Magloire, qu'il importait de tenir au courant, maître Folgat se hâta de regagner la rue de la Rampe.
   À la seule physionomie de Mlle Denise, il comprit qu'elle n'avait rien à lui apprendre, qu'elle savait la vérité et l'injustice de ses soupçons.
   – Que vous avais-je dit, mademoiselle? fit-il simplement.
   Elle rougit, honteuse d'avoir livré le secret des doutes qui l'avaient déchirée, et au lieu de répondre:
   – Il est venu des lettres pour vous, maître Folgat, dit-elle, et on les a montées dans votre chambre…
   Deux lettresétaient arrivées, en effet, une de Mme Goudar, l'autre de l'agent expédié en Angleterre.
   La premièreétait insignifiante. Mme Goudar priait simplement le jeune avocat de faire passer à son mari un billet qu'elle lui adressait.
   La secondeétait, au contraire, du plus haut intérêt.
   L'agent d'Angleterreécrivait:

   Non sans de grandes difficultés, non sans de fortes dépenses surtout, j'ai réussi à découvrir, à Londres, le frère de sir Francis Burnett, ancien caissier de la maison Gilmour et Benson.
   Notre sir Francis n’est pas mort. Envoyé par son père à Madras, pour y régler une très importante affaire de banque, il est attendu par le prochain paquebot. Le jour même où il mettra pied à terre, nous serons avisés de son retour.
   J'ai eu moins de peine à dénicher les parents de Suky Wood, qui sont des gens très à leur aise, tenant à Folkestone une auberge bien achalandée. Il n'y a pas trois semaines qu’ils ont eu des nouvelles de leur fille, qu'ils aiment beaucoup, à ce qu'ils m'ont affirmé. Malgré ce grand amour, ils n’ont pu me dire au juste où je la trouverais. Tout ce qu’ils savent, c'est qu'elle doitêtre à Jersey, servante dans quelque public-house.
   Mais cela me suffit. L'île n’est pas grande, et je la connais bien pour y avoir filé autrefois un notaire quiétait parti avec l'argent de ses clients. On peut donc considérer Suky comme prise.
   Lorsque vous recevrez cette lettre, je serai en route pour Jersey. Adressez-m'y des fonds à l 'Hôtel de la Pomme-d'Or, où je me propose de descendre. La vie est si incroyablement chère à Londres que c'est à peine s'il me reste quelque chose de la somme qui m'aété remise à mon départ…
   Ainsi, de ce côté du moins, tout allait bien.
   Tout heureux de ce premier succès, maître Folgat mit sous pli, à l'adresse indiquée, un billet de mille francs qu'il fit porter à la poste.
   Après quoi, demandant à M. de Chandoré sa voiture et son cheval, il se fit conduire à Boiscoran. Il voulait voir Michel, le fils du métayer, ce brave garçon qui avait su retrouver si promptement Cocoleu. Justement, lorsqu'il arriva, Michel rentrait à la métairie, conduisant une charrette de paille. Le prenant à part:
   – Voulez-vous rendre un grand service à monsieur Jacques de Boiscoran? lui demanda le jeune avocat.
   – Que faut-il faire? répondit le digne gars d'un accent qui, mieux que toutes les protestations, prouvait qu'ilétait prêt à tout.
   – Connaissez-vous Frumence Cheminot?
   – L'ancien saunier de la Tremblade?
   – Précisément.
   – Pardi! si je le connais! Il m'a assez volé de pommes, le câlin!… Mais je ne lui en veux pas, parce que, malgré tout, c'est un bon garçon.
   – Ilétait en prison à Sauveterre.
   – Oui, je sais, pour avoir enfoncé la porte d'un enclos, près de Bréchy.
   – Eh bien! il s'estévadé.
   – Ah! le mâtin!
   – Et il faudrait absolument le retrouver. On a mis les gendarmes à ses trousses, mais le prendront-ils?
   Micheléclata de rire.
   – Jamais de la vie, répondit-il. Cheminot va gagner l'île d'Oléron, où il a des amis… les gendarmes peuvent courir.
   Amicalement, maître Folgat frappa sur l'épaule du jeune gars.
   – Mais vous, fit-il, si vous vouliez… Oh! ne froncez pas le sourcil, il ne s'agit pas de le faire arrêter… Je vous demande seulement de lui remettre le billet que voici, et de me rapporter sa réponse.
   – Si ce n'est que cela, je suis votre homme! Le temps de me changer, de prévenir mon père, et je pars…
   Ainsi, autant qu'ilétait en lui, maître Folgat ensemençait l'avenir et préparait lesévénements, opposant aux savantes manœuvres de l'accusation toutes les combinaisons que lui pouvaient suggérer son expérience et son génie.
   S'ensuivait-il que sa foi en un succès définitif fût telle qu'il le disait à ceux-là mêmes dont ilétait le plus sûr, au docteur Seignebos, par exemple, à maître Magloire et au bon greffier Méchinet? Non… Portant toute la responsabilité, il avait trop bienévalué les chances contraires de la terrible partie qui allait s'engager, et dont l'enjeuétait l'honneur et la vie d'un innocent. Mieux que personne il savait qu'il suffisait d'un rien pour anéantir ses espérances, et que la destinée de Jacquesétait à la merci du plus vulgaire incident. Mais tel qu'un généralà la veille d'une bataille, il maîtrisait sesémotions, affectant, pour l'inspirer aux autres, une assurance qu'il n'avait pas, et rien sur son visage ne trahissait le secret des angoisses poignantes qui, le plus souvent, le tenaientéveillé une partie de la nuit.
   Et certes, pour demeurer impassible et résolu, il lui fallait un caractère d'une trempe exceptionnelle. On désespérait autour de lui, on s'abandonnait… La maison de la rue de la Rampe, si riante autrefois et si vivante, était désormais silencieuse et morne comme un tombeau.
   En deux mois, grand-père Chandoré était devenu décidément un vieillard. Sa robuste taille s'était affaissée, courbée et cassée. Son pas traînait, ses mains tremblaient.
   Plus rudement encore, le marquis de Boiscoran avaitété frappé. Lui, si vert quelques semaines plus tôt, il semblait toucher à la décrépitude. Il ne mangeait ni ne dormait, pour ainsi dire. Sa maigreur devenait effrayante. Prononcer une parole lui coûtait un effort.
   Quant à la marquise, elle, c'est aux sources mêmes de la vie qu'elle avaitété atteinte. N'avait-elle pas entendu maître Magloire déclarer que le salut si problématique de Jacques eûtété assuré, si l'on eût obtenu le renvoi de l'affaire à une autre session! Et c'était elle qui avait empêché de solliciter ce renvoi! Cette idée la tuait! À peine lui restait-il assez de forces pour se traîner chaque jour à la prison embrasser son fils.
   Sur les tantes Lavarande retombaient tous les détails matériels, et on les voyait, pâles comme des ombres, aller et venir, parlant bas et marchant sur la pointe du pied, comme dans la maison d'un mort.
   Seule, Mlle Denise haussait sonénergie au niveau de son malheur. Elle ne se berçait pas d'illusions: «Je sens que Jacques sera condamné!»avait-elle dit à maître Folgat. Mais elle ajoutait que l'abattement et le désespoir sont le fait des criminels, et que l'erreur affreuse dont Jacques, innocent, était victime ne devait inspirer à ses amis que colère et désir de vengeance.
   Et pendant que son grand-père et le marquis de Boiscoran sortaient le moins possible, elle affectait de se montrer par la ville, étonnant les «dames de la société»par la façon dont elle recevait leurs hypocrites compliments de condoléances. Mais ilétaitévident que la fièvre seule la soutenait, donnant à ses joues leur pourpre, à ses yeux leuréclat, à sa voix son timbre métallique et vibrant.
   Ah! c'est pour elle surtout que maître Folgat souhaitait la fin de cette incertitude plus douloureuse que le pire malheur.
   Ce terme approchait. Ainsi que l'avait annoncé le docteur Seignebos, le président des assises, M. Domini, venait de s'installer à Sauveterre. C'était un de ces hommes dont le caractère est l'honneur de la magistrature, pénétré de la majesté de sa mission, mais ne se croyant pas infaillible, ferme sans rigueurs inutiles, froid et cependant bienveillant, n'ayant d'autre passion que la justice, d'autre ambition que de faireéclater la vérité.
   Il avait interrogé Jacques. Mais cet interrogatoire n'était qu'une formalité dont il n'était rien résulté. Il avait de plus procédé à la formation du jury. Déjà les jurés désignés par le sort arrivaient de tous les coins du département. Ils descendaient tous à l'Hôtel de France, où ils prenaient leurs repas en commun, dans la grande salle du fond, qu'on leur réserve à toutes les sessions.
   Et, dans l'après-midi, on les voyait, graves et soucieux, se promener sur la place du Marché-Neuf ou le long des anciens remparts.
   M. Du Lopt de la Gransière aussiétait arrivé. Mais il se tenait, lui, sévèrement enfermé dans son appartement de l'Hôtel des Messageries, où chaque jour M. Galpin-Daveline allait passer de longues heures.
   – Il paraît, disait confidentiellement Méchinet à maître Folgat, il paraît qu'il prépare un réquisitoire foudroyant…
   Le lendemain, en ouvrant L'indépendant de Sauveterre, Mlle Denise put lire l'ordre des affaires de la session.
   Lundi. – Banqueroute frauduleuse, détournements, faux.
   Mardi. – Assassinat et vol.
   Mercredi. – Infanticide. – Vols domestiques.
   Jeudi. – Incendie et tentative d'assassinat (affaire Boiscoran).
   Jeudi. – Incendie et tentative d'assassinat (affaire Boiscoran).
   C'est donc pour ce jeudi fameux que les habitants de Sauveterre se promettaient les plusétonnantesémotions.
   Aussi, était-ce à qui se procurerait une carte d'entrée à la cour d'assises. M. Domini, M. Du Lopt de la Gransière, M. Daubigeon et Méchinet lui-mêmeétaient harcelés de demandes. Des gens qui, la veille, ne saluaient pas M. Daveline l'arrêtaient dans la rue et sollicitaient la faveur d'une petite place, non pour eux, mais pour leur dame. Fait sans exemple, il se négocia des billets à prix d'argent. Une famille, enfin, eut l'inconcevable courage d'écrire au marquis de Boiscoran pour lui demander trois entrées, promettant enéchange de «contribuer, par son attitude, à l'acquittement de l'accusé».
   Et c'est au plus fort de ces rumeurs que tout à coup circula dans la ville une liste de souscription en faveur des parents des malheureux pompiers qui avaient péri à l'incendie du Valpinson. Qui avait lancé cette liste? C'est en vain que M. Séneschal essaya de découvrir la main d'où partait le coup. Le secret de la perfidie fut bien gardé. Et c'était une perfidie atroce que de venir ainsi, à la veille des débats, rappeler des souvenirs sinistres et raviver les haines.
   – Il y a du Galpin là-dessous, disait en grinçant des dents le docteur Seignebos. Et penser qu'il l'emportera peut-être… Ah! pourquoi Goudar n'a-t-il pas commencé plus tôt son expérience?
   C'est qu'en effet Goudar, tout en répondant du succès, demandait du temps. Ce ne pouvaitêtre l'œuvre d'un jour que de calmer les défiances de l'ombrageux Cocoleu. Il déclarait que, s'il précipitait le dénouement, il perdrait tout irrémissiblement. D'ailleurs, rien de nouveau ne survenait. Le comte de Claudieuse allait plutôt mieux que mal. L'agent de Jersey avait télégraphié qu'ilétait sur la piste de Suky, qu'il la rejoindrait sûrement, mais qu'il ne pouvait dire quand. Michel, enfin, avait inutilement couru tout l'arrondissement et fouillé l'île d'Oléron, personne n'avait pu lui donner des nouvelles de Cheminot.
   Si bien que le jour même de la session, après un conseil auquel prirent part tous les amis de Jacques, il fut arrêté que les défenseurs ne prononceraient pas le nom de Mme de Claudieuse et s'en tiendraient, quoi que pût dire le comte, au système de défense imaginé par maître Folgat.
   Hélas! il n'avait que de bien faibles chances de succès, car le jury, contre l'ordinaire, se montrait d'une excessive sévérité. Le banqueroutier fut condamné à vingt ans de travaux forcés. L'homme accusé de meurtre n'obtint pas de circonstances atténuantes et fut condamné à mort. Onétait alors au mercredi. Il fut décidé que le marquis et la marquise de Boiscoran et M. de Chandoré assisteraient aux débats. On voulaitépargner à Mlle Denise cetteépouvantableémotion, mais elle déclara qu'elle irait seule à l'audience, et force fut de se rendre à sa volonté.
   Grâce à une autorisation de M. Domini, maître Folgat et maître Magloire passèrent la soirée près de Jacques, à arrêter les derniers détails et à bien convenir de certaines réponses.
   Jacquesétait excessivement pâle, mais très calme. Et quand ses défenseurs le quittèrent en lui disant:
   – Bon espoir et bon courage…
   – D'espoir, répondit-il, je n'en ai plus. Mais du courage, soyez tranquilles, j'en aurai!


   31. Enfin, du fond de sa prison, Jacques de Boiscoran vit se lever le jour qui allait décider de sa destinée… Il allaitêtre jugé!

   Enfin, du fond de sa prison, Jacques de Boiscoran vit se lever le jour qui allait décider de sa destinée… Il allaitêtre jugé!
   Trop rare était l'occasion pour que L'indépendant de Sauveterre la laissât échapper. Paraissant le matin, il publia, «vu la gravité des circonstances», uneédition du soir, qui jusqu'à minuit fut criée dans les rues par une douzaine de gamins.
   Et voici son compte rendu:

   COUR D'ASSISES DE SAUVETERRE
   Audience du jeudi 23… PRÉSIDENCE DE M. DOMINI
   Assassinat – Incendie (Correspondance particulière de L'Indépendant)

