Текст книги "Bel-Ami / Милый друг"
Автор книги: Ги де Мопассан
Жанр: Иностранные языки, Наука и Образование
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Un long silence suivit. Forestier devait parler de sa voix haletante et sans timbre.
Puis tout d'un coup, le prêtre prononça, d'un ton différent, d'un ton d'officiant à l'autel:
– La miséricorde de Dieu est infinie, récitez le Confiteor, mon enfant. Vous l'avez peut-être oublié, je vais vous aider. Répétez avec moi: Confiteor Deo omnipotenti… Beatæ Mariæ semper virgini…
Il s'arrêtait de temps en temps pour permettre au moribond de le rattraper. Puis il dit:
– Maintenant, confessez-vous…
La jeune femme et Duroy ne remuaient plus, saisis par un trouble singulier, émus d'une attente anxieuse.
Le malade avait murmuré quelque chose. Le prêtre répéta:
– Vous avez eu des complaisances coupables… de quelle nature, mon enfant?
La jeune femme se leva, et dit simplement:
– Descendons un peu au jardin. Il ne faut pas écouter ses secrets.
Et ils allèrent s'asseoir sur un banc, devant la porte, au-dessous d'un rosier fleuri, et derrière une corbeille d'œillets qui répandait dans l'air son parfum puissant et doux.
Duroy, après quelques minutes de silence, demanda:
– Est-ce que vous tarderez beaucoup à rentrer à Paris?
Elle répondit:
– Oh! non. Dès que tout sera fini je reviendrai.
– Dans une dizaine de jours?
– Oui, au plus.
Il reprit:
– Il n'a donc aucun parent?
– Aucun, sauf des cousins. Son père et sa mère sont morts comme il était tout jeune.
Ils regardaient tous deux un papillon cueillant sa vie sur les œillets, allant de l'un à l'autre avec une rapide palpitation des ailes qui continuaient à battre lentement quand il s'était posé sur la fleur. Et ils restèrent longtemps silencieux.
Le domestique vint les prévenir que «Monsieur le Curé avait fini». Et ils remontèrent ensemble.
Forestier semblait avoir encore maigri depuis la veille.
Le prêtre lui tenait la main.
– Au revoir, mon enfant, je reviendrai demain matin.
Et il s'en alla.
Dès qu'il fut sorti, le moribond, qui haletait, essaya de soulever ses deux mains vers sa femme et il bégaya:
– Sauve-moi… sauve-moi… ma chérie… je ne veux pas mourir…, je ne veux pas mourir… Oh! sauvez-moi… Dites ce qu'il faut faire, allez chercher le médecin… Je prendrai ce qu'on voudra… Je ne veux pas… Je ne veux pas…
Il pleurait. De grosses larmes coulaient de ses yeux sur ses joues décharnées; et les coins maigres de sa bouche se plissaient comme ceux des petits enfants qui ont du chagrin.
Alors ses mains retombées sur le lit commencèrent un mouvement continu, lent et régulier, comme pour recueillir quelque chose sur les draps.
Sa femme qui se mettait à pleurer aussi balbutiait:
– Mais non, ce n'est rien. C'est une crise, demain tu iras mieux, tu t'es fatigué hier avec cette promenade.
L'haleine de Forestier était plus rapide que celle d'un chien qui vient de courir, si pressée qu'on ne la pouvait point compter, et si faible qu'on l'entendait à peine.
Il répétait toujours:
– Je ne veux pas mourir!.. Oh! mon Dieu… mon Dieu… mon Dieu… qu'est-ce qui va m'arriver? Je ne verrai plus rien… plus rien… jamais… Oh! mon Dieu!
Il regardait devant lui quelque chose d'invisible pour les autres et de hideux, dont ses yeux fixes reflétaient l'épouvante. Ses deux mains continuaient ensemble leur geste horrible et fatigant.
Soudain il tressaillit d'un frisson brusque qu'on vit courir d'un bout à l'autre de son corps et il balbutia:
– Le cimetière… moi… mon Dieu!..
Et il ne parla plus. Il restait immobile, hagard et haletant.
Le temps passait; midi sonna à l'horloge d'un couvent voisin. Duroy sortit de la chambre pour aller manger un peu. Il revint une heure plus tard. Mme Forestier refusa de rien prendre. Le malade n'avait point bougé. Il traînait toujours ses doigts maigres sur le drap comme pour le ramener vers sa face.
La jeune femme était assise dans un fauteuil, au pied du lit. Duroy en prit un autre à côté d'elle, et ils attendirent en silence.
