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Автор книги: Андрей Андреев


Жанр: Зарубежная образовательная литература, Наука и Образование


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60. G. F. Parrot à Alexandre IER

[Saint-Pétersbourg], 1 mai 1805


Sire!

Je suis incertain si Vous Vous souvenez que j’attends Vos ordres pour Vous envoyer mon nouveau plan des écoles paroissiales. Il ne me reste donc que de prendre la liberté de Vous l’envoyer, en priant la providence de veiller sur son sort. C’est le dernier effort que je puis faire; daignez donc, Sire, m’accorder le bonheur de Vous offrir de bouche quelques détails, quelques vues là-dessus, qui ne pouvaient être énoncées dans le plan, et de répondre à quelques difficultés qui peut-être se présenteront encore <et dont la solution dépend des connaissances locales>.

J’ai en outre encore des raisons pressantes de Vous demander cette grâce. De tous les autres objets de ma mission ici, aucun n’a été formellement décidé. On se refuse à Vous les présenter, et voilà quatre mois de mon existence écoulés sans gain pour le bien public!!! À Dorpat on s’impatiente de mon long séjour, car quel mortel pourrait n’avoir pas tort lorsqu’il fait des dépenses sans réussir? Ici on fait courir les bruits que je suis disgracié, on se permet même des démarches officielles quoique indirectes contre moi. – Tout est supportable, Sire, quand il s’agit de réussir; mes forces me resteront tant que l’espérance me restera. Mais quand celle-ci s’évanouira?

Mon séjour ici est devenu une lutte qui décidera, à Pétersbourg si le pouvoir ministériel l’emportera sur les vues les plus chères à Votre cœur, en Livonie, si ce que Vous avez fait pour le cultivateur sera illusoire, ou non. – Loin de moi l’idée de Vous porter à des démarches trop peu réfléchies. Vous Vous souvenez sûrement que, dès mon arrivée, moi-même je Vous priai de consulter des personnes instruites sur tout ce que je Vous proposais. Ai-je une seule raison de vouloir Vous tromper? Combien par contre j’en ai de Vous aimer!

Sire! je Vous supplie de m’entendre encore une fois, la dernière fois! après quoi, consolé ou abattu, je retournerai dans mes foyers, je ferai place aux hommes puissants que ma vue offusque. Je ne veux pour moi que l’assurance que je suis encore cher à Votre cœur.

Parrot


Avant d’écrire cette lettre, qui, peut-être, décidera d’une portion si notable du bien public, de la prospérité de l’Université, de mon bonheur individuel, j’ai sondé mon cœur jusques dans ses replis les plus profonds. Je n’y ai trouvé que l’amour pour les hommes et mon amour pour Vous. Si j’y eusse découvert l’égoïsme, je me serais cru indigne de défendre ma cause aussi pure jusqu’à cette extrémité, de la défendre surtout auprès de Vous. Mais mes motifs sont purs comme Votre volonté, et voilà pourquoi j’ose me mettre entre Vous et Vos alentours, et demander que ma voix, placée dans la balance de Votre équité, pèse autant que la leur1.

Je Vous supplie de m’accorder deux mots de réponse. Si jamais j’en ai été digne c’est sûrement aujourd’hui, dans ce moment terrible d’attente.

61. G. F. Parrot à Alexandre IER

[Saint-Pétersbourg], 7 mai 1805


Sire!

Je suis malheureux; c’est en cette qualité seule que j’ose encore Vous adresser ces lignes. Je Vous avais supplié dans ma dernière lettre de m’accorder un mot <deux mots> de réponse. Je Vous en conjure par ce que la Nature a de plus sacré, par le sentiment qui unit l’homme à l’homme, par ce sentiment qui avait su franchir l’espace immense que le sort avait mis entre nous. Je puis tout perdre. Mais je ne puis pas avoir mérité Votre silence dans un instant où tout mon bonheur, toute ma croyance à l’humanité, dépend d’un mot de Vous. – Je n’aspire plus au bonheur; je ne désire plus que de savoir à quel degré je serai malheureux.

Vous, soyez heureux!

