Текст книги "Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке"
Автор книги: Луи-Фердинанд Селин
Жанр: Зарубежная классика, Зарубежная литература
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« Surtout maintenant qu’on les fait si longues les guerres… qu’il ajouta. Enfin, vous verrez mon ami qu’ici c’est pas très drôle, voilà tout! Y a rien à faire… C’est comme des espèces de vacances… Seulement voilà des vacances ici! n’est‐ce pas!.. Enfin, ça dépend peut-être des natures, j’ peux rien dire…
– Et l’eau? » demandai-je. Celle que je voyais dans mon gobelet, que je m’étais versée moi‐même m’inquiétait, jaunâtre, j’en bus, nauséeuse et chaude tout comme celle de Topo. Un fond de vase au troisième jour.
« C’est ça l’eau? » La peine de l’eau allait recommencer.
« Oui, il n’y a que celle-là par ici et puis la pluie… Seulement quand il pleuvra la cabane ne résistera pas longtemps. Vous voyez dans quel état qu’elle est la cabane? » Je voyais.
« Pour la nourriture, qu’il enchaîna, c’est rien que de la conserve, j’en bouffe depuis un an moi… J’en suis pas mort!.. Dans un sens c’est bien commode, mais ça ne tient pas au corps;
les indigènes eux, ils bouffent du manioc pourri, c’est leur affaire, ils aiment ça… Depuis trois mois je rends tout… La diarrhée. Peut‐être aussi que c’est la fièvre; j’ai les deux… Et même que j’en vois plus clair sur les cinq heures… C’est à ça que je vois que j’en ai de la fièvre parce que pour la chaleur, n’est‐ce pas, c’est difficile d’avoir plus chaud qu’on a ici rien qu’avec la température du pays!.. En somme, ça serait plutôt les frissons qui vous avertiraient qu’on est fiévreux… Et puis aussi à ce qu’on s’ennuie plutôt moins… Mais ça encore ça dépend peut-être des natures… on pourrait peut-être boire de l’alcool pour se remonter, mais je n’aime pas ça moi l’alcool… Je la supporte pas… »
Il semblait avoir de grands égards pour ce qu’il appelait « les natures ».
Et puis, pendant qu’il y était, il me donna quelques autres renseignements engageants: « Le jour c’est la chaleur, mais la nuit, c’est le bruit qui est le plus difficile à supporter… C’est à pas y croire… C’est les bestioles du bled qui se coursent pour s’enfiler ou se bouffer, j’en sais rien, mais c’est ce qu’on m’a dit… toujours est-il qu’alors vous parlez d’un boucan!.. Et les plus bruyants parmi, c’est encore les hyènes!.. Elles viennent là tout près de la case… Alors vous les entendrez… Vous vous y tromperez pas… C’est pas comme pour les bruits de la quinine… On peut se tromper quelquefois d’avec les oiseaux, les grosses mouches et la quinine… Ça arrive… Tandis que les hyènes ça ri-gole énormément… C’est votre viande à vous qu’elles reniflent… Ça les fait rire!.. C’est pressé de vous voir crever ces bêtes-là!.. On peut même voir leurs yeux briller qu’on dit… Elles l’aiment la charogne… Moi je les ai pas regardées dans les yeux… Je regrette dans un sens…
– C’est drôle ici! » que je réponds.
Mais c’était pas tout pour l’agrément des nuits.