   Pourquoi dans notre paisible cité ce mouvement inaccoutumé, ce tumulte, cette animation! Pourquoi ces rassemblements sur nos places publiques, ces groupes devant les maisons? Pourquoi sur tous les visages l'inquiétude, dans tous les yeux l'anxiété?
   C'est que c'est aujourd'hui qu'arrive devant la cour cette ténébreuse affaire du Valpinson qui, depuis tant de semaines, tient enéveil nos populations. C'est que c'est aujourd'hui que doitêtre jugé l'homme accusé de ce grand crime…
   Aussi, est-ce vers le palais de justice que chacun se hâte, se précipite, court…
   Le palais de justice!… Longtemps avant le jour ilétait assiégé par la multitude, difficilement contenue par les appariteurs aidés de la gendarmerie. Et on se presse, on se pousse, on se heurte. Des paroles grossières sontéchangées. Des mots on passe aux gestes, une rixe est imminente, les femmes crient, les hommes menacent, et nous voyons conduire au poste deux paysans de Bréchy.
   C'est qu'il y aura peu d'élus, on le sait. La place du Marché-Neuf ne contiendrait pas toute cette foule, accourue des quatre points de l'arrondissement. Comment donc notre salle des assises suffirait-elle?
   Et cependant nosédiles, toujours empressés à satisfaire les citoyens qui ont mis en eux leur confiance, ont eu recours à des expédients héroïques. Ils ont fait abattre deux cloisons, réunissant ainsi à la salle des assises une portion de notre belle salle des pas perdus.
   M. Lantier, l'architecte de la ville, bon juge en pareille matière, nous affirme que douze cents personnes trouveront place dans l'immense vaisseau. Mais qu'est-ce que douze cents personnes!
   Bien longtemps avant l'heure fixée pour l'ouverture de l'audience, tout est plein, comble, bondé. Uneépingle qu'on lancerait ne tomberait certes pas à terre.
   Pas un pouce d'espace n'aété perdu. Tout autour, le long du mur, les hommes se tiennent debout. Sur les deux côtés de l'estrade, des chaises ontété disposées, où viennent prendre place un grand nombre de dames de la société, tant de Sauveterre que des environs et même des villes voisines. Quelques-unes ont des toilettes ravissantes.
   Mille versions circulent, mille conjectures, mille suppositions que nous nous garderons de rapporter… À quoi bon! Disons pourtant que l'accusé n'a pas usé du droit que la loi lui confère de récuser un certain nombre de jurés. Il a accepté tous les noms qui sortaient de l'urne et que ne récusait pas le ministère public. C'est d'un avocat de nos amis que nous tenons cette particularité, et juste comme il achevait de la raconter, un grand bruit se fait à la porte, suivi d'un rapide mouvement de chaises et d'exclamationsétouffées.
   C'est la famille de l'accusé qui vient occuper les places qui lui ontété réservées tout près de l'estrade.
   M. le marquis de Boiscoran donne le bras à Mlle de Chandoré, qui porte avec une exquise distinction une toilette d'un gris foncé, relevée d'agréments cerise. M. le baron de Chandoré soutient Mme la marquise de Boiscoran. Le marquis et le baron sont graves et froids. La mère de l'accusé nous paraît extrêmement affaissée. Mlle de Chandoré, au contraire, est très animée et ne paraît nullement inquiète, et c'est en souriant qu'elle répond aux saluts assez rares qui lui sont adressés de divers côtés de la salle.
   Mais on cesse bientôt de s'occuper d'eux. Toute l'attention est absorbée par une grande table dressée au milieu du prétoire, et sur laquelle se trouvent quantité d'objets qu'on ne peut voir, recouverts qu'ils sont d'un grand tapis rouge. là, sont les pièces à conviction.
   Cependant onze heures sonnent. Les serviteurs du Palais circulent, donnant à tout un dernier coup d'œil. Puis une petite porte s'ouvre, à gauche, et les défenseurs entrent. Nos lecteurs les connaissent. L'un est maître Magloire Mergis, l'honneur de notre barreau. L'autre, un avocat de la capitale, maître Folgat, jeune encore et célèbre.
   Maître Magloire a son visage des bons jours, et c'est en souriant qu'il s'entretient avec le maire de Sauveterre, M. Séneschal, pendant que maître Folgat ouvre sa serviette et consulte ses dossiers. Onze heure et demie. Un huissier annonce:
   – La cour!
   M. Domini prend place au fauteuil de la présidence. M. Du Lopt de la Gransière vient occuper le siège du ministère public.
   Derrière eux, silencieux et graves, se rangent messieurs les jurés.
   Tout à coup, grand tumulte. Chacun se lève, chacun se dresse et se hausse sur la pointe des pieds. Quelques assistants, même, dans le fond, montent sur leur chaise. C'est que M. le président vient de donner l'ordre d'introduire l'accusé… Il paraît…
   Il est strictement vêtu de noir, et avec une rareélégance. On remarque beaucoup qu'il porte à la boutonnière son ruban de la Légion d'honneur. Il est pâle, mais son regard est droit et clair, assuré, sans défi. Son attitude est triste, mais fière.
   À peine est-il assis qu'un des assistants enjambe trois rangées de chaises et, malgré les huissiers, vient lui serrer la main. C'est le docteur Seignebos.
   Mais M. le président commande aux huissiers de faire faire silence, et après avoir rappelé que toutes marques d'approbation ou d'improbation sont sévèrement interdites, et s'adressant à l'accusé:
   – Dites-moi vos prénoms, lui demande-t-il, votre nom, votreâge, votre profession, votre domicile…
   L'accusé répond:
   – Louis, Trivulce, Jacques de Boiscoran, vingt-sept ans, propriétaire, domicilié à Boiscoran, arrondissement de Sauveterre.
   – Asseyez-vous, etécoutez l'exposé des faits dont vousêtes accusé.
   M. le greffier Méchinet donne lecture de l'acte d'accusation, dont la simplicité terrible fait frissonner l'auditoire.
   Nous ne le rapporterons pas, tous les incidents qu'il relateétant bien connus de nos lecteurs.
   Interrogatoire de l'accusé.
   M. LE PRÉSIDENT. – Accusé, levez-vous, et répondez catégoriquement. Vous avez, pendant l'instruction, refusé de répondre à beaucoup de questions. Ici, il faut que la lumière se fasse. Et, je dois vous le dire, il est de votre intérêt d'être franc.
   L'ACCUSÉ. – Nul plus que moi ne souhaite que la vérité soit connue. Je suis prêt à répondre…
   D. – Pourquoi vos réticences pendant l'instruction?
   R. – Je croyais de mon intérêt de ne répondre qu'ici.
   D. – Vous venez d'entendre de quels crimes vousêtes accusé?
   R. – Je suis innocent… Et avant tout, monsieur le président, permettez-moi une observation. Le crime du Valpinson est atroce, lâche, odieux… mais il est en même temps si absurde et si stupide qu'il me semble l'œuvre inconsciente d'un fou. Or, on ne m'a jamais refusé une certaine intelligence…
   D. – Ceci est de la discussion…
   R. – Cependant, monsieur…
   D. – Plus tard, vous aurez liberté pleine et entière de faire valoir vos raisons. Pour le moment, contentez-vous de répondre aux questions que je vous adresse.
   R. – Je me soumets, monsieur.
   LE PRÉSIDENT. – Ne deviez-vous pas vous marier prochainement?
   À cette question, tous les regards se tournent vers Mlle de Chandoré, qui devient plus rouge qu'une pivoine, mais qui ne baisse pas les yeux.
   L'ACCUSÉ(d'une voix faible). — Oui.
   D. – Le soir du crime, quelques heures seulement avant qu'il ne fût commis, n'avez-vous pasécrit à votre fiancée?
   R. – Oui, monsieur, et je lui ai fait porter ma lettre par le fils de mon métayer, Michel.
   D. – Que lui disiez-vous?
   R. – Qu'une affaire importante me priverait de passer la soirée près d'elle.
   D. – Quelleétait cette affaire?
   Au moment où l'accusé ouvre la bouche pour répondre, M. le président l'arrête d'un geste:
   D. – Prenez garde… Cette question vous aété adressée pendant l'instruction, et vous avez répondu que vous aviez à aller à Bréchy voir votre marchand de bois.
   R. – J'ai répondu cela, en effet, sur le premier moment… Ce n'est pas exact.
   D. – Pourquoi avez-vous menti?
   L'ACCUSÉ(avec un mouvement de colère qui n'échappe à personne). — Je ne pouvais croire à la gravité de ma situation. Je ne pensais pas pouvoir, moi,être sérieusement compromis par l'accusation qui, cependant, m'amène sur ce banc… Ceétant, je ne voyais pas la nécessité de livrer le secret de mes affaires privées.
   D. – Mais vous n'avez pas tardé à reconnaître la gravité de votre situation.
   R. – En effet.
   D. – Comment alors n'avez-vous pas dit la vérité?
   R. – Parce que le magistrat chargé de l'instruction avaitété jadis trop avant dans mon intimité pour m'inspirer une entière confiance.
   D. – Expliquez-vous clairement.
   R. – Je vous demanderai la permission de me taire, monsieur le président. Peut-être, en parlant de monsieur Galpin-Daveline, manquerais-je de modération…
   Un sourd murmure accueille cette réponse de L'ACCUSÉ.
   M. LE PRÉSIDENT. – Ces murmures sont inconvenants, et je rappelle l'assemblée au respect de la justice.
   M. l'avocat général Du Lopt de la Gransière se lève.
   – Nous ne saurions tolérer de telles récriminations contre un magistrat qui a fait noblement, et quoi qu'il en coûtât, son devoiR. Si L'ACCUSÉ avait contre le juge des motifs de suspicion légitimes, que ne les faisait-il valoir!… Il ne saurait arguer de son ignorance, il connaît la loi, il est avocat. Ses défenseurs sont des hommes d'expérience.
   MAÎTRE MAGLOIRE(de sa place). — Aussiétions-nous d'avis que monsieur de Boiscoran présentât à la cour une demande de renvoi. Il a refusé de suivre notre conseil, confiant, nous a-t-il dit, en la bonté de sa cause.
   M. DU LOPT DE LA GRANSIÈRE(se rasseyant). — Messieurs les jurés apprécieront ce système…
   M. LE PRÉSIDENT ( à l'accusé). — Et maintenant,êtes-vous disposé à dire la vérité au sujet de cette affaire qui vous privait de passer la soirée près de votre fiancée?
   L'ACCUSÉ. – Oui, monsieur. Mon mariage devaitêtre célébré à l'église de Bréchy, et j'avais à m'entendre avec le curé au sujet de la cérémonie. J'avais, de plus, à remplir des devoirs religieux. Monsieur le curé de Bréchy, qui est mon ami, vous dira que, sans qu'il y eût rendez-vous pris, ilétait convenu qu'un des soirs de la semaine, puisqu'il l'exigeait, j'irais me confesser.
   L'assemblée, qui s'attendait à quelque révélationémouvante, semble fort désappointée, et des rires moqueurséclatent de divers côtés.
   M. LE PRÉSIDENT(d'une voix sévère). — Ces ricanements sont indécents et odieux. Huissiers, faites sortir les personnes qui se permettent de rire. Et une dernière fois je préviens qu'à la première manifestation, je feraiévacuer la salle. (Revenant ensuite à l'accusé): Continuez.
   R. – C'est donc chez le curé de Bréchy que je suis allé le soir du crime. Malheureusement, il n'y avait personne au presbytère lorsque je m'y présentai. Je sonnais inutilement pour la troisième ou quatrième fois, quand une petite paysanne passa, qui me dit qu'elle venait de rencontrer le curé près de la Cafourche des Maréchaux. Immédiatement, pensant aller à sa rencontre, je me lançai sur la route. Mais c'est en vain que je fis plus d'une lieue. Reconnaissant que la petite fille s'était trompée ou m'avait trompé, je rentrai chez moi.
   D. – C'est là votre explication?
   R. – Oui.
   D. – Et vous la trouvez vraisemblable?
   R. – Je me suis engagé non à dire une chose vraisemblable, mais à dire la vérité. Je puis bien l'avouer, d'ailleurs, c'est précisément parce que l'explication est si simple que, ne l'ayant pas donnée tout d'abord, j'hésitais à la donner. Et cependant, si le crime n'eût pasété commis, et si, le lendemain, j'étais venu dire: «Je suis allé hier soir à Bréchy, voir le curé, et je ne l'ai pas trouvé», qui donc eût pensé que ce n'était pas tout naturel?
   D. – Et c'est pour vous rendre à un devoir si naturel que vous preniez un chemin détourné, difficile, presque dangereux, les marais?
   R. – Je choisissais le chemin le plus court…
   D. – Alors pourquoi cet effroi lorsque vous avez rencontré le fils Ribot au déversoir de la Seille?
   R. – Je n'ai pasété effrayé, mais surpris, comme on l'est de rencontrer quelqu'un là où on pensait ne trouver personne. Et si j'aiété étonné, le fils Ribot ne l'a pasété moins que moi.
   D. – Vous voyez bien que vous espériez ne rencontrer personne.
   R. – Pardon, monsieur, je ne dis pas cela, supposer n'est pas espéreR.
   D. – Pourquoi, en ce cas, essayer d'expliquer votre présence en cet endroit?
   R. – Je n'ai pas donné d'explications. Le fils Ribot, le premier, m'a dit en riant où il se rendait, et je lui ai répondu que j'allais à Bréchy.
   D. – Vous lui avez dit aussi que vous preniez par les marais pour tirer des oiseaux d'eau. Et, en même temps, vous lui montriez votre fusil.
   R. – C'est possible. Mais est-ce une preuve contre moi? Je crois tout le contraire. Si j'avais eu les intentions criminelles que me suppose l'accusation, me voyant rencontré, c'est– à-dire en grand danger d'être découvert, je serais rentré chez moi… J'allais chez mon ami le curé.
   D. – Et, pour cette visite, vous emportiez votre fusil?
   R. – Mes propriétés sont situées entre des bois et des marais, et il ne se passait pas de jour que je n'eusse l'occasion de tirer un lapin ou un oiseau d'eau. Tous les gens du pays affirmeront que jamais je ne sortais sans mon fusil.
   D. – Et pour revenir, pourquoi avez-vous pris par les bois de Rochepommier?
   R. – Parce que, de l'endroit de la route où j'étais à Boiscoran, c'était le plus court, probablement… Je dis probablement, parce que sur le moment, ce n'a pasété pour moi le sujet d'une délibération. Un homme qui se promène serait bien embarrassé, neuf fois sur dix, si on lui demandait pour quelle raison il a pris tel chemin plutôt que tel autre…
   D. – Vous avezété aperçu dans les bois par un bûcheron nommé Gaudry.
   R. – Le juge d'instruction me l'a dit.
   D. – Ce témoin affirme que vousétiez en proie à une violenteémotion. Vous arrachiez des feuilles aux branches, vous parliez haut…
   R. – Il est certain que j'étais très mécontent d'avoir perdu ma soirée, très vexé surtout de m'être fié à la petite paysanne, et il est fort possible que tout en marchant il me soitéchappé de m'écrier: «La peste soit de mon ami le curé, qui s'en va dîner en ville!», ou tout autre chose pareille…
   On sourit dans l'assistance, mais point assez ouvertement pour s'attirer une réprimande de M. le président .
   D. – Vous savez donc que monsieur le curé de Bréchy dînait dehors le soir du crime?
   MAÎTRE MAGLOIRE(se levant): — C'est par nous, monsieur le président, que monsieur de Boiscoran connaît ce détail. Lorsqu'il nous a eu dit l'emploi de sa soirée, nous nous sommes transportés près de monsieur le curé de Bréchy, qui nous a expliqué comment ni lui ni sa vieille servante ne se trouvaient au presbytère. À notre requête, monsieur le curé de Bréchy aété cité. Nous ferons entendre aussi un autre prêtre qui, à cette heure-là, passait près de la Cafourche des Maréchaux et qui est celui qu'avait vu la petite paysanne.
   Ayant fait signe au défenseur de se rasseoir, M. le président s'adresse de nouveau à l'accusé:
   D. – La femme Courtois, qui vous a rencontré, déclare qu'elle vous a trouvé l'air tout extraordinaire. Vous ne lui avez pas parlé, vous vousêtes hâté de la quitter…
   R. – La nuitétait trop sombre pour que cette femme pût voir ma physionomie. Elle me demandait un léger service, je le lui ai rendu. Je ne lui ai pas parlé, parce que je n'avais rien à lui dire. Je ne l'ai pas quittée brusquement, je l'ai devancée parce que sonâne marchait très lentement.
   À un signe de M. le président, des huissiers enlèvent le tapis qui recouvre les pièces à conviction.
   Un vif sentiment de curiosité se manifeste aussitôt dans l'auditoire, et c'est à qui se dressera et tendra le cou pour mieux voir.
   Sur la table sontétalés des vêtements, un pantalon de velours gris clair, une jaquette de velours marron, un vieux chapeau de paille et des bottes de cuir fauve. À côté, se trouvent un fusilà deux coups, des paquets de cartouches, deux sébiles remplies de grains de plomb et enfin une grande cuvette de faïence anglaise, au fond de laquelle on distingue comme une boue noirâtre.
   M. LE PRÉSIDENT(montrant les vêtements à l'accusé). — Sont-ce bien là les habits que vous portiez le soir du crime?
   L'ACCUSÉ. – Oui, monsieur.
   D. – Singulier costume pour rendre visite à un vénérable ecclésiastique et remplir de graves devoirs religieux.
   R. – Monsieur le curé de Bréchyétait mon ami. Notre intimité explique, si elle ne le justifie pas, ce laisser-aller…
   D. – Reconnaissez-vous aussi cette cuvette? On a faitévaporer l'eau avec les plus grandes précautions, les détritus seuls sont restés au fond.
