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Автор книги: Луи-Фердинанд Селин


Жанр: Зарубежная классика, Зарубежная литература


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Il n’arrêtait pas de se gratter tout autour de lui-même, giratoirement pour ainsi dire, de l’extrémité de la colonne vertébrale à la naissance du cou. Il se sillonnait l’épiderme et le derme même de rayures d’ongles sanglantes, sans cesser pour cela de servir les clients, nombreux, des nègres presque toujours, nus plus ou moins.

Avec sa main libre, il plongeait alors, affairé, en diverses cachettes, et à droite et à gauche dans la ténébreuse boutique. Il en soutirait sans jamais se tromper, habile et prompt à ravir, très justement ce qu’il fallait au chaland de tabac en branches puantes, d’allumettes humides, de boîtes de sardines et de mélasse à la grosse cuiller, de bière suralcoolique en canettes truquées qu’il laissait retomber brusquement si la frénésie le reprenait d’aller se gratter, par exemple, dans les grandes profondeurs de son pantalon. Il y enfonçait alors le bras entier qui ressortait bientôt par la braguette, toujours entrebâillée par précaution.

Cette maladie qui lui rongeait la peau, il lui donnait un nom local « Corocoro ». « Cette vache de “Corocoro”!.. Quand je pense que ce saligaud de Directeur ne l’a pas encore attrapé le Corocoro”, s’emportait-il. Ça me fait bien mal au ventre encore davantage!.. Il prendra pas sur lui le Corocoro!.. Il est bien trop pourri. C’est pas un homme ce maquereau-là, c’est une infection!.. C’est une vraie merde!.. »

Du coup toute l’assemblée éclatait de rigolade et les nègres-clients aussi par émulation. Il nous épouvantait un peu ce copain. Il avait un ami quand même, c’était ce petit être poussif et grisonnant qui conduisait un camion pour la Compagnie Pordurière. Il nous apportait toujours de la glace lui, volée évidemment par-ci, par-là, sur les bateaux à quai.

Nous trinquâmes à sa santé sur le comptoir au milieu des clients noirs qui en bavaient d’envie. Les clients c’étaient des indigènes assez délurés pour oser s’approcher de nous les Blancs, une sélection en somme. Les autres de nègres, moins dessalés, préféraient demeurer à distance. L’instinct. Mais les plus dégourdis, les plus contaminés, devenaient des commis de magasin. En boutique, on les reconnaissait les commis nègres à ce qu’ils engueulaient passionnément les autres Noirs. Le collègue au « corocoro » achetait du caoutchouc de traite, brut, qu’on lui apportait de la brousse, en sacs, en boules humides.

Comme nous étions là, jamais las de l’entendre, une famille de récolteurs, timide, vient se figer sur le seuil de sa porte. Le père en avant des autres, ridé, ceinturé d’un petit pagne orange, son long coupe-coupe à bout de bras.

Il n’osait pas entrer le sauvage. Un des commis indigènes l’invitait pourtant: « Viens bougnoule! Viens voir ici! Nous y a pas bouffer sauvages! » Ce langage finit par les décider. Ils pénétrèrent dans la cagna cuisante au fond de laquelle tempêtait notre homme au « corocoro ».

Ce Noir n’avait encore, semblait-il, jamais vu de boutique, ni de Blancs peut-être. Une de ses femmes le suivait, yeux baissés, portant sur le sommet de la tête, en équilibre, le gros panier rempli de caoutchouc brut.

D’autorité les commis recruteurs s’en saisirent de son panier pour peser le contenu sur la balance. Le sauvage ne comprenait pas plus le truc de la balance que le reste. La femme n’osait toujours pas relever la tête. Les autres nègres de la famille les attendaient dehors, avec les yeux bien écarquillés. On les fit entrer aussi, enfants compris et tous, pour qu’ils ne perdent rien du spectacle.