« Y a encore le village, qu’il ajouta… Y a pas cent nègres dedans, mais ils font du bousin comme dix mille, ces tantes!.. Vous m’en direz des nouvelles de ceux-là aussi! Ah! si vous êtes venu pour le tam-tam, vous vous êtes pas trompé de colonie!.. Parce que ici, c’est tantôt parce que c’est la lune qu’ils en jouent, et puis, parce que c’est plus la lune… Et puis parce qu’on l’attend la lune… Enfin, c’est toujours pour quelque chose! On dirait qu’ils s’entendent avec les bêtes pour vous emmerder les charognes! À crever que je vous dis! Moi, je les bousillerais tous d’un bon coup si j’étais pas si fatigué… Mais j’aime encore mieux me mettre du coton dans les oreilles… Avant, quand il me restait encore de la vaseline dans ma pharmacie, j’en mettais dedans, sur le coton, maintenant je mets de la graisse de banane à la place. C’est bon aussi la graisse de banane… Avec ça, ils peuvent toujours se gargariser avec le tonnerre de Dieu si ça les excite, les peaux de boudin! Moi, je m’en fous toujours avec mon coton à la graisse! J’entends plus rien! Les nègres, vous vous en rendrez tout de suite compte, c’est tout crevés et tout pourris!.. Dans la journée c’est accroupi, on croirait pas ça capable de se lever seulement pour aller pisser le long d’un arbre et puis aussitôt qu’il fait nuit, va te faire voir! Ça devient tout vicieux! tout nerfs! tout hystérique! Des morceaux de la nuit tournés hystériques! Voilà ce que c’est que les nègres, moi j’ vous le dis! Enfin, des dégueulasses… Des dégénérés quoi!..
– Viennent-ils souvent pour vous acheter?
– Acheter? Ah! rendez-vous compte! Faut les voler avant qu’ils vous volent, c’est ça le commerce et voilà tout! Pendant la nuit avec moi d’ailleurs, ils ne se gênent pas, forcément, avec mon coton bien graissé dans chaque oreille hein! Ils auraient tort de faire des manières, pas vrai?.. Et puis, comme vous voyez, j’ai pas de portes à ma case non plus alors ils se servent, hein, vous pouvez le dire… C’est la bonne vie ici pour eux…
– Mais, et l’inventaire? demandai-je, tout à fait éberlué par ces précisions. Le Directeur général m’a bien recommandé de l’établir l’inventaire dès mon arrivée, et minutieusement!
– Pour ce qui est de moi, qu’il me répondit alors parfaitement calme, le Directeur général, je l’emmerde… Comme j’ai l’honneur de vous le dire…
– Mais, vous allez le voir pourtant à Fort-Gono, en repassant?
– Je ne reverrai jamais, ni Fort-Gono, ni le Directeur… Elle est grande la forêt mon petit ami…
– Mais alors, où irez-vous?
– Si on vous le demande, vous répondrez que vous n’en savez rien! Mais puisque vous avez l’air curieux, laissez-moi, pendant qu’il en est encore temps, vous donner un sacré conseil et un bon! Foutez‐vous donc des affaires de la “Compagnie Pordurière”, comme elle se fout des vôtres et si vous courez aussi vite qu’elle vous emmerde, la Compagnie, je peux vous dire dès aujourd’hui, que vous allez certainement le gagner le “Grand Prix”!.. Soyez donc heureux que je vous laisse un peu de numéraire et ne m’en demandez pas davantage!.. Pour ce qui est des marchandises si c’est vrai qu’il vous a recommandé de les prendre en charge… Vous lui répondrez au Directeur qu’il n’y en avait plus, et puis voilà tout!.. S’il refuse de vous croire, eh bien, ça n’aura pas grande importance non plus!.. On nous considère déjà tous solidement comme des voleurs, de toutes les manières! Ça ne changera donc rien à rien dans l’opinion publique et pour une fois que ça nous rapportera un petit peu… Le Directeur, d’ailleurs, soyez sans crainte, s’y connaît en combines mieux que personne et c’est pas la peine de le contredire! C’est mon avis! Est-ce le vôtre? On sait bien que pour venir ici, n’est-ce pas, faut être prêt à tuer père et mère! Alors?.. »
Je n’étais pas très sûr que ce soit réel, tout ce qu’il me racontait là, mais toujours est‐il que ce prédécesseur me fit l’effet instantané d’être un fameux chacal.
Pas tranquille du tout j’étais. « Encore une sale histoire qui m’est échue », m’avouais-je, et cela de plus en plus fortement. Je cessai de converser avec ce forban.
Dans un coin, en vrac, je découvris au petit bonheur les marchandises qu’il voulait bien m’abandonner, des cotonnades insignifiantes… Mais par contre des pagnes et chaussons par douzaines, du poivre en boîtes, des lampions, un bock à injections, et surtout une quantité désarmante de cassoulets « à la bordelaise » en conserve, enfin une carte postale en couleurs: « la Place Clichy ».