62. Alexandre IER à G. F. Parrot

[Saint-Pétersbourg, 8 mai 1805]1


Je n’avais voulu Vous répondre que pour Vous marquer une heure d’entrevue. Tout mon temps était pris tous ces jours-ci. C’est jeudi après-dîner2 que je compte Vous recevoir, mais je ne veux plus différer de Vous en avertir, car Votre dernière lettre m’a causé véritablement de la peine. Pourquoi être toujours si passionné, si prompt à Vous désespérer? Un certain calme doit être inséparable de la fermeté et voudriez-Vous en manquer? Il y a des choses sur lesquelles douter est l’équivalent de blesser; par quoi Vous ai-je donné bien de douter de mes sentiments pour Vous? Et la confiance, ne doit-elle pas accompagner Votre estime pour moi?

Tout à Vous.

63. G. F. Parrot à Alexandre IER

[Saint-Pétersbourg], 9 mai 1805


Sire!

Mon Alexandre! Mon Héros! Vous m’avez ranimé. Que ne puis-je Vous demander pardon à genoux de Vous avoir fait de la peine! – Mais Vous Vous trompez quant à mes doutes. Je doutais des événements, jamais de Vous, jamais du cœur de mon Bien-Aimé. Pardonnez-moi ma passion. Vous le ferez sûrement lorsque je Vous aurai détaillé une situation. Vous verrez qu’il n’y a pas un jour à perdre.

Votre lettre n’est écrite qu’en crayon, mais j’en imprimerai les caractères dans mon cœur, et quand Vous et moi ne seront plus l’homme passionné pour le bien public, l’homme sensible à la tendre amitié enviera mon sort.

Je voudrais Vous dire combien je Vous aime. Puis-je Vous le dire comme je le sens?

Pardonnez à Votre Parrot.

64. Alexandre IER à G. F. Parrot

[Saint-Pétersbourg, 11 mai 1805]1


Pouvez-Vous me croire assez déraisonnable pour Vous en vouloir pour une chose aussi insignifiante? Je suis fâché de n’avoir pas pu hier Vous rassurer, ayant été à Pavlovsky. – Venez aujourd’hui à 7 h. et ½.

Tout à Vous.

[Paraphe]

65. G. F. Parrot à Alexandre IER

[Saint-Pétersbourg, 13 mai 1805]


Sire!

J’ai un besoin pressant de Vous écrire. J’ai balancé hier tout le jour, crainte de Vous fatiguer. Mais je ne puis y résister. Mon cœur y est trop intéressé. Vous souvenez-Vous du moment où Vous Vous décidâtes pour les écoles paroissiales? J’en fus pénétré et je voulais Vous en témoigner ma reconnaissance, Vous féliciter sur cet heureux événement1. – Je n’en eus pas la force. Un sentiment que je ne pus approfondir dans l’instant me repoussait, et me rétrécit pour ainsi dire l’âme pour le reste du temps que je passai avec Vous. Ces moments passés d’ailleurs dans l’ivresse du bonheur, furent cette fois livrés à l’inquiétude.

De retour chez moi je cherchai à me rendre compte de ce sentiment, qui d’ailleurs m’est si étranger en Votre présence; j’en trouvai la cause. Au moment où Vous Vous décidâtes je crus sentir, quoique confusément, que Vous n’étiez pas heureux. Sûrement en cet instant Vous étiez déprimé par l’attente des difficultés que Vous essuyeriez. Mon Alexandre! Si je n’avais que les idées ordinaires du bonheur, peut-être aurais-je la faiblesse de Vous conseiller de céder aux circonstances. Mais je connais les délices d’avoir surmonté des difficultés pour la bonne cause; je connais les remords qui suivent la faiblesse. Et c’est par amour pour Vous autant que par amour du bien que je Vous conseille de Vous exposer aux désagréments qui peuvent suivre Votre résolution.