Une garde était venue, envoyée par le médecin; elle sommeillait près de la fenêtre.
Duroy lui-même commençait à s'assoupir quand il eut la sensation que quelque chose survenait. Il ouvrit les yeux juste à temps pour voir Forestier fermer les siens comme deux lumières qui s'éteignent. Un petit hoquet agita la gorge du mourant, et deux filets de sang apparurent aux coins de sa bouche, puis coulèrent sur sa chemise. Ses mains cessèrent leur hideuse promenade. Il avait fini de respirer.
Sa femme comprit, et, poussant une sorte de cri, elle s'abattit sur les genoux en sanglotant dans le drap. Georges, surpris et effaré, fit machinalement le signe de la croix. La garde, s'étant réveillée, s'approcha du lit:
– Ça y est, dit-elle.
Et Duroy qui reprenait son sang-froid murmura, avec un soupir de délivrance:
– Ça été moins long que je n'aurais cru.
Lorsque fut dissipé le premier étonnement, après les premières larmes versées, on s'occupa de tous les soins et de toutes les démarches que réclame un mort. Duroy courut jusqu'à la nuit.
Il avait grand'faim en rentrant. Mme Forestier mangea quelque peu; puis ils s'installèrent tous deux dans la chambre funèbre pour veiller le corps.
Deux bougies brûlaient sur la table de nuit à côté d'une assiette où trempait une branche de mimosa dans un peu d'eau, car on n'avait point trouvé le rameau de buis nécessaire.
Ils étaient seuls, le jeune homme et la jeune femme, auprès de lui, qui n'était plus. Ils demeuraient sans parler, pensant, et le regardant.
Mais Georges, que l'ombre inquiétait auprès de ce cadavre, le contemplait obstinément. Son œil et son esprit attirés, fascinés, par ce visage décharné que la lumière vacillante faisait paraître encore plus creux, restaient fixes sur lui. C'était là son ami, Charles Forestier, qui lui parlait hier encore! Quelle chose étrange et épouvantable que cette fin complète d'un être! Oh! il se les rappelait maintenant les paroles de Norbert de Varenne hanté par la peur de la mort. «Jamais un être ne revient.» Il en naîtrait des millions et des milliards, à peu près pareils, avec des yeux, un nez, une bouche, un crâne, et dedans une pensée, sans que jamais celui-là reparût, qui était couché dans ce lit.
Pendant quelques années il avait vécu, mangé, ri, aimé, espéré, comme tout le monde. Et c'était fini, pour lui, fini pour toujours. Une vie! quelques jours, et puis plus rien! On naît, on grandit, on est heureux, on attend, puis on meurt. Adieu! homme ou femme, tu ne reviendras point sur la terre! Et pourtant chacun porte en soi le désir fiévreux et irréalisable de l'éternité, chacun est une sorte d'univers dans l'univers, et chacun s'anéantit bientôt complètement dans le fumier des germes nouveaux. Les plantes, les bêtes, les hommes, les étoiles, les mondes, tout s'anime, puis meurt pour se transformer. Et jamais un être ne revient, insecte, homme ou planète!
Une terreur confuse, immense, écrasante, pesait sur l'âme de Duroy, la terreur de ce néant illimité, inévitable, détruisant indéfiniment toutes les existences si rapides et si misérables. Il courbait déjà le front sous sa menace. Il pensait aux mouches qui vivent quelques heures, aux bêtes qui vivent quelques jours, aux hommes qui vivent quelques ans, aux terres qui vivent quelques siècles. Quelle différence donc entre les uns et les autres? Quelques aurores de plus, voilà tout.
Il détourna les yeux pour ne plus regarder le cadavre.
Mme Forestier, la tête baissée, semblait songer aussi à des choses douloureuses. Ses cheveux blonds étaient si jolis sur sa figure triste, qu'une sensation douce comme le toucher d'une espérance passa dans le cœur du jeune homme. Pourquoi se désoler quand il avait encore tant d'années devant lui?
Et il se mit à la contempler. Elle ne le voyait point, perdue dans sa méditation. Il se disait: «Voilà pourtant la seule bonne chose de la vie: l'amour! tenir dans ses bras une femme aimée! Là est la limite du bonheur humain.»
Quelle chance il avait eue, ce mort, de rencontrer cette compagne intelligente et charmante. Comment s'étaient-ils connus? Comment avait-elle consenti, elle, à épouser ce garçon médiocre et pauvre? Comment avait-elle fini par en faire quelqu'un?