« Près du poteau, tu trouveras le caoutchouc et l’ivoire que j’ai achetés aux nègres… Au début, je me donnais du mal, et puis, voilà, tiens, trois cents francs… Ça fait ton compte. »
Je ne savais pas de quel compte il s’agissait, mais je renonçai à le lui demander.
« T’auras peut-être encore quelques échanges en marchandises me prévint-il, parce que l’argent ici tu sais on n’en a pas besoin, ça ne peut servir qu’à foutre le camp l’argent… »
Et il se mit à rigoler. Ne voulant pas le contrarier non plus pour le moment, je fis de même et je rigolai avec lui tout comme si j’avais été bien content.
En dépit de ce dénuement où il stagnait depuis des mois, il s’était entouré d’une domesticité très compliquée composée de garçonnets surtout, bien empressés à lui présenter soit l’unique cuiller du ménage ou le gobelet sans pareil, ou encore à lui extraire de la plante des pieds, finement, les incessantes et classiques puces chiques pénétrantes. En retour, il leur passait, bénévole, la main entre les cuisses à tout instant. Le seul labeur que je lui vis entreprendre, était de se gratter personnellement, mais alors il s’y livrait, comme le boutiquier de Fort-Gono, avec une agilité merveilleuse, qui ne s’observe décidément qu’aux colonies.
Le mobilier qu’il me légua me révéla tout ce que l’ingéniosité pouvait obtenir avec des caisses à savon concassées, en fait de chaises, guéridons et fauteuils. Il m’apprit encore ce ténébreux comment on projetait d’un seul coup bref au loin, pour se distraire, de la pointe du pied preste, les lourdes chenilles caparaçonnées qui montaient sans cesse nouvelles, frémissantes et baveuses à l’assaut de notre case forestière. Si on les écrase, maladroit, gare à soi! On en est puni par huit jours consécutifs de puanteur extrême, qui se dégage lentement de leur bouillie inoubliable. Il avait lu dans les recueils que ces lourdes horreurs représentaient en fait de bêtes ce qu’il y avait de plus vieux au monde. Elles dataient, prétendait-il, de la seconde période géologique! « Quand nous viendrons nous autres d’aussi loin qu’elles mon ami que ne puerons-nous pas? » Tel quel.
Les crépuscules dans cet enfer africain se révélaient fameux. On n’y coupait pas. Tragiques chaque fois comme d’énormes assassinats du soleil. Un immense chiqué. Seulement c’était beaucoup d’admiration pour un seul homme. Le ciel pendant une heure paradait tout giclé d’un bout à l’autre d’écarlate en délire, et puis le vert éclatait au milieu des arbres et montait du sol en traînées tremblantes jusqu’aux premières étoiles. Après ça le gris reprenait tout l’horizon et puis le rouge encore, mais alors fatigué le rouge et pas pour longtemps. Ça se terminait ainsi. Toutes les couleurs retombaient en lambeaux, avachies sur la forêt comme des oripeaux après la centième. Chaque jour sur les six heures exactement que ça se passait.
Et la nuit avec tous ses monstres entrait alors dans la danse parmi ses mille et mille bruits de gueules de crapauds.
La forêt n’attend que leur signal pour se mettre à trembler, siffler, mugir de toutes ses profondeurs. Une énorme gare amoureuse et sans lumière, pleine à craquer. Des arbres entiers bouffis de gueuletons vivants, d’érections mutilées, d’horreur. On en finissait par ne plus s’entendre entre nous dans la case. Il me fallait gueuler à mon tour par-dessus la table comme un chat-huant pour que le compagnon me comprît. J’étais servi, moi qui n’aimais pas la campagne.
« Comment vous appelez-vous? N’est-ce pas Robinson que vous venez de me dire? » lui demandai-je.