   R. – C'est vrai, lorsque monsieur le juge d'instruction s'est présenté chez moi, il a trouvé cette cuvette remplie d'une eau noire et touteépaisse de débris carbonisés. Il m'a interrogé au sujet de cette eau, et je n'ai fait aucune difficulté de lui avouer que la veille, en rentrant, je m'yétais lavé les mains. Ne tombe-t-il pas sous le sens que si j'eusseété coupable, ma première préoccupation eûtété de faire disparaître les traces de mon crime?… N'importe! cette circonstance fut considérée comme la preuveévidente de ma culpabilité, et c'est aujourd'hui la charge la plus forte que l'accusation produise contre moi…
   D. – C'est une charge très forte, en effet.
   R. – Eh bien, rien ne m'est si facile que d'expliquer cette circonstance. Je suis fumeur. En sortant de chez moi, le soir du crime, je m'étais muni de cigares, mais lorsque je voulus en allumer un, je m'aperçus que je n'avais pas d'allumettes.
   Maître Magloire se lève.
   – Et je ferai remarquer, dit-il, que ce n'est pas là une de ces explications imaginées après coup pour les besoins d'une cause douteuse. La preuve, me demanderez-vous. La preuve? Nous l'avons, concluante, irrécusable. Si monsieur de Boiscoran n'avait pas sur lui la boite d'allumettes qu'il porte toujours, c'est qu'il l'avait oubliée la veille chez monsieur de Chandoré, où elle est restée depuis, où je l'ai vue, où elle est encore…
   M. LE PRÉSIDENT. – Il suffit, maître Magloire, laissez continuer l'accusé.
   L'ACCUSÉ. – Voulant fumer, j'eus recours à l'expédient qu'emploient tous les chasseurs en pareil cas. Je défis une de mes cartouches, je remplaçai la charge de plomb par un morceau de papier, et je l'enflammai.
   D. – Et de cette façon on obtient du feu?
   R. – Pas à tout coup, mais certainement une fois sur trois.
   D. – Et cette opération noircit les mains?
   R. – L'opération elle-même, non. Mais une fois mon cigare allumé, devais-je jeter tout enflammé le papier dont je venais de me servir?… C'eûtété risquer d'allumer un incendie…
   D. – Dans les marais?
   R. – Mais, monsieur, j'ai fumé dans la soirée cinq ou six cigares, ce qui revient à dire que j'ai répété huit ou dix fois l'opération en autant d'endroits différents, sur la grande route et même dans les bois. Et à chaque fois j'aiéteint le papier enflammé entre mes doigts, ce qui, joint à la crasse de la poudre, suffisait pour me rendre les mains aussi noires que celles d'un charbonnieR.
   C'est du ton le plus simple, bien qu'avec une certaine chaleur, que l'accusé donne cette explication, laquelle semble frapper beaucoup l'auditoire.
   M. LE PRÉSIDENT. – Passons à votre fusil. Le reconnaissez-vous, là?
   L'ACCUSÉ. – Oui, monsieur. M'est-il permis de le manier?
   R. – Faites.
   C'est avec un mouvement fébrile que l'accusé s'empare de l'arme, en fait jouer les batteries et introduit un de ses doigts dans les canons.
   Il devient aussitôt fort rouge, et se penchant vers ses défenseurs, il leur adresse rapidement et à voix basse quelques mots qui n'arrivent pas jusqu'à nous.
   M. LE PRÉSIDENT. – Qu'est-ce?
   MAÎTRE MAGLOIRE(se levant). — Une circonstance se présente, qui doit faireéclater l'innocence de monsieur de Boiscoran. Par un hasard providentiel, son domestique Antoine, deux jours avant celui du crime, avait nettoyé ce fusil. Or, aujourd'hui, un des canons est propre et net. Donc, ce n'est pas monsieur de Boiscoran qui a tiré les deux coups de feu qui ont atteint monsieur de Claudieuse.
   Pendant ce temps, l'accusé s'est rapproché de la table des pièces à conviction. Il enroule son mouchoir autour de la baguette du fusil, il le glisse dans un des canons, le retire et montre qu'il est à peine noirci…
   La plus violenteémotion tient l'auditoire haletant.
   M. LE PRÉSIDENT(à l'accusé). — Répétez l'expérience sur l'autre canon.
   L'accusé obéit. Son mouchoir reste blanc.
   M. LE PRÉSIDENT. – Vous voyez! Et cependant vous venez de nous dire que, pour allumer vos cigares, vous avez brûlé huit ou dix cartouches. Mais l'accusation avait prévu votre objection, et elle est en mesure d'y répondre… Huissiers, faites entrer le témoin Maucroy…
   Tous nos lecteurs connaissent ce témoin, dont le beau magasin d'armes et d'ustensiles de chasse et de pêche est un des ornements de notre place du Marché-Neuf. Il a fait toilette, et c'est sans le moindre embarras qu'il prête serment.
   M. LE PRÉSIDENT. – Répétez votre déposition au sujet du fusil que voici.
   LE TÉMOIN. – C'est une arme excellente et d'une grande valeur, telle qu'il ne s'en fabrique pas en France, où on se préoccupe trop du bon marché…
   À cette réponse, la salle entièreéclate de rire, M. Maucroy n'ayant pas précisément la réputation de donner sa marchandise. Quelques jurés même ont peine à tenir leur sérieux.
   M. LE PRÉSIDENT. – Dispensez-vous de vos réflexions et dites-nous seulement ce que vous savez des qualités de ce fusil.
   LE TÉMOIN. – Eh bien, grâce à une disposition particulière de l'enveloppe des cartouches, grâce aussi à la qualité spéciale de la composition fulminante, les canons ne s'encrassent presque pas.
   L'ACCUSÉ(vivement). — Vous vous trompez, monsieuR. J'ai plusieurs fois, moi-même, nettoyé mon fusil, et j'ai trouvé, au contraire, les canons fort encrassés.
   LE TÉMOIN. – Parce que vous vous enétiez beaucoup servi. Mais je prétends qu'on peut brûler une ou deux cartouches sans que les canons en portent trace.
   L'ACCUSÉ. – C'est ce que je nie formellement.
   M. LE PRÉSIDENT(au témoin). — Et si l'on brûlait huit ou dix cartouches?
   LE TÉMOIN. – Oh! alors les canons seraient fort encrassés.
   M. LE PRÉSIDENT. – Examinez ceux-ci et dites-nous votre avis.
   LE TÉMOIN(après un minutieux examen). — J'affirme qu'on n'y a pas brûlé deux cartouches depuis le dernier nettoyage.
   M. LE PRÉSIDENT(à l'accusé). — Eh bien! que deviennent ces dix cartouches brûlées pour allumer vos cigares, et qui vous avaient tant noirci les mains?
   L'accusé, qui, depuis le commencement, avait fait preuve d'un admirable sang-froid et d'une rare fermeté, pâlit visiblement et ne répond pas.
   MAÎTRE MAGLOIRE. – La question est trop grave pour qu'on s'en rapporte à la seule opinion du témoin.
   M. L'AVOCAT GÉNÉRAL. – Nous ne cherchons que la vérité. Une expérience est aisée à faire.
   LE TÉMOIN. – Oh! assurément…
   M. LE PRÉSIDENT. – Faites.
   Le témoin introduit une cartouche dans chaque canon et va les brûler à la fenêtre qui est derrière l'estrade. Le fracas de l'explosion arrache à plusieurs dames un cri de frayeur.
   LE TÉMOIN(revenant et montrant que les canons ne sont pas plus encrassés qu'avant l'expérience). — Eh bien, avais-je raison?
   M. LE PRÉSIDENT(à l'accusé). — Vous le voyez, cette circonstance que vous invoquiez si fort, bien loin d'être en votre faveur, démontre que vous nous avez donné une explication mensongère de l'état de vos mains…
   Sur l'ordre de M. le président, le témoin se retire, et l'interrogatoire de l'accusé continue.
   D. – Quellesétaient vos relations avec monsieur de Claudieuse?
   R. – Nous n'en avions pas.
   D. – Pardon. Il est notoire dans le pays que vous le haïssiez.
   R. – C'est une erreur. J'affirme sur l'honneur que je le tenais pour le meilleur et le plus honnête des hommes.
   D. – En cela du moins, vousêtes d'accord avec tous ceux qui le connaissaient. Pourtant vousétiez en procès…
   R. – Mon oncle m'avait légué ce procès avec sa fortune. Je le poursuivais, mais sans passion. Je ne demandais qu'à transiger…
   D. – Et monsieur de Claudieuse refusant, vous lui en vouliez mortellement.
   R. – Non.
   D. – Vous lui en vouliez au point de l'avoir une fois couché en joue; au point d'avoir dit une fois: «Il ne me laissera pas en repos tant que je ne lui aurai pas tiré un coup de fusil…»Ne niez pas. Vous allez entendre les témoins.
   C'est la tête haute et le regard assuré que, sur l'injonction de M. le président, l'accusé regagne sa place. Il a complètement triomphé de son accès de défaillance, et c'est de l'air le plus calme qu'il s'entretient avec ses défenseurs.
   Incontestablement, l'opinion est pour lui en ce moment. Il a conquis les sympathies de ceux-là mêmes quiétaient venus avec les plus fortes préventions. Il n'est personne qui n'aitété ému de son attitude à la fois si fière et si triste, personne qui n'aitété saisi par l'extrême simplicité de ses réponses.
   Encore bien que la discussion relative au fusil n'ait pas paru tourner à son avantage, elle ne lui a nullement nui. La question de l'encrassement des canons est vivement controversée. Quantité d'incrédules, que l'expérience n'a pas convertis, trouvent que M. Maucroy aété bien hardi dans ses allégations.
   D'autres s'étonnent de la placidité des avocats, moins de maître Folgat, qui est peu connu à Sauveterre, que de maître Magloire, dont on sait l'habileté à profiter du moindre incident.
   L'audience n'est pas précisément suspendue, mais il y a un temps d'arrêt rempli par les allées et les venues des huissiers, qui remettent un tapis sur les pièces à conviction et qui roulent un fauteuil au bas de l'estrade. Enfin, un huissier vient se pencher à l'oreille de M. le président et lui parle un moment à voix basse. De la tête, M. le président répond oui.
   Et l'huissier s'étantéloigné:
   – Nous allons, prononce-t-il, procéder à l'audition des témoins, et c'est par monsieur de Claudieuse que nous commencerons. Bien que très gravement malade, il a tenu à se présenter à l'audience.
   Nous voyons, à ces mots, M. le docteur Seignebos se dresser comme s'il allait prendre la parole, mais un de ses amis, placé près de lui, le tire par un pan de sa redingote; Maître Folgat lui adresse un signe d'intelligence, et il se rassoit.
   M. LE PRÉSIDENT. – Huissier, introduisez monsieur le comte de Claudieuse.
   Audition des témoins.
   La petite porte qui a livré passage à l'armurier Maucroy s'ouvre de nouveau, et le comte de Claudieuse entre, soutenu, presque porté par son valet de chambre.
   Un murmure de sympathique pitié le salue. Sa maigreur est terrifiante, ses traits sont aussi décomposés que s'il allait rendre le dernier soupiR. Toute la vitalité de sonêtre semble s'être réfugiée dans ses yeux qui brillent d'unéclat extraordinaire.
   C'est d'une voix affaiblie qu'il prête serment. Mais si profond est le silence, qu'à la formule prononcée par M. le président, «Jurez-vous de dire toute la vérité?», on l'entend de tous les coins de la salle répondre clairement: «Je le jure!…»
   M. LE PRÉSIDENT(avec bonté). — Nous vous sommes reconnaissant, monsieur, de l'effort que vous faites… C'est pour vous que ce fauteuil aété apporté; asseyez-vous…
   M. DE CLAUDIEUSE. – Je vous remercie, monsieur; il me reste assez de forces pour parler debout.
   D. – Veuillez nous dire, monsieur, ce que vous savez de l'attentat dont vous avezété victime.
   R. – Il pouvaitêtre onze heures… J'étais couché depuis un moment, j'avais soufflé ma bougie, et j'étais entre le sommeil et la veille, lorsque je vis ma chambre illuminée de clartés aveuglantes. Comprenant que c'était le feu, je bondis hors de mon lit, et, à peine vêtu, je m'élançai dans les escaliers. J'eus quelque difficulté à ouvrir la porte extérieure, que j'avais fermée moi-même… J'y parvins, cependant. Mais à peine mettais-je le pied sur le seuil que je ressentis au côté droit une douleur terrible, en même temps que j'entendais tout près de moi l'explosion d'une arme à feu… Instinctivement, je m'élançai vers l'endroit d'où partait le coup, mais je n'avais pas fait trois pas que, frappé de nouveau à l'épaule, je tombai sans connaissance.
   D. – Entre le premier et le second coup, que s'est-ilécoulé de temps?
   R. – Trois ou quatre secondes au plus.
   D. – C'est– à-dire autant qu'il en fallait pour apercevoir l'agresseuR.
   R. – Aussi l'ai-je aperçu, s'élançant de derrière les fagots, où ilétait à l'affût, et gagnant la campagne.
   D. – Alors vous pouvez nous apprendre comment ilétait vêtu.
   R. – Certes. Il portait un pantalon gris clair, un veston noir et un large chapeau de paille.
   Sur un geste de M. le président, et au milieu d'un silence tel qu'on entendrait les araignées du plafond filer leur toile, les huissiers découvrent les pièces à conviction.
   M. LE PRÉSIDENT(montrant les habits de l'accusé). — Le costume que vous avez aperçu répondait-ilà celui-ci?
   M. DE CLAUDIEUSE. – Nécessairement, puisque c'est le même.
   D. – Mais alors, monsieur, vous avez reconnu l'assassin?
   R. – Déjà les flammesétaient si violentes qu'on y voyait comme en plein midi. J'ai reconnu monsieur Jacques de Boiscoran.
   Il n'était plus, dans l'immense salle des assises, un auditeur qui n'attendît, le cœur serré d'une indicible angoisse, cette réponseécrasante. Nous l'attendions si bien que nous tenions les yeux obstinément fixés sur l'accusé. Pas un des muscles de son visage ne tressaille. Ses défenseurs sont aussi impassibles que lui. De même que nous, M. le président et M. l'avocat général observaient l'accusé et ses avocats. Attendaient-ils une protestation, une réplique, un mot? C'est probable.
   Rien ne venant, M. le président reprend, s'adressant au témoin:
   D. – Votre déposition est terriblement grave, monsieur.
   R. – J'en sais la portée.
   D. – Elle diffère absolument de votre déposition première reçue par monsieur le juge d'instruction.
   R. – En effet.
   D. – Interrogé quelques heures après le crime, vous avez déclaré n'avoir pas reconnu l'assassin. Bien plus, le nom de monsieur de Boiscoran ayantété prononcé, vous avez paru révolté qu'on osât le soupçonner, vous vous portiez presque garant de son innocence…
   R. – Alors, je trahissais la vérité. Alors, par un sentiment de commisération bien aisé à comprendre, j'essayais d'arracher à une condamnation infamante un homme appartenant à une famille justement estimée.
   D. – Et maintenant?
   R. – Maintenant, je reconnais que j'ai eu tort et qu'il faut que justice soit faite. Et c'est pour cela que, frappé d'un mal qui ne pardonne pas et bien près de paraître devant Dieu, je suis venu vous dire: monsieur de Boiscoran est le coupable, je l'ai reconnu.
   M. LE PRÉSIDENT(à l'accusé). — Vous entendez?
   L'ACCUSÉ(se levant). — Sur tout ce que j'ai de cher et de sacré au monde, je jure que je suis innocent. Monsieur le comte de Claudieuse va, dit-il, paraître devant Dieu, c'est à la justice de Dieu que j'en appelle…
   Des sanglots couvrent la voix de l'accusé. Mme la marquise de Boiscoran vient d'être prise d'une crise nerveuse des plus graves. On l'emporte, raide et inanimée, et à sa suite s'élancent le docteur Seignebos et Mlle de Chandoré.
   L'ACCUSÉ(à M. de Claudieuse). — C'est ma mère qui se meurt, monsieur!
   Certes, ceux qui s'attendaient à desémotions poignantes ne sont pas déçus. Tous les visages sont bouleversés. Des larmes brillent dans les yeux de toutes les femmes.
   Et cependant, lorsqu'on examine la façon dont M. de Claudieuse et M. de Boiscoran se mesurent du regard, on est à se demander si, véritablement, il n'y a entre ces deux hommes que ce que nous ont révélé les débats. Nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer l'étrangeté de leurs répliques, et autour de nous, on ne comprend rien non plus au mutisme obstiné des défenseurs. Abandonnent-ils leur client? Non, car nous les voyons lui serrer les mains et lui prodiguer les consolations et les encouragements de la plus fervente amitié.
   Nous sera-t-il permis de dire que M. le président et M. l'avocat général nous ont paru avoir un moment de stupeur? Oui, puisque c'est l'expression de notre pensée.
   Mais déjà M. le président poursuit:
   D. – Il n'y a qu'un instant, monsieur le comte, je demandais à l'accusé s'il n'y avait pas entre vous quelque grave sujet de haine.
   M. DE CLAUDIEUSE(d'une voix de plus en plus faible). — Je n'en connais pas d'autre que notre procès au sujet d'un cours d'eau…
   D. – L'accusé ne vous a-t-il pas un jour menacé de son fusil?
   R. – Oui, mais je n'avais pas pris la menace au sérieux, et je ne lui en avais pas gardé rancune.
   D. – Persistez-vous dans votre déclaration?
   R. – Je persiste. Et, de nouveau, sous la foi du serment, j'affirme avoir reconnu, et de façon à ne pouvoir me tromper, monsieur Jacques de Boiscoran…
   Ilétait temps que M. le comte de Claudieuse achevât sa déposition. Il chancelle, ses yeux se voilent, sa tête oscille sur sesépaules, et, pour se retirer, il lui faut l'assistance de deux huissiers qui aident son valet de chambre à le porter plutôt qu'à le soutenir.
   Mme de Claudieuse va-t-elle lui succéder? Nous le pensions, et l'assistance le croyait comme nous. Mais il n'en est pas ainsi. Retenue au chevet de la dernière de ses filles, qui est à toute extrémité, la comtesse ne sera pas entendue, et M. le greffier donne lecture de sa déposition.
   Bien que fortémouvante, cette déposition ne révèle aucun fait nouveau et sera sans influence sur l'issue des débats.
   Le témoin Ribot est alors introduit. C'est un beau gars saintongeois, un vrai coq de village, une cravate bleu et rose autour du cou, une brillante chaîne de montre au gousset. Il paraît fier de son rôle et promène sur l'assistance un regard où reluit le plus extrême contentement de soi.