C’était la première fois qu’ils venaient comme ça tous ensemble de la forêt, vers les Blancs en ville. Ils avaient dû s’y mettre depuis bien longtemps les uns et les autres pour récolter tout ce caoutchouc-là. Alors forcément le résultat les intéressait tous. C’est long à suinter le caoutchouc dans les petits godets qu’on accroche au tronc des arbres. Souvent, on n’en a pas plein un petit verre en deux mois.

Pesée faite, notre gratteur entraîna le père, éberlué, derrière son comptoir et avec un crayon lui fit son compte et puis lui enferma dans le creux de la main quelques pièces en argent. Et puis: « Va-t’en! qu’il lui a dit comme ça. C’est ton compte!.. »

Tous les petits amis blancs s’en tordaient de rigolade, tellement il avait bien mené son business. Le nègre restait planté penaud devant le comptoir avec son petit caleçon orange autour du sexe.

« Toi, y a pas savoir argent? Sauvage, alors? que l’interpelle pour le réveiller l’un de nos commis débrouillard habitué et bien dressé sans doute à ces transactions péremptoires. Toi y en a pas parler “francé” dis? Toi y en a gorille encore hein?.. Toi y en a parler quoi hein? Kous Kous? Mabillia? Toi y en a couillon! Bushman! Plein couillon! »

Mais il restait devant nous le sauvage la main refermée sur les pièces. Il se serait bien sauvé s’il avait osé, mais il n’osait pas.

« Toi y en a acheté alors quoi avec ton pognon? intervint le “gratteur” opportunément. J’en ai pas vu un aussi con que lui tout de même depuis bien longtemps, voulut-il bien remarquer. Il doit venir de loin celui-là! Qu’est-ce que tu veux? Donne-moi-le ton pognon! »

Il lui reprit l’argent d’autorité et à la place des pièces lui chiffonna dans le creux de la main un grand mouchoir très vert qu’il avait été cueillir finement dans une cachette du comptoir.

Le père nègre hésitait à s’en aller avec ce mouchoir. Le gratteur fit alors mieux encore. Il connaissait décidément tous les trucs du commerce conquérant. Agitant devant les yeux d’un des tout petits Noirs enfants, le grand morceau vert d’étamine: « Tu le trouves pas beau toi dis morpion? T’en as souvent vu comme ça dis ma petite mignonne, dis ma petite charogne, dis mon petit boudin, des mouchoirs? » Et il le lui noua autour du cou d’autorité, question de l’habiller.

La famille sauvage contemplait à présent le petit orné de cette grande chose en cotonnade verte… Il n’y avait plus rien à faire puisque le mouchoir venait d’entrer dans la famille. Il n’y avait plus qu’à l’accepter, le prendre et s’en aller.

Tous se mirent donc à reculer lentement, franchirent la porte, et au moment où le père se retournait, en dernier, pour dire quelque chose, le commis le plus dessalé qui avait des chaussures le stimula, le père, par un grand coup de botte en plein dans les fesses.

Toute la petite tribu, regroupée, silencieuse, de l’autre côté de l’avenue Faidherbe, sous le magnolier, nous regarda finir notre apéritif. On aurait dit qu’ils essayaient de comprendre ce qui venait de leur arriver.

C’était l’homme du « corocoro » qui nous régalait. Il nous fit même marcher son phonographe. On trouvait de tout dans sa boutique. Ça me rappelait les convois de la guerre.

Au service de la Compagnie Pordurière du Petit Togo besognaient donc en même temps que moi, je l’ai dit, dans ses hangars et sur ses plantations, grand nombre de nègres et de petits Blancs dans mon genre. Les indigènes eux, ne fonctionnent guère en somme qu’à coups de trique, ils gardent cette dignité, tandis que les Blancs, perfectionnés par l’instruction publique, ils marchent tout seuls.