Alors il songea à tous les mystères cachés dans les existences. Il se rappela ce qu'on chuchotait du comte de Vaudrec qui l'avait dotée et mariée, disait-on.
Qu'allait-elle faire maintenant? Qui épouserait-elle? Un député, comme le pensait Mme de Marelle, ou quelque gaillard d'avenir, un Forestier supérieur? Avait-elle des projets, des plans, des idées arrêtées? Comme il eût désiré savoir cela! Mais pourquoi ce souci de ce qu'elle ferait? Il se le demanda, et s'aperçut que son inquiétude venait d'une de ces arrière-pensées confuses, secrètes, qu'on se cache à soi-même et qu'on ne découvre qu'en allant fouiller tout au fond de soi.
Oui, pourquoi n'essayerait-il pas lui-même cette conquête? Comme il serait fort avec elle, et redoutable! Comme il pourrait aller vite et loin, et sûrement!
Et pourquoi ne réussirait-il pas? Il sentait bien qu'il lui plaisait, qu'elle avait pour lui plus que de la sympathie, une de ces affections qui naissent entre deux natures semblables et qui tiennent autant d'une séduction réciproque que d'une sorte de complicité muette. Elle le savait intelligent, résolu, tenace; elle pouvait avoir confiance en lui.
Ne l'avait-elle pas fait venir en cette circonstance si grave? Et pourquoi l'avait-elle appelé? Ne devait-il pas voir là une sorte de choix, une sorte d'aveu, une sorte de désignation? Si elle avait pensé à lui, juste à ce moment où elle allait devenir veuve, c'est que, peut-être, elle avait songé à celui qui deviendrait de nouveau son compagnon, son allié?
Et une envie impatiente le saisit de savoir, de l'interroger, de connaître ses intentions. Il devait repartir le surlendemain, ne pouvant demeurer seul avec cette jeune femme, dans cette maison. Donc il fallait se hâter, il fallait, avant de retourner à Paris, surprendre avec adresse, avec délicatesse, ses projets, et ne pas la laisser revenir, céder aux sollicitations d'un autre peut-être, et s'engager sans retour.
Le silence de la chambre était profond; on n'entendait que le balancier de la pendule qui battait sur la cheminée son tic-tac métallique et régulier.
Il murmura:
– Vous devez être bien fatiguée?
Elle répondit:
– Oui, mais je suis surtout accablée.
Le bruit de leur voix les étonna, sonnant étrangement dans cet appartement sinistre. Et ils regardèrent soudain le visage du mort, comme s'ils se fussent attendus à le voir remuer, à l'entendre leur parler, ainsi qu'il faisait quelques heures plus tôt.
Duroy reprit:
– Oh! c'est un gros coup pour vous, et un changement si complet dans votre vie, un vrai bouleversement du cœur et de l'existence entière.
Elle soupira longuement sans répondre.
Il continua:
– C'est si triste pour une jeune femme de se trouver seule comme vous allez l'être.
Puis il se tut. Elle ne dit rien. Il balbutia:
– Dans tous les cas, vous savez le pacte conclu entre nous. Vous pouvez disposer de moi comme vous voudrez. Je vous appartiens.
Elle lui tendit la main en jetant sur lui un de ces regards mélancoliques et doux qui remuent en nous jusqu'aux moelles des os:
– Merci, vous êtes bon, excellent. Si j'osais et si je pouvais quelque chose pour vous, je dirais aussi: Comptez sur moi.
Il avait pris la main offerte et il la gardait, la serrant, avec une envie ardente de la baiser. Il s'y décida enfin, et l'approchant lentement de sa bouche, il tint longtemps la peau fine, un peu chaude, fiévreuse et parfumée contre ses lèvres.
Puis quand il sentit que cette caresse d'ami allait devenir trop prolongée, il sut laisser retomber la petite main. Elle s'en revint mollement sur le genou de la jeune femme qui prononça gravement:
– Oui, je vais être bien seule, mais je m'efforcerai d'être courageuse.
Il ne savait comment lui laisser comprendre qu'il serait heureux, bien heureux, de l'avoir pour femme à son tour. Certes il ne pouvait pas le lui dire, à cette heure, en ce lieu, devant ce corps; cependant il pouvait, lui semblait-il, trouver une de ces phrases ambiguës, convenables et compliquées, qui ont des sens cachés sous les mots, et qui expriment tout ce qu'on veut par leurs réticences calculées.