   C'est d'un ton plein d'importance qu'il raconte sa rencontre avec l'accusé. Il prétend tout savoir, tout expliquer. Pour bien peu, il affirmerait que l'accusé lui a confié ses projets de meurtre et d'incendie. Ses réponses sont presque toutes accueillies par des accès d'hilarité, qui attirent à l'assemblée une nouvelle et verte semonce de M. le président .
   Le témoin Gaudry, qui lui succède, est un petit homme chétif et pâlot, à mine sournoise, à l'œil faux et craintif, et qui se confond en salutations.
   À l'encontre avec Ribot, il semble avoir tout oublié. On voit qu'il craint de se compromettre. Il célèbre M. de Claudieuse, mais il ne loue guère moins M. de Boiscoran. Il proteste aussi de son respect pour les bons juges, pour ces messieurs et ces dames, et pour toute la compagnie pareillement.
   La femme Courtois, qui dépose après Gaudry, voudraitévidemmentêtre à cent pieds sous terre. Ce n'est qu'avec des efforts inouïs que M. le président lui arrache mot par mot sa déposition, assez insignifiante d'ailleurs.
   Viennent ensuite deux métayers de Bréchy, qui ont assisté à cette violente discussion à la suite de laquelle M. de Boiscoran aurait couché en joue le comte de Claudieuse. Leur récit, tout coupé d'interminables parenthèses, est peu clair. Sur une observation des défenseurs, ils entreprennent de s'expliquer, et alors on ne les comprend plus du tout.
   Ils se contredisent, d'ailleurs. L'un n'a vu dans le geste de l'accusé qu'une plaisanterie. L'autre l'a pris tellement au sérieux qu'il s'est jeté, dit-il, sur M. de Boiscoran pour l'empêcher de tirer, et que sans son intervention le crime eûtété commis ce jour-là.
   De nouveau l'accusé proteste avec une rareénergie. Il ne haïssait pas M. de Claudieuse, il n'avait pas de raisons de le haïr…
   Le têtu paysan soutient qu'un procès est un suffisant motif de haine. Et là-dessus il entreprend d'expliquer le procès et comment M. de Claudieuse, en retenant l'eau de la Seille pour son moulin, inondait les prairies de M. de Boiscoran.
   M. le président met fin à la discussion qui s'engage, en ordonnant d'introduire un autre témoin.
   Celui-là a entendu, jure-t-il, M. de Boiscoran s'écrier que «tôt ou tard il f…lanquerait un coup de fusil au comte de Claudieuse». Il ajoute que l'accusé était un homme terrible qui, pour un oui et pour un non, menaçait les gens de son fusil. Et à l'appui de son dire, il raconte qu'il est bien connu dans le pays qu'une fois déjà M. de Boiscoran a tiré sur un homme.
   L'accusé explique cette déposition. Un mauvais drôle qui n'est autre, pensait-il, que le témoin en personne venait toutes les nuits voler des fruits et des légumes à ses métayers. Une nuit, il l'a guetté, et le surprenant, lui a envoyé une charge de gros sel. Il ignore s'il l'a touché. Le voleur, quel qu'il soit, ne s'était jamais plaint.
   Le témoin suivant est l'huissier de Bréchy. Il sait qu'une fois, en retenant l'eau de la Seille, M. de Claudieuse a fait perdre à M. de Boiscoran plus de vingt milliers d'un foin de première qualité. Il ne cache pas qu'un si désagréable voisin l'eût exaspéré.
   M. l'avocat général ne conteste pas le fait. Mais il sait que M. de Claudieuse a fait offrir le prix du dommage. M. de Boiscoran a refusé avec une hauteur insultante. l'accusé répond qu'il a refusé sur le conseil de son avoué, mais qu'il ne s'est pas servi de paroles injurieuses.
   Encore six dépositions sans intérêt, et la liste des témoins à charge estépuisée.
   Alors paraissent les témoins cités à la requête de la défense.
   Le premier est le respectable curé de Bréchy. Il confirme les explications données par l'accusé. Le soir du crime, il dînait au château de Besson, sa servanteétait venue à sa rencontre, et le presbytèreétait seul. Il dit qu'en effet, il avaitété convenu que M. de Boiscoran viendrait un soir remplir les devoirs religieux que l' Église exige avant de consacrer un mariage. Il connaît Jacques de Boiscoran depuis son enfance et ne sait pas d'homme plus honnête ni meilleur. À son avis, la haine dont on parle tant n'a jamais existé. Il ne peut pas croire, il ne croit pas que l'accusé soit coupable.
   Le second témoin est le desservant d'une commune voisine. Il déclare qu'entre neuf et dix heures, ilétait sur la route, non loin de la Cafourche des Maréchaux. La nuitétait assez obscure; il est de même taille que M. le curé de Bréchy, une petite paysanne a très bien pu les prendre l'un pour l'autre et tromper involontairement l'accusé.
   Trois autres témoins sont encore entendus, et l'accusé ni ses défenseurs n'ayant rien à ajouter, la parole est donnée au ministère public.
   Le réquisitoire.
   L'éloquence de M. Du Lopt de la Gransière est trop justement célèbre pour qu'il soit nécessaire d'en parleR. Nous dirons seulement qu'il s'est surpassé lui-même en ce réquisitoire qui, pendant plus d'une heure, a tenu suspendue à ses lèvres une assemblée haletante et remuée des plus poignantesémotions.
   C'est par une description du Valpinson qu'il débute, «de ce séjour poétique et charmant comme son nom, où les admirables futaies de Rochepommier se mirent au mobile cristal de la Seille…»
   – là, poursuit-il, vivaient le comte et la comtesse de Claudieuse; le comte, un de ces gentilshommes du temps passé, qui n'avaient d'autre culte que l'honneur, d'autre passion que le devoir; la comtesse, une de ces femmes qui sont la glorification de leur sexe et le modèle achevé de toutes les vertus domestiques… Le ciel avait béni leur union et leur avait donné deux filles qu'ils adoraient. La fortune souriait à leurs efforts intelligents. Estimés de tous, vénérés, chéris, ils vivaient heureux, ils avaient le droit de compter encore sur bien des années prospères…
   »Mais non, la haine veillait. Un soir, des lueurs sinistreséveillent le comte. Il se précipite dehors, deux coups de fusil lui sont tirés et il tombe baigné dans son sang… Attirée par l'explosion, la comtesse accourt. Elle trébuche contre le corps inanimé de son mari et, glacée d'horreur, elle s'affaisse sans connaissance… Les enfants vont-ils donc périr?… Non. La Providence veille. Elle allume une lueur d'intelligence dans le cerveau d'un insensé, et, se précipitant à travers la fumée, il arrache les petites filles aux flammes qui déjàétreignent leur berceau…
   »La famille est sauvée, mais l'incendie redouble de fureur. Aux lugubres volées du tocsin, tous les habitants des villages d'alentour se sont hâtés d'accourir. Mais sans personne qui les commande, sans outillage, ils s'épuisent en stériles efforts. Cependant, un roulement lointain retient dans leursâmes l'espérance près de s'envoler… Ce roulement annonce l'arrivée des pompes… Elles arrivent, elles sont là, tout ce qui est humainement possible vaêtre tenté!
   »Mais, grand Dieu! qu'est-ce que cette clameur d'épouvante et d'horreur qui monte jusqu'à nous?… La toiture du château s'écroule, ensevelissant sous ses décombres enflammés deux hommes, les plus dévoués et les plus intrépides de tous ces hommes si intrépides et si dévoués: Bolton, le tambour, qui l'instant d'avant battait la générale; Guillebault, le père de cinq enfants… Au-dessus du fracas des flammes, s'élèvent leurs cris déchirants. Ils appellent au secours… Les laissera-t-on périr?… Un gendarme s'élance, et avec lui un fermier de Bréchy. Héroïsme inutile! Le fléau veut garder sa proie… Les sauveteurs vont périr, et ce n'est qu'au prix d'effroyables périls qu'on les arrache à la fournaise, respirant encore, mais atteints de si cruelles blessures qu'ils en resteront jusqu'à la fin de leurs jours infirmes et réduits pour vivre à implorer la charité publique…
   C'est des plus sombres couleurs de sonéloquence que M. l'avocat général charge ce tableau des désastres du Valpinson, représentant la comtesse de Claudieuse agenouillée près de son mari mourant, tandis que la foule s'empresse autour des blessés et dispute aux flammes les restes carbonisés de Bolton et de Guillebault.
   Puis, redoublant d'énergie:
   – Et pendant ce temps, poursuivit-il, que devient l'auteur de tant de forfaits?… Sa haine assouvie, il fuit à travers bois, il regagne sa demeure. De remords, il n'en a pas. Sitôt rentré, il mange, il boit, il fume un cigare… Telle est sa situation dans le pays, et il a si bien pris toutes ses mesures qu'il se croit au-dessus du soupçon. Il est tranquille, si tranquille que les plus vulgaires précautions sont par lui négligées, et qu'il ne prend même pas la peine de jeter l'eau où il a lavé ses mains, noires de l'incendie qu'il vient d'allumer.
   »C'est qu'il oublie la Providence, dont le flambeau, en ces occasions décisives, éclaire et guide la justice humaine. Et comment, en effet, sans une intervention providentielle, la justice serait-elle allée chercher le coupable dans un des plus somptueux châteaux de la contrée? C'était là, cependant, qu'est l'assassin, là qu'était l'incendiaire… Et qu'on ne nous vienne pas dire que le passé de Jacques de Boiscoran le défend contre l'accusation formidable qui pèse sur lui! Ce passé, nous le connaissons.
   »Type achevé de ces jeunes oisifs qui jettent à tous les vents de leurs caprices la fortune amassée par leurs pères, Jacques de Boiscoran n'avait pas même de profession. Inutile à la société, à charge à lui-même, il s'en allait dans la vie sans gouvernail et sans boussole, s'adressant à toutes les passions malsaines pour combler le vide de ses heures de désœuvrement. Et cependant ilétait ambitieux, de cette ambition dangereuse et mauvaise qui demande à l'intrigue et non pas au travail ses assouvissements.
   »Aussi le voyons-nous ardemment mêlé aux luttes stériles et coupables de notreépoque troublée, battant à grands coups de phrases creuses tout ce qui est responsable et sacré, sonnant l'appel aux plus détestables passions…
   MAÎTRE MAGLOIRE. – Si c'est un procès politique, il faut nous en prévenir…
   M. L'AVOCAT GÉNÉRAL. – Il ne s'agit pas de politique ici, mais des agissements d'un homme qui aété un apôtre de discorde.
   MAÎTRE MAGLOIRE. – Le ministère public croit-il donc qu'il prêche la concorde?
   M. LE PRÉSIDENT. – J'invite la défense à ne pas interrompre.
   M. L'AVOCAT GÉNÉRAL. – … Et c'est dans cette ambition de l'accusé qu'il faut chercher surtout l'origine de cette haine farouche qui devait le conduire au crime. Le procès au cours d'eau n'est qu'une question secondaire. Jacques de Boiscoran préparait sa candidature pour les prochainesélections…
   L'ACCUSÉ. – Je n'y ai jamais pensé…
   M. L'AVOCAT GÉNÉRAL(sans remarquer l'interruption). — … Il ne le disait pas; mais ses amis le disaient pour lui et allaient partout répétant que, par sa situation, sa fortune et ses opinions, ilétait l'homme désigné aux suffrages des républicains. Et, en effet, il eût eu beaucoup de chances si, entre lui et le but de ses convoitises, ne se fût dressé un homme, le comte de Claudieuse, dont l'influence en avait déjà faitéchouer d'autres…
   MAÎTRE MAGLOIRE(vivement). — C'est à moi que s'adresse l'allusion?
   M. L'AVOCAT GÉNÉRAL. – Je ne désigne personne.
   MAÎTRE MAGLOIRE. – Pourquoi ne pas dire franchement que mes amis et moi sommes les complices de monsieur de Boiscoran et qu'il aété chargé de nous débarrasser d'un adversaire politique!
   M. L'AVOCAT GÉNÉRAL(continuant). — Messieurs, voilà le vrai mobile du crime. De là cette haine dont L'ACCUSÉ ne sait bientôt plus garder le secret, qui dérobe en invectives, qui se répand en menaces de mort, et qui va jusqu'à coucher en joue le comte de Claudieuse.
   M. l'avocat général passe alors à l'examen des charges qu'il déclare décisives, irrécusables. Puis:
   – Mais qu'est-il besoin, poursuit-il, de cet examen, après l'écrasante déposition du comte de Claudieuse? Ne l'avez-vous pas entendu? Près de paraître devant Dieu!… Sur le premier moment, abusé par la générosité de sonâme, il pardonnait, il voulait sauver l'homme qui avait essayé de l'assassiner… Mais aux approches de la mort, il a compris qu'il n'avait pas le droit de soustraire un coupable à l'action de la justice, il s'est rappelé qu'ilétait d'autres victimes. Et alors, se levant de son lit d'agonie, il s'est traîné jusqu'ici pour vous dire: «C'est lui!… Aux lueurs de l'incendie qu'il venait d'allumer, je l'ai vu, je l'ai reconnu, c'est lui!…»
   »Et après cela vous hésiteriez à frapper?… Non, je ne puis le croire. Après de tels forfaits la société attend que justice soit faite! Justice au nom de monsieur de Claudieuse mourant!… Justice au nom des morts… Justice au nom de la mère de Bolton, au nom de la veuve de Guillebault et de ses cinq enfants…
   Un murmure d'approbation se prolonge bien après les derniers mots de M. Du Lopt de la Gransière. Il n'est pas dans l'assemblée une femme qui ne verse des larmes.
   M. LE PRÉSIDENT. – La parole est au défenseur.
   Plaidoiries.
   Maître Magloire ayant soutenu seul jusqu'à ce moment la discussion, on pensait qu'il présenterait la défense. On se trompait, c'est maître Folgat qui se lève.
   Notre palais de justice de Sauveterre, en des occasions solennelles, a retenti des accents de presque tous les maîtres de la parole. Nous avons entendu Berryer, Dufaure, Jules Favre, Lachaud… Même après ces orateurs illustres, maître Folgat trouve le secret de nousétonner et de nousémouvoir.
   Au vol de la sténographie, nous fixons sur le papier quelques-unes de ses phrases, mais ce que nous renonçons à rendre, c'est son attitude superbe de fierté et de dédain, l'éclat de son regard, son geste admirable d'autorité, sa voix surtout, pleine et sonore, et dont le timbre métallique vibre dans toutes les poitrines.
   – Défendre certains hommes de certaines imputations, commence-t-il, ce serait les rabaisser. Ils ne sont pas atteints. Au portrait de monsieur de Boiscoran tracé par le ministère public, j'opposerai simplement la réponse du vénérable curé de Bréchy. Que vous a-t-il dit? «Monsieur de Boiscoran est le meilleur et le plus honnête homme que je sache.»Voilà la vérité. On veut en faire un intrigant ambitieux. En effet, il avait l'ambition d'être utile à son pays. Pendant que d'autres discutaient, il agissait. Les mobiles de Sauveterre vous diront à quelles passions il faisait appel devant l'ennemi, et par quelles intrigues il a conquis le ruban que Chanzy a attaché à sa poitrine… Il souhaitait le pouvoir, dites-vous? Non, il rêvait le bonheur… Vous parlez d'une lettre qu'ilécrivait à sa fiancée quelques heures avant le crime… Je vous mets au défi de la lire. Elle a quatre pages, dès la seconde vous seriez forcé d'abandonner l'accusation…
   Alors, avec une logique implacable, le jeune avocat reprend le système de l'accusé et, véritablement, sous les coups de sonéloquence, l'accusation semble tomber en poussière, on est fasciné, ébloui…
   – Et maintenant, poursuit-il, que reste-t-il des preuves? La déposition de monsieur de Claudieuse. Elle estécrasante, dites-vous. Je dis qu'elle estétrange. Quoi! voilà un témoin qui attend la dernière heure, la dernière minute pour parler, et cela vous semble naturel!… C'est par générosité, prétendez-vous, qu'il s'est tu. Moi, je vous demande comment eût agi notre plus cruel ennemi…
   »Jamais cause ne fut plus claire, dit le ministère public. Je soutiens, moi, que jamais cause, au contraire, ne fut plus obscure, et que, loin de nous en livrer le secret, l'instruction n'en a pas trouvé le premier mot…
   Maître Folgat se rassoit, et il faut l'intervention des huissiers pour arrêter les applaudissements. Si l'on allait aux voix en ce moment, M. de Boiscoran serait certainement acquitté. Mais l'audience est suspendue pendant un quart d'heure, et l'on en profite pour allumer les lampes, car la nuit vient.
   Ayant repris son fauteuil, M. le président donne la parole au ministère public.
   M. L'AVOCAT GÉNÉRAL. – Je renonce à la réplique que je me proposais de prononcer. Monsieur le comte de Claudieuse va payer de la vie l'effort qu'il a fait pour vous apporter son témoignage. On n'a pas pu le reporter chez lui. Peut-être, en ce moment même, rend-il le dernier soupir dans la salle voisine…
   Les défenseurs ne demandant pas la parole, et l'accusé déclarant qu'il n'a rien à ajouter, M. le président résume les débats, et les jurés se retirent dans la salle des délibérations.
   La chaleur est accablante, la gêne intolérable, tous les visages portent l'empreinte d'uneécrasante fatigue, et néanmoins personne ne songe à se retirer. Mille bruits contradictoires circulent parmi cette foule palpitante d'anxiété. Les uns disent que M. de Claudieuse est mort, d'autres, au contraire, qu'il va mieux et qu'il vient de faire appeler M. le curé de Bréchy.
   Enfin, quelques minutes après neuf heures, messieurs les jurés reparaissent.
   Reconnu coupable, avec admission de circonstances atténuantes, Jacques de Boiscoran est condamné à vingt ans de travaux forcés.