Il était en train de me répéter le compagnon, que les indigènes dans ces parages souffraient jusqu’au marasme de toutes les maladies attrapables et qu’ils n’étaient point ces miteux en état de se livrer à un commerce quelconque. Pendant que nous parlions des nègres, les mouches et les insectes, si gros, en si grand nombre, vinrent s’abattre autour de la lanterne, en rafales si denses qu’il fallut bien éteindre.
La figure de ce Robinson m’apparut encore une fois avant que j’éteignisse, voilée par cette résille d’insectes. C’est pour cela peut-être que ses traits s’imposèrent plus subtilement à ma mémoire, alors qu’auparavant ils ne me rappelaient rien de précis. Dans l’obscurité il continuait à me parler pendant que je remontais dans mon passé avec le ton de sa voix comme un appel devant les portes des années et puis des mois, et puis de mes jours pour demander où j’avais bien pu le rencontrer cet être-là. Mais je ne trouvai rien. On ne me répondait pas. On peut se perdre en allant à tâtons parmi les formes révolues. C’est effrayant ce qu’on en a des choses et des gens qui ne bougent plus dans son passé. Les vivants qu’on égare dans les cryptes du temps dorment si bien avec les morts qu’une même ombre les confond déjà.
On ne sait plus qui réveiller en vieillissant, les vivants ou les morts.
Je cherchais à l’identifier ce Robinson lorsque des sortes de rires atrocement exagerés, pas loin dans la nuit, me firent sursauter. Et cela se tut. Il m’avait averti, les hyènes sans doute.
Et puis plus rien que les Noirs du village et leur tam-tam, cette percussion radoteuse en bois creux, termites du vent.
C’est le nom même de Robinson qui me tracassait surtout, de plus en plus nettement. Nous nous mîmes à parler de l’Europe dans notre obscurité, des repas qu’on peut se faire servir là-bas quand on a de l’argent et des boissons donc! si bien fraîches! Nous ne parlions pas du lendemain où je devais rester seul, là, pour des années peut-être, là, avec tous les « cassoulets »… Fallait-il encore préférer la guerre? C’était pire bien sûr. C’était pire!.. Lui-même il en convenait… Il y avait été lui aussi à la guerre… Et pourtant il s’en allait d’ici… Il en avait assez de la forêt, malgré tout… J’essayais de le ramener sur le sujet de la guerre. Mais il se dérobait à présent.
Enfin, au moment où nous nous couchions chacun dans un coin de ce délabrement de feuilles et de cloisons, il m’avoua sans y mettre de formes que tout bien pesé il préférait encore risquer d’être repris par un tribunal civil pour carambouillage que d’endurer plus longtemps la vie aux « cassoulets » qu’il menait ici depuis presque une année. J’étais fixé.
« Vous n’avez pas du coton pour vos oreilles? me demanda-t-il encore… Si vous n’en avez pas, faites-en donc avec du poil de couverture et de la graisse de banane. On réussit ainsi des petits tampons très bien… Moi je veux pas les entendre gueuler ces vaches-là! »
Il y avait pourtant de tout dans cette tourmente, excepté des vaches, mais il tenait à ce terme impropre et générique.
Le truc du coton m’impressionna subitement comme devant cacher quelque ruse abominable de sa part. Je ne pouvais plus m’empêcher d’être possédé par la crainte énorme qu’il se mette à m’assassiner là, sur mon « démontable », avant de s’en aller en emportant ce qui restait de la caisse… Cette idée m’étourdissait. Mais que faire? Appeler? Qui? Les anthropophages du village?.. Disparu? je l’étais déjà presque en vérité! À Paris, sans fortune, sans dettes, sans héritage, on existe à peine déjà, on a bien du mal à ne pas être déjà disparu… Alors ici? Qui se donnerait seulement la peine de venir jusqu’à Bikomimbo cracher dans l’eau seulement, pas davantage, pour faire plaisir à mon souvenir? Personne évidemment.