Je Vous dois encore une considération. Vous connaissez peut-être mieux que moi la lutte puissante qui existe sous Vos yeux entre les bons et les méchants. Depuis 4 [ans] que Vous avez établi Vous-même cette lutte, avez-Vous gagné du terrain? Les ennemis du bien sont-ils, je ne veux pas dire terrassés, mais seulement affaiblis? Non; ils sont plus puissants que le jour de Votre avènement au trône. Vos amis sentent tous cette supériorité du parti contraire et commencent à fléchir. Est-ce faute de ménagements? Avez-Vous négligé un seul moyen de conciliation? Avez-Vous agi une seule fois inconsidérément? Non, et je sais que Votre âme, ardente pour le bien, a dû souffrir infiniment d’être obligée de se plier chaque jour à de nouveaux détours. Cette expérience de 4 ans doit Vous éclairer sur Vos vrais intérêts. Invoquez le génie de Pierre Ier, parlez en Maître à des grands qui ne respectent que ce qu’ils craignent. <Soyez despote pour sauver Votre nation.> Saisissez-Vous de la dictature que la constitution de l’Empire Vous donne; c’est le seul moyen de relever le courage affaissé de Vos amis, de Novossilzoff, de Klinger qui dans cet instant sentent trop impérieusement la nécessité de plier.

Transportez-Vous un moment en France. Voyez ce que le destructeur de la liberté a osé faire, ce qu’il fait avec succès en dépit de la Nation et de toute l’Europe. Il sait combien la force en impose à l’homme et son calcul malheureusement ne le trompe pas. Vous êtes appelé à en imposer à Votre nation. Votre place, la constitution de Votre Empire, les vains efforts que Vous avez fait par voie de conciliation, tout Vous fait la loi d’agir avec vigueur, d’attaquer, non de Vous défendre. Et c’est dans cette manière d’agir que Vous trouverez le secret de Vous guérir de la crainte d’être dominé même par Vos amis.

Mon Alexandre! mon Héros! Vous ne méconnaîtrez pas dans ces conseils Votre vrai ami, Votre Parrot, qui donnerait si volontiers sa vie et sa gloire pour Vous, pour Votre gloire. Je ne connais pas l’ambition, et la résolution ferme de ne jamais échanger mon heureuse médiocrité contre une carrière politique doit Vous assurer de mon intégrité. Si Vous ne réussissez pas – Vous connaissez la haine dont je suis chargé; je serai la première victime de la vengeance des grands, et je veux Vous prouver constamment mon désintéressement en ne faisant rien de ce qui pourrait m’y soustraire. Que ne puis-je en cet instant Vous presser contre mon cœur! – Permettez-moi de Vous voir le plus tôt possible, pour Vous donner des détails sur la matière que je viens de traiter si rapidement. —

66. G. F. Parrot à Alexandre IER

[Saint-Pétersbourg, 19 mai 1805]1


Sire!

La journée d’hier m’a rendu mon repos. Le Directoire est entré dans les vues du plan des écoles paroissiales, a goûté ce plan sans opposition, et, qui plus est, a fait encore quelques remarques qu’il soumettra à Votre décision, preuve qu’il n’a pas simplement obéi, mais qu’il l’a fait avec attachement au bien public et à Votre personne. Jouissez de ce double triomphe, et puisse le ciel Vous faire savourer bien longtemps les doux fruits de Votre persévérance, de Votre amour invincible pour les hommes! Moi, je suis heureux, par le bien direct que Vous faites, et par l’espérance de Vous voir heureux de la seule manière dont Vous puissiez l’être, par le sentiment de Votre vertu, de Votre force, de Vos travaux. O je voudrais être en cet instant le représentant de l’humanité entière pour donner à mes actions de grâces tout le poids que Votre cœur mérite qu’elles aient. Recevez-les, au moins comme celles d’un cœur fidèle aux hommes et à son héros. Je consacrerai ma vie à la carrière sublime que Vous m’avez ouverte; je la parcourrai avec prudence et fermeté. Je Vous le promets.