La trique finit par fatiguer celui qui la manie, tandis que l’espoir de devenir puissants et riches dont les Blancs sont gavés, ça ne coûte rien, absolument rien. Qu’on ne vienne plus nous vanter l’Égypte et les Tyrans tartares! Ce n’étaient ces antiques amateurs que petits margoulins prétentieux dans l’art suprême de faire rendre à la bête verticale son plus bel effort au boulot. Ils ne savaient pas, ces primitifs, l’appeler « Monsieur » l’esclave, et le faire voter de temps à autre, ni lui payer le journal, ni surtout l’emmener à la guerre, pour lui faire passer ses passions. Un chrétien de vingt siècles, j’en savais quelque chose, ne se retient plus quand devant lui vient à passer un régiment. Ça lui fait jaillir trop d’idées.

Aussi, décidai-je en ce qui me concernait de me surveiller désormais de très près, et puis d’apprendre à me taire scrupuleusement, à cacher mon envie de foutre le camp, à prospérer enfin si possible et malgré tout au service de la Compagnie Pordurière. Plus une minute à perdre.

Le long de nos hangars, au ras des rives bourbeuses séjournaient, sournois et permanents, des bandes de crocodiles aux aguets. Eux genre métallique, jouissaient de cette chaleur en délire, les nègres aussi, semblait-il.

En plein midi, on se demandait si c’était possible toute l’agitation de ces masses besogneuses le long des quais, cette pagaïe de nègres surexcités et croasseurs.

Question de me dresser au numérotage des sacs, avant que je prisse la brousse, j’ai dû m’entraîner à m’asphyxier progressivement dans le hangar central de la Compagnie avec les autres commis, entre deux grandes balances, coincées au milieu de la foule alcaline des nègres en loques, pustuleux et chantants. Chacun traînait après lui son petit nuage de poussière, qu’il secouait en cadence. Les coups mats des préposés au portage s’abattaient sur ces dos magnifiques, sans éveiller de protestations ni de plaintes. Une passivité d’ahuris. La douleur supportée aussi simplement que l’air torride de cette fournaise poussiéreuse.

Le Directeur passait de temps en temps, toujours agressif, pour s’assurer que je faisais des progrès réels dans la technique du numérotage et des pesées truquées.

Il se frayait un chemin jusqu’aux balances, à travers la houle indigène, à grands coups de trique. « Bardamu, me dit-il un matin, qu’il était en verve, ces nègres-là, qui nous entourent, vous les voyez n’est-ce pas?.. Eh bien quand j’arrivai au Petit Togo moi, voici tantôt trente ans, ils ne vivaient encore que de chasse, de pêche et de massacres entre tribus, ces salopards!.. Petit factorier à mes débuts, je les ai vus tel que je vous parle, s’en retourner après victoire dans leur village, chargés de plus de cent paniers de viande humaine bien saignante pour s’en foutre plein la lampe!.. Vous m’entendez Bardamu!.. Bien saignante! Celle de leurs ennemis! Vous parlez d’un réveillon!.. Aujourd’hui, plus de victoires! Nous sommes là! Plus de tribus! Plus de chichis! Plus de flaflas! Mais de la main‐d’œuvre et des cacahuètes! Au boulot! Plus de chasse! Plus de fusils! Des cacahuètes et du caoutchouc!.. Pour payer l’impôt! L’impôt pour faire venir à nous du caoutchouc et des cacahuètes encore! C’est la vie Bardamu! Cacahuètes! Cacahuètes et caoutchouc!.. Et puis, tenez, voici justement le général Tombat qui vient de notre côté. »

Celui‐ci venait bien en effet à notre rencontre, vieillard, croulant sous la charge énorme du soleil.

Il n’était plus tout à fait militaire, le général, pas civil encore cependant. Confident de la « Pordurière », il servait de liaison entre l’Administration et le Commerce. Liaison indispensable bien que ces deux éléments fussent toujours en concurrence et en état d’hostilité permanente. Mais le général Tombat manœuvrait admirablement. Il était sorti, entre autres, d’une récente sale affaire de vente de biens ennemis, qu’on jugeait insoluble en haut lieu.