Des heures passèrent traversées de répits et d’angoisses. Lui ne ronflait pas. Tous ces bruits, ces appels qui venaient de la forêt me gênaient pour l’entendre respirer. Pas besoin de coton. Ce nom de Robinson finit cependant à force de m’entêter par me révéler un corps, une allure, une voix même que j’avais connus… Et puis au moment où j’allais pour de bon céder au sommeil l’individu entier se dressa devant mon lit, son souvenir je le saisis, pas lui bien sûr, mais le souvenir précisément de ce Robinson, l’homme de Noirceur-sur-la-Lys, lui, là-bas en Flandres, que j’avais accompagné sur les bords de cette nuit où nous cherchions ensemble un trou pour s’échapper à la guerre et puis lui encore plus tard à Paris… Tout est revenu… Des années venaient de passer d’un seul coup. J’avais été bien malade de la tête, j’avais de la peine… À présent que je savais, que je l’avais repéré, je ne pouvais m’empêcher d’avoir tout à fait peur. M’avait-il reconnu lui? En tout cas il pouvait compter sur mon silence et ma complicité.
« Robinson! Robinson! appelai-je, gaillard, comme pour lui annoncer une bonne nouvelle. Hé mon vieux! Hé Robinson!.. » Aucune réponse.
Cœur battant fort, je me relevai et m’apprêtai à recevoir un sale coup dans le buffet… Rien. Alors assez audacieux, je me risquai jusqu’à l’autre bout de la case, à l’aveuglette, où je l’avais vu se coucher. Il était parti.
J’attendis le jour en grattant une allumette de temps en temps. Le jour arriva dans une trombe de lumière et puis les nègres domestiques survinrent pour m’offrir, hilares, leur énorme inutilité, sauf cependant qu’ils étaient gais. Ils essayaient déjà de m’apprendre l’insouciance. J’avais beau, par une série de gestes très médités, essayer de leur faire comprendre combien la disparition de Robinson m’inquiétait, cela n’avait pas l’air de les empêcher du tout de s’en foutre complètement. Il y a, c’est exact, beaucoup de folie à s’occuper d’autre chose que de ce qu’on voit. Enfin, moi, c’est la caisse que je regrettais surtout dans cette histoire. Mais il est peu commun de revoir les gens qui emportent la caisse… Cette circonstance me fit présumer que Robinson renoncerait à revenir rien que pour m’assassiner. C’était toujours autant de gagné.
À moi donc seul le paysage! J’aurais désormais tout le temps d’y revenir, songeais-je, à la surface, à la profondeur de cette immensité de feuillages, de cet océan de rouge, de marbré jaune, de salaisons flamboyantes magnifiques sans doute pour ceux qui aiment la nature. Je ne l’aimais décidément pas. La poésie des Tropiques me dégoûtait. Mon regard, ma pensée sur ces ensembles me revenaient comme du thon. On aura beau dire, ça sera toujours un pays pour les moustiques et les panthères. Chacun sa place.
Je préférais encore retourner à ma case et la remettre d’aplomb en prévision de la tornade, qui ne pouvait tarder. Mais là aussi, je dus renoncer assez vite à mon entreprise de consolidation. Ce qui était banal dans cette structure pouvait encore s’écrouler mais ne se redresserait plus, le chaume infecté de vermine s’effilochait, on n’aurait décidément pas fait avec ma demeure une pissotière convenable.
Après avoir décrit à pas mous quelques cercles dans la brousse je dus rentrer m’abattre et me taire, à cause du soleil. Toujours lui. Tout se tait, tout a peur de brûler sur les midi, il s’en faut d’ailleurs d’un rien, herbes, bêtes et hommes, chauds à point. C’est l’apoplexie méridienne.
Mon poulet, mon seul, la redoutait aussi cette heure-là, il rentrait avec moi, lui, l’unique, légué par Robinson. Il a vécu comme ça avec moi pendant trois semaines, le poulet, promenant, me suivant comme un chien, gloussant à tout propos, apercevant des serpents partout. Un jour de très grand ennui, je l’ai mangé. Il n’avait aucun goût, sa chair déteinte au soleil aussi comme un calicot. C’est peut‐être lui qui m’a rendu si malade. Enfin, toujours est-il que le lendemain de ce repas je ne pouvais plus me lever. Vers midi, gâteux, je me suis traîné vers la petite boîte aux médicaments. Il n’y avait plus dedans que de la teinture d’iode et puis un plan du Nord-Sud. Des clients, je n’en avais guère vu venir encore à la factorie, des badauds noirs seulement, d’interminables gesticuleurs et mâcheurs de kola, érotiques et paludéens. Maintenant, ils rappliquaient en cercle autour de moi les nègres, ils avaient l’air de discuter sur ma sale gueule. Malade, je l’étais complètement, à ce point que je me faisais l’effet de n’avoir plus besoin de mes jambes, elles pendaient simplement au rebord de mon lit comme des choses négligeables et un peu comiques.