J’ignore ce qui s’est passé concernant les autres objets dont Vous avez chargé le Ministre; j’en augure bien. Mais je prévois que dans la supposition que le Ministre les présente tous demain à Votre sanction, l’expédition exigera encore quelques jours. Or Klinger veut partir dimanche le matin à VI heures, et Vous savez que je dois précéder au moins d’un ou deux jours son arrivée à Dorpat. Daignez, Sire, l’engager à retarder son départ jusqu’à mercredi. Il n’y a que Vous qui le puissiez, et daignez le faire encore aujourd’hui pour qu’il ne fasse pas inutilement ses apprêts. Au reste, Sire, ce retard est le dernier possible si je ne veux pas manquer l’élection du Recteur qui d’après les Statuts doit se faire sur la fin de ce mois.

J’ai encore une prière, que je ne hasarde qu’avec répugnance et une espèce de confusion; mais la nécessité m’y force. Depuis 2 mois l’Université m’a laissé sans argent, non seulement parce qu’en général il est difficile de trouver dans les fonds annuels de l’Université les frais d’un voyage si long, mais surtout parce que le Kameralhof de Riga a retardé les derniers paiements qu’il devait nous faire. Or, Sire, comme Vous avec eu la bonté de me promettre de me remettre la somme de 6000 Rbl. pour les bains, daignez le faire à présent, pour me mettre à portée de faire face à mes affaires d’argent et m’éviter les embarras de ce genre au moment de mon départ. À mon arrivée à Dorpat je tâcherai de trouver les moyens de compléter cette somme. Sire! Il n’y a que Vous qui m’inspiriez cette confiance sans bornes.

Enfin, Sire! j’attends avec l’impatience du plus tendre attachement le moment heureux où je pourrai Vous voir et Vous dire avec effusion tout ce que mon cœur m’inspirera. Vous rendez heureux

Votre Parrot.

67. G. F. Parrot à Alexandre IER

[Saint-Pétersbourg], 23 mai 1805


Sire!

Pardonnez-moi ce peu de lignes. Je vois par les événements que Vous pensez à mes affaires et à moi avec une bonté pour laquelle je n’ai plus d’expression. Mais j’ai encore un besoin de cœur que Vous connaissez, un besoin pressant, celui de Vous voir avant mon départ, avant ce départ qu’une nécessité impérieuse, que Vous connaissez également, me force de hâter. Daignez, je Vous en supplie, daignez me faire savoir (s’il est possible encore ce matin) quand j’aurai le bonheur d’être reçu par mon bienfaiteur. Pour cette fois j’ose Vous promettre de Vous apporter des actions de grâces dignes de Vous et des Bienfaits dont Vous me comblez. J’ai bien employé mes besoins, en ne songeant presque qu’à Vous. Je Vous en offrirai les fruits, avec ce dévouement que Vous seul au monde avez su m’inspirer.

Parrot

68. Alexandre IER à G. F. Parrot

[Saint-Pétersbourg, 25 mai 1805]1


J’avais espéré Vous donner un de ces après-dîner mais l’arrivée de courriers et finalement celle de Novosiltzof m’en a ôté tout moyen; enfin demain je puis Vous recevoir et Vous attends à 5 h et ½ après-dîner.

[Paraphe]

69. Alexandre IER à G. F. Parrot

[Saint-Pétersbourg, 26 mai 1805]


Des affaires qui me surviennent inopinément causées par le départ de Novosiltzof1 m’obligent de différer notre entretien jusqu’à demain après-dîner à la même heure.

Tout à vous.

[Paraphe]

70. G. F. Parrot à Alexandre IER

[Saint-Pétersbourg], 27 mai 1805


Sire!

Dans une de mes lettres précédantes je Vous ai dit que la lutte que Vous avez entreprise contre la corruption et la malveillance n’a pas encore tourné à Votre avantage. Permettez-moi quelques détails à cet égard; car je hais l’étalage de principes généraux qui, sans leur application immédiate, ne sont que des formules passagères, inutiles, souvent nuisibles, à celui qui veut les employer.

La situation géographique de Votre capitale Vous a placé à une extrémité de l’Empire. Votre situation morale et politique Vous éloigne encore davantage de son intérieur. Pendant les 5 mois que je suis ici j’ai travaillé à entrer dans cet intérieur en observateur arrivé d’une seule passion de son amour pour Vous. Ce sentiment seul pouvait me faire la loi de sortir sans éclat de ma sphère pour Vous faire lire quelques pages d’un livre hiéroglyphique qui contient le sort de Votre Empire, d’un livre dont les fragments ne se trouvent que sur la physionomie morale de l’empire et de ceux qui le gouvernent sous Vous.