Mais le cadavre le gênait, le cadavre rigide, étendu devant eux, et qu'il sentait entre eux. Depuis quelque temps d'ailleurs il croyait saisir dans l'air enfermé de la pièce une odeur suspecte, une haleine pourrie, venue de cette poitrine décomposée, le premier souffle de charogne que les pauvres morts couchés en leur lit jettent aux parents qui les veillent, souffle horrible dont ils emplissent bientôt la boîte creuse de leur cercueil.
Duroy demanda:
– Ne pourrait-on ouvrir un peu la fenêtre? Il me semble que l'air est corrompu.
Elle répondit:
– Mais oui. Je venais aussi de m'en apercevoir.
Il alla vers la fenêtre et l'ouvrit. Toute la fraîcheur parfumée de la nuit entra, troublant la flamme des deux bougies allumées auprès du lit. La lune répandait, comme l'autre soir, sa lumière abondante et calme sur les murs blancs des villas et sur la grande nappe luisante de la mer. Duroy, respirant à pleins poumons, se sentit brusquement assailli d'espérances, comme soulevé par l'approche frémissante du bonheur.
Il se retourna:
– Venez donc prendre un peu le frais, dit-il, il fait un temps admirable.
Elle s'en vint tranquillement et s'accouda près de lui.
Alors il murmura, à voix basse:
– Écoutez-moi, et comprenez bien ce que je veux vous dire. Ne vous indignez pas, surtout, de ce que je vous parle d'une pareille chose en un semblable moment, mais je vous quitterai après-demain, et quand vous reviendrez à Paris il sera peut-être trop tard. Voilà… Je ne suis qu'un pauvre diable, sans fortune et dont la position est à faire, vous le savez. Mais j'ai de la volonté, quelque intelligence à ce que je crois, et je suis en route, en bonne route. Avec un homme arrivé on sait ce qu'on prend; avec un homme qui commence on ne sait pas où il ira. Tant pis, ou tant mieux. Enfin je vous ai dit un jour, chez vous, que mon rêve le plus cher aurait été d'épouser une femme comme vous. Je vous répète aujourd'hui ce désir. Ne me répondez pas. Laissez-moi continuer. Ce n'est point une demande que je vous adresse. Le lieu et l'instant la rendraient odieuse. Je tiens seulement à ne point vous laisser ignorer que vous pouvez me rendre heureux d'un mot, que vous pouvez faire de moi soit un ami fraternel, soit même un mari à votre gré, que mon cœur et ma personne sont à vous. Je ne veux pas que vous me répondiez maintenant; je ne veux plus que nous parlions de cela, ici. Quand nous nous reverrons, à Paris, vous me ferez comprendre ce que vous aurez résolu. Jusque-là plus un mot, n'est-ce pas?
Il avait débité cela sans la regarder, comme s'il eût semé ses paroles dans la nuit devant lui. Et elle semblait n'avoir point entendu, tant elle était demeurée immobile, regardant aussi devant elle, d'un œil fixe et vague, le grand paysage pâle éclairé par la lune.
Ils demeurèrent longtemps côte à côte, coude à coude, silencieux et méditant.
Puis elle murmura:
– Il fait un peu froid.
Et s'étant retournée, elle revint vers le lit. Il la suivit.
Lorsqu'il s'approcha, il reconnut que vraiment Forestier commençait à sentir; et il éloigna son fauteuil, car il n'aurait pu supporter longtemps cette odeur de pourriture. Il dit:
– Il faudra le mettre en bière dès le matin.
Elle répondit:
– Oui, oui, c'est entendu; le menuisier viendra vers huit heures.
Et Duroy ayant soupiré: «Pauvre garçon!» elle poussa à son tour un long soupir de résignation navrée.
Ils le regardaient moins souvent, accoutumés déjà à l'idée de cette mort, commençant à consentir mentalement à cette disparition qui, tout à l'heure encore, les révoltait et les indignait, eux qui étaient mortels aussi.
Ils ne parlaient plus, continuant à veiller d'une façon convenable, sans dormir. Mais, vers minuit, Duroy s'assoupit le premier. Quand il se réveilla, il vit que Mme Forestier sommeillait également, et ayant pris une posture plus commode, il ferma de nouveau les yeux en grommelant: «Sacristi! on est mieux dans ses draps, tout de même.»
Un bruit soudain le fit tressauter. La garde entrait. Il faisait grand jour. La jeune femme, sur le fauteuil en face, semblait aussi surprise que lui. Elle était un peu pâle, mais toujours jolie, fraîche, gentille, malgré cette nuit passée sur un siège.
Alors, ayant regardé le cadavre, Duroy tressaillit et s'écria:
– Oh! sa barbe!