De Fort-Gono, du Directeur, ne me parvenaient par coureurs que des lettres puantes d’engueulades et de sottises, menaçantes aussi. Les gens du commerce qui se tiennent tous pour des petits et grands astucieux de profession s’avèrent le plus souvent dans la pratique comme d’insurpassables gaffeurs. Ma mère, de France, m’encourageait à veiller sur ma santé, comme à la guerre. Sous le couperet, ma mère m’aurait grondé pour avoir oublié mon foulard. Elle n’en ratait jamais une ma mère pour essayer de me faire croire que le monde était bénin et qu’elle avait bien fait de me concevoir. C’est le grand subterfuge de l’incurie maternelle, cette Providence supposée. Il m’était bien facile d’ailleurs de ne pas répondre à toutes ces fariboles du patron et de ma mère et je ne répondais jamais. Seulement cette attitude n’améliorait pas non plus la situation.
Robinson avait à peu près tout volé de ce qu’avait contenu cet établissement fragile et qui me croirait si j’allais le dire? L’écrire? À quoi bon? À qui? Au patron? Chaque soir sur les cinq heures, je grelottais de fièvre à mon tour, et de la vivace, que mon lit clinquant en tremblait comme d’un vrai branleur. Des nègres du village s’étaient sans façon emparés de mon service et de ma case; je ne les avais pas demandés, mais les renvoyer c’était déjà trop d’efforts. Ils se chamaillaient autour de ce qu’il restait de la factorie, tripotant ferme les barils de tabac, essayant les derniers pagnes, les estimant, les enlevant, ajoutant encore si on le pouvait à la débandade générale de mon installation. Le caoutchouc en plein la terre et à la traîne mêlait son jus aux melons de brousse, à ces papayes doucereuses au goût de poires urineuses, dont le souvenir, quinze ans plus tard, tellement j’en ai bouffé à la place de haricots, m’écœure encore.
J’essayais de me représenter à quel niveau d’impuissance j’étais tombé mais je n’y parvenais pas. « Tout le monde vole! » m’avait par trois fois répété Robinson avant de disparaître. C’était l’avis aussi de l’Agent général. Dans la fièvre, ces mots‐là me lancinaient. « Faut te débrouiller! »… qu’il m’avait dit encore. J’essayais de me lever. Je n’y arrivais pas non plus. Pour l’eau qu’il fallait boire, il avait eu raison, de la boue c’était, pire, du fond de vase. Des négrillons m’apportaient bien des bananes, des grosses, des menues et des sanguines, et toujours de ces « papayes », mais j’avais tellement mal au ventre de tout ça et de tout! J’aurais vomi la terre entière.
Aussitôt que je sentais un peu de mieux poindre, que je me trouvais moins ahuri, l’abominable peur me ressaisissait tout entier, celle d’avoir à rendre mes comptes à la « Société Pordurière ». Que leur dirais‐je à ces gens maléficieux? Comment me croiraient-ils? Ils me feraient arrêter sûr! Qui me jugerait alors? Des types spéciaux armés de lois terribles qu’ils tiendraient on ne sait d’où, comme le Conseil de guerre, mais dont ils ne vous donnent jamais les intentions véritables et qui s’amusent à vous faire gravir avec, en saignant, le sentier à pic au-dessus de l’enfer, le chemin qui conduit les pauvres à la crève. La loi, c’est le grand « Luna Park » de la douleur. Quand le miteux se laisse saisir par elle, on l’entend encore crier des siècles et des siècles après.