Les signes auxquels j’ai reconnu la supériorité de l’esprit des grands sur Vos vues pour l’humanité sont l’esprit public et la retraite, lente, mais prononcée de Vos amis. Dès que Vos vues pour le bien de gros de la Nation furent connues on vit presque de tous les coins de l’Empire paraître des hommes dévoués à Vos principes. De tout côté on proposait l’affranchissement des paysans, soit en masse soit par portions. La persuasion et la vanité, l’amour du bien public et l’espoir de l’ambition, travaillèrent. Ces efforts furent couronnés de quelques succès éphémères. – Aujourd’hui ces idées ne sont plus à l’ordre du jour. Vous ne recevez plus d’adresses de ce genre, et la Livonie même Vous remercie d’avoir fondé le bonheur du cultivateur sans faire tort au gentilhomme!!! La cause que Vous défendez n’existe plus. Pourquoi? Parce que Vous ne la défendez plus; et Vous avez cessé de la défendre, non en théorie, non faute de le vouloir (car Votre cœur est toujours le même!), mais faute de secours. La résistance que le Directoire de l’instruction publique m’a opposée (il ne s’agissait que d’un coin de l’Empire) n’est pas la résistance de la persuasion, mais celle de la crainte. Je ne parle pas de ceux qui sont assez pusillanimes pour être jaloux de la confiance dont Vous m’honorez, je parle de ceux qui aiment le bien public et Votre personne, mais à qui l’opposition en impose. Ils sentent les progrès de cette opposition. Ils sentent que Votre règne, fortement prouvé dans ses vues, ne l’est pas assez dans ses moyens. Ils sentent que les grands ont abusé des idées trop peu populaires de l’Impératrice-Mère pour former à son insu un parti, qui répugnera à son cœur maternel dès qu’Elle le connaîtra, mais qui n’aura plus besoin d’Elle, dès qu’il se sera renforcé à son insu et par Elle-même1. Votre parti, le parti de la raison et de l’humanité, plie de tous côtés, il compose déjà avec l’ennemi, et ces rapprochements, qui, dans d’autres circonstances, seraient de bon augure, prédisent la ruine de la bonne cause, parce que dans ce cas-ci, les cessions ne sont pas réciproques. L’ennemi est en possession. Vous voulez le déposséder, et Vous avez suivi le système de la défense plus que celui de l’attaque!!!

Catherine, dont le génie féminin gouvernait les hommes, attaquait les grands et leurs préjugés, elle qui avait tant de raisons de se tenir sur la défensive. Elle a multiplié la noblesse soi disant de mérite, elle a choisi tous ses favoris dans des familles ignorées, a anéanti par là cette terrible race des boyards que Pierre n’avait que terrassée. Ses armées l’adoraient comme femme, et parce qu’elles étaient commandées pour ses créatures qu’elle soutenait avec énergie. Mais ses vues trop personnelles ne pouvaient procurer le succès qu’à Elle, non à la cause de l’humanité. Aussi Vous a-t-elle laissé une hydre plus puissante que celle qu’elle a combattu; ses créatures et leurs fils sont devenus boyards. Paul Ier a rendu le soldat trop puissant en lui faisant trop sentir son importance, et Vous voilà avec Vos principes, avec Votre amour ardent de l’humanité, vis-à-vis de l’opinion publique et d’une armée mécontente, sans autres moyens hors de Vous que trois ou quatre hommes dont le génie trop peu transcendant ne suffira jamais.

Vous devez sentir combien je souffre à Vous tracer ce tableau, qui serait bien plus terrible encore, si je le chargeais des couleurs sombres que les détails de l’administration et le département de la justice m’offriraient. Mais dois-je me taire? Dois-je voir sans cesse les palliatifs employés, servant plus à Vous rassurer qu’à guérir le mal?