   TROISIÈME PARTIE Cocoleu


   1. Ainsi M. Galpin-Daveline l'emportait, et M. Du Lopt de la Gransière avait lieu d'être fier de sonéloquence…

   Ainsi M. Galpin-Daveline l'emportait, et M. Du Lopt de la Gransière avait lieu d'être fier de sonéloquence. Jacques de Boiscoranétait déclaré coupable.
   Mais c'est le front haut et le regard assuré qu'il entendit M. le président Domini prononcer la terrible formule – plus courageux en cela mille fois que le condamné à mort qui, en face du peloton d'exécution, refuse de se laisser bander les yeux et d'une voix ferme commande le feu.
   Le matin même, quelques instants avant l'ouverture de l'audience, il l'avait dit à Mlle de Chandoré:
   – Je sais ce qui m'attend. Mais je suis innocent. On ne me verra ni pâlir ni demander grâce.
   Et rassemblant, en effet, en un suprême effort tout ce qu'uneâme humaine peut fournir d'énergie, il avait tenu parole.
   Se penchant seulement vers ses défenseurs, au moment où les derniers mots du président s'éteignaient dans le brouhaha soudain de l'assemblée:
   – Ne vous avais-je pas dit, murmura-t-il, qu'un jour viendrait où vous seriez les premiers à me mettre une arme entre les mains!
   Maître Folgat se dressa vivement. Il n'avait rien de la colère ni du découragement de l'avocat qui vient de perdre une cause qu'il sait juste.
   – Mais ce jour n'est pas venu, répondit-il. Vous savez votre serment. Tant qu'une lueur d'espoir nous restera, nous lutterons. Or, c'est plus que de l'espoir que nous avons à cette heure. Avant un mois, avant une semaine, demain peut-être, nous aurons notre revanche…
   Le malheureux hochait la tête.
   – Je n'en aurai pas moins subi l'ignominie d'une condamnation, murmura-t-il. (Et détachant de sa boutonnière le ruban de la Légion d'honneur, et le tendant à maître Folgat): Vous le garderez en mémoire de moi, prononça-t-il, si je ne reconquiers pas le droit de le porter.
   Mais déjà les gendarmes chargés de la surveillance de l'accusé s'étaient levés.
   – Il faut venir, monsieur, dit à Jacques le brigadier. Allons, venez… Et il ne faut pas vous désespérer, que diable! ni perdre courage. Tout n'est pas fini. Vous avez encore le pourvoi et le recours en grâce, sans compter ce qui peut arriver et qu'on ne prévoit pas…
   Maître Folgat pouvait accompagner son client et il se préparait à le suivre. Mais lui:
   – Laissez-moi seul, mon ami, fit-il avec un geste douloureux. D'autres plus que moi ont besoin de vos encouragements… Denise, ma pauvre mère, mon père!… Voyez-les… Dites-leur que c'est leur cher souvenir qui fait l'horreur de ma condamnation.
   »Qu'ils me pardonnent l'affliction dont je leur suis le sujet et la honte de m'avoir pour fils, pour fiancé… ( Étreignant alors les mains de ses défenseurs): Et vous, mes amis, ajouta-t-il, comment vous témoigner jamais l'étendue de ma reconnaissance! Ah! s'il eût suffi, pour me sauver, d'un talent incomparable et du plus admirable dévouement, je serais libre. Et au lieu de cela… (Il montra la petite porte par où il allait se retirer, et d'un accent déchirant): C'est la porte du bagne! s'écria-t-il. C'est désormais…
   Un sanglot lui coupa la parole. Ses forcesétaient à bout, car s'il n'est pas de limites, pour ainsi dire aux tortures que peut endurer l'âme, l'énergie physique a des bornes.
   Et, repoussant le bras que lui offrait le brigadier de gendarmerie, il s'élança dehors. Maître Magloireétait comme fou de douleur.
   – Et n'avoir pas pu le sauver! dit-ilà son jeune confrère. Qu'on vienne donc encore me parler de la puissance de la conviction. Mais ne restons pas là sortons…
   Et ils se jetèrent dans la foule qui s'écoulait lentement, toute palpitante encore desémotions de la journée.
   Un revirementétrange, illogique, et cependant expliqué et fréquemment observé en pareille circonstance, se produisait déjà. Objet de l'exécration de tous, alors qu'il n'était qu'accusé, Jacques de Boiscoran condamné recouvrait toutes les sympathies. C'était comme si la sentence fatale eût effacé l'horreur du forfait. On le plaignait, on s'apitoyait sur son sort, et songeant à sa famille, à sa mère, à sa fiancée, on maudissait la sévérité des juges.
   C'est que les moins clairvoyants des assistants avaientété frappés de l'allure singulière des débats. Il n'enétait presque pas un qui n'eût deviné en cette affaire tout un côté mystérieux et inexploré que l'accusation aussi bien que la défense avaientévité d'aborder. Comment n'avait-ilété que fort incidemment question de Cocoleu? Ilétait idiot, c'était entendu, mais il n'enétait pas moins vrai que sa déposition seule avait mis la justice sur les traces de M. de Boiscoran. Pourquoi donc n'avait-ilété cité ni par le ministère public ni par les avocats?
   La déposition de M. de Claudieuse, qui avait paru si concluante sur le moment, était maintenant sévèrement commentée.
   Les plus indulgents disaient: «C'est mal, ce qu'il a fait là. C'est un coup de maître. Que ne parlait-il plus tôt. On n'attend pas qu'un homme soit perdu pour le frapper.»À quoi d'autres répondaient: «Et avez-vous vu de quels regards se mesuraient le comte et monsieur de Boiscoran? Avez-vous remarqué les paroles qu’ilséchangeaient? N'eût-on pas juré qu'ilétait question entre eux de tout autre chose que du procès…»Et de tous côtés: «C'estégal, répétait-on, maître Folgat avait raison, cette affaire est loin d'être claire… Les jurés hésitaient. Peut-être monsieur de Boiscoran eût-ilété acquitté si, au dernier moment, monsieur Du Lopt de la Gransière ne fût venu dire que le comte de Claudieuse agonisait dans la pièce voisine.»
   C'est avec une joie bien vive que maître Magloire et maître Folgat recueillaient ces impressions de la foule. Car le ministère public a beau dire, beau tonner contre cette tendance funeste, beau affirmer que nul bruit du dehors ne trouve unécho dans le sanctuaire de la justice, ce sera toujours l'opinion publique qui dictera le verdict des jurés.
   – Et désormais, soufflait maître Magloire à l'oreille de son jeune confrère, soyez sans inquiétude. Je sais mon Sauveterre par cœur. L'opinion est pour nous.
   À force de jouer des coudes, ils venaient enfin de franchir l'étroite porte de la salle des assises, quand un huissier les arrêta.
   – On vous demande, messieurs, leur dit cet homme.
   – Qui?
   – Les parents du condamné. Pauvres gens!… ils sont tous là, dans le cabinet de monsieur Méchinet, que monsieur Daubigeon nous avait dit de mettre à leur disposition. C'est même là qu'on a porté madame la marquise de Boiscoran, lorsqu'elle s'est trouvée malà l'audience.
   Il entraînait, tout en disant cela, les défenseurs jusqu'à l'extrémité de la salle des pas perdus. Leur ouvrant alors une porte: là, sur un fauteuil, les paupières closes, la bouche entrouverte, gisait la mère de Jacques. À sa pâleur livide, à la roideur de son attitude, on eût pu la croire morte, sans les spasmes qui de moments en moments la secouaient de la nuque aux talons. Debout, de chaque côté du fauteuil, M. de Chandoré et le marquis de Boiscoran la considéraient d'unœil morne, sans expression, sans chaleur. Ils avaientété foudroyés, et depuis le moment où avait retenti à leurs oreilles la condamnation fatale, ils n'avaient paséchangé une parole.
   Seule, Mlle Denise paraissait avoir conservé la faculté de raisonner et de se mouvoir. Mais sa faceétait pourpre, ses yeux secs brillaient de l'éclat sinistre de la fièvre, tout son corps tremblait. Dès que les deux défenseurs parurent:
   – Voilà donc la justice humaine! s'écria-t-elle.
   Et comme ils se taisaient:
   – Voilà donc Jacques condamné au bagne, poursuivit-elle, c'est– à-dire, de par la justice, déshonoré, flétri, perdu, retranché à jamais du monde des gens d'honneur… Il est innocent, mais peu importe; ses meilleurs amis vont le renier et se détourner de lui, nulle main ne se tendra plus vers la sienne; ceux-là mêmes quiétaient le plus fiers de son affection, affecteront d'avoir oublié son nom…
   – Je ne comprends que trop votre douleur, mademoiselle…, commença maître Magloire.
   – Ma douleur est moins grande que ma colère! interrompit-elle. Il faut que Jacques soit vengé, et il le sera… Je n'ai que vingt ans, il n'en a pas trente, c'est toute une longue vie que nous avons à consacrer à l'œuvre de sa réhabilitation. Car je ne l'abandonnerai pas, moi… Son malheur immérité me le fait plus cher mille fois, et comme sacré. J'étais sa fiancée ce matin, je suis sa femme ce soir. Sa condamnation aété notre bénédiction nuptiale. Et s'il est vrai, ainsi que le dit mon grand-père, que la loi défende au forçat d'épouser la femme qu'il aime, eh bien, je serai sa maîtresse!…
   C'est d'une voixéclatante que parlait Mlle Denise, disant qu'elle eût voulu, qu'elle eûtété fière que toute la terre l'entendît.
   – Ah! laissez-moi vous rassurer d'un mot, mademoiselle, interrompit maître Folgat. Nous n'en sommes pas où vous croyez. La condamnation n'est pas définitive.
   Le marquis de Boiscoran et grand-père Chandoré se redressèrent.
   – Que voulez-vous dire?
   – Une négligence de monsieur Galpin-Daveline frappe de nullité toute la procédure. Comment un homme de sa trempe, si méticuleux et si formaliste, a-t-il pu commettre une telle faute? C'est que probablement la passion l'aveuglait… Comment personne n'a-t-il remarqué cet oubli? C'est que la destinée nous devait bien cette revanche… Le cas n'est pas discutable. Il s'agit d'un vice de forme, et les textes sont formels. Le jugement sera cassé et nous serons renvoyés devant d'autres juges…
   – Et vous ne nous aviez pas dit cela! s'écria Mlle Denise.
   – À peine osions-nous y penser, répondit maître Magloire. C'était là un de ces secrets qu'on ne confie même pas à son oreiller… Songez qu'au cours de l'audience, l'erreur pouvait encoreêtre réparée. Maintenant, il est trop tard… Nous avons du temps devant nous, et la conduite de monsieur de Claudieuse nous dégage. Tous les voiles seront déchirés…
   La porte, s'ouvrant avec fracas, lui coupa la parole. Le docteur Seignebos entrait, rouge de colère et les yeuxétincelants sous ses lunettes d'or.
   – Monsieur de Claudieuse?… demanda vivement maître Folgat.
   – Il est à côté, répondit le docteur. On l'aétendu sur un matelas et sa femme est près de lui… Quel métier que celui de médecin! Voilà un homme, un misérable, que j'aurais eu du bonheur àétrangler de mes mains, et pas du tout, il m'a fallu le rappeler à la vie, lui prodiguer mes soins, chercher un moyen d'atténuer ses souffrances…
   – Va-t-il donc mieux?
   – À moins d'un de ces miracles comme on en voit dans La Vie des Saints, il ne sortira du palais de justice que les pieds les premiers, et ce, avant vingt-quatre heures… Je ne l'ai point dissimulé à la comtesse, et je lui ai dit que si elle voulait que son mari mourût en règle avec le ciel, elle n'avait que le temps bien juste d'envoyer chercher un prêtre.
   – Et elle en a envoyé chercher un…
   – Point. Elle a répondu que la vue d'une soutaneépouvanterait son mari et hâterait sa fin. Et même, le brave curé de Bréchy s'étant présenté, elle l'a congédié carrément.
   – Ah! la misérable! s'écria Mlle Denise. (Et après une seconde de réflexion): Pourtant le salut est là, poursuivit-elle. Oui, la certitude du salut… Pourquoi donc hésiter! Attendez-moi, je reviens…
   Elle s'élança dehors. Son grand-père voulait se précipiter après elle, mais maître Folgat l'arrêta.
   – Laissez-la faire, monsieur le baron, dit-il. Laissez-la.
   Dix heures venaient de sonner. Le palais de justice, si bruyant toute la journée, était redevenu silencieux et morne. Dans l'immense salle des pas perdus, à peineéclairée par un réverbère fumeux, il n'y avait plus que deux hommes, un prêtre, le curé de Bréchy, qui priait, agenouillé près d'une porte, et le gardien de service qui se promenait de long en large, et dont les pas sonnaient comme dans uneéglise.
   Mlle Denise alla droit à ce gardien.
   – Où est le comte de Claudieuse? interrogea-t-elle.
   – là, mademoiselle, répondit l'homme en lui montrant la porte près de laquelle priait le prêtre, là, dans le propre cabinet de monsieur le procureur de la République.
   – Qui est près de lui?
   – Sa femme, mademoiselle, et une domestique.
   – Eh bien! entrez dire à madame de Claudieuse, et sans que son mari l'entende, que mademoiselle de Chandoré désire lui parler.
   Sans une objection, le gardien obéit. Mais lorsqu'il reparut:
   – Mademoiselle, dit-ilà la jeune fille, la comtesse vous fait répondre qu'elle ne peut quitter son mari, qui est au plus bas…
   Elle l'arrêta d'un geste impérieux.
   – Assez! Retournez dire à madame de Claudieuse que si elle ne sort pas, je vais entrer à l'instant, que j'entrerai de force s'il le faut, que j'appellerai au secours, que rien ne me retiendra. Je veux la voir absolument.
   – Cependant, mademoiselle…
   – Allez! Ne voyez-vous donc pas que c'est une question de vie ou de mort!
   Il y avait dans son accent une telle autorité que le gardien n'hésita plus. Il disparut de nouveau, et l'instant d'après:
   – Entrez, revint-il dire à la jeune fille.
   Elle entra et se trouva dans la salle d'attente qui précède le cabinet du procureur de la République. Une grosse lampe de cuivre l'éclairait d'une lumière crue. La porte ouvrant sur le cabinet où gisait le comteétait fermée.
   Au milieu de la pièce, la comtesse de Claudieuse se tenait debout. Tant de coups successifs n'avaient pas brisé son indomptableénergie. Elleétait horriblement pâle, mais calme:
   – Puisque vous y tenez, mademoiselle, commença-t-elle, je viens moi-même vous répéter que je ne saurais vous entendre. Ignorez-vous donc que je suis entre deux tombes ouvertes, entre ma fille qui se meurt à la maison et mon mari qui agonise là…
   Elle faisait un mouvement pour se retirer, Mlle de Chandoré la retint d'un geste menaçant, et d'une voix frémissante:
   – Si vous rentrez dans la pièce où est votre mari, dit-elle, j'y rentre avec vous, et ce sera devant lui que je vous parlerai. C'est devant lui que je vous demanderai comment vous avez défendu à un prêtre l'accès de son lit de mort, et si après lui avoir pris son bonheur en ce monde, vous voulez le lui ravir encore dans l'éternité…
   Instinctivement, la comtesse recula.
   – Je ne vous comprends pas!… dit-elle.
   – Si, vous me comprenez, madame. À quoi bon nier? Ne voyez-vous pas bien que je sais tout et que j'ai deviné ce qu'on ne m'a pas dit! Jacquesétait votre amant, et votre mari s'est vengé…
   – Ah! c'en est trop! répétait Mme de Claudieuse, c'en est trop…
   – Et vous avez souffert cela, poursuivait Mlle Denise en phrases haletantes, et vous n'êtes pas venue crier en plein tribunal que votre mari est un faux témoin! Quelle femmeêtes-vous donc! Il vous importe donc peu que votre amour conduise un malheureux au bagne! Vous pourrez donc vivre avec cette idée que l'homme que vous aimez est innocent et cependant à tout jamais flétri et confondu parmi les plus vils scélérats!… Un prêtre saurait bien obtenir de monsieur de Claudieuse qu'il rétractât son infâme déposition, vous le savez bien; aussi refusez-vous votre porte au curé de Bréchy… Et pourquoi tant de crimes! Pour sauver votre menteuse réputation d'honnête femme… Ah! c'est misérable, c'est lâche, c'est bas…
   La comtesse, à la fin, se révoltait. Ce que n'avait pu obtenir toute l'habileté de maître Folgat, la passion de Mlle Denise l'obtenait. Jetant le masque:
   – Eh bien! non! s'écria-t-elle avec un emportement terrible, non, ce n'est pas pour sauver ma réputation que j'ai laissé faire. Ma réputation! Eh! que m'importe! Il n'y a pas une semaine, le soir où Jacques s'estévadé de la prison, je lui proposais de fuir. Il n'avait qu'un mot à dire, et pour lui, patrie, famille, enfants, j'abandonnais tout. Il m'a répondu: «Plutôt le bagne!»
   Au milieu de tant d'angoisses, une joie immense inonda le cœur de Mlle de Chandoré. Ah! elle n'avait plus à douter de Jacques, à cette heure.
   – C'est donc lui qui s'est condamné, poursuivait Mme de Claudieuse. Je voulais bien me perdre pour lui, pour une autre, non.
   – Et cette autre… c'est moi, sans doute.
   – Oui, vous, pour qui il m'avait abandonnée, vous qu'il allaitépouser, vous avec qui il se promettait de longues années de bonheur, non d'un bonheur honteux et furtif tel que le nôtre, mais d'un bonheur légitime et respecté…
   Des larmes tremblaient dans les cils de Mlle Denise. Elleétait aimée… Elle songeait à ce que devait souffrir l'autre, qui ne l'était pas.
   – J'aurais cependantété plus généreuse…, murmura-t-elle.
   La comtesse eut unéclat de rire farouche.
   – Et la preuve, insista la jeune fille, c'est que je suis venue vous proposer un marché…
   – Un marché?
   – Oui. Sauvez Jacques, et sur tout ce que j'ai de sacré au monde, je vous jure d'entrer dans un couvent, de disparaître, et que jamais vous n'entendrez prononcer mon nom.
   Une stupeur immense clouait sur place la comtesse de Claudieuse, et c'est d'un regard de doute et de défiance qu'elle examinait Mlle de Chandoré. Un tel dévouement lui paraissait trop sublime pour ne pas cacher quelque piège.
   – Vous feriez vraiment cela? demanda-t-elle enfin.
   – Sans hésiter.
   – Ce serait un grand sacrifice que vous me feriez.
   – À vous, madame!… Non. À Jacques.
   – Vous l'aimez donc bien!
   – Assez pour préférer mille fois, s'il me fallait choisir, son bonheur au mien. Ensevelie au fond d'un couvent, ce me serait une consolation encore de me dire qu'il me doit sa réhabilitation, et je souffrirais moins de le savoir à une autre que de penser qu'il est innocent et cependant condamné!
   Mais à mesure que la jeune fille affirmait sa sincérité, les sourcils de la comtesse se fronçaient et de fugitives rougeurs montaient à ses joues pâlies.
   Et de son ironie la plus hautaine:
   – C'est admirable! fit-elle.
   – Madame…
   – Vous daignez m'abandonner monsieur de Boiscoran. M'aimera-t-il pour cela? Vous savez que non, et que c'est vous seule quiêtes aimée. L'héroïsme en de telles conditions est facile!… Que craignez-vous? Cachée au fond d'un couvent, il ne vous en aimera que plus ardemment, et il ne m'en exécrera que davantage, moi…
   – Il ne saura rien de notre marché…
   – Eh! qu'importe! Il le devinera si vous ne le lui apprenez pas… Allez, je sais mon avenir. Voilà deux ans que j'endure ce supplice sans nom de le sentir peu à peu se détacher de moi. Que n'ai-je pas tenté pour le retenir! Quelle lâchetés m'ont coûté et quelles bassesses, pour le garder un jour de plus, ou seulement une heure! Tout devaitêtre inutile. Je lui devenais à charge. Il ne m'aimait plus, et mon amour lui semblait plus lourd que le boulet qu'on rivera à sa chaîne de galérien.
   Mlle Denise frissonnait.
   – C'est horrible! murmura-t-elle.
   – Horrible, oui, et vrai. Vous semblez confondue? C'est que vous n'enêtes encore qu'à l'aube riante de vos amours. Attendez le soir sombre, et vous me comprendrez. Est-ce que notre histoire à toutes n'est pas pareille? J'ai vu Jacques à mes genoux comme vous le voyez aux vôtres, les serments qu'il vous jure, il me les a jurés de la même voix frémissante de passion et avec les mêmes regards enflammés… Mais j'étais sa maîtresse, pensez-vous, et vousêtes sa fiancée. Qu'importe! Que vous dit-il? Qu'il vous aimeraéternellement parce que vos amours sont de celles que Dieu et les hommes protègent!… Il me disait, à moi, que précisément parce que nous nous placions au-dessus de l'opinion et des lois, nous serions unis par des liens indissolubles et supérieurs à tout! Vous avez la foi. Je l'ai eue. Et la preuve, c'est que je lui ai tout donné, mon honneur et l'honneur des miens, et que j'aurais voulu lui donner plus encore, et que bien des fois j'ai cherché en moi-même par quel sacrifice immense, inouï, et que nulle femme n'eût encore fait, je pourrais lui prouver combien absolument j'étais à lui. Etêtre trahie, abandonnée, méprisée, descendre de chute en chute jusqu'à ce degré de misère de devenir l'objet de votre pitié!… Être tombée si bas que vous osiez venir me proposer de renoncer pour moi à Jacques… Ah! c'est à devenir folle de rage! Et je laisseraiséchapper la vengeance que je tiens! Et je serais assez stupide, assez lâche, assez veule, pour me laisser toucher par vos armes hypocrites! Et j'assurerais votre bonheur aux dépens de ma réputation! Ah! ne l'espérez pas!
   La voix dans sa gorge expirait comme un râle. Elle fit au hasard quelques pas dans la petite salle. Puis, revenant se planter en face de Mlle de Chandoré, tout près, les yeux dans les yeux de la jeune fille:
   – Qui vous a conseillé, demanda-t-elle, cette démarche qui est pour moi comme le suprême outrage?
   Glacée d'une indicible horreur, Mlle Denise eut quelque peine à répondre.
   – Personne, murmura-t-elle.
   – Maître Folgat…
   – Ne sait rien.
   – Et Jacques?…
   – Je ne l'ai pas revu. C'est à l'instant que cette idée m'est venue, soudainement, comme une inspiration du ciel. En apprenant par monsieur Seignebos que vous aviez repoussé le curé de Bréchy, je me suis dit: voilà le dernier malheur et le plus grand de tous. Si monsieur de Claudieuse meurt sans s'être rétracté, quoi qu'il advienne, Jacques fût-il réhabilité, toujours un soupçon planera sur lui. Alors, je me suis décidée à venir à vous… Ah! cela me coûtait cruellement. Mais j'espérais que je saurais vousémouvoir. Que vous seriez touchée de la grandeur du sacrifice…
   Mme de Claudieuseétaitémue, en effet. Dans le bien comme dans le mal, il n'est point d'âme absolue. Aux accents suppliants de Mlle Denise, elle sentait faiblir ses résolutions.
   – Le sacrifice serait-il donc si grand! dit-elle.
   Des larmes jaillirent des yeux de la pauvre fille.
   – Hélas! répondit-elle, c'est ma vie même que je vous offre… Je sens bien que vous n'avez pas longtemps àêtre jalouse de moi…
   Elle fut interrompue par des gémissements qui partaient de la pièce voisine, où agonisait le comte de Claudieuse.
   La comtesse alla entrebâiller la porte, et tout de suite:
   – Geneviève! fit une voix faible et cependant impérieuse, Geneviève!
   – Je suis à vous, mon ami, répondit la comtesse, à l'instant… (Et refermant la porte, et revenant à Mlle de Chandoré): Qui me garantit, fit-elle, d'un accent bref et dur, qui m'assure que si Jacquesétait reconnu innocent et réhabilité, vous vous souviendriez de vos promesses…
   – Ah! madame! s'écria la jeune fille, sur quoi voulez-vous que je vous jure de disparaître! Cherchez des garanties. Celles que vous exigerez, je vous les donnerai. (Et se laissant glisser à genoux): Me voilà à vos pieds, poursuivit-elle, suppliante, humiliée, moi que vous accusiez de vouloir vous outrager… Ayez pitié de Jacques… Ah! si vous l'aimiez autant que je l'aime, vous n'hésiteriez pas!
   D'un mouvement rapide, Mme de Claudieuse la releva et, lui tenant les mains entre les siennes, durant plus d'une minute, elle la considéra sans parler, l'œil voilé, les lèvres tremblantes, le sein palpitant… Jusqu'à ce qu'enfin, d'une voix si profondément altérée qu'à peine elleétait distincte:
   – Que dois-je faire? demanda-t-elle.
   – Obtenir de monsieur de Claudieuse qu'il se rétracte.
   La comtesse hocha la tête.
   – Je le tenterais inutilement, répondit-elle. Vous ne connaissez pas le comte. Il est de fer. Vous lui arracheriez la chair lambeau par lambeau avec des tenailles rougies qu'il ne retirerait pas une seule de ses paroles… Vous ne pouvez concevoir tout ce qu'il a souffert, ni tout ce qu'il y a dans sonâme de haine et de rage de vengeance. C'est pour me torturer qu'il m'a fait venir près de lui. Il n'y a pas cinq minutes encore, il me disait qu'il mourait content, puisque Jacquesétait reconnu coupable et condamné sur sa déposition.
   Elleétait vaincue, sonénergie faiblissait, des larmes mouillaient ses yeux.
   – Il aété si cruellementéprouvé! continuait-elle. Il m'aimait, lui, à l'adoration, il n'aimait que moi au monde, et moi… Voilà l'adultère, cependant… Ah! si l'on savait, si l'on pouvait prévoir!… Non, je n'obtiendrai jamais qu'il se rétracte.
   Mlle Denise oubliait presque sa propre douleur.
   – Aussi n'est-ce pas à vous à faire la démarche, madame, dit-elle doucement.
   – À qui donc?
   – Au curé de Bréchy… Il saura trouver, lui, des paroles quiébranlent les résolutions les plus fortes. Il parlera au nom de ce Dieu qui, mourant sur la croix, pardonnait à ses bourreaux.
   Un instant encore la comtesse hésita, et triomphant enfin des dernières révoltes de son orgueil:
   – Soit! fit-elle, je vais appeler le prêtre.
   – Et moi, madame, je vous jure que je tiendrai ma promesse.
   Mais la comtesse l'arrêta, et avec un effort extraordinaire:
   – Non, prononça-t-elle, c'est sans conditions que je vais essayer de sauver Jacques. Qu'il soit à vous. Aimée, vous vouliez lui sacrifier votre vie. Délaissée, je lui sacrifie mon honneur. Adieu!
   Et, courant à la porte pendant que Mlle Denise rejoignait ses amis, elle appela le curé de Bréchy.