Je préférais rester stupéfié là, tremblotant, baveux dans les 40°, que d’être forcé, lucide, d’imaginer ce qui m’attendait à Fort-Gono. J’en arrivais à ne plus prendre de quinine pour bien laisser la fièvre me cacher la vie. On se soûle avec ce qu’on a. Pendant que je mijotais ainsi, des jours et des semaines, mes allumettes s’épuisèrent. Nous en manquions. Robinson ne m’avait laissé derrière lui que du « Cassoulet à la bordelaise ». Mais alors de ça, je pouvais dire qu’il m’en avait vraiment laissé. J’en ai vomi des boîtes. Et pour en arriver à ce résultat, il fallait cependant encore les réchauffer.
Cette pénurie d’allumettes me fut l’occasion d’une petite distraction, celle de regarder mon cuisinier allumer son feu entre deux pierres en briquets parmi les herbes sèches. C’est en le regardant faire aussi que l’idée me vint. Beaucoup de fièvre par‐dessus et l’idée qui me vint prit une singulière consistance. Malgré que je fusse maladroit naturellement, après une semaine d’application je savais moi aussi, tout comme un nègre, faire prendre mon petit feu entre deux pierres aiguës. En somme, je commençais à me débrouiller dans l’état primitif. Le feu, c’est le principal, reste bien la chasse, mais je n’avais pas d’ambition. Le feu du silex me suffisait. Je m’y exerçais bien consciencieusement. Je n’avais que ça à faire, jour après jour. Au truc de rejeter les chenilles du « secondaire » j’étais devenu beaucoup moins habile. Je n’avais pas encore acquis le truc. J’en écrasais beaucoup de chenilles. Je m’en désintéressais. Je les laissais entrer librement dans ma case en amies. Survinrent deux grands orages successifs, le second dura trois jours entiers et surtout trois nuits. On but enfin de la pluie au bidon, tiède il est vrai, mais quand même. Les étoffes du petit stock se mirent à fondre sous les averses, sans contrainte, les unes dans les autres, une immonde marchandise.
Des nègres complaisants me cherchèrent bien en forêt des touffes de lianes pour amarrer ma case au sol, mais en vain, les feuillages des cloisons, au moindre vent, se mettaient à battre follement par-dessus le toit, comme des ailes blessées. Rien n’y fit. Tout pour s’amuser en somme.
Les Noirs petits et grands se décidèrent à vivre dans ma déroute en complète familiarité. Ils étaient réjouis. Grande distraction. Ils entraient et sortaient de chez moi (si l’on peut dire) comme ils voulaient. Liberté. Nous échangions en signe de grande compréhension des signes. Sans fièvre, je me serais peut-être mis à apprendre leur langue. Le temps me manqua. Quant au feu de pierres, malgré mes progrès, je n’avais pas encore acquis pour l’allumer leur meilleure manière, l’expéditive. Beaucoup d’étincelles me sautaient encore dans les yeux et cela les faisait bien rigoler les Noirs.
Quand je n’étais pas à moisir de fièvre sur mon « démontable », ou à battre mon briquet primitif, je ne pensais plus qu’aux comptes de la « Pordurière ». C’est curieux comme on a du mal à s’affranchir de la terreur des comptes irréguliers. Certainement, je devais tenir cette terreur de ma mère qui m’avait contaminé avec sa tradition: « On vole un œuf… Et puis un bœuf, et puis on finit par assassiner sa mère. » Ces choses‐là, on a tous mis bien du mal à s’en débarrasser. On les a apprises trop petit et elles viennent vous terrifier sans recours, plus tard, dans les grands moments. Quelles faiblesses! On ne peut guère compter pour s’en défaire que sur la force des choses. Heureusement, elle est énorme, la force des choses. En attendant, nous, la factorie et moi, on s’enfonçait. On allait disparaître dans la boue après chaque averse plus visqueuse, plus épaisse. La saison des pluies. Ce qui avait l’air hier encore d’une roche, n’était plus aujourd’hui que flasque mélasse. Des branches pendouillantes, l’eau tiède vous poursuivait en cascades, elle se répandait dans la case et partout alentour comme dans le lit d’un vieux fleuve délaissé. Tout fondait en bouillie de camelotes, d’espérances et de comptes et dans la fièvre aussi, moite elle aussi. Cette pluie tellement dense qu’on en avait la bouche fermée quand elle vous agressait comme par un bâillon tiède. Ce déluge n’empêchait pas les animaux de se rechercher, les rossignols se mirent à faire autant de bruit que les chacals. L’anarchie partout et dans l’arche, moi Noé, gâteux. Le moment d’en finir me parut arrivé.