Je Vous ai parlé de l’armée. Vos aides de camp, plus empressés de Vous étaler des automats élégants et bien dressés que de créer des soldats se garderont bien de Vous faire connaître l’esprit de ce corps redoutable. Ils ne Vous diront pas que le système du petit exercice, introduit par Paul Ier, a produit le mécontentement, mal contenu alors même par la terreur. Encore sous ce Monarque absolu l’officier partageait cette terreur bien plus que le soldat. Aujourd’hui c’est le contraire; l’officier tyrannise le soldat pour des vétilles, et l’odieux de ces procédés retombe en partie sur Vous, précisément parce que le soldat Vous croit occupé des idées qui font son malheur. Sire! ne Vous méprenez pas à l’exemple de Frédéric II. Ce grand Monarque s’occupait il est vrai d’uniformes et d’exercice. Mais il formait une tactique nouvelle, qui seule pouvait faire face aux forces supérieurs de l’Autriche, de la France et de la Russie. Cette nouvelle tactique est à présent la propriété de toutes les puissances; quelque dextérité de plus ou de moins ne décidera pas aujourd’hui du sort des empires, mais l’esprit du soldat en décidera. J’ai vu les sans-culottes français formés en six semaines et battre à nombre égal ou inférieur les anciennes armées si renommées par leur tactique. Que le soldat soit orgueilleux d’être russe, qu’il adore son Monarque et qu’il aime son État; alors la discipline et la dextérité viendront d’elles-mêmes, et il battra l’ennemi, sans ce système de coups, qui énerve et aigrit. Une méthode opposée en fait des prétoriens, des janissaires, des streltsy, tout au plus des indifférents au sort du Monarque.

Je retourne aux idées générales; après avoir vu le mal, cherchons les sources du bien. C’est me rapprocher de Vous. Je veux saisir Votre âme, je veux Vous faire voir tout ce que Vous pouvez, je veux Vous détailler les ressources de Votre propre génie, et ensuite Vous indiquer les premiers moyens à employer.

Je ne trompe pas sur Votre personne. Vos actions, quand Vous avez eu le bonheur d’agir par Vous-même, l’effet marqué que mon premier discours a fait sur Vous, le trait de mélancolie, qui malgré Votre jeunesse fait le fond de Votre caractère, et plus que tout cela, mon cœur qui ne sait pas se donner à qui ne le mérite pas, tout me dit, tout me prouve que la nature a voulu faire de Vous un Être unique par cet amour dévorant du bien qui ne Vous quitte pas dans aucune situation de la vie. Cet amour du bien est pour Vous le fatum, le destin de l’ancienne mythologie, la nécessité absolue qui commande à Votre âme, comme à l’Univers. Reconnaissez sa force, son invincibilité. Employez ses ressources, et persuadez-Vous bien que dans une âme forte vouloir c’est pouvoir. Voyez le génie malfaisant de la France. Il peut tout ce qu’il veut. Et il ne veut pas même le bien!!! Vous avez plus de ressources que lui, et ces ressources sont dans Votre moralité. Vous n’avez contre Vous que la perversité des grands. Lui a contre lui l’opinion de la France et de l’Europe. Il est haï généralement; Vous êtes idolâtrés des gens de bien. Son levier si puissant est cette volonté décidée qui se ferait jour à travers les ruines du genre humain, Vous n’avez à marcher que sur les ruines des méchants. Vous devez donc faire plus que lui, et la postérité Vous reprocherait avec raison Votre défaite.

Voilà Vos moyens intérieurs. Jetons les yeux sur Vos alentours. Je les distingue en trois classes. La 1e est celle des jeunes gens qui ne songent qu’à Vous amuser pour profiter de Votre facilité. Vous sentez qu’ils sont indignes de Vous. Ils ne cadrent ni au caractère de moralité intérieure qui Vous distingue si fort d’autres, ni au caractère extérieur, que l’Europe reconnait en Vous. Leur lutte contre le bien est peut-être plus puissante que celle des aristocrates déclarés, parce qu’elle est sourde, et que peut-être eux-mêmes ne savent pas combien ils visent au mal2.