Au début de la guerre, on lui avait fendu un peu l’oreille au général Tombat, juste ce qu’il fallait pour une disponibilité honorable, à la suite de Charleroi. Il l’avait placée aussitôt dans le service de « la plus grande France » sa disponibilité. Mais cependant Verdun passé depuis longtemps le tracassait encore. Il farfouillait des « radios » dans le creux de sa main. « Ils tiendront nos petits poilus! Ils tiennent! »… Il faisait si chaud dans le hangar et cela se passait si loin de nous, la France, qu’on dispensait le général Tombat d’en pronostiquer davantage. Enfin on répéta tout de même en chœur par courtoisie, et le Directeur avec nous: « Ils sont admirables! » et Tombat nous quitta sur ces mots.

Le Directeur quelques instants plus tard, s’ouvrit un autre chemin violent parmi les torses pressés et disparut à son tour dans la poussière poivrée.

Yeux ardents et charbonneux, l’intensité de posséder la Compagnie le consumait cet homme, il m’effrayait un peu.. J’avais du mal à me faire à sa seule présence. Je n’aurais point cru qu’il existât au monde une carcasse humaine capable de cette tension maxima de convoitise. Il ne nous parlait presque jamais à voix haute, à mots couverts seulement, on aurait dit qu’il ne vivait, qu’il ne pensait que pour conspirer, épier, trahir passionnément. On assurait qu’il volait, truquait, escamotait à lui tout seul bien plus que tous les autres employés réunis, pas fainéants pourtant, je l’assure. Mais je le crois sans peine.

Pendant que dura mon stage à Fort-Gono, j’avais encore quelques loisirs pour me promener dans cette espèce de ville, où décidément je ne trouvai qu’un seul endroit définitivement désirable: l’Hôpital.

Dès qu’on arrive quelque part, il se révèle en vous des ambitions. Moi j’avais la vocation d’être malade, rien que malade. Chacun son genre. Je me promenais autour de ces pavillons hospitaliers et prometteurs, dolents, retirés, épargnés, et je ne les quittais qu’avec regret, eux et leur emprise d’antiseptique. Des pelouses encadraient ce séjour, égayées de petits oiseaux furtifs et de lézards inquiets et multicolores. Un genre « Paradis Terrestre ».

Quant aux nègres on se fait vite à eux, à leur lenteur hilare, à leurs gestes trop longs, aux ventres débordants de leurs femmes. La négrerie pue sa misère, ses vanités interminables, ses résignations immondes; en somme tout comme les pauvres de chez nous mais avec plus d’enfants encore et moins de linge sale et moins de vin rouge autour.

Quand j’avais fini d’inhaler l’hôpital, de le renifler ainsi, profondément, j’allais, suivant la foule indigène, m’immobiliser un moment devant cette sorte de pagode érigée près du Fort par un traiteur pour l’amusement des rigolos érotiques de la colonie.

Les Blancs cossus de Fort-Gono s’y montraient à la nuit, ils s’y entêtaient au jeu, tout en lampant d’abondance et de plus bâillant et rotant à loisir. Pour deux cents francs on s’envoyait la belle patronne. Leurs pantalons leur donnaient, aux rigolos, un mal inouï pour parvenir à se gratter, leurs bretelles n’en finissaient pas de s’évader.

À la nuit, tout un peuple sortait des cases de la ville indigène et se massait devant la Pagode, jamais las de voir et d’entendre les Blancs se trémousser autour du piano mécanique, cordes moisies, souffrant ses valses fausses. La patronne prenait en écoutant la musique un petit air d’avoir envie de danser, transportée d’aise.

Je finis après bien des jours d’essais par avoir, furtivement, avec elle, quelques entretiens. Ses règles, me confia‐t‐elle, ne lui duraient pas moins de trois semaines. Effet des Tropiques. Ses consommateurs au surplus l’épuisaient. Non qu’ils fissent souvent l’amour, mais comme les apéritifs à la Pagode étaient plutôt coûteux, ils essayaient d’en avoir pour leur argent, en même temps, et lui pinçaient énormément les fesses, avant de s’en aller. C’est de là surtout que lui venait la fatigue.