Elle avait poussé, cette barbe, en quelques heures, sur cette chair qui se décomposait, comme elle poussait en quelques jours sur la face d'un vivant. Et ils demeuraient effarés par cette vie qui continuait sur ce mort, comme devant un prodige affreux, devant une menace surnaturelle de résurrection, devant une des choses anormales, effrayantes qui bouleversent et confondent l'intelligence.
Ils allèrent ensuite tous les deux se reposer jusqu'à onze heures. Puis ils mirent Charles au cercueil, et ils se sentirent aussitôt allégés, rassérénés. Ils s'assirent en face l'un de l'autre pour déjeuner avec une envie éveillée de parler de choses consolantes, plus gaies, de rentrer dans la vie, puisqu'ils en avaient fini avec la mort.
Par la fenêtre, grande ouverte, la douce chaleur du printemps entrait, apportant le souffle parfumé de la corbeille d'œillets fleurie devant la porte.
Mme Forestier proposa à Duroy de faire un tour dans le jardin, et ils se mirent à marcher doucement autour du petit gazon en respirant avec délices l'air tiède plein de l'odeur des sapins et des eucalyptus.
Et, tout à coup, elle lui parla, sans tourner la tête vers lui, comme il avait fait pendant la nuit, là-haut. Elle prononçait les mots lentement, d'une voix basse et sérieuse:
– Écoutez, mon cher ami, j'ai bien réfléchi… déjà… à ce que vous m'avez proposé, et je ne veux pas vous laisser partir sans vous répondre un mot. Je ne vous dirai, d'ailleurs, ni oui ni non. Nous attendrons, nous verrons, nous nous connaîtrons mieux. Réfléchissez beaucoup de votre côté. N'obéissez pas à un entraînement trop facile. Mais, si je vous parle de cela, avant même que ce pauvre Charles soit descendu dans sa tombe, c'est qu'il importe, après ce que vous m'avez dit, que vous sachiez bien qui je suis, afin de ne pas nourrir plus longtemps la pensée que vous m'avez exprimée, si vous n'êtes pas d'un… d'un… caractère à me comprendre et à me supporter. – Comprenez-moi bien. Le mariage pour moi n'est pas une chaîne, mais une association. J'entends être libre, tout à fait libre de mes actes, de mes démarches, de mes sorties, toujours. Je ne pourrais tolérer ni contrôle, ni jalousie, ni discussion sur ma conduite. Je m'engagerais, bien entendu, à ne jamais compromettre le nom de l'homme que j'aurais épousé, à ne jamais le rendre odieux ou ridicule. Mais il faudrait aussi que cet homme s'engageât à voir en moi une égale, une alliée, et non pas une inférieure ni une épouse obéissante et soumise. Mes idées, je le sais, ne sont pas celles de tout le monde, mais je n'en changerai point. Voilà. J'ajoute aussi: Ne me répondez pas, ce serait inutile et inconvenant. Nous nous reverrons et nous reparlerons peut-être de tout cela, plus tard.
– Maintenant, allez faire un tour. Moi, je retourne près de lui. À ce soir.
Il lui baisa longuement la main et s'en alla sans prononcer un mot.
Le soir, ils ne se virent qu'à l'heure du dîner. Puis ils montèrent à leurs chambres, étant tous deux brisés de fatigue.
Charles Forestier fut enterré le lendemain, sans aucune pompe, dans le cimetière de Cannes. Et Georges Duroy voulut prendre le rapide de Paris qui passe à une heure et demie.
Mme Forestier l'avait conduit à la gare. Ils se promenaient tranquillement sur le quai, en attendant l'heure du départ, et parlaient de choses indifférentes.
Le train arriva, très court, un vrai rapide, n'ayant que cinq wagons.
Le journaliste choisit sa place, puis redescendit pour causer encore quelques instants avec elle, saisi soudain d'une tristesse, d'un chagrin, d'un regret violent de la quitter, comme s'il allait la perdre pour toujours.
Un employé criait: «Marseille, Lyon, Paris, en voiture!» Duroy monta, puis s'accouda à la portière pour lui dire encore quelques mots. La locomotive siffla et le convoi doucement se mit en marche.
Le jeune homme, penché hors du wagon, regardait la jeune femme immobile sur le quai et dont le regard le suivait. Et soudain, comme il allait la perdre de vue, il prit avec ses deux mains un baiser sur sa bouche pour le jeter vers elle.
Elle le lui renvoya d'un geste plus discret, hésitant, ébauché seulement.
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