La seconde classe est celle de Vos confidents. À ne consulter que le caractère Vous avez généralement bien choisi, preuve que Votre cœur est un guide sûr, mais leur génie ne fait pas prendre l’ascendant sur les événements; ils plient sous l’ennemi, crainte de tout perdre; ils fléchissent vis-à-vis de Vous, crainte de Vous aliéner. Et Vous avez Vous-même fomenté cette faiblesse en ne les soutenant pas avec assez de vigueur. Vous avez trop distingué la vraie grandeur du faste. Vous avez cru qu’en leur accordant Votre confiance (certainement le présent le plus honorable que Vous pouviez leur faire), ils pourront Vous dispenser des distinctions extérieures que Vous abandonnez à ceux qui n’ont de sens que pour elles. Ils le voulaient aussi; mais c’est à tort. Sire! Croyez-en à un homme qui a renoncé bien fermement à ces distinctions; je Vous parle d’autrui, de ces personnes que mes derniers travaux m’ont aliénées. Vous Vous êtes trompés en tenant ces hommes qui se dévouent à la chose publique dans une médiocrité qui excite le mépris des grands, des grands qui, ici et partout ailleurs, n’adorent que la puissance, que dis-je? pas même cela, mais les signes de la puissance! Czartorysky a commis une faute d’État en refusant un cordon. Aucune nation, la Vôtre moins que toute autre, n’est sensible à la seule grandeur morale. Bonaparte crée des ordres3, et avant lui le gouvernement républicain avait imaginé des cordons démocratiques pour les autorités constituées. On les appelait écharpes. Voulez-Vous seul créer un gouvernement purement moral au sein d’une nation qui n’a encore que des yeux? – À la tête de ces confidents de l’Empereur de Russie est – Alexandre. Cet homme pur connait la faute qu’il commet lui-même à cet égard et ne la répare pas! Il préfère la vie d’un philosophe sur le trône, à la vie d’un Monarque philosophe. Est-ce assez de sauver sa moralité personnelle, quand on a un Empereur à sauver?

La troisième classe de Vos moyens extérieurs est un très petit nombre d’hommes intègres que Vous voyez rarement. J’ose me compter de ce nombre, et si après la connaissance intime que Vous avez de moi j’avais encore quelque chose à Vous dire sur mes principes et sur mes vues, je ne mériterais pas le bonheur de Vous avoir abordé une seule fois. Mais à la tête de cette classe d’hommes intègres je vois Klinger, celui de tous qui Vous est le plus nécessaire, par son caractère ferme qui, à Votre cour, n’a point de second. Je le connais depuis 2 ans dans ses relations officielles et je l’ai observé pendant 8 mois jour pour jour, en robe de chambre. Ses deux défauts, un excès de vivacité envers ses amis, et le pédantisme de l’ordre, ne nuiront pas. Au contraire, le premier est garant de sa sincérité, le second, en luttant contre le défaut contraire de Vos autres amis, mettra un juste milieu dans la précision qui doit régner dans les affaires, même dans celles qui forcent à des exceptions aux règles générales. Klinger a le double avantage de voir les hommes et de se former dans la solitude, il s’est formé des principes, qui sont dans son âme plus que dans sa bouche, et ces principes sont un trésor dont Vous pouvez disposer à tout instant dans les cas difficiles. Admettez-le au nombre de ceux que Vous voyez habituellement; que Votre porte lui soit ouverte à toute heure, et forcez-le par là à Vous dire plus de choses que Vous ne lui demandez.

Que ce langage ne Vous soit pas suspect! Il n’a pas le talent de se faire des amis; si je suis le sien, c’est sûrement par une conviction bien forte. Ces jours-ci encore il m’a brusqué avec dureté, et je m’en applaudis en ce moment pour que mon sentiment ait pour Vous tout le poids que je désire. Vous rapprocher de cet homme rare <Klinger> est une chose aisée, quant à ses relations. La confiance de l’Impératrice-Mère sera un contrepoids plus que suffisant à ce que les grands pourraient lui reprocher dans leur manière de voir.