Cette commerçante connaissait toutes les histoires de la colonie et les amours qui se nouaient, désespérées, entre les officiers tracassés par les fièvres et les rares épouses de fonctionnaires, fondantes, elles aussi, en d’interminables règles, navrées sous les vérandas au tréfonds des fauteuils indéfiniment inclinés.

Les allées, les bureaux, les boutiques de Fort-Gono ruisselaient de désirs mutilés. Faire tout ce qui se fait en Europe semblait être l’obsession majeure, la satisfaction, la grimace à tout prix de ces forcenés, en dépit de l’abominable température et de l’avachissement croissant, insurmontable.

La végétation bouffie des jardins tenait à grand‐peine, agressive, farouche, entre les palissades, éclatantes frondaisons formant laitues en délire autour de chaque maison, ratatiné gros blanc d’œuf solide dans lequel achevait de pourrir un Européen jaunet. Ainsi autant de saladiers complets que de fonctionnaires tout le long de l’avenue Fachoda, la plus animée, la mieux hantée de Fort-Gono.

Je retrouvais chaque soir mon logis, sans doute inachevable, où le petit squelette de lit m’était dressé par le boy pervers. Il me tendait des pièges le boy, il était lascif comme un chat, il voulait entrer dans ma famille. Cependant, j’étais hanté moi par d’autres et bien plus vivaces préoccupations et surtout par le projet de me réfugier quelque temps encore à l’hôpital, seul armistice à ma portée dans ce carnaval torride.

En la paix comme à la guerre je n’étais point disposé du tout aux futilités. Et même d’autres offres qui me parvinrent d’ailleurs, par un cuisinier du patron, très sincèrement et nouvellement obscènes, me semblèrent incolores.

J’effectuai une dernière fois le tour de mes petits camarades de la Pordurière pour tenter de me renseigner sur le compte de cet employé infidèle, celui que je devais aller, coûte que coûte, selon les ordres, remplacer dans sa forêt. Vains bavardages.

Le café Faidherbe, au bout de l’avenue Fachoda bruissant vers l’heure du crépuscule de cent médisances, ragots et calomnies, ne m’apportait rien non plus de substantiel. Des impressions seulement. On en fracassait des pleines poubelles d’impressions dans cette pénombre incrustée de lampions multicolores. Secouant la dentelle des palmiers géants, le vent rabattait ses nuages de moustiques dans les soucoupes. Le Gouverneur, dans les paroles ambiantes, en prenait pour son haut grade. Son inexpiable muflerie formait le fond de la grande conversation apéritive où le foie colonial, si nauséeux, se soulage avant le dîner.

Toutes les automobiles de Fort-Gono, une dizaine au total, passaient et repassaient à ce moment devant la terrasse. Elles ne semblaient jamais aller bien loin les automobiles. La place Faidherbe possédait sa forte ambiance, son décor poussé, sa surabondance végétale et verbale de sous-préfecture du Midi en folie. Les dix autos ne quittaient la place Faidherbe que pour y revenir cinq minutes plus tard, effectuant, encore une fois le même périple avec leur cargaison d’anémies européennes déteintes, enveloppées de toile bise, êtres fragiles et cassants comme des sorbets menacés.

Ils passaient ainsi pendant des semaines et des années les uns devant les autres, les colons, jusqu’au moment où ils ne se regardaient même plus tellement ils étaient fatigués de se détester. Quelques officiers promenaient leur famille, attentives aux saluts militaires et civils, l’épouse boudinée dans ses serviettes hygiéniques spéciales, les enfants, sorte pénible de gros asticots européens, se dissolvaient de leur côté par la chaleur, en diarrhée permanente.

Il ne suffit pas d’avoir un képi pour commander, il faut encore avoir des troupes. Sous le climat de Fort-Gono, les cadres européens fondaient pire que du beurre. Un bataillon y devenait comme un morceau de sucre dans du café, plus on le regardait, moins on en voyait. La majorité du contingent était toujours à l’hôpital cuvant son paludisme, farcie de parasites pour tous poils et pour tous replis, des escouades entières vautrées entre cigarettes et mouches, à se masturber sur les draps moisis, tirant d’infinies carottes, de fièvre en accès, scrupuleusement provoqués et choyés. Ils en bavaient ces pauvres coquins, pléiade honteuse, dans la douce pénombre des volets verts, rengagés tôt tombés des affiches, mêlés – l’hôpital était mixte – aux petits employés de boutique, fuyant les uns et les autres la brousse et les maîtres, traqués.