   2. C'est par son substitut que le lendemain matin…

   C'est par son substitut que le lendemain matin, sur les neuf heures, le procureur de la République, M. Daubigeon, apprit ce qui se passait, et comment des vices de forme irrémédiables frappaient de nullité le jugement qui condamnait Jacques de Boiscoran.
   Déjà les défenseurs venaient de présenter un mémoire qu'ils avaient passé la nuit à rédiger.
   Le procureur de la République ne prenait pas la peine de dissimuler sa satisfaction.
   – Voilà, s'écria-t-il, qui va singulièrement rogner les ailes de ce cher Daveline! Je lui avais cependant cité, avec Horace, l'exemple de Phaéton: Terret ambustus Phaeton avaras, Spes…, il n'a pas voulu m'écouter, oubliant que, sans la prudence, la force est un danger: Vis consilii expers mote ruit suâ…, et le voilà certainement dans un cruel embarras…
   Et tout de suite, il se hâta de s'habiller et de courir chez M. Daveline, pour avoir des détails précis, disait-ilà son substitut, mais en réalité pour se donner le savoureux spectacle de la déconvenue de l'ambitieux juge d'instruction.
   Il le trouva blême de colère et s'arrachant les cheveux.
   – Je suis un homme déshonoré, répétait-il, perdu, ruiné; c'en est fait de mon avenir!… Jamais on ne me pardonnera cetteécole [6 - Une école: une faute de conduite, une sottise.].
   À voir M. Daubigeon, on l'eût cru désolé.
   – Alors, reprit-il d'un ton d'hypocrite commisération, ce qu'on m'a dit est exact: c'est bien de vous que proviennent ces malheureux vices de forme.
   – De moi seul!… J'ai oublié de ces formalités qu'unétudiant de première année ne négligerait pas. Comprenez-vous cela! Et dire que personne ne s'est aperçu de mon inconcevableétourderie! Ni la chambre des mises en accusation, ni le ministère public, ni le président des assises n'ont rien vu! C'est une fatalité! Voilà le fruit de ma réputation. Chacun s'est dit: c'est Daveline qui a conduit la procédure, inutile de la revoir, pas une des herbes de la Saint-Jean [7 - Toutes les herbes de la Saint-Jean: tous les moyens nécessaires.] n'y manque… Et pas du tout!… C'est à se briser la tête contre les murs…
   – D'autant mieux, observa M. Daubigeon, qu'hier, l'acquittement de Jacques n'a tenu qu'à un fil.
   L'autre, de rage, grinçait des dents.
   – Oui, à un fil, répondit-il, et cela par la faute de monsieur Domini, dont la faiblesse ne se comprend pas, et qui n'a pas su, qui n'a pas voulu tirer parti deséléments de l'affaire. Par la faute du Du Lopt de la Gransière aussi, qui s'en va mêler la politique à son réquisitoire. Et qui vise-t-il, s'il vous plaît? Magloire, l'homme le plus estimé de l'arrondissement, et l'ami personnel de trois de nos jurés. Je l'avais prévenu, je lui avais signalé l'écueil… Mais il y a des gens qui ne veulent rien entendre! monsieur de la Gransière veutêtre député, lui aussi, c'est une fureur, une monomanie, tout le monde veutêtre député. Que le ciel confonde les ambitieux!
   Pour la première fois de sa vie, et la dernière sans doute, le procureur de la République se réjouissait du malheur d'autrui.
   Et prenant plaisir à retourner le poignard dans la blessure du pauvre juge:
   – Le plaidoyer de maître Folgat, dit-il, y est bien pour quelque chose.
   – Pour rien!
   – Il a eu un grand succès…
   – Succès de surprise, comme en obtiendront toujours en France les périodes sonores et les mots à effet.
   – Cependant…
   – Qu'a-t-il dit, en somme? Que l'accusation ignore le premier mot de l'affaire de monsieur de Boiscoran. C'est absurde…
   – Tel peut n'être pas l'avis des nouveaux juges.
   – Nous verrons bien…
   – Monsieur de Boiscoran se défendra terriblement, cette fois. Il ne ménagera rien. Il est à terre, il n'a plus de chute à redouter. Qui jacet in terr à non habet undè cadat…
   – Soit. Mais il risque aussi de trouver des jurés moins indulgents et de n'en pasêtre quitte pour vingt ans.
   – Que disent les défenseurs?
   – Je l'ignore. Mais je viens d'envoyer mon greffier aux renseignements, et si vous voulez l'attendre…
   M. Daubigeon attendit, et il fit bien, car Méchinet ne tarda pas à paraître, la figure longue d'une aune, mais ravi intérieurement.
   – Eh bien? demanda vivement Daveline.
   Il secoua la tête, et d'un accent mélancolique:
   – C'est inouï, répondit-il, combien l'opinion est inconstante. Avant-hier, monsieur de Boiscoran n'eût pas traversé Sauveterre sansêtreécharpé. Aujourd'hui, s'il se présentait, on le porterait en triomphe. Il est condamné, le voilà passé martyr. On sait que le jugement sera réformé, et on se frotte les mains. Je sais, par mes sœurs, que les dames de la société veulent s'entendre pour donner à la marquise de Boiscoran et mademoiselle de Chandoré un témoignage public de leur sympathie. La chambre des avocats va offrir un banquet à maître Folgat.
   – C'est monstrueux! s'écria le juge d'instruction.
   – Bast! fit M. Daubigeon, plus incertains et changeants sont les avis des hommes que les flots de la mer…
   Mais coupant court à la citation:
   – Après? fit M. Daveline à son greffier.
   – Ensuite, continua Méchinet, je suis allé remettre à monsieur Du Lopt de la Gransière la lettre dont vous m'aviez chargé.
   – Qu'a-t-il répondu?
   – Je l'ai trouvé en grande conférence avec monsieur le président Domini. Il a pris la lettre, l'a lue d'un coup d'œil et m'a dit d'un ton à vous donner froid dans le dos: «Il suffit!»À parler net, malgré sa mine roide et calme, il m'a paru furibond.
   Le juge eut un geste d'absolu découragement.
   – Il me brisera, gémit-il. Ces hommes qui ont dans les veines non du sang mais du fiel sont implacables.
   – Vous chantiez ses louanges, avant-hier…
   – Avant-hier, je ne lui avais pasété l'occasion d'une mésaventure ridicule.
   Déjà Méchinet poursuivait:
   – En quittant monsieur Du Lopt de la Gransière, je me suis transporté au palais de justice, où j'ai appris la grosse nouvelle qui met la ville enémoi: monsieur le comte de Claudieuse est mort.
   M. Daveline et M. Daubigeon eurent une exclamation pareille.
   – Ah! mon Dieu! Est-ce bien sûr?
   – C'est ce matin, à six heures moins deux ou trois minutes, qu'il a rendu le dernier soupir. J'ai vu son corps dans le cabinet de monsieur le procureur de la République, veillé par monsieur le curé de Bréchy et deux curés de la paroisse. On attendait un brancard de l'hôpital pour le reporter chez lui.
   – Malheureux homme! murmura M. Daubigeon.
   – Mais j'ai appris bien d'autres choses, continua Méchinet, par le gardien de nuit du tribunal. Hier soir, à l'issue de l'audience, apprenant que monsieur de Claudieuseétait à toute extrémité, monsieur le curé de Bréchy s'est présenté pour lui administrer les derniers secours de la religion. La comtesse a refusé de le laisser pénétrer près de son mari. Le gardien n'en revenait pas quand, tout à coup, mademoiselle de Chandoré l'a envoyé demander de sa part à madame de Claudieuse un moment d'entretien.
   – Est-ce possible!
   – C'est sûr. Elles sont restées ensemble un bon quart d'heure. Que se sont-elles dit? Le gardien m'a dit qu'il mourait d'envie d'écouter, mais qu'il n'a pu le faire, parce que le curé de Bréchy s'était obstiné à rester dans la salle des pas perdus. Quand elles se sont séparées, elles avaient l'air affreusement troublé. Aussitôt madame de Claudieuse a fait entrer le prêtre, qui est resté près du comte jusqu'au dernier moment…
   M. Daubigeon et M. Daveline n'étaient pas revenus de la stupeur où les plongeait ce récit, lorsqu'on frappa timidement à la porte.
   – Entrez! cria Méchinet.
   La porte s'ouvrit, et le brigadier de gendarmerie parut.
   – Je viens de chez monsieur le procureur de la République, dit-il, et c'est la bonne qui m'a dit que je le trouverais ici. Nous venons d'arrêter Cheminot…
   – Ce détenu qui s'étaitévadé…
   – Juste. Nous voulions le conduire à la prison, mais il nous a déclaré qu'il avait des révélations à faire très importantes et très pressées, relativement au condamné Boiscoran.
   – Cheminot!
   – Alors nous l'avons mené au tribunal, et je viens savoir…
   – Courez lui dire que je vais l'entendre! s'écria M. Daubigeon. Courez, je vous suis!
   Modèle achevé de l'obéissance passive, le brigadier n'avait pas attendu la fin de la phrase pour gagner l'escalier.
   – Je vous quitte, Daveline, reprit M. Daubigeon, en proie à la plus extrême agitation. Vous avez entendu. Il faut savoir ce que cela signifie…
   Mais le juge d'instruction n'était guère moins bouleversé.
   – Vous me permettrez bien de vous accompagner, dit-il.
   C'était son droit.
   – Soit, répondit le procureur de la République, mais dépêchez-vous…
   La recommandationétait inutile. Déjà M. Galpin-Daveline avait chaussé ses bottines; il endossa un paletot par-dessus ses vêtements de chambre: ilétait prêt.
   Suivis de Méchinet, les deux magistrats se hâtèrent de sortir, et ce fut pour les bourgeois de Sauveterre unébahissement nouveau que de voir en ce négligé le juge d'instruction, dont la mise, d'ordinaire, était si sévèrement correcte.
   Debout sur le pas de leur porte: il faut, se disaient les boutiquiers, qu'il soit arrivé quelque chose de bien extraordinaire; regarde un peu ces messieurs…
   Et de fait, ils marchaient d'un pas à justifier toutes les conjectures, et sanséchanger une parole. Pourtant, en arrivant au palais de justice, ils furent contraints de s'arrêter. Quatre ou cinq cents curieux emplissaient la cour, se pressaient sur les marches du perron et obstruaient les portes.
   Presque aussitôt un grand silence se fit, toutes les têtes se découvrirent, et la foule s'écarta, ouvrant un passage. Sur le haut du perron, le curé de Bréchy et deux autres prêtres venaient de paraître… Derrière eux, les employés de l'hôpital s'avançaient, portant un brancard recouvert d'un drap noir, et sous ce drap se dessinaient les formes rigides d'un cadavre. Les femmes se signaient, et celles qui avaient assez d'espace s'agenouillaient.
   – Pauvre madame de Claudieuse, murmurait l'une d'elles, voilà qu'on lui rapporte le corps de son mari, et l'on dit que la plus jeune de ses filles vient de mourir…
   Mais M. Daubigeon, le juge et Méchinetétaient trop fortement préoccupés pour songer à vérifier cette dernière nouvelle. Le passageétait libre, ils entrèrent et s'empressèrent de gagner la salle du greffe, où les gendarmes avaient conduit et gardaient leur prisonnier.
   Il se leva dès qu'il reconnut les magistrats, retirant respectueusement sa casquette.
   C'était bien Cheminot, seulement l'insoucieux vagabond n'avait plus sa physionomie souriante. Ilétait un peu pâle et visiblementému.
   – Eh bien, lui dit M. Daubigeon, vous vousêtes donc laissé reprendre?
   – Faites excuse, mon juge, répondit le pauvre diable, on ne m'a pas repris. C'est moi qui me suis livré.
   – Involontairement…
   – Oh! bien de mon gré, au contraire! demandez plutôt au brigadier.
   Le brigadier fit un pas en avant, et s'inclinant:
   – C'est la pure vérité, déclara-t-il. C'est Cheminot lui-même qui est venu me trouver à la caserne, en me disant: «Je me reconstitue prisonnier, je veux parler au procureur de la République pour des révélations…»
   Le vagabond se redressa fièrement.
   – Monsieur le juge voit que je ne mens pas, reprit-il. Pendant que ces messieurs galopaient après moi, sur toutes les grandes routes, j'étais bien tranquillement installé dans une des mansardes du Mouton-Rouge, et je comptais bien n'en sortir que quand on m'aurait oublié…
   – Oui, mais pour loger au Mouton-Rouge, il faut de l'argent, et vous n'en aviez pas…
   Tranquillement Cheminot tira de sa poche et montra une poignée de pièces d'or et de billets de cinq et de vingt francs.
   – Ces messieurs voient que j'avais de quoi payer ma chambre, dit-il. Si je me suis livré, c'est que je suis honnête, malgré tout; et que j'aime mieux qu'il m'arrive un peu de peine que de voir aller aux galères un malheureux qui n'est pas coupable.
   – Monsieur de Boiscoran…
   – Oui! Il est innocent. Je le sais, j'en suis sûr, j'en ai des preuves… Et s'il a refusé de parler, je dirai tout, moi!
   M. Daubigeon et M. Galpin-Davelineétaient abasourdis.
   – Expliquez-vous, dirent-ils en même temps.
   Mais le vagabond clignait la tête et montrait les gendarmes, et en homme très au fait des formes de la justice:
   – C'est que c'est un grand secret, répondit-il, et quand on est en confesse, on n'aime pas àêtre entendu d'un autre que de son curé… Ensuite je voudrais que ma déposition fût couchée parécrit…
   Sur un signe de M. Daveline, les gendarmes se retirèrent pendant que Méchinet s'asseyait à sa table devant un cahier de papier blanc.
   – Maintenant qu'on peut causer, reprit Cheminot, voilà la chose. Ce n'est pas à moi qu'est venue l'idée de m'en sauver. Je n'étais pas mal, dans la prison: voilà l'hiver qui vient, je n'avais pas le sou, et je savais que si j'étais repris, ma position serait très mauvaise. Mais monsieur Jacques de Boiscoran avait envie de passer une soirée dehors…
   – Prenez garde à ce que vous allez dire, interrompit sévèrement M. Galpin-Daveline, ce n'est pas impunément qu'on se joue de la justice.
   – Que je meure si je ne dis pas la vérité! s'écria le vagabond. Monsieur Jacques a passé toute une soirée dehors.
   Le juge d'instruction tressauta.
   – Quel conte nous faites-vous là? dit-il.
   – J'ai des preuves, répondit froidement Cheminot, et je les donnerai… Donc, voulant sortir, c'est à moi que monsieur Jacques s'adressa, et il fut convenu que, moyennant une certaine somme qu'il m'a donnée, et dont je viens de vous montrer le reste, je percerais un trou dans le mur et que je m'évaderais pour tout de bon, tandis que lui rentrerait après avoir terminé ses affaires.
   – Et le geôlier? demanda M. Daubigeon.
   Vrai paysan saintongeois, Cheminotétait bien trop retors pour compromettre inutilement Blangin. Assumant toute la responsabilité de l'évasion:
   – Le geôlier, déclara-t-il, n'y a vu que du feu. Nous n'avions pas besoin de lui. N'étais-je pas quasiment sous-geôlier? N'avais-je pasété chargé par monsieur le juge d'instruction lui-même de la surveillance particulière de monsieur Jacques? N'était-ce pas moi qui ouvrais et fermais sa porte, qui le conduisais au parloir et qui l'en ramenais?
   C'était rigoureusement exact.
   – Passez! fit M. Daveline d'un ton dur.
   – Pour lors, continua Cheminot, ce qui fut dit fut fait… Un soir, sur les neuf heures, je perce le mur, et nous voilà, monsieur Jacques et moi, sur les anciens remparts. là, il me met dans la main un paquet de billets et me commande de filer pendant qu'il va se rendre à ses affaires. Déjà, à ce moment, je le croyais innocent, mais dame! vous comprenez, je n'en aurais pas mis la main au feu… Et en moi-même je me disais que peut-être il se moquait de moi, et qu'ayant pris sa volée il ne serait pas si bête que de rentrer à la cage… C'est pourquoi, le voyant s'éloigner, la curiosité me prend, et ma foi tant pis! je me mets à le suivre…
   Si accoutumés qu'ils fussent par leur profession même à garder le secret de leurs impressions, le procureur de la République et le juge d'instruction dissimulaient mal, l'un les espérances qui tressaillaient en lui, l'autre le vague effroi dont il se sentait saisi. Méchinet, qui savait, lui, ce qu'ils allaient apprendre, riait dans sa barbe tout en faisant voler sa plume sur le papier.
   – Craignant d'être reconnu, poursuivait le vagabond, monsieur Jacquesétait allé un train du diable, en rasant les murs et rien que par les ruelles. Heureusement, j'ai de bonnes jambes… Il traverse Sauveterre tout d'une course et, arrivé rue Mautrec, à un mur qui n'en finit pas, il se met à sonner à une grande porte…
   – Chez monsieur de Claudieuse…
   – Je le sais maintenant, mais alors je ne le savais pas… Donc, il sonne. Une bonne vient lui ouvrir. Il lui parle, et tout de suite elle le fait entrer, et avec tant d'empressement qu'elle oublie de refermer la porte…
   D'un geste, M. Daubigeon l'arrêta.
   – Attendez! fit-il.
   Et, prenant un imprimé dans un carton, il en remplit les blancs; après quoi, sonnant un huissier qui accourut:
   – Que ceci, dit-il en lui remettant l'imprimé, soit porté immédiatement. Hâtez-vous… et pas un mot.
   Invité à poursuivre, dès que l'huissier fut sorti:
   – Me voilà donc tout penaud au milieu de la rue Mautrec, reprit Cheminot. Je n'avais plus rien à faire qu'à m'en aller et à jouer des jambes; c'était le plus sûr… Mais cette coquine de porte entrebâillée m'attirait. Je me disais bien: si tu entres et qu'on te surprenne, on croira que tu es venu pour voler, et il t'en cuira! C'était plus fort que moi, j'en avais comme mal au cœur de curiosité… Arrive qui plante, je me risque. Je pousse la porte, juste pour passer, et me voilà dans un grand jardin. Il faisait noir comme dans un four, mais tout au fond, au rez-de-chaussée, trois fenêtresétaientéclairées. J'avais trop osé pour reculer… J'avance donc, à pas de loup, et j'arrive jusqu'à un arbre contre lequel je me colle, à une longueur de bras de ces fenêtres quiétaient celles d'un beau salon. Je regarde, et je reconnais qui? monsieur de Boiscoran. Les fenêtres n'ayant pas de rideaux, je le voyais comme je vous vois. Il avait un visage terrible. Je me demandais qui il pouvait bien attendre là, quand je l'aperçois qui se cache derrière le battant ouvert de la porte du salon, comme un homme qui en guette un autre avec de méchantes intentions. Je commençais àêtre inquiet, quand l'instant d'après entre une femme. Aussitôt, vlan, monsieur Jacques referme la porte, la femme se retourne, l'aperçoit et pousse un grand cri. Cette femmeétait madame de Claudieuse…
   Il fit mine de s'arrêter pour juger de l'effet. Mais telleétait l'impatience de Méchinet qu'il en oubliait l'humilité de ses fonctions.
   – Allez, dit-il vivement, allez…
   – Une des fenêtresétait entrouverte, continua le vagabond, de sorte que j'entendais presque aussi bien que je voyais. En me baissant à quatre pattes et en avançant la tête au ras du sol, je ne perdais pas une parole. C'était terrible. Dès les premiers mots, j'avais compris que monsieur Jacques et madame de Claudieuseétaient amant et maîtresse: ils se tutoyaient…
   – C'est insensé! s'écria M. Daveline.
   – Aussiétais-je tout ahuri. Madame de Claudieuse, une sainte femme!… Mais j'ai des oreilles, n'est-ce pas? Monsieur Jacques lui rappelait que le soir du crime, quelques instants avant l'incendie, ilsétaient ensemble, près du Valpinson, à un rendez-vous qu'ils s'étaient donnés. À ce rendez-vous, ils avaient brûlé toutes leurs lettres d'amour, et c'est en les brûlant que monsieur Jacques s'était noirci les mains…
   – Vous avez entendu cela! interrompit M. Daubigeon.
   – Comme vous m'entendez, mon juge.
   – Écrivez, Méchinet, dit vivement le procureur de la République. Écrivez textuellement…
   Le greffier n'avait garde d'y manquer.
   – Ce qui m'étonnait plus que tout, poursuivait Cheminot, c'est que madame de Claudieuse semblait croire monsieur Jacques coupable, et réciproquement. Chacun accusait l'autre du crime. Elle disait: «C'est toi qui as essayé d'assassiner mon mari, parce qu'il te faisait peur». Et lui: «C'est toi qui as voulu le tuer pourêtre libre et empêcher mon mariage!…»
   M. Galpin-Daveline s'était laissé tomber sur une chaise.
   – C'est inouï! balbutia-t-il, inouï…
   – Cependant ils s'expliquent, et bientôt ils arrivaient à reconnaître qu'ilsétaientégalement innocents… Alors monsieur Jacques suppliait madame de Claudieuse de le sauver, et elle répondait qu'elle ne le sauverait certainement pas au prix de sa réputation, et pour qu'une fois sauvé ilépousât mademoiselle de Chandoré. Alors, il lui disait: «Eh bien, je révélerai tout.»Et elle: «On ne te croira pas; je nierai, tu n'as pas de preuves!…»Désespéré, il lui reprochait de ne l'avoir jamais aimé. Elle lui jurait qu'elle l'adorait plus que jamais, au contraire, et que, puisqu'il avait réussi à s'évader, elleétait prête à tout quitter pour passer avec lui à l'étranger. Et elle le conjurait de fuir, d'une voix qui me troublait jusque dans l'âme, avec des paroles d'amour comme je n'en ai jamais entendu, avec des regards qui vous brûlaient. Quelle femme!… Je ne croyais pas qu'il pût résister… Il résistait cependant et, tout enflammé de colère, il s'écriait qu'il préférait le bagne… Elle ricanait et disait: «Eh bien, soit! tu iras au bagne…»
   Quoiqu'il entrât dans bien des détails, encore ilétaitévident que Cheminot ne disait pas tout.
   Pourtant, M. Daubigeon n'osait pas le questionner, craignant de rompre le fil de son récit.
   – Mais tout cela n'est rien, continuait le vagabond. Pendant que monsieur Jacques et madame de Claudieuse se disputaient ainsi, je venais de voir la porte du salon s'ouvrir tout doucement, et apparaître comme un fantôme enveloppé de son linceul… C'était le comte de Claudieuse. Son visageétait effrayant, et il tenait à la main un revolver. Ilétait appuyé contre le chambranle de la porte et ilécoutait, pendant que sa femme et l'autre parlaient de leurs amours d'autrefois. À certaines paroles, il levait son arme comme pour faire feu… puis il baissait le bras et continuait àécouter. C'était si terrible que je n'avais pas un fil de sec sur moi! J'avais toutes les peines du monde à me retenir de crier à monsieur Jacques et à madame de Claudieuse: «Malheureux!… vous ne voyez donc pas que le mari est là!…»Non, ils ne voyaient rien, car ilsétaient comme fous de désespoir et de rage, et même monsieur Jacques levait la main sur madame de Claudieuse: «Je vous défends de frapper ma femme», dit alors le comte. Ils se retournent, ils le voient et poussent un cri effrayant. La comtesse tombe comme une masse sur un fauteuil… J'étais comme hébété. Jamais je n'ai vu un homme si beau que monsieur Jacques en ce moment… Au lieu de chercher à s'échapper, ilécartait son paletot, et présentant la poitrine: «Tirez! disait-il au mari, c'est votre droit, vengez-vous!»Monsieur de Claudieuse ricanait: «C'est la justice qui me vengera. – Vous savez bien que je suis innocent. – Raison de plus. – Me laisser condamner serait abominable. – Je ferai mieux: pourêtre plus sûr de votre condamnation, je dirai que je vous ai reconnu…»Le comte voulut s'avancer, en disant cela; mais ilétait mourant, cet homme, bonnes gens!… et il tomba tout de son long en avant… La peur alors me prit, je me sauvai…
   Grâce à un puissant effort de volonté, le procureur de la République maîtrisait, tant bien que mal, lesémotions qui le bouleversaient. D'une voix fort altérée:
   – Comment n'êtes-vous pas venu raconter immédiatement tout cela? demanda-t-ilà Cheminot.
   Le vagabond secoua la tête:
   – J'en ai eu envie, je n'ai pas osé. Monsieur le juge doit me comprendre… Je craignais qu'on ne me fît payer cher monévasion…
   – Votre silence exposait la justice à une déplorable erreur.
   – Je ne pouvais croire que monsieur Jacques fût condamné. Je me disais: des gros comme lui, qui ont de bons avocats, s'en tirent toujours… Je ne pensais pas, d'ailleurs, que le comte de Claudieuse tînt ses menaces. Être trahi par sa femme, c'est dur. Mais envoyer un innocent aux galères…
   – Vous voyez, cependant…
   – Ah! si j'avais pu prévoir!… Mes intentionsétaient bonnes, et si je ne suis pas venu tout de suite dénoncer la chose, je m'étais bien juré que je la dénoncerais s'il arrivait malheur à monsieur Jacques. Et la preuve, c'est qu'au lieu de me sauver bien loin, je me suis caché au Mouton-Rouge, décidé à y attendre le jugement. Dès que je l'ai connu, je n'ai pas hésité, je me suis livré aux gendarmes.
   Surmontant sonécrasante stupeur, M. Daveline s'était dressé.
   – Cet homme est un imposteur! s'écria-t-il. L'argent qu'il nous a montré est le prix de son faux témoignage. Comment admettre son récit?…
   – Nous allons le vérifier, interrompit M. Daubigeon.
   Il sonna, et un huissier s'étant présenté:
   – Mes ordres sont-ils exécutés? demanda-t-il.
   – Oui, monsieur, répondit l'huissier. Monsieur de Boiscoran et la bonne de monsieur de Claudieuse sont là…
   – Introduisez la bonne. Lorsque je sonnerai, vous ferez entrer monsieur de Boiscoran…
   Cette bonneétait une grosse Saintongeoise, à la taille plate et carrée. Elleétait fortémue et avait un pouce de rouge sur les joues.
   – Vous souvient-il, lui demanda M. Daubigeon, qu'un des soirs de l'autre semaine, un homme s'est présenté chez vos maîtres?
   – Oh! très bien! répondit la brave fille. Je ne voulais pas le recevoir; mais comme il m'a dit qu'ilétait envoyé par les juges, je l'ai fait entrer…
   – Le reconnaîtriez-vous?
   – Parfaitement.
   Le procureur de la République tira sa sonnette, la porte s'ouvrit, Jacques parut, l'étonnement peint sur le visage.
   – C'est lui! s'écria la bonne.
   – Pourrais-je savoir?… commença le malheureux.
   – En ce moment, rien! répondit M. Daubigeon. Retirez-vous et… bon espoir.
   Mais, tel qu'un homme pris d'éblouissement, Jacques demeurait immobile, les talons cloués au sol, promenant autour de lui un regard hébété de stupeur.
   Comment eût-il compris? Onétait venu brusquement le tirer de sa prison, on l'avait amené au palais de justice, et là il trouvait en présence Frumence Cheminot, qu'il croyait bien loin, et la domestique de M. de Claudieuse.
   M. Galpin-Daveline paraissait consterné. M. Daubigeon, la figure radieuse, lui disait d'espérer. D'espérer quoi? Comment? À quel propos?…
   Et Méchinet qui lui faisait des signes…
   Il fallut que l'huissier qui l'avait amené l'entraînât.
   Et tout aussitôt:
   – Maintenant, ma bonne fille, reprit le procureur de la République, est-ce que la visite de ce monsieur que vous venez de reconnaître n'a pasété signalée par certaines circonstances particulières?
   – Il y a eu entre mes maîtres et lui une scène très forte.
   – Vous y avez assisté?
   – Non, mais je suis sûre de ce que je dis.
   – Comment cela?
   – Ah! voilà! Lorsque je suis montée prévenir madame la comtesse qu'un monsieur, qui venait de la part des juges, l'attendait au salon, elle s'est dépêchée de descendre en me commandant de rester près de monsieur le comte. J'ai obéi, naturellement. Mais madameétait à peine en bas que j'entendis un grand cri. Monsieur, tout assoupi qu'il semblaitêtre, l'entendit aussi; car il se haussa sur ses oreillers en me demandant oùétait madame. Je le lui dis, et déjà il se retournait pour tâcher de se rendormir, quand de grandséclats de voix montèrent jusqu'à nous. «C'est bien extraordinaire!»dit monsieur. Je lui proposai d'aller voir ce que ce pouvaitêtre, mais il me défendit rudement de bouger. Et comme leséclats de voix redoublaient: «C'est moi qui vais descendre, me dit-il, donnez-moi ma robe de chambre.»Malade comme il l'était, exténué, mourant, c'était une imprudence qui pouvait lui coûter la vie. Je me risquai à le lui faire remarquer; mais il me répondit en jurant de me taire et de faire ce qu'il m'ordonnait.
   »Monsieur le comte, Dieu ait sonâme, était un bien brave homme, c'est certain, mais ilétait terrible aussi, et quand il se mettait en colère et qu'il parlait d'une certaine façon, tout le monde tremblait dans la maison, même madame… Je fis donc ce qu'il voulait… Pauvre homme!… Ilétait si faible qu'il ne tenait pas debout, et qu'il se cramponnait à une chaise pendant que je l'aidais à passer sa robe de chambre. Alors, je lui offris de le soutenir pour descendre l'escalier. Mais, me regardant avec des yeux effrayants: "Vous allez me faire le plaisir de rester ici, me dit-il, et si en mon absence, quoi qu'il arrive, vous vous permettiez seulement d'ouvrir la porte, vous ne resteriez pas une heure à mon service." Il sortit là-dessus en se tenant au mur, et je restai seule dans la chambre, toute tremblante et l'estomac serré comme si j'avais pu deviner qu'il allait arriver un grand malheur…
   »Cependant, je n'entendais plus rien, et, les minutes s'écoulant, je commençais à me dire que j'étais bien bête de me faire comme cela des idées, lorsque deux cris retentirent, mais si aigus et si horribles que j'en eus froid jusque dans les os. N'osant sortir, j'allai coller l'oreille contre la porte, et je distinguai très bien la voix de monsieur se disputant avec un autre homme. Impossible de saisir un seul mot, mais je compris bien qu'il s'agissait de choses très graves.
   »Tout à coup, un grand bruit sourd, comme celui de la chute d'un corps, puis encore un cri de terreur… Je n'avais plus une goutte de sang dans les veines. Heureusement, les autres domestiques, quiétaient couchés, avaient entendu quelque chose, ils s'étaient levés et on marchait dans l'escalier… À tous risques, je sors de la chambre, je descends avec les autres et nous trouvons dans le salon madameévanouie sur le fauteuil, et monsieurétendu tout à plat sur le plancher et comme mort!
   – Qu'avais-je dit! s'écria Cheminot.
   Mais le procureur de la République lui fit signe de se taire, et s'adressant à la bonne:
   – Et le visiteur? demanda-t-il.
   – Parti, monsieur, envolé, disparu…
   – Qu'avez-vous fait alors?
   – Nous avons relevé monsieur le comte et nous l'avons porté sur son lit. Nous avons fait revenir madame, et le valet de chambre est allé chercher monsieur Seignebos, le médecin.
   – Qu'a dit madame de Claudieuse, lorsqu'elle a repris connaissance?
   – Rien. Madameétait comme une personne qui aurait reçu un coup de massue sur la tête.
   – Il n'y a pas eu autre chose?
   – Oh, si! monsieur.
   – Quoi?
   – L'aînée de nos demoiselles, mademoiselle Marthe, aété prise de convulsions terribles.
   – Comment cela?
   – Dame! Je ne sais que ce que mademoiselle a raconté…
   – Répétez-le-moi.
   – Ah! c'est très singulier. Lorsque ce monsieur que je viens de reconnaître a sonné à notre porte, mademoiselle Marthe, quiétait couchée, s'est levée et est allée se mettre à la fenêtre, pour regarder qui c'était. Elle m'a vue aller ouvrir, une bougie à la main, et revenir suivie du monsieur. Elle allait regagner son lit quand il lui sembla voir une des statues du jardin remuer et se mettre à marcher. Tout ce qu'on a pu lui dire n'a servi à rien… Elle affirme qu'elle ne s'est pas trompée, qu'elle a bien vu cette statue s'avancer doucement le long de l'allée et venir se placer tout contre l'arbre le plus rapproché du salon.
   Cheminot triomphait:
   – C'était moi! s'écria-t-il.
   La bonne le regarda, et, sans trop de surprise:
   – C'est bien possible, fit-elle.
   – Qu'en savez-vous? interrogea M. Daubigeon.
   – Je sais que ce doitêtre un homme qui s'était introduit dans le jardin, qui a fait tant de peur à mademoiselle Marthe, et voici pourquoi: monsieur Seignebos, en se retirant, a laissé tomber une pièce de cinq francs, qui est allée rouler juste au pied de l'arbre où mademoiselle dit avoir vu la statue. Le valet de chambre qui accompagnait le médecin l'a aidé à retrouver sa pièce et, en l'éclairant, il a très bien vu à terre des empreintes de souliers ferrés…
   – Les empreintes de mes souliers, interrompit Cheminot. (Et s'asseyant et levant les jambes): Regardez plutôt mes semelles, monsieur le juge, disait-il, regardez si les clous y manquent…
   Mais l'opinion du procureur de la Républiqueétait faite.
   – Il suffit, dit-il au vagabond, je vous crois… (Et à la femme de chambre): Et vous, ma fille, savez-vous si, à la suite de ces scènes, il n'y a pas eu d'explication entre monsieur et madame de Claudieuse?
   – Je l'ignore. Seulement madame et monsieur n'étaient plus du tout ensemble comme avant.
   Elle ne savait rien de plus. Après lui avoir fait signer le procès-verbal de son interrogatoire, M. Daubigeon la congédia. (Puis s'adressant à Cheminot): On va vous conduire en prison, lui dit-il. Mais vousêtes un brave garçon, et vous pouvezêtre sans inquiétudes. Allez!
   Le procureur de la République et le juge d'instruction restaient seuls, puisqu'il est entendu que le greffier n'existe pas.
   – Eh bien! commença M. Daubigeon, que dites-vous de cela?
   M. Davelineétait atterré.
   – C'est à confondre l'esprit! murmura-t-il.
   – Commencez-vous à croire que maître Folgat avait raison, et que l'affaire n'était pas aussi claire que vous le prétendiez!
   – Eh! qui ne s'y fût trompé comme moi! Vous même, à un moment, n'avez-vous pasété de mon avis… Et cependant, si Jacques de Boiscoran et madame de Claudieuse sont innocents, qui donc est coupable?…
   – C'est ce que nous saurons bientôt, car je suis fermement résolu à ne pas goûter un instant de repos avant d'avoir faitéclater la vérité! Quel bonheur que des vices de forme frappent le jugement de nullité… (Ilétait tellementému qu'il oubliait seséternelles citations. S'adressant au greffier): Mais il n'y a pas une minute à perdre, reprit-il. Prenez vos jambes à votre cou, mon cher Méchinet, et courez prier maître Folgat de passer au parquet. Je l'attends…