Une autre mesure du moment est l’établissement du Comité des requêtes. C’est le seul remède possible à appliquer au besoin urgent d’une meilleure justice. En vain Vous faites faire à la hâte un code de lois4. Supposant qu’il réussisse, les hommes Vous manqueront encore pour l’exécution, dans toute l’étendue de Votre Empire. Ce remède il est vrai ne tarira pas la forme du mal qui ne cessera que dans les générations futures, mais il réparera bien des maux individuels, forcera les autorités à plus de vigilance, et en prononçant Votre amour pour la justice d’une manière plus décidée, intéressera fortement toute la nation à son chef.

En outre, le Comité des requêtes ne diminuera pas seulement d’une manière directe Vos travaux personnels sans faire tort à l’individu, mais aussi d’une manière indirecte, en Vous mettant dans la possibilité de Vous décharger sur le ministère de mille détails qui doivent Vous offusquer, sûr que les fautes commises parviendront sans détour à Votre connaissance. Ainsi ce comité augmentera Votre confiance en Vos Ministres, confiance qui Vous est nécessaire et que Vous leur devez tant qu’ils sont en place, sans pour cela Vous interdire Vos autres moyens. Quand il sera établi, fréquentez quelquefois ses séances pour tenir ces travailleurs en haleine, pour voir des subalternes ouvertement, d’une manière qu’on ne puisse pas Vous reprocher comme on Vous reproche Votre amitié pour moi.

Visitez les tribunaux. Vous Vous l’êtes <me l’avez> promis. Vous en sentez le besoin pressant. Visitez les instituts publics, les hôpitaux, les casernes, les prisons. Que presque chacune de Vos promenades ait un but de ce genre. Vous prendrez plaisir à ces récréations royales, et je Vous promets que Vous trouverez par-ci par-là des hommes dont l’activité et l’honnêteté Vous dédommageront des dégoûts que le grand nombre pourra Vous causer. Sans être prodigue de marques de Votre bienveillance Vous aurez souvent occasion d’honorer d’un mot obligeant le mérite obscur et Vous joindrez à la satisfaction de cet acte d’équité la satisfaction non moins grande d’exciter le zèle. La race humaine n’est nulle part assez perverse pour résister à ces moyens que Vous pourrez changer en sévérité partout où Vous en sentiez le besoin.

Enfin, Sire, comme l’art de régner ne peut pas se faire sans ménagement, quelque vigueur qu’on mette <dans l’application des principes>, permettez-moi de Vous proposer un voyage quelconque dans des provinces russes. Je le fais avec un double but. D’abord Vous Vous montrerez à Votre nation. En second lieu si Vous prenez à Votre retour Votre route par Moscou, Vous Vous montrerez à Votre ancienne Capitale, où réside le noyau de la haute noblesse. Paraissez y avec appareil; Vous affaiblirez par là l’esprit de contradiction qui y a établi son foyer principal, et forcerez Vos grands à un hommage extérieur que leur faste est irrité de ne pas pouvoir Vous rendre, et qui deviendra la plus forte, peut-être la seule chaîne dont Vous puissiez les attacher à Votre personne. Quelques distinctions accordées à ceux qui ont le plus de tête embrouilleront les relations de ces messieurs entre eux, parce que par là l’on recommencera à croire que Votre faveur mène à la grandeur. Mais pour cela il est indispensable de commencer par accorder de pareilles distinctions très marquées à Vos amis, pour qu’ils ne paraissent pas être maltraités aux yeux du parti malveillant.

* * *

Dieu tout-puissant! Protecteur des hommes! J’ai parlé à un Monarque ami des hommes. J’ai franchi toutes les barrières que l’ordre des choses avait mises entre Lui et moi; je l’ai fait parce que je L’aime. Tu m’as soutenu dans la carrière courte mais difficile que tu m’avais tracée à mon insu. Je l’ai parcourue selon mon cœur. Arrivé à sa fin je suis prêt à comparaître devant toi pour rendre compte de chacune de mes actions; ce sentiment sublime me dédommage d’une vie entière vouée aux épines de la vertu. Je ne te demande rien pour moi. Mais je t’implore pour mon Alexandre. Tu sais ce qu’il lui faut. Accorde-le lui pour qu’il justifie les décrets de ta providence et tes vues sur l’humanité!


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