Dans l’hébétude des longues siestes paludéennes il fait si chaud que les mouches aussi se reposent. Au bout des bras exsangues et poilus pendent les romans crasseux, des deux côtés des lits, toujours dépareillés les romans, la moitié des feuilles manquent à cause des dysentériques qui n’ont jamais de papier suffisamment et puis aussi des Sœurs de mauvaise humeur qui censurent à leur façon les ouvrages où le Bon Dieu n’est pas respecté. Les morpions de la troupe les tracassent comme tout le monde les Sœurs. Elles vont pour mieux se gratter relever leur robe à l’abri des paravents où le mort du matin n’arrive pas à se refroidir tellement qu’il a chaud encore lui aussi.

Tout lugubre qu’était l’hôpital, c’était cependant l’endroit de la colonie, le seul où l’on pouvait se sentir un peu oublié, à l’abri des hommes du dehors, des chefs. Vacances d’esclavage, l’essentiel en somme, et seul bonheur à ma portée.

Je m’enquérais des conditions d’entrée, des habitudes des médecins, de leurs manies. Mon départ pour la forêt, je ne l’envisageais plus qu’avec désespoir et révolte et me promettais déjà de contracter au plus tôt, toutes les fièvres qui passeraient à ma portée, pour revenir sur Fort-Gono malade et si décharné, si dégoûtant, qu’il faudrait bien qu’ils se décident non seulement à me prendre mais à me rapatrier. Des trucs j’en connaissais déjà et des fameux pour être malade, j’en appris encore des nouveaux, spéciaux, pour les colonies.

Je m’apprêtais à vaincre mille difficultés, car ni les Directeurs de la Compagnie Pordurière, ni les chefs de bataillon ne se fatiguent aisément de traquer leurs proies maigres, transies à beloter entre les lits pisseux.

Ils me trouveraient résolu à pourrir de tout ce qu’il fallait. Au surplus, en général, on ne séjournait que peu de temps à l’hôpital, à moins d’y terminer sa carrière coloniale une bonne fois pour toutes. Les plus subtils, les plus coquins, les mieux armés de caractère parmi les fébriles, arrivaient parfois à se glisser sur un transport pour la métropole. C’était le doux miracle. La plupart des malades hospitalisés, s’avouaient à bout de ruses, vaincus par les règlements, et retournaient en brousse se délester de leurs derniers kilos. Si la quinine les abandonnait tout à fait aux larves tant qu’ils étaient au régime hospitalier l’aumônier leur refermait les yeux simplement sur les dix-huit heures, et quatre Sénégalais de service emballaient ces débris exsangues vers l’enclos des glaises rouges près de l’église de Fort-Gono si chaude celle-là, sous les tôles ondulées, qu’on n’y entrait jamais deux fois de suite, plus tropicale que les Tropiques. Il aurait fallu pour s’y tenir debout, dans l’église, ahaner comme un chien.

Ainsi s’en vont les hommes qui décidément ont bien du mal à faire tout ce qu’on exige d’eux: le papillon pendant la jeunesse et l’asticot pour en finir.

J’essayais encore d’obtenir par-ci par-là, quelques détails, des renseignements pour me faire une idée. Ce que m’avait dépeint de Bikomimbo le Directeur me semblait tout de même incroyable. En somme il s’agissait d’une factorie d’essai, d’une tentative de pénétration loin de la côte, à dix jours au moins, isolée au milieu des indigènes, de leur forêt, qu’on me représentait, elle, comme une immense réserve pullulante de bêtes et de maladies.