   3. Lorsqu'en quittant la comtesse de Claudieuse…

   Lorsqu'en quittant la comtesse de Claudieuse, Mlle de Chandoré rejoignit les parents et les amis de Jacques:
   – Maintenant, oui, leur dit-elle, rayonnante d'espoir, maintenant nous l'emportons.
   Son grand-père et le marquis de Boiscoran la pressaient de s'expliquer, elle refusa de rien dire, et ce n'est que plus tard, dans la soirée, qu'elle avoua à maître Folgat ce qu'elle avait obtenu, et comment ilétait plus que probable que le comte, avant de mourir, reviendrait sur sa déposition.
   – Cela seul sauverait Jacques, déclara le jeune avocat.
   Mais cette espérance luiétait un nouvel encouragement à redoubler d'efforts, et, tout brisé qu'il fût desémotions et des luttes de l'audience, il passa la nuit dans le cabinet de grand-père Chandoré à rédiger, de concert avec maître Magloire, la requête où il exposait les causes de nullité du jugement. N'ayant achevé que lorsqu'il faisait déjà grand jour, il ne voulut pas se coucher, et c'est sur un fauteuil qu'il s'établit, pour prendre quelques heures de repos. Il n'y avait pas une heure qu'il dormait lorsqu'il fut réveillé par le vieil Antoine, lequel venait lui annoncer qu'il y avait en bas un inconnu qui demandait instamment à lui parler.
   Tout en se frottant les yeux, il descendit et, arrivé dans le corridor, il se trouva en face d'un homme d'une cinquantaine d'années, de mise passablement suspecte, portant moustache et barbiche, et vêtu de ce pantalon large et de cette redingoteétroite qu'affectionnent les anciens militaires.
   – Vousêtes maître Folgat? lui demanda cet individu.
   – Oui.
   – Eh bien, moi, je suis l'agent que l'ami Goudar avait expédié en Angleterre…
   Le jeune avocat tressauta.
   – De quand, ici?
   – De ce matin, par l'express. Vingt-quatre heures trop tard, je le sais, je l'ai appris par un journal que j'ai acheté à la gare… Monsieur de Boiscoran est condamné. Et cependant, je vous jure que je n'ai pas perdu une minute et que j'ai bien gagné la prime qui m'avaitété promise en cas de succès…
   – Vous avez donc réussi?
   – Naturellement. Ne vous disais-je pas dans ma lettre de Jersey que j'étais sûr de mon fait?…
   – Vous avez retrouvé Suky?
   – Vingt-quatre heures après vous avoirécrit, dans un public-house de Bouly-Bay… Elle ne voulait pas venir, la mâtine!
   – Vous l'avez amenée…
   – Parbleu! Elle est à l'Hôtel de France, où je l'ai déposée avant de venir vous demander.
   – Sait-elle quelque chose?
   – Tout.
   – Courez me la chercher…
   Depuis le temps qu'il espérait ce succès, maître Folgat s'était préparé à en tirer tout le parti possible. Dans un album de Mlle Denise, il avait, au milieu d'une trentaine de photographies, glissé le portrait de Mme de Claudieuse. Il alla chercher cet album, et il venait de le poser sur la table du salon quand l'agent reparut, suivi de sa capture.
   Suky avaitété fort exactement dépeinte par le garçon traiteur de la rue des Vignes. C'était une grande diablesse d'une quarantaine d'années, aux traits durs, aux manières hommasses, habillée avec cette prétention si comique des Anglaises des basses classes qui peuvent disposer de quelque argent.
   Interrogée par maître Folgat:
   – Je suis restée quatre ans rue des Vignes, répondit-elle en français très compréhensible, bien qu'avec un déplorable accent, et j'y serais encore sans la guerre. Dès les premiers jours que j'y fus placée, je reconnus que j'étais la gardienne d'une maison où des amoureux se donnaient rendez-vous. Cela ne me convenait pas trop, parce qu'on a son amour-propre, n'est-ce pas; mais la placeétait bonne, je n'avais rien à faire; bref, je restai. Cependant mes patrons se défiaient de moi, je le voyais bien… Quand ils devaient se rencontrer, monsieur m'envoyait en course à Versailles, à Saint-Germain, à Orléans même… Cela me blessait si fort que je résolus de découvrir ce qu'on me cachait… Je n'y eus pas beaucoup de peine, et dès la semaine suivante je savais que monsieur ne s'appelait pas plus sir Burnett que moi, et que c'était là un nom de guerre qu'il avait emprunté à un de ses amis.
   – Comment vous yêtes-vous prise?
   – Oh! bien simplement. Un jour que monsieur s'en allait à pied, je le suivis et je le vis entrer dans un hôtel de la rue de l'Université. En face, des domestiques causaient sur une porte; je leur demandai quiétait ce monsieur, et ils me répondirent que c'était le fils du marquis de Boiscoran.
   – Voilà pour votre patron.
   Mais la visiteuse… Suky Wood souriait.
   – Pour la dame, répondit-elle, je fis exactement la même chose… Il me fallut du temps, par exemple, et de la patience, parce qu'elle prenait des précautions incroyables, et j'ai perdu plus d'un après-midi à la guetter. Mais plus elle se cachait, plus j'avais envie de savoir, comme de juste… Enfin, un soir qu'elle quitta la maison en voiture, je pris un fiacre, moi aussi, et je la suivis… C'est rue de la Ferme-des-Mathurins qu'elle se fit conduire. Le lendemain, je vins aux informations chez les concierges, sous prétexte de demander une place, et j'appris que cette dameétait mariée en province, qu'elle venait tous les ans passer un mois chez ses parents, et qu'elle s'appelait la comtesse de Claudieuse…
   Et Jacques qui prétendait, qui soutenait que Suky ne devait rien, ne pouvait rien savoir!
   – Mais l'avez-vous vue, cette dame? interrogea maître Folgat.
   – Comme je vous vois.
   – La reconnaîtriez-vous?
   – Entre mille.
   – Et si l'on vous montrait son portrait?
   – Je ne m'y tromperais pas.
   Maître Folgat lui tendit l'album.
   – Eh bien! cherchez, dit-il.
   Ce fut l'affaire d'une minute.
   – La voilà! s'écria Suky en mettant le doigt sur la photographie de Mme de Claudieuse.
   Il n'y avait plus à douter.
   – Seulement, reprit le jeune avocat, il faudrait, miss Suky, répéter devant la justice tout ce que vous venez de dire.
   – Je le répéterai volontiers, puisque c'est la vérité.
   – Celaétant, on va vous chercher un logement, et vous y resterez à notre disposition. Soyez sans crainte, vous ne manquerez de rien, et l'on vous payera des gages comme si vousétiez en place.
   Maître Folgat n'eut pas le temps d'en dire davantage, le docteur Seignebos entrait comme un coup de vent, en criant à pleine voix:
   – Victoire! cette fois. Victoire complète!
   Mais il ne pouvait parler devant Suky Wood et l'agent. Il les congédia sans plus de façon, et dès qu'ils furent dehors:
   – Je sors de l'hôpital, dit-ilà maître Folgat. J'ai vu Goudar. Il a réussi, il a fait parler Cocoleu…
   – Qu'a-t-il dit?
   – Ce que je savais bien qu'il dirait, si l'on parvenait à lui délier la langue… Mais vous l'entendrez, car il ne suffit pas que Cocoleu avoue tout à Goudar, il faut qu'il se trouve là des témoins pour recueillir les aveux de ce misérable…
   – Devant des témoins, il ne parlera pas…
   – Il ne les verra pas, ils resteront cachés, l'endroit est admirablement disposé pour une surprise.
   – Et si, une fois les témoins cachés, Cocoleu s'obstine à se taire?
   – Point. Goudar a trouvé le secret de le faire jaser quand il veut. Ah! c'est un habile mâtin, et qui sait son métier… Avez-vous confiance en lui?
   – Oh! complètement.
   – Eh bien, il répond du succès. Venez aujourd'hui même, m'a-t-il dit, entre une heure et deux, avec maître Folgat, le procureur de la République et monsieur Daveline, placez-vous à l'endroit que je vais vous montrer, et laissez-moi faire. Et là-dessus, il m'a fait voir où nous mettre et m'a indiqué comment je lui ferais connaître notre présence.
   Maître Folgat n'hésita pas.
   – Nous n'avons pas un moment à perdre, dit-il, courons au parquet.
   Mais dans le corridor même, le docteur et maître Folgat furent arrêtés par Méchinet, lequel arrivait hors d'haleine, et à demi fou de joie.
   – C'est monsieur Daubigeon qui m'envoie vous chercher, leur dit-il, écoutez ce qui arrive…
   Et rapidement il les met au fait desévénements de la matinée, du récit de Cheminot et de la déposition de la bonne de Mme de Claudieuse.
   – Ah! cette fois, c'est bien le salut! s'écria M. Seignebos.
   Maître Folgat pâlissait d'émotion.
   – Avant de nouséloigner, proposa-t-il, apprenons ce qui se passe au marquis de Boiscoran et à mademoiselle Denise…
   – Non, interrompit le médecin, attendons une certitude. En route, plutôt, en route!
   Ils avaient raison de se hâter. Le procureur de la République et le juge d'instruction les attendaient avec une impatience sans nom. Et dès qu'ils entrèrent dans la petite salle du greffe:
   – Eh bien! s'écria M. Daubigeon, Méchinet vous a tout dit…
   – Oui, répondit maître Folgat, mais nous savons encore autre chose que vous ignorez.
   Et il se mit à raconter l'arrivée de Suky Wood et sa déposition.
   Écrasé sous tant de preuves de son erreur, M. Galpin-Daveline s'était affaissé sur sa chaise, sans mouvement, sans voix. Mais M. Daubigeonétait radieux.
   – Décidément, s'écria-t-il, Jacques est innocent!
   – Il l'est sûrement, prononça le docteur Seignebos, et la preuve, c'est que je connais le coupable…
   – Oh!…
   – Et vous le connaîtrez comme moi, si vous voulez prendre, ainsi que monsieur le juge d'instruction, la peine de me suivre à l'hôpital…
   Une heure venait de sonner, et aucun d'eux n'avait rien pris de la journée. Mais c'était bien le moment de songer à déjeuner!
   Sans l'ombre d'une hésitation:
   – Venez-vous, Daveline? dit simplement le procureur de la République.
   Machinalement, avec des mouvements d'automate, le pauvre juge se leva, et ils partirent, laissant le long des rues les gens de Sauveterre stupéfaits de les voir ensemble.
   C'est à Mme la supérieure de l'hôpital que M. Daubigeon s'adressa d'abord, et quand il lui eut expliqué ce dont il s'agissait, levant au ciel des yeux résignés:
   – Faites, messieurs, répondit-elle, faites, et puissiez-vous réussir, car c'est une lourde croix que ces perpétuelles descentes de justice dans notre paisible maison.
   – Suivez-moi donc au quartier des fous, messieurs, dit le docteur.
   On appelle le quartier des fous, à l'hôpital de Sauveterre, une petite construction basse, devant laquelle est une cour sablée, entourée d'un mur fortélevé. Cette bâtisse est divisée en six cellules, ayant chacune deux portes, l'une qui donne sur la cour à l'usage des fous, l'autre s'ouvrant à l'extérieur et destinée aux gens de service.
   C'est une de ces dernières qu'ouvrit le docteur Seignebos. Et après avoir recommandé le plus religieux silence, car le moindre bruit suspect pouvait réveiller les défiances de Cocoleu, il fit entrer ses compagnons dans une cellule dont la porte, donnant sur la cour, était fermée.
   Mais cette porteétait percée d'un large judas grillé d'où, sansêtre vu, on pouvait voir et entendre ce qui se passait et se disait dans la cour.
   À moins de deux mètres du judas, sur un banc de bois, étaient assis au soleil Goudar et Cocoleu.
   À force d'études et de volonté, le policier avait réussi à donner à son visage une affreuse expression d'hébétude. À ce point que les gens de l'hôpital l'estimaient plus idiot que l'autre. Il tenait son violon qui, sur l'ordre du docteur, lui avaitété laissé, et il s'en accompagnait, tout en répétant cette ronde saintongeoise qu'il chantait le jour où, sur le Marché-Neuf, il avait accosté maître Folgat.

     Quand l'ageasson y yut des ailes,
     Y s'envolit sur les maisons,
     La pibôle!
     Y s'envolit sur les maisons,
     Pibolon!…

   Cocoleu, une large tartine d'une main et un gros couteau de paysan de l'autre, achevait son repas. Mais cette musique le ravissait si fort qu'il en oubliait de manger et, la lèvre pendante, l'œilà demi clos, il se dodelinait en mesure.
   – Ils sont hideux! ne put s'empêcher de murmurer maître Folgat.
   Cependant Goudar, prévenu par le signal convenu, venait de finir son couplet. Il se pencha et retira de dessous le banc uneénorme bouteille, dont il parut avaler une large lampée. Il passa ensuite la bouteille à Cocoleu, lequelà son tour se mit à boire, avidement, longtemps, et avec une expression de béatitude idiote. Après quoi, se passant la main sur le creux de l'estomac:
   – C'est, c'est, c'est… bon! bégaya-t-il.
   M. Daubigeon s'était penché à l'oreille du docteur Seignebos.
   – Ah! je comprends, maintenant, murmura-t-il, et aux yeux de Cocoleu je vois qu'il y a longtemps déjà que dure cet exercice de bouteille… le misérable est ivre…
   Ayant repris son violon, Goudar chantait:

     Et des maisons sur uneéglise,
     Qu'était l'église d'Avallon,
     La pibôle!
     Qu'était l'église d'Avallon,
     Pibolon!

   – À boire!… interrompit Cocoleu.
   Après s'être fait un peu prier, Goudar lui tendit la bouteille, et tandis que, la tête renversée, il buvait à perdre la respiration:
   – Eh bien, lui dit-il, tu n'avais pas de bon vin comme cela au Valpinson?
   – Oh!… si! répondit Cocoleu.
   – Mais pas tant que tu voulais?
   – Si. Tout mon soûl… (Et riant d'un rireépais): J'en… j'en… j'entrais dans le cellier par une fenêtre, bégaya-t-il, et je… je… je buvais avec une paille…
   – Tu dois regretter ce temps-là!
   – Oh, oui!
   – Seulement, puisque tuétais si bien au Valpinson, pourquoi y as-tu mis le feu?
   Pressés autour du guichet de la cellule, les témoins de cette scèneétrange retenaient leur respiration.
   – Je… je ne voulais brûler que les fagots, pour faire sortir monsieur le comte, répondit Cocoleu. Ce n'est pas ma faute si le feu a pris partout.
   – Et pourquoi voulais-tu tuer le comte?
   – Pour que la dame se marie avec monsieur de Boiscoran…
   – C'est donc elle qui te l'avait commandé?
   – Oh, non!… Mais elle disait en pleurant qu'elle serait heureuse si son mariétait mort… Alors, comme elleétait bonne pour Cocoleu et le comte mauvais, j'ai tiré…
   – Bon! mais alors pourquoi dire que c'était monsieur de Boiscoran qui avait fait le coup.
   – On commençait à dire que c'était moi. Tant pis! J'aime mieux qu'on lui coupe le cou qu'à moi!
   Il frissonnait en disant cela, tellement que Goudar, craignant d'être allé un peu vite, reprit sa chanson:

     Le curé disait: dominus,
     L'ageasson y dit vobiscum,
     La pibôle!
     L'ageasson y dit vobiscum,
     Pibolon!

   Puis, sans cesser de racler une mélodie vague, et après une nouvelle caresse de Cocoleu à la bouteille:
   – Où avais-tu pris le fusil? demanda le policier.
   – Je… je… je l'avais pris au comte, pour tirer des oiseaux… et je… je… je l'ai encore, caché dans le trou où Michel m'a retrouvé…
   C'est tout ce qu'en put supporter le bouillant docteur Seignebos. Ouvrant brusquement la porte, et s'élançant dans la cour:
   – Bravo! Goudar! s'écria-t-il.
   Mais, au bruit, Cocoleu s'était dressé. Il comprit, car la terreur dissipa son ivresse et décomposa ses traits.
   – Ah! brigand! hurla-t-il.
   Et, se jetant sur Goudar, il le frappa de deux coups de couteau. Trop rapide et trop imprévu avaitété le mouvement pour qu'il fût possible de s'y opposer.
   Repoussant violemment maître Folgat qui cherchait à le désarmer, Cocoleu bondit jusqu'à l'un des angles de la cour, et là, terrible comme la bête acculée, l'œil injecté de sang, la boucheécumante, il menaçait de son redoutable couteau quiconque faisait mine d'approcher.
   Aux cris de M. Daubigeon et de M. Daveline, les employés de l'hôpital s'étaient hâtés d'accourir, et cependant la lutte eûtété sanglante, probablement, sans la présence d'esprit d'un gardien qui, se hissant sur la crête du mur, réussit à prendre dans un nœud coulant le bras du misérable.
   En un instant il fut renversé, désarmé et mis hors d'état de nuire.
   – On… on… on fera de… de moi ce qu'on voudra, dit-il alors, je… je… je ne prononcerai plus une parole.
   Pendant ce temps, l'involontaire et désolé auteur de la catastrophe, le docteur Seignebos, s'empressait près de Goudar, lequel gisait inanimé sur le sable de la cour. Les deux blessures du malheureux policierétaient graves, mais non mortelles, ni même très dangereuses, le couteau ayant glissé sur les côtes. Transporté dans une des chambres particulières de l'hôpital, il ne tarda pas à reprendre connaissance. Et voyant penchés sur son lit M. Daubigeon et M. Daveline, le docteur et maître Folgat:
   – Eh bien, murmura-t-il avec un triste sourire, n'avais-je pas raison de dire que mon métier est un fichu métier…
   – Mais rien ne vous empêche de l'abandonner, répondit maître Folgat, si véritablement certaine maison que nous avons visitée ensemble suffit à votre ambition…
   Le visage pâli du policier s'illumina.
   – On me la donnerait? s'écria-t-il.
   – N'avez-vous pas découvert et livré à la justice le vrai coupable?
   – Bénis soient, en ce cas, les coups de couteau. Je sens qu'avant quinze jours je serai sur pied! Vite une plume et de l'encre, que j'envoie ma démission et que j'annonce à ma femme la bonne nouvelle…
   Il fut interrompu par l'entrée d'un des huissiers du tribunal. S'approchant du procureur de la République:
   – Monsieur, dit respectueusement cet homme, monsieur le curé de Bréchy vous attend au parquet.
   – Je suis à lui à l'instant, répondit M. Daubigeon. (Et s'adressant à ses compagnons): Venez, messieurs, dit-il, venez…
   Le curé de Bréchy l'y attendait, en effet, et il se leva vivement du fauteuil où ilétait assis lorsqu'il vit entrer le procureur de la République et M. Daveline, maître Folgat et le docteur Seignebos.
   – Peut-être est-ce à moi seul que vous voulez parler, monsieur le curé?… demanda M. Daubigeon.
   – Non, monsieur, répondit le vieux prêtre, non… L'œuvre de réparation dont je suis chargé doitêtre publique. (Et présentant une lettre): Lisez, ajouta-t-il, lisez à haute voix…
   Rompant d'une main tremblante d'émotion le cachet armorié, le procureur de la République lut:

   – Au moment de mourir en chrétien, comme j'ai vécu, je me dois à moi-même, je dois à Dieu que j'ai offensé et aux hommes que j'ai trompés, de proclamer ce qui est la vérité. Inspiré par la haine, je me suis rendu coupable d'un faux témoignage exécrable, en disant que l'homme qui a tiré sur moi est monsieur de Boiscoran et que je l'ai reconnu.

   «Non seulement je ne l'ai pas reconnu, mais je sais qu'il est innocent, j'en suis sûr, je le jure par tout ce qu’il y a de sacré en ce monde que je vais quitter, et en l'autre, où m'attend le souverain juge.
   «Puisse monsieur de Boiscoran me pardonner comme je pardonne moi-même!

   «Trivulce de Claudieuse.

   – Malheureux homme! murmura maître Folgat.
   Mais déjà le curé reprenait:
   – Vous le voyez, messieurs, monsieur de Claudieuse ne met à sa rétractation aucune condition. Il ne demande rien, sinon que la vérité éclate. Et cependant, je serai l'interprète des derniers désirs d'un mourant, en vous suppliant de ne pas prononcer, dans le nouveau procès, le nom de la comtesse de Claudieuse.
   Des larmes brillaient dans tous les yeux.
   – Soyez sans inquiétude, monsieur le curé, répondit M. Daubigeon, les derniers vœux de monsieur de Claudieuse seront exaucés. Le nom de la comtesse ne sera pas prononcé, il n'en sera pas besoin. Le secret de sa faute sera religieusement gardé par ceux qui le connaissent.
   Ilétait quatre heures à ce moment.
   Une heure plus tard, arrivèrent au tribunal un gendarme et Michel, le fils du métayer de Boiscoran, qui avaientété chargés d'aller vérifier les déclarations de Cocoleu.
   Ils rapportaient le fusil dont le misérable s'était servi, et qu'il avait caché dans une tanière qu'il s'était creusée dans les bois de Rochepommier, et où Michel l'avait découvert le lendemain du crime.
   Désormais l'innocence de Jacquesétait plus claire que le jour, et bien qu'il dût rester sous le coup de sa condamnation jusqu'à la réforme du jugement, il fut décidé, le président des assises, M. Domini, et M. Du Lopt de la Gransière s'en mêlant, qu'il serait mis le soir même en liberté provisoire.
   À maître Folgat et à maître Magloire revenait l'agréable mission d'annoncer au prisonnier cette heureuse nouvelle.
   Ils le trouvèrent marchant comme un fou dans sa cellule, en proie aux plus indicibles angoisses, depuis les mots d'espoir que lui avait, le matin, adressés M. Daubigeon. Oui, il espérait… et cependant, quand il sut qu'ilétait sauvé, qu'ilétait libre, il s'affaissa comme une masse sur une chaise, moins fort contre la joie que contre la douleur. Mais on se remet vite de tellesémotions. Quelques instants plus tard, Jacques de Boiscoran, donnant le bras à ses défenseurs, sortait de cette prison où il avait, pendant des mois, enduré tout ce que peut souffrir un honnête homme. Effroyable expiation de ce qui, pour tant de gens, est à peine une faute légère.
   En arrivant rue de la Rampe:
   – On ne vous attend certes pas, dit maître Folgat à son client; ralentissez le pas, tandis que je me présenterai le premier.
   Il trouva les parents et les amis de Jacques réunis au salon, dévorés d'anxiété, car ils ignoraient encore ce qu'il pouvait y avoir de fondé dans les bruits vagues arrivés jusqu'à eux. Avec les plus savantes précautions, le jeune avocat entreprit de les préparer à la vérité; mais Mlle Denise l'interrompit:
   – Où est Jacques?
   Jacquesétait à ses genoux, éperdu de reconnaissance et d'amour…
   Le lendemain eut lieu l'enterrement du comte de Claudieuse et de la plus jeune de ses filles, et le soir même, la comtesse quittait Sauveterre pour s'établir chez son père, à Paris, où elle ne devait pas tarder à grossir le Clan des révoltées…
   Ainsi que cela devaitêtre, le jugement qui frappait Jacques fut réformé, et Cocoleu, reconnu coupable du crime du Valpinson, était condamné aux travaux forcés à perpétuité.
   Un mois plus tard, Jacques de Boiscoranépousait, à l'église de Bréchy, Mlle Denise de Chandoré. Les témoins du marié étaient maître Magloire et le docteur Seignebos, et ceux de la mariée maître Folgat et M. Daubigeon.
   Même l'excellent procureur de la République oublia quelque peu, ce jour-là, la gravité de ses fonctions. Il ne cessait de répéter: «Nunc est bibendum, nun pede libero, Pulsanda tellus…»
   Et il but, en effet, et il ouvrit le bal avec la mariée.
   M. Galpin-Daveline, envoyé en Afrique, n'assista pas à ces noces. Mais Méchinet y brilla, débarrassé, grâce à Jacques, de tous ses soucis d'argent.
   Et, aujourd'hui, lesépoux Blangin ont presque tout dévoré l'argent qu'ils avaient extorqué à Mlle Denise de Chandoré.
   Cheminot, garde particulier de Boiscoran, est la terreur des vagabonds.
   Et Goudar, jardinier pépiniériste, vend les plus belles pêches de Paris.