Ma mère n’avait pas que des dictons pour l’honnêteté, elle disait aussi, je m’en souvins à point, quand elle brûlait chez nous les vieux pansements: « Le feu purifie tout! » On a de tout chez sa mère, pour toutes les occasions de la Destinée. Il suffit de savoir choisir.
Le moment vint. Mes silex n’étaient pas très bien choisis, mal pointus, les étincelles me restaient surtout dans les mains. Enfin, tout de même, les premières marchandises prirent feu en dépit de l’humidité. C’était un stock de chaussettes absolument trempées. Cela se passait après le coucher du soleil. Les flammes s’élevèrent rapides, fougueuses. Les indigènes du village vinrent s’assembler autour du foyer, furieusement jacasseurs. Le caoutchouc nature qu’avait acheté Robinson grésillait au centre et son odeur me rappelait invinciblement l’incendie célèbre de la Société des Téléphones, quai de Grenelle, qu’on avait été regarder avec mon oncle Charles, qui chantait lui si bien la romance. L’année d’avant l’Exposition ça se passait, la Grande, quand j’étais encore bien petit. Rien ne force les souvenirs à se montrer comme les odeurs et les flammes. Ma case elle, sentait tout pareil. Bien que détrempée, elle a brûlé entièrement, très franchement et marchandise et tout. Les comptes étaient faits. La forêt s’est tue pour une fois. Complet silence. Ils devaient en avoir plein la vue les hiboux, les léopards, les crapauds et les papagaïes. Il leur en faut pour les épater. Comme nous la guerre. La forêt pouvait revenir à présent prendre les débris sous son tonnerre de feuilles. Je n’avais sauvé que mon petit bagage, le lit pliant, les trois cents francs et bien entendu quelques « cassoulets » hélas! pour la route.
Après une heure d’incendie, il ne restait presque rien de mon édicule. Quelques flammèches sous la pluie et quelques nègres incohérents qui trifouillaient les cendres du bout de leur lance dans les bouffées de cette odeur fidèle à toutes les détresses, odeur détachée de toutes les déroutes de ce monde, l’odeur de la poudre fumante.
Il n’était que temps de foutre mon camp dare-dare. Retourner à Fort-Gono, sur mes pas? Essayer d’y aller là-bas expliquer ma conduite et les circonstances de cette aventure? J’hésitais… Pas longtemps. On n’explique rien. Le monde ne sait que vous tuer comme un dormeur quand il se retourne le monde, sur vous, comme un dormeur tue ses puces. Voilà qui serait certes mourir bien sottement, que je me dis, comme tout le monde, c’est-à-dire. Faire confiance aux hommes c’est déjà se faire tuer un peu.
Je décidai, malgré l’état où je me trouvais, de prendre la forêt devant moi dans la direction qu’avait prise déjà ce Robinson de tous les malheurs.
En route, les bêtes de la forêt je les entendis bien souvent encore, avec leurs plaintes et leurs trémolos et leurs appels, mais je ne les voyais presque jamais, je compte pour rien ce petit cochon sauvage sur lequel une fois j’ai failli marcher aux environs de mon abri. Par ces rafales de cris, d’appels, de hurlements, on aurait pu croire qu’ils étaient là tout près, des centaines, des milliers à grouiller, les animaux. Cependant dès qu’on s’approchait de l’endroit de leur vacarme, plus personne, à part ces grosses pintades bleues, empêtrées dans leur plumage comme pour une noce et si maladroites quand elles sautaient en toussant d’une branche à l’autre, qu’on aurait dit qu’un accident venait de leur arriver.
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