Je me demandais s’ils n’étaient pas tout simplement jaloux de mon sort, les autres, ces petits copains de la Pordurière qui passaient par des alternatives d’anéantissement et d’agressivité. Leur sottise (ils n’avaient que cela) dépendait de la qualité de l’alcool qu’ils venaient d’ingérer, des lettres qu’ils recevaient, de la quantité plus ou moins grande d’espoir qu’ils avaient perdue dans la journée. En règle générale, plus ils dépérissaient, plus ils plastronnaient. Fantômes (comme Ortolan en guerre) ils eussent eu tous les culots.

L’apéritif nous durait trois bonnes heures. On y parlait toujours du Gouverneur, le pivot de toutes les conversations, et puis des vols d’objets possibles et impossibles et enfin de la sexualité: les trois couleurs du drapeau colonial. Les fonctionnaires présents accusaient sans ambage les militaires de se vautrer dans la concussion et l’abus d’autorité, mais les militaires le leur rendaient bien. Les commerçants considéraient quant à eux tous ces prébendiers comme autant d’hypocrites imposteurs et pillards. Quant au Gouverneur, le bruit de son rappel circulait chaque matin depuis dix bonnes années et cependant le télégramme si intéressant de cette disgrâce n’arrivait jamais et cela en dépit des deux lettres anonymes, au moins, qui s’envolaient chaque semaine, depuis toujours, à l’adresse du Ministre, portant au compte de ce tyran local mille bordées d’horreurs très précises.

Les nègres ont de la veine eux avec leur peau en pelure d’oignon, le Blanc lui s’empoisonne, cloisonné qu’il est entre son jus acide et sa chemise en cellular. Aussi malheur à qui l’approche. J’étais dressé depuis l’Amiral-Bragueton.

En l’espace de quelques jours j’en appris de belles sur le compte de mon propre Directeur! Sur son passé rempli de plus de crapuleries qu’une prison de port de guerre. On y découvrait de tout dans son passé et même, je le suppose, de magnifiques erreurs judiciaires. C’est vrai que sa tête était contre lui, indéniable, angoissante figure d’assassin, ou plutôt, pour ne charger personne, d’homme imprudent, énormément pressé de se réaliser, ce qui revient au même.

À l’heure de la sieste, en passant, on pouvait percevoir écroulées dans l’ombre de leurs pavillons du boulevard Faidherbe, quelques Blanches ci et là, épouses d’officiers, de colons, que le climat décollait bien davantage encore que les hommes, petites voix gracieusement hésitantes, sourires énormément indulgents, fardées sur toute leur pâleur comme de contentes agoniques. Elles montraient moins de courage et de bonne tenue, ces bourgeoises transplantées, que la patronne de la Pagode qui ne devait compter que sur elle-même. La Compagnie Pordurière de son côté consommait beaucoup de petits employés blancs dans mon genre, elle en perdait par dizaines chaque saison de ces sous-hommes, dans ses factories forestières, au voisinage des marais. C’était des pionniers.

Chaque matin, l’Armée et le Commerce venaient pleurnicher leurs contingents jusqu’au Bureau même de l’hôpital. Il ne se passait pas de jour qu’un capitaine ne menaçât et ne fît retentir le Tonnerre de Dieu sur le Gestionnaire pour qu’on lui renvoie ses trois sergents beloteurs paludéens et les deux caporaux syphilitiques en vitesse, cadres qui lui faisaient précisément défaut pour s’organiser une compagnie. Si on lui répondait qu’ils étaient morts ses « tire-au-cul » alors il leur foutait la paix aux administrateurs, et il s’en retournait, lui, boire un peu plus à la Pagode.

On avait à peine le temps de les voir disparaître les hommes, les jours et les choses dans cette verdure, ce climat, la chaleur et les moustiques. Tout y passait, c’était dégoûtant, par bouts, par phrases, par membres, par regrets, par globules, ils se perdaient au soleil, fondaient dans le torrent de la lumière et des couleurs, et le goût et le temps avec, tout y passait. Il n’y avait que de l’angoisse étincelante dans l’air.

Enfin, le petit cargo sur lequel je devais longer la côte, jusqu’à proximité de mon poste, mouilla en vue de Fort-Gono. Le Papaoutah qu’il s’intitulait. Une petite coque bien plate, bâtie pour les estuaires. On le chauffait au bois le Papaoutah. Seul Blanc à bord, un coin me fut concédé entre la cuisine et les cabinets. Nous allions si lentement sur les mers que je crus tout d’abord qu’il s’agissait d’une précaution pour sortir de la rade. Mais nous n’allâmes jamais plus vite. Ce Papaoutah manquait incroyablement de force. Nous cheminâmes ainsi en vue de la côte, infinie bande grise et touffue de menus arbres dans la chaleur aux buées dansantes. Quelle promenade! Papaoutah fendait l’eau comme s’il l’avait suée toute lui-même, douloureusement. Il défaisait une vaguelette après l’autre avec des précautions de pansements. Le pilote, me semblait-il de loin, devait être un mulâtre; je dis « semblait » car je ne trouvai jamais l’entrain qu’il aurait fallu pour monter là-haut sur la passerelle me rendre compte par moi‐même. Je restai confiné avec les nègres, seuls passagers, dans l’ombre de la coursive, tant que le soleil tenait le pont, jusque sur les cinq heures. Pour ne pas qu’il vous brûle la tête par les yeux, le soleil, il faut cligner comme un rat. Après cinq heures on peut se payer un tour d’horizon, la bonne vie. Cette frange grise, le pays touffu au ras de l’eau, là‐bas, sorte de dessous de bras écrasé, ne me disait rien qui vaille. C’était dégoûtant à respirer cet air-là, même la nuit, tellement l’air restait tiède, marine moisie. Toute cette fadasserie portait au cœur, avec l’odeur de la machine en plus et le jour les flots trop ocre par ici, et trop bleus de l’autre côté. On était pire encore que sur l’Amiral-Bragueton moins les meurtriers militaires, bien entendu.

Enfin, nous approchâmes du port de ma destination. On m’en rappela le nom: « Topo. » À force de tousser, crachoter, trembloter, pendant trois fois le temps de quatre repas de conserves, sur ces eaux de vaisselle huileuses, le Papaoutah finit donc par aller accoster.

Sur la berge pileuse, trois énormes cases coiffées de chaume se détachaient. De loin, cela vous prenait au premier coup d’œil, un petit air assez engageant. L’embouchure d’un grand fleuve sablonneux, le mien, m’expliqua-t-on, par où je devrais remonter pour atteindre, en barque, le beau milieu de ma forêt. À Topo, ce poste au bord de la mer, je ne devais rester que quelques jours, c’était convenu, le temps de prendre mes suprêmes résolutions coloniales.

Nous fîmes cap sur un léger embarcadère et le Papaoutah, de son gros ventre, avant de l’atteindre, rafla la barre. En bambou qu’il était l’embarcadère, je m’en souviens bien. Il avait son histoire, on le refaisait chaque mois, je l’appris, à cause des mollusques agiles et prestes qui venaient par milliers le bouffer au fur et à mesure. C’était même, cette infinie construction, une des occupations désespérantes dont souffrait le lieutenant Grappa, commandant du poste de Topo et des régions avoisinantes. Le Papaoutah ne trafiquait qu’une fois par mois mais les mollusques ne mettaient pas plus d’un mois à bouffer son débarcadère.

À l’arrivée, le lieutenant Grappa se saisit de mes papiers, en vérifia la sincérité, les recopia sur un registre vierge et m’offrit l’apéritif. J’étais le premier voyageur, me confia‐t‐il, qui soit venu à Topo depuis plus de deux ans. On ne venait pas à Topo. Il n’y avait aucune raison pour venir à Topo. Sous les ordres du lieutenant Grappa, servait le sergent Alcide. Dans leur isolement ils ne s’aimaient guère. « Il faut toujours que je me méfie de mon subalterne, m’apprit aussi le lieutenant Grappa dès notre premier contact, il a quelques tendances à la familiarité